La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/09/2016 | CEDH | N°001-166688

CEDH | CEDH, AFFAIRE TREVISANATO c. ITALIE, 2016, 001-166688


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TREVISANATO c. ITALIE

(Requête no 32610/07)

ARRÊT

STRASBOURG

15 septembre 2016

DÉFINITIF

15/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Trevisanato c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,
Paul M

ahoney,
Aleš Pejchal,
Armen Harutyunyan, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 août ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TREVISANATO c. ITALIE

(Requête no 32610/07)

ARRÊT

STRASBOURG

15 septembre 2016

DÉFINITIF

15/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Trevisanato c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Armen Harutyunyan, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 août 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32610/07) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Gino Trevisanato (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me G. Pacchiani, avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Ersilia Spatafora.

3. Le requérant allègue en particulier que l’interprétation par la Cour de cassation des dispositions portant sur les conditions de présentation du pourvoi en cassation a méconnu son droit à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 5 mars 2015, le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1937 et réside à Casatenovo (Lecco).

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. Le requérant fut salarié de la société IBM pendant 32 ans, dont 23 en tant que dirigeant. En novembre 1994, la direction de la société lui signifia son licenciement avec préavis d’un an à partir du 1er janvier 1995. Le licenciement prit effet le 17 juin 1996.

La procédure interne

1. Sur le déclassement professionnel

8. Se considérant victime de déclassement professionnel, le requérant introduisit, à une date non précisée, une requête en urgence devant le juge d’instance de Milan (pretore), au sens de l’article 700 du code de procédure civile (CPC), afin d’obtenir la suspension conservatoire (provvedimento cautelare) de l’acte de déclassement. Le juge fit droit à sa demande.

9. En août 1995, il entama une procédure au fond en demandant la réintégration dans son poste de « directeur consultant produits », l’attribution d’un bureau individuel et une indemnisation en raison de la réduction salariale subie. Dans son mémoire, la société indiqua, entre autres, que le licenciement du requérant faisait partie d’un plan de licenciement collectif. Par décision du 29 août 1997, le juge d’instance condamna la société à indemniser le requérant de la différence salariale non versée entre mai 1995 et juin 1996, en rejetant le restant de la demande, l’objet du litige ayant cessé d’exister suite à la prise d’effet du licenciement. Le 13 octobre 1998, suite à l’appel introduit par la société défenderesse, le tribunal de Milan infirma cette décision.

2. Sur le licenciement

10. Le 11 janvier 1995, le requérant contesta sans succès le licenciement par voie extrajudiciaire devant la direction départementale du travail (DPT). En 1999 et en 2004, deux tentatives de transaction auprès de la DPT échouèrent.

11. Le 3 septembre 2004, le requérant assigna en justice la société devant le juge du travail de Milan, en demandant la déclaration de nullité ou d’inefficacité du licenciement et la réintégration dans son poste sur le fondement de l’article 18 de la loi no 300 du 20 mai 1970. Il contesta notamment la violation des garanties prévues aux articles 4, 5 et 24 de la loi no 223 du 23 juillet 1991 relative aux normes en matière de chômage technique, mobilité, allocations de chômage, mise en œuvre de directives communautaires, placement de main-d’œuvre et des autres dispositions relatives au marché du travail. Cette loi transpose en droit interne la règlementation communautaire en matière de licenciements collectifs.

12. Le 12 mai 2005, le juge déclara le recours irrecevable. Il observa que la relation de travail avait cessé sans aucune réserve formulée par le requérant. En outre, il estima que la question litigieuse était liée aux conclusions de la décision du juge d’instance du 1997, ayant acquis depuis force de chose jugée.

13. Le 24 juin 2005, le requérant fit appel de la décision, en demandant également la saisine de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur la compatibilité de la loi no 223/1991 avec la directive 98/59/CE. Le 23 janvier 2007, la cour d’appel de Milan, tout en les déclarant recevables, rejeta sur le fond les allégations du requérant. Elle estima que, en vertu de l’article 4, paragraphe 9, de la loi no 223/1991, la catégorie des dirigeants ne pouvait bénéficier de la protection découlant de la loi no 223/1991.

