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13/09/2016 | CEDH | N°001-166490

CEDH | CEDH, AFFAIRE A.Ş. c. TURQUIE, 2016, 001-166490


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE A.Ş. c. TURQUIE

(Requête no 58271/10)

ARRÊT

STRASBOURG

13 septembre 2016

DÉFINITIF

13/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire A.Ş. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković, <

br>Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 20...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE A.Ş. c. TURQUIE

(Requête no 58271/10)

ARRÊT

STRASBOURG

13 septembre 2016

DÉFINITIF

13/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire A.Ş. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58271/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. A.Ş. (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La vice-présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour).

2. Le requérant a été représenté par Me H. Acer, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 15 janvier 2013, les griefs tirés des articles 3 et 5 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né le 1er janvier 1995.

5. En juin 2008, alors âgé de treize ans et demi, il fut accusé d’actes d’abus sexuel sur un enfant de huit ans pour des faits survenus le 6 juin 2008. Entendu le 11 juin 2008 par le procureur de la République, il reconnut les faits qui lui étaient reprochés.

A. Les procédures pénales diligentées contre le requérant pour abus sexuel et séquestration

6. Le 2 juillet 2008, le requérant fut inculpé du chef d’abus sexuel sur mineur sur le fondement de l’article 103 §§ 1 et 4 du code pénal (CP).

7. Le 18 février 2010, la cour d’assises pour mineurs d’Üsküdar tint sa première audience. Elle y entendit le requérant, alors âgé de quinze ans, en sa défense. L’intéressé nia les faits qui lui étaient reprochés. À l’issue de l’audience, la cour d’assises décida de placer le requérant en détention provisoire, compte tenu de l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et du fait que celle-ci était régie par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP). Un juge vota contre le placement en détention provisoire du requérant : il observait que l’intéressé avait été entendu, qu’il disposait d’une adresse fixe et qu’il était scolarisé. Il estimait par conséquent qu’il devait être jugé libre. La cour d’assises fixa la prochaine audience au 17 mars 2010.

8. Le 10 mai 2010, la cour d’assises pour mineurs reconnut le requérant coupable de tentative de viol avec violence ayant porté atteinte à l’intégrité psychique de la victime ; elle le condamna à cinq ans et dix mois d’emprisonnement sur le fondement de l’article 103 §§ 2, 4 et 6 du CP. Avec le prononcé de la sentence, la cour ordonna aussi le maintien en détention du requérant.

9. Le 10 mars 2011, la Cour de cassation cassa la décision de première instance au motif que la question de la qualification juridique des faits n’avait pas été dûment examinée.

10. Le 6 mai 2011, le requérant fut mis en liberté.

11. Le 21 juin 2011, à l’issue de la deuxième audience après renvoi, la cour d’assises pour mineurs reconnut le requérant coupable d’abus sexuel avec violence ayant porté atteinte à l’intégrité psychique de la victime, et elle le condamna à la même peine d’emprisonnement.

12. Le requérant forma un pourvoi contre cette décision. Les parties n’ont pas renseigné la Cour sur l’issue de ce recours.

13. Entre-temps, le 23 février 2011, le requérant avait été inculpé pour séquestration, toujours pour les mêmes faits survenus le 6 juin 2008.

14. Le 22 mai 2012, le tribunal pour mineurs de Kartal reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à trois ans d’emprisonnement.

15. Le requérant forma un pourvoi contre ce jugement. Les parties n’ont pas fourni d’informations sur l’issue de ce recours.

B. Les violences subies par le requérant lors de sa détention et les enquêtes et procédures y relatives

16. Le 18 février 2010, le requérant fut incarcéré à la prison pour mineurs de Maltepe (Istanbul) et passa sa première nuit dans une « cellule d’observation ».

17. Le 19 février 2010, le conseil d’administration et d’observation de la prison, composé notamment d’un psychologue et d’un enseignant, se réunit pour décider du choix du dortoir devant accueillir le requérant et opta pour le dortoir C-12. Pour ce faire, il tint compte des critères suivants : caractère sociable ou non de l’intéressé ; statut de détenu ou de condamné ; existence ou non d’antécédents judiciaires ; situation sociale, économique et culturelle ; nature de l’infraction reprochée et âge.