14. Le 13 novembre 2007, le requérant se pourvut en cassation. Dans l’unique moyen, il attaqua l’exclusion des dirigeants comme étant contraire à la législation européenne, en particulier à l’article 1 de la directive 98/59, tel qu’interprété par la CJUE.

15. Les parties pertinentes de son mémoire sont rédigées dans les termes suivants :

« Moyen – Violation ou mauvaise application de la loi

La cour d’appel de Milan, dans l’arrêt attaqué, après avoir correctement censuré la décision rendue par le juge de première instance, dans la partie où il avait considéré que la force de chose jugée d’une décision rendue en matière de déclassement professionnel trouvait à s’appliquer dans une procédure portant sur une demande de nullité du licenciement et sur l’application de la réintégration (reintegrazione nel posto di lavoro), a violé ou fait une mauvaise application de la loi, en considérant que l’article 24 de la loi 23/7/1991 no 223 n’était pas applicable à la catégorie des dirigeants. Et ce, en vertu du renvoi à l’article 4, paragraphe 9, selon lequel : « Une fois obtenu l’accord syndical, ou à l’issue de la procédure aux sens des paragraphes 6, 7 et 8, l’entreprise a la faculté de placer sur les listes de mobilité les salariés, les ouvriers et les cadres dont les postes sont excédentaires (omissis) ».

Ceci, sans ambigüité aux yeux de la cour (d’appel), permit d’exclure la catégorie des dirigeants.

(...)

Cette interprétation est clairement absurde si on considère que la (...) loi 223/91 représente la transposition de la directive de la Communauté européenne (aujourd’hui directive 98/59/CE), adoptée sur le fondement de la résolution du Conseil européen du 21 janvier 1974 tendant au rapprochement des législations des États membres en matière de licenciements collectifs.

Or, ladite directive, notamment son article 1, non seulement ne fait aucune distinction entre catégories de travailleurs, mais elle ne concède pas non plus la faculté aux États membre de faire une quelconque distinction au moment de sa transposition dans le système national.

Aux fins du calcul du quorum qui définit le champ d’application d’un licenciement collectif, on retrouve dans la directive une uniformité d’application à l’égard de tous les travailleurs employés par de sociétés privées, à condition qu’ils n’aient pas été licenciés pour des raisons individuelles et, en plus, selon l’interprétation de cette disposition (article 1 de la directive) rendue par la Cour de Justice (CJUE), elle empêche aussi qu’une norme interne ou nationale puisse exclure, même temporairement, une catégorie déterminée de travailleurs du calcul du nombre de travailleurs employés.

Précise et décisive, à cet égard, a été la décision rendue par la deuxième section de la Cour de Justice le 18.01.07 dans l’affaire C-385/05 relative à la question préjudicielle soulevée par le Conseil d’État français : « L’article 1, alinéa 1a), de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui exclut, fût-ce temporairement, une catégorie déterminée de travailleurs du calcul du nombre de travailleurs employés prévu par cette disposition ».

(...)

En outre, il y a lieu de relever que la Cour Constitutionnelle a établi depuis longtemps (arrêts no 113/1985 et no 389/1989) que les décisions d’interprétation de la Cour de Justice doivent être aussitôt appliquées, comme les normes de droit communautaire et considérées comme jus superveniens.

Cela dit (...), il faut considérer que le passage prévu à l’article 4, alinéa 9, de la loi 223/91, dans la partie où il énumère les catégories que l’employeur peut placer dans les listes de mobilité, et où il n’apparait pas celle des dirigeants, devait soit être écarté par la cour d’appel de Milan, soit, au moins, faire l’objet (...) d’un renvoi préjudiciel à la Cour de Justice, par ailleurs demandé par le requérant, au sens de l’article 234, paragraphe 2, TCE, dans le but de vérifier la conformité de la législation nationale, qui soutenait la doctrine d’exclusion des dirigeants, aux dispositions de la directive.

Attendu

. que, pourtant, la décision attaquée doit être nécessairement infirmée pour violation ou mauvaise application de la loi et que, au sens de l’arrêt de la Cour Constitutionnelle no 170/1984, il doit être fait application de l’arrêt d’interprétation de la Cour de Justice du 18/01/2007 rendu sur l’article 1 de la directive 98/59/CE, qui semble confirmer l’inexistence d’une exclusion de catégories de travailleurs de la protection réelle contre les licenciements collectifs ;

. que, à titre subsidiaire, cette estimable Cour de cassation, aux sens de l’article 234, paragraphe 3, TCE, peut adresser une question préjudicielle à la Cour de Justice en vue de connaître si l’article 4, paragraphe 9, de la loi no 223/91 est ou non conforme aux dispositions de l’article 1 de la directive 98/59/CE, dans la mesure où son application semble limiter celle de la directive, en excluant la catégorie des dirigeants du calcul des travailleurs licenciés ;

En considérant

Tout ce qui vient d’être exposé, l’ingénieur Gino Trevisanato, ut sopra représenté, domicilié et défendu,

Demande

Que cette très illustre Cour suprême, contrariis rejectis,

Veuille

À titre principal

Relever le conflit flagrant entre la législation européenne directement applicable, à savoir l’article 1 des directives 92/56/CE et 98/56/CE du Conseil, et la disposition prévue à l’article 4, alinéa 9, de la loi no 223 du 1991 qui, dans la décision contestée, est prise comme fondement de l’exclusion d’application de la loi 223/91 à l’égard des dirigeants ;

Relever qu’il faut appliquer, aux sens des arrêts de la Cour Constitutionnelle nos 113/1985 et 389/1989, l’interprétation fournie par la Cour de Justice en date du 18/01/2007 selon laquelle l’article 1, no 1, let. a) de la directive du Conseil 98/56/CE du 20/07/1998 doit être interprété dans le sens qu’il s’oppose à une législation nationale qui exclut, même temporairement, une catégorie déterminée de travailleurs du calcul de travailleurs employés, prévus par cet article et, à cet effet et a fortiori, du calcul des travailleurs licenciés, également prévus par cette disposition.

Infirmer la décision no75 de la cour d’appel de Milan, rendue le 23/01/2007, qui n’a pas écarté la disposition mentionnée en faveur de la législation communautaire, en violant de cette manière ou en faisant une mauvaise application de la loi qui, aux sens de l’article 384 du code de procédure civile, comporte la formulation du principe de droit, à appliquer par le juge de renvoi, ou la décision au fond, compte tenu de l’existence d’un licenciement collectif, aux sens de l’article 24 de la loi no 223 du 1991, régulièrement contesté en vertu de la loi.

À cet égard, on rappelle que, comme dans les recours de première et deuxième instances, les demandes concernent la vérification et la déclaration de nullité et/ou d’inefficacité du licenciement pour violation des articles 4, 5, et 24 de la loi no 223 du 1991 et l’application qui s’ensuit, prévue à l’article 5, troisième paragraphe, de l’article 18 de la loi 300/1970 qui prescrit la réintégration en service du requérant et le versement d’une indemnité (...).

À titre subsidiaire

Vu l’article 224, paragraphe 3, TCE,

Suspendre la présente procédure et

Poser à la Cour de Justice (CJUE) une question préjudicielle portant sur la conformité de la norme interne, à savoir l’article 4, paragraphe 9 de la loi 223/1991, qui a permis d’exclure la catégorie des dirigeants de la protection sur les licenciements collectifs prévues, au contraire, pour tous les travailleurs salariés dans les directives 92/56/CE et 98/59/CE, et notamment du calcul prévu à l’article 1 des directives mentionnées.

(...) »

16. Le 28 octobre 2010, la Cour de cassation, conformément à l’article 366bis du CPC, applicable en vertu de l’article 27, alinéa 2, du décret législatif no 40/2006 et de l’article 47 de la loi no 69/2009, déclara le pourvoi irrecevable faute de formulation adéquate et appropriée du point de droit (quesito di diritto).

17. Le 20 avril 2011, le requérant introduisit une demande en révision devant la Cour de cassation, déclarée irrecevable le 22 décembre 2011.