Les éléments suivants ressortent des informations fournies par le parquet de Kartal au ministère de la Justice : le requérant avait été placé dans un dortoir accueillant les mineurs détenus pour des infractions à caractère sexuel ; ce dortoir accueillait au total dix-sept détenus mineurs ; les parties communes, à l’exception des chambres, douches et toilettes, étaient sous surveillance vidéo ; le dortoir était équipé d’un bouton d’appel d’urgence ; les détenus avaient la possibilité de rencontrer à tout moment le psychologue et le travailleur social de l’établissement ; après son placement dans le dortoir C-12, le requérant avait reçu quatre visites au parloir et deux visites ouvertes.

18. Les 27 et 31 mars 2010, le requérant, âgé de quinze ans, fut victime d’abus sexuels de la part d’un de ses codétenus, M.B., âgé de dix-sept ans.

19. Selon un procès-verbal établi le 3 avril 2010 par l’administration pénitentiaire, le bouton d’appel d’urgence du dortoir C-12 a été actionné ce jour‑là à 14 heures et les surveillants se sont immédiatement rendus dans le dortoir. M.B. aurait alors déclaré que ses codétenus allaient l’accuser d’avoir agressé sexuellement le requérant et aurait demandé à sortir du dortoir pour s’expliquer. Il aurait en outre été révélé que les codétenus M.Y. (âgé de dix-sept ans et huit mois), A.Z.B. (âgé de seize ans et dix mois) et H.İ.B. (âgé de seize ans et huit mois) avaient frappé le requérant avec un bâton au motif que celui-ci ne les avait pas mis au courant de l’agression sexuelle plus tôt. Les codétenus du requérant mis en cause auraient été provisoirement placés dans des « cellules d’observation ».

20. Le requérant fut transféré le 3 avril 2010 à l’hôpital pour y subir un examen médical. Le rapport établi à cette occasion indiquait l’absence de fissure anale, ainsi que la présence d’ecchymoses dans la zone périanale, de traces de coups sur les jambes et également de nombreuses traces de coups, formées probablement avec un objet long, et d’ecchymoses sur le fessier.

21. Le 5 avril 2010, le conseil d’administration et d’observation de la prison décida le transfert du requérant dans le dortoir B-6.

22. Le 7 avril 2010, la commission disciplinaire de l’administration pénitentiaire infligea à M.B., M.Y., A.Z.B. et H.İ.B. une sanction disciplinaire consistant en trois jours d’isolement. Elle considérait, à la lumière des déclarations du requérant, de ses agresseurs et des témoins, ainsi que des rapports médicaux, que les agressions sexuelles et physiques sur la personne du requérant étaient établies. En outre, la commission disciplinaire relevait que, lors de son audition, l’intéressé avait indiqué porter plainte contre tous ses agresseurs.

23. Le 8 avril 2010, l’administration pénitentiaire informa le procureur de la République de Kartal que le requérant portait plainte contre ses agresseurs.

24. Le 14 avril 2010, le requérant fut entendu par le procureur de la République de Kartal, en présence d’un psychologue et d’un avocat. Il expliqua que M.B., qui aurait été le responsable du dortoir, était entré dans sa chambre et lui avait proposé une relation sexuelle, qu’il s’y était refusé et que M.B. l’avait alors giflé et avait abusé de lui par la contrainte. En quittant la chambre, M.B. aurait menacé de le frapper s’il rapportait ces faits aux autres détenus. Quatre jours après cette première agression, M.B. aurait récidivé : dans la nuit, il l’aurait vu dans les toilettes, lui aurait donné des coups, l’aurait conduit dans la chambre et l’y aurait à nouveau agressé sexuellement. Le requérant ajouta que ses codétenus avaient été informés de ces incidents et que M.Y., A.Z.B. et H.İ.B. lui avaient reproché de s’être comporté de manière immorale et l’avaient alors giflé et frappé à coups de pied et à l’aide d’un bâton. Le requérant termina sa déposition en indiquant qu’il ne voulait porter plainte ni contre M.B. ni contre M.Y., A.Z.B. et H.İ.B.