3. Sur l’action en responsabilité contre la présidence du Conseil des ministres

18. Le 29 août 2013, sur le fondement de l’article 2 de la loi no 117/1988 relative à la responsabilité civile des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions, le requérant présenta une action en responsabilité contre la présidence du Conseil des ministres devant le tribunal de Milan. Le recours a été déclaré irrecevable le 22 janvier 2015.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. La procédure devant la Cour de cassation est réglée par les articles du Titre III, chefs I et III, du code de procédure civile (CPC). L’article 360 CPC prévoit les cas où un pourvoi peut être formé contre une décision prononcée en appel (ou, dans des cas exceptionnels, prononcée en première instance) pour application incorrecte de règles de droit. La version de l’article applicable au moment des faits était ainsi libellée :

« Art. 360 (Décisions susceptibles de pourvoi et motifs de recours) Les arrêts prononcés en appel ou en première instance peuvent être contestés par le biais d’un pourvoi en cassation :

1) pour des motifs relatifs à la juridiction ;

2) pour des violations des normes sur la compétence, lorsque le règlement de compétence n’est pas prescrit ;

3) pour des violations ou des mauvaises applications de normes de droit et de contrats ou accords collectifs nationaux de travail ;

4) pour nullité de l’arrêt ou de la procédure ;

5) pour un défaut de motivation ou une motivation insuffisante ou contradictoire sur un fait contesté et décisif pour le jugement (...) »

20. Le décret législatif no 40 du 2 février 2006 a introduit l’article 366bis CPC relatif aux conditions de forme d’un pourvoi en cassation. Il était libellé ainsi :

« Art. 366bis (Formulation des moyens de droit). – Dans les cas prévus à l’article 360, 1er alinéa, numéros 1) - 4), l’indication de chaque moyen doit se conclure, sous peine d’irrecevabilité, avec la formulation de la question en droit. Dans le cas prévu à l’article 360, 1er alinéa, numéro 5), la formulation de chaque moyen doit contenir, sous peine d’irrecevabilité, l’indication claire du fait contesté à propos duquel la motivation est critiquée comme étant défaillante ou contradictoire, ou les raisons pour lesquelles la motivation insuffisante n’est pas propre à justifier la décision. »

21. Suite à l’introduction de l’article 366bis CPC, la jurisprudence de la Cour de cassation a fait l’objet d’une analyse approfondie de la part du service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation (ufficio del massimario e del ruolo) qui a publié deux rapports (nos 25 et 89 de 2008) portant sur les modalités de présentation et de formulation de la question en droit, ainsi que sur sa place, y compris sur le plan formel, au sein du mémoire.

22. En particulier, dans l’arrêt no 7258 du 26 mars 2007, l’assemblée plénière (Sezioni Unite) de la Cour de cassation a jugé que :

« (...) il est irrecevable, pour violation de l’article 366bis du code de procédure civile, introduit par l’article 6 du décret législatif no 40 du 2006, le pourvoi en cassation dans lequel la présentation de chaque motif n’est pas suivie par la formulation d’une question en droit explicite, apte à circonscrire la décision du juge dans les limites d’une acceptation ou rejet de la question formulée par la partie. »

23. Par la suite, la Cour de cassation, toujours en assemblée plénière (Sezioni Unite), a développé ce point dans l’arrêt no 3519 du 14 février 2008. Elle a notamment indiqué que :

« (...) la question (...) doit être la clé de lecture des raisons présentées et permettre à la Cour (de cassation) de répondre à celle-ci en fixant la ‘regula iuris’ qui doit être en tant que telle susceptible de trouver application dans des cas similaires, au-delà de l’affaire litigieuse soumise à l’examen du juge qui a prononcé la décision contestée. Ceci signifie que la Cour (de cassation) doit pouvoir comprendre de la lecture de la seule question, considérée comme synthèse logico-juridique du moyen, l’erreur de droit que le juge du fond aurait commise et, selon la thèse du requérant, la règle à appliquer. »

24. Le décret législatif no 40/2006, est entré en vigueur le 2 mars 2006. L’article 27, alinéa 2, du décret a prévu l’application de l’article 366bis CPC :

« (...) aux pourvois en cassation contre les arrêts et autres décisions publiés à partir de la date d’entrée en vigueur du présent décret. »

L’article 366bis CPC a été abrogé, sans effet rétroactif, par l’article 47 de la loi no 69 du 18 juin 2009, entrée en vigueur le 4 juillet 2009.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

25. Le requérant se plaint de la décision par laquelle le 28 octobre 2010, la Cour de cassation déclara irrecevable son pourvoi en cassation, en application de l’article 366bis du code de procédure civile. Dénonçant une atteinte à son droit à un tribunal, il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

26. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

27. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

28. Le requérant soutient que son pourvoi en cassation respectait les conditions de forme et de contenu requises par les dispositions en vigueur à l’époque des faits et que la décision d’irrecevabilité de la Cour de cassation pour non-respect de l’article 366bis CPC l’aurait privé de son droit à un tribunal.

29. Le Gouvernement conteste l’argument du requérant. Il rappelle que le système italien prévoit deux degrés de juridiction au fond et que le rôle de la Cour de cassation, similairement à d’autres systèmes juridiques, est limité à un contrôle sur l’application du droit fait par les juridictions inférieures afin de garantir une interprétation uniforme de la loi.

30. Le Gouvernement soutient que la pratique des pourvois en cassation, loin de se référer aux principes du droit que la partie estime avoir été violés ou appliquées de façon incorrecte, montre de plus en plus une tendance à faire référence aux faits plutôt qu’au droit. Ce qui aurait pour conséquence un alourdissement de la charge de travail de la Cour de cassation, confrontée à la tâche difficile d’isoler les principes de droit prétendument violés. L’introduction de l’article 366bis CPC aurait donc eu pour objectif la nécessité d’éliminer cette pratique et de rendre plus claire et précise la formulation des moyens de cassation. Il maintient en outre que l’obligation de présenter ledit « quesito di diritto » se résumerait à un simple exercice logique de synthèse qui demanderait à la partie une référence précise au principe du droit prétendument atteint.

31. Le Gouvernement conclut que l’abrogation de l’article 366bis CPC n’est pas la conséquence d’une évaluation négative de la disposition citée mais le résultat d’une réorganisation de la procédure devant la Cour de cassation et du renforcement du filtre préventif de recevabilité des pourvois présentés devant elle.

2. Appréciation de la Cour

32. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II). Son rôle à elle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour le dépôt des documents ou l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, § 31). La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, §§ 33, CEDH 2000-I).

33. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, précité, § 36, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir l’arrêt Guérin c. France du 29 juillet 1998, Recueil 1998-V, § 37).

34. La compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 dépend des particularités de la procédure en cause. Il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y joue la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (voir, entre autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, § 37, CEDH 1999-IX, et Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 62, 12 novembre 2002).

35. La Cour rappelle que sa tâche consiste à vérifier si le rejet pour irrecevabilité du pourvoi en cassation n’a pas porté atteinte à la substance même du « droit » du requérant « à un tribunal ». Pour ce faire, elle recherchera, d’abord, si les conditions de recevabilité du pourvoi en cassation poursuivaient un but légitime, se penchant ensuite sur la proportionnalité de la limitation imposée (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, et Papaioannou c. Grèce, no 18880/15, § 49, 2 juin 2016).

36. En ce qui concerne la finalité de cette disposition, la Cour prend note de la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure au pourvoi du requérant (voir paragraphe 23), selon laquelle la question en droit représentait le point de jonction entre la solution du cas spécifique et la formulation d’un principe juridique général applicable à des cas similaires. Le but de cet article était donc à la fois de protéger l’intérêt de la partie à obtenir, le cas échéant, la réforme de la décision attaquée et de préserver la fonction de la Cour de cassation dans son rôle de juge de l’interprétation uniforme de la loi.

37. Par conséquent, la Cour estime que la limitation imposée par l’article 366bis CPC poursuivait un but légitime, en obéissant tout à la fois aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice (Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 53, 24 avril 2008).

38. Reste à savoir si cette exigence de précision répond, en l’espèce, à la condition de la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). En effet, la Cour a déjà conclu à plusieurs reprises qu’une interprétation par trop formaliste des conditions de forme d’un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal (Běleš et autres c. République tchèque, précité, § 69, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002‑IX, et Viard c. France, no 71658/10, § 38, 9 janvier 2014). La Cour examinera donc, d’une part, de quelle manière le requérant présenta son grief à la Cour de cassation, et, d’autre part, pour quelles raisons son pourvoi fut rejeté.