Le procureur recueillit aussi les déclarations de M.B. et des autres codétenus mis en cause.

25. Toujours le 14 avril 2010, le requérant subit un examen médical à l’institut médicolégal. L’examen révéla la présence de deux ecchymoses, l’une de 10 cm sur 15 cm sur la hanche gauche et l’autre de 7 cm sur 15 cm sur la hanche droite, toutes deux en voie de guérison. D’après le rapport établi à cette occasion, ces ecchymoses pouvaient être traitées par des soins médicaux simples. Le rapport conclut en outre que le requérant était en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique.

26. Le même jour, le procureur de la République de Kartal rendit une ordonnance de non-lieu concernant M.Y., A.Z.B. et H.İ.B. au motif que la poursuite des faits reprochés était liée au dépôt d’une plainte par la victime et que, en l’occurrence, celle-ci avait indiqué ne pas porter plainte contre ses agresseurs. Quant à M.B., il transmit le dossier au parquet d’Üsküdar.

27. Le 2 juin 2010, le procureur de la République d’Üsküdar inculpa M.B. pour abus sexuel qualifié et pour séquestration. Il lui reprochait d’avoir tenté d’obtenir des relations sexuelles par voie de menace, de violence et de ruse.

28. Le 14 septembre 2010, la cour d’assises pour mineurs d’Üsküdar tint sa première audience. Elle entendit M.B., ainsi que le requérant, le père de ce dernier et des témoins.

M.B. nia les faits qui lui étaient reprochés. Il déclara qu’il était détenu à la prison pour mineurs de Maltepe dans le cadre d’une autre affaire d’abus sexuel et qu’il y était responsable du dortoir C-12. Il indiqua que, en cette qualité, il avait adressé des avertissements au requérant en raison d’un non‑respect par celui-ci des règles du dortoir. Il ajouta qu’il avait frappé son codétenu parce que ce dernier aurait proféré des insultes à l’encontre de sa mère. Selon lui, c’était pour cette raison que l’intéressé l’avait accusé d’abus sexuels.

Le père du requérant déclara que son fils l’avait informé des faits litigieux lors de sa visite à la prison et précisa qu’il était souvent frappé par ses codétenus.

Le requérant expliqua que, le 27 mars 2010, l’accusé l’avait réveillé en pleine nuit et lui avait proposé une relation sexuelle, ce à quoi il se serait refusé. M.B. lui aurait alors asséné plusieurs gifles, et il aurait pris peur. M.B. l’aurait alors déshabillé et aurait tenté d’avoir une relation sexuelle avec lui. Après l’agression, M.B. aurait déclaré : « Ne dis rien à personne [sinon] je te frappe ».

Le requérant déclara avoir subi les mêmes traitements quatre jours plus tard, dans la nuit du 31 mars 2010. Il précisa que M.B. l’avait interpellé dans les toilettes, qu’il avait refusé d’avoir une relation sexuelle avec lui et que M.B. l’avait alors giflé et menacé de raconter la première agression aux autres détenus. Il ajouta que les codétenus présents à l’audience en qualité de témoins l’avaient accusé d’avoir eu des rapports sexuels consentis et l’avaient frappé pour cette raison.

29. Entendus en qualité de témoins lors de la même audience, H.İ.B. et A.Z.B. indiquèrent qu’ils avaient giflé le requérant parce que celui-ci ne les aurait pas mis au courant de la situation plus tôt.

30. Le 24 mai 2012, M.B. fut reconnu coupable d’agression sexuelle et condamné à huit ans et neuf mois d’emprisonnement. Sa condamnation devint définitive le 4 novembre 2013.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal

31. L’article 86 du CP se lit comme suit:

Coups et blessures volontaires

« (1) La personne qui, volontairement, inflige des souffrances corporelles à autrui ou qui est la cause d’une dégradation de l’état de santé d’autrui ou de sa capacité de perception est punie d’une peine de un à trois ans d’emprisonnement.

(2) Sur plainte de la victime, l’auteur des coups et blessures est puni d’une peine de quatre mois à un an d’emprisonnement ou d’une peine d’amende judiciaire lorsqu’une intervention médicale simple suffit à réparer les conséquences des coups et blessures volontaires [sur la victime] (...) »

(3) Lorsque l’infraction de coups et blessures volontaires est commise ;

a) à l’encontre des ascendants, descendants, époux ou [frères et sœurs],

b) à l’encontre d’une personne qui n’est pas en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique,

c) dans le cadre de la fonction publique exercée par l’auteur,

d) par abus de l’autorité dont dispose un agent de la fonction publique,

e) avec une arme,

sans qu’un dépôt de plainte soit exigé, la peine à infliger est augmentée de moitié.

Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, les mineurs ne relèvent pas automatiquement de la catégorie de victimes indiquées à l’alinéa b) du paragraphe 3 de l’article 86 du CP. Malgré l’âge mineur de la victime, la Cour de cassation exige que l’on recherche si la victime est en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique (voir en ce sens, les arrêts du 11 novembre 2008 (E. 2008/26752-K. 2008/18844, concernant une victime âgée de moins de douze ans) et du 16 février 2011 (E. 2009/33778-K 2011/2926, concernant une victime âgée de treize ans), tous deux rendus par la 2e chambre criminelle de la Cour de cassation). Par un arrêt du 15 mai 2008 (E. 2008/1918-K. 2008/8792), la 2e chambre criminelle a néanmoins considéré que la victime âgée de six ans n’était pas en mesure de se défendre physiquement et relevait par conséquent de la catégorie de victime indiqué à l’alinéa c).

32. Les autres dispositions pertinentes en l’espèce du CP, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyaient ce qui suit.

L’abus sexuel sur mineur était puni de trois à huit ans d’emprisonnement (article 103 § 1 du CP). S’il y avait un acte de pénétration, la peine prévue était de huit à quinze ans d’emprisonnement (article 103 § 2 du CP). Lorsque l’abus sexuel sur un mineur de moins de quinze ans était commis par violence ou menace, la peine était augmentée de moitié (article 103 § 4 du CP). En cas d’atteinte à la santé physique ou psychique de la victime en raison de l’agression, la peine minimale était de quinze ans (article 103 § 6 du CP).

B. Le code de procédure pénale

33. L’article 100 §§ 1 et 2 du CPP se lit comme suit :

« 1. S’il existe des preuves concrètes qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’une fuite (...),

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, dissimulation ou altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, dont l’infraction reprochée au requérant, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention.

34. L’article 141 § 1 d) se traduit comme suit :

« 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, les personnes qui :

(...)

d) même régulièrement placées en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, ne sont pas traduites dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant lesquelles une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai,

(...)

peuvent demander à l’État l’indemnisation de tous leurs préjudices matériels et moraux. »

L’article 142 § 1 du CPP se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être demandée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé que la décision ou le jugement est devenu définitif et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou jugement est devenu définitif. »

35. Par des arrêts rendus en 2012 (arrêts du 4 avril 2012 (E. 2011/15700 – K. 2012/9187) et du 15 mai 2012 (E. 2011/20114 – K. 2012/12183), la Cour de cassation s’est prononcée en matière de demandes d’indemnisation fondées sur l’article 141 § 1 d) du CPP pour défaut de comparution devant la juridiction compétente dans les plus brefs délais (prévue à l’article 94 du CPP). Bien que l’article 142 du CPP dispose que la demande d’indemnisation est présentée après que la décision sur le fond de l’affaire est devenue définitive, la Cour de cassation a posé le principe suivant dans ces arrêts : « dans certaines circonstances où l’article 141 du CPP permet de solliciter une indemnisation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire. Lorsque la demande n’est pas liée à l’issue de la procédure et qu’elle n’a pas d’effet sur la décision à rendre, elle peut être introduite avant qu’une décision définitive ne soit rendue ».

C. Les développements jurisprudentiels récents

36. Dans deux arrêts récents datés du 16 juin 2015 (E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867), la 12e chambre civile de la Cour de cassation a étendu le principe posé par elle dans ses arrêts de 2012, indiquant qu’il n’était pas non plus nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation pour durée excessive de la détention provisoire subie dans le cadre d’une affaire.

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

37. Le droit et la pratique internationaux pertinents en l’espèce sont exposés ci-après.

A. Les extraits du 11e rapport général d’activités (CPT/Inf(2001)16) du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

« Violence entre détenus

27. L’obligation de prise en charge des détenus qui incombe au personnel pénitentiaire englobe la responsabilité de les protéger contre d’autres détenus qui pourraient leur porter préjudice. En fait, des incidents violents entre détenus sont courants dans tous les systèmes pénitentiaires ; ils comprennent une grande variété de phénomènes, allant de formes subtiles de harcèlement à des intimidations patentes et des agressions physiques graves. (...)

Les détenus soupçonnés ou condamnés pour infractions à caractère sexuel sont particulièrement exposés à un important risque d’agression de la part d’autres détenus. Parer à de tels actes représentera toujours un défi difficile à relever. Une politique de séparation de tels détenus du reste de la population carcérale est souvent la solution retenue. Toutefois, les détenus concernés peuvent payer un prix élevé pour leur – relative – sécurité, en termes de programmes d’activités nettement plus limités qu’en régime de détention ordinaire. Une autre approche consiste en une politique de dispersion des détenus concernés au sein de l’établissement pénitentiaire. Pour qu’une telle approche réussisse, l’environnement nécessaire pour une intégration effective de tels détenus dans des quartiers de détention ordinaire doit être garanti ; en particulier, le personnel pénitentiaire doit être sincèrement engagé à réprimer de manière ferme toute manifestation d’hostilité ou acte de persécution à l’égard de ces détenus. Une troisième approche peut consister en un transfert des détenus vers un autre établissement, assorti de mesures visant à dissimuler la nature de leurs infractions. Chacune de ces politiques présente ses avantages et ses inconvénients, et le CPT ne tend pas à se prononcer en faveur d’une approche spécifique plutôt que d’une autre. En effet, déterminer la politique à mettre en œuvre dépendra des circonstances particulières entourant chaque cas. (...)

Grands dortoirs

29. (...) En outre, le risque d’intimidation et de violence est élevé. De telles modalités d’hébergement peuvent faciliter le développement de sous-cultures criminogènes et faciliter le maintien de la cohésion d’organisations criminelles. (...) »

B. Les extraits du 14e rapport général d’activités (CPT/Inf (2004)28) du CPT

« 103. Il convient d’accorder une attention particulière à l’affectation de mineurs appartenant à différents groupes d’âge afin de répondre au mieux à leurs besoins. Des mesures appropriées devraient également être prises pour bien séparer ces groupes d’âge et ainsi prévenir toute influence non désirée ou domination et tout abus.

(...) Tous les efforts devraient être faits pour éviter de placer les mineurs dans de grands dortoirs, car l’expérience du CPT a montré qu’ils sont alors exposés à un plus grand risque de violence et d’exploitation. Les grands dortoirs devraient être progressivement supprimés. »

C. Sur la question de la vulnérabilité des mineurs

Le préambule de la convention internationale des droits de l’enfant (défini par l’article premier comme étant « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ») du 20 novembre 1989 (...) renvoie à ces déclarations et rappelle que la nécessité d’accorder une protection spéciale à l’enfant a été reconnue dans la déclaration universelle des droits de l’homme, dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques (en particulier aux articles 23 et 24), dans le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (en particulier à l’article 10) et dans les statuts et instruments pertinents des institutions spécialisées et des organisations internationales qui se préoccupent du bien-être de l’enfant.

Plusieurs textes internationaux ou régionaux postérieurs reposent sur la reconnaissance de la nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs. Ainsi, par exemple, la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels du 25 octobre 2007 (...) énonce dans son préambule que « tout enfant a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’État, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur », l’enfant étant défini comme « toute personne âgée de moins de dix-huit ans » (article 3 a)). On peut également évoquer la Recommandation CM/Rec (2008)11, sur les règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures, et la Recommandation CM/Rec (2009)10, relative aux lignes directrices du Conseil de l’Europe sur les stratégies nationales intégrées de protection des enfants contre la violence, adoptées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe les 5 novembre 2008 et 18 novembre 2009 respectivement. La seconde souligne que « la fragilité et la vulnérabilité des enfants, ainsi que leur dépendance à l’égard des adultes pour leur croissance et leur développement, justifient un investissement accru de la part de la famille, de la société et de l’État dans la prévention de la violence à l’encontre des enfants » ; la première souligne l’extrême vulnérabilité des mineurs privés de liberté (annexe à la Recommandation, § 52.1). Tout récemment encore, le CPT a mis en exergue la vulnérabilité particulière des mineurs dans le contexte de la privation de liberté (vingt-quatrième rapport général du CPT, 2013‑2014, janvier 2015, les mineurs privés de liberté en vertu de la législation pénale, paragraphes 3, 98 et 99).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

38. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, le requérant allègue que ses codétenus lui ont infligé des violences sexuelles et physiques pendant sa détention, alors qu’il se serait trouvé sous la responsabilité de l’État. Il reproche à ce dernier d’avoir ainsi manqué à son obligation de protéger les personnes placées sous son contrôle.

39. La Cour estime opportun d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur l’exception du Gouvernement

40. Le Gouvernement soulève une exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes. Il affirme que la procédure pénale est pendante en droit interne, et il considère que le requérant doit exercer la voie du recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Quant aux allégations de mauvais traitements, il indique que le requérant n’a pas déposé de plainte formelle et qu’il n’a pas formé opposition contre l’ordonnance de non-lieu.

41. La Cour note que la procédure pénale à laquelle le Gouvernement se réfère est celle diligentée contre l’auteur des agressions sexuelles, laquelle est aujourd’hui définitivement terminée (paragraphe 30 ci-dessus). Par ailleurs, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si le requérant était tenu d’introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, étant donné que le grief tiré de l’article 3 de la Convention relativement aux agressions sexuelles subies par l’intéressé est manifestement mal fondé pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 55‑57 et 75-81 ci‑dessous).

42. Pour ce qui est des violences physiques infligées au requérant par ses codétenus, la Cour estime que l’exception du Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief soulevé par le requérant et qu’elle doit être examinée sous l’angle de l’obligation positive de l’État de prévoir des dispositions internes assurant une protection effective contre les atteintes à l’intégrité physique des personnes (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003-XII, et Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 71, 25 juin 2009). Il y a donc lieu de joindre cette branche de l’exception au fond.

B. Sur le respect par l’État de ses obligations positives

1. Arguments des parties

43. Le requérant réitère ses griefs. Il ajoute que ses parents et lui ont été très affectés et qu’il a souffert d’une dépression majeure et de tendances suicidaires.

44. Le Gouvernement soutient que, lors de son arrivée à la prison, le requérant a été informé des conditions de vie en milieu carcéral et du comportement à adopter en cas de besoin, notamment relativement à l’utilisation du bouton d’appel d’urgence. Il indique que le requérant n’a pas informé les autorités qu’il était menacé ou victime d’agressions sexuelles. Il précise que l’intéressé a eu une conversation téléphonique avec les membres de sa famille et qu’il ne leur a pas mentionné ces agressions, alors que ceux‑ci auraient pu avertir les autorités. Le Gouvernement admet qu’il pouvait être difficile pour le requérant de faire part de ces incidents à des tiers, compte tenu de son âge et de la gêne qu’il aurait pu ressentir, mais il estime que le jeune homme pouvait néanmoins en informer les psychologues ou le travailleur social de la prison. Il ajoute que les parties apparentes du corps du requérant ne présentaient pas de signes extérieurs des traitements dénoncés et que, par conséquent, le personnel pénitentiaire ne pouvait pas être alerté par la présence de pareils signes.

45. Le Gouvernement explique