39. Dans son mémoire en cassation, le requérant se plaignit d’une violation ou mauvaise application des dispositions de la loi no 223/1991. Il argua notamment que l’exclusion du champ d’application de cette loi de la catégorie des dirigeants était contraire à la directive CE 98/59 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs. Pour ce faire, il s’appuya en particulier sur un arrêt de la CJUE.

40. À conclusion de son unique moyen, le requérant ne formula pas la question en droit dans laquelle il aurait dû indiquer le principe de droit qu’il assumait violé. Dans ses conclusions, après avoir résumé son raisonnement, il invita la Cour de cassation à infirmer la décision de la cour d’appel de Milan et à formuler le principe de droit à appliquer dans la procédure de renvoi.

41. La Cour de cassation rejeta le pourvoi faute de formulation adéquate et appropriée d’une question en droit permettant l’identification du contenu du pourvoi et le raisonnement de la partie. Elle rappela, en outre, sa jurisprudence consolidée en la matière, selon laquelle si la question en droit pouvait être déduite de la formulation du moyen de cassation, une telle interprétation produirait une abrogation implicite de la condition de recevabilité des pourvois en cassation prévue à l’article 366bis CPC.

42. La Cour relève que le pourvoi du requérant manque en effet d’une question en droit à conclusion du moyen de cassation, tel que demandée par l’article susmentionné et dont la finalité répond à une exigence légitime (voir paragraphe § 37 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, le fait de demander au requérant de conclure son moyen de cassation avec un paragraphe de synthèse, résumant le raisonnement suivi et explicitant le principe de droit qu’il assume violé, n’aurait requis aucun effort particulier ultérieur de la part de ce dernier. Partant, la décision d’irrecevabilité ne saurait passer pour une interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire empêchant, effectivement, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (voir, a contrario, Kemp et autres, précité, § 59 ; RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 71, CEDH 2011 (extraits)).

43. En outre, contrairement à ce que la Cour a constaté dans l’arrêt Běleš et autres (précité, § 63), en l’espèce le requérant et son avocat pouvaient préalablement évaluer les chances de voir leur pourvoi en cassation admis, la recevabilité de celui-ci dépendant d’une jurisprudence interne fournie. En effet, la Cour de cassation demandait la formulation explicite d’une question en droit, à conclusion de chaque moyen, qui devait être la « clé de lecture des raisons présentées (...) et permettre à la Cour (de cassation) de répondre à celle-ci en fixant la « regula iuris » (...) susceptible de trouver application dans des cas similaires » (voir paragraphe 23 ci-dessus).

44. La Cour relève que la règle appliquée par la Cour de cassation pour se prononcer sur la recevabilité du pourvoi n’est pas de construction jurisprudentielle mais introduite par le législateur à travers l’article 366bis du code de procédure civile (voir, a contrario, Kemp et autres, précité, § 52, et Dattel c. Luxembourg (no 2), no 18522/06, § 37, 30 juillet 2009).

45. Sur ce point, la Cour observe également que la nouvelle condition de recevabilité avait été introduite le 2 février 2006, bien avant la présentation, le 13 novembre 2007, du pourvoi litigieux. Le conseil du requérant était donc en mesure de connaître ses obligations en la matière, en s’appuyant sur le libellé de l’article susmentionné et à l’aide de l’interprétation de la Cour de cassation, laquelle présentait une clarté et une cohérence suffisantes (voir Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). La Cour rappelle par ailleurs que les avocats attitrés à représenter les parties devant la Cour de cassation italienne doivent obligatoirement être inscrits dans une liste spéciale sur la base de certaines qualités requises (voir, a contrario, Dattel c. Luxembourg (no 2), précité, § 43).

46. Enfin, la Cour ne saurait douter de l’affirmation du Gouvernement défendeur selon laquelle l’abrogation de l’article susmentionné, faite par la loi no 69 du 18 juin 2009, résulte de la réorganisation de la procédure devant la Cour de cassation et n’est pas la conséquence d’une évaluation négative de la disposition citée (voir paragraphe 31).

47. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant n’a pas subi une entrave disproportionnée à son droit à un tribunal et que, dès lors, il n’y a pas eu atteinte à la substance de ce droit. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y pas a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-166688
Date de la décision : 15/09/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : TREVISANATO
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PACCHIANI G.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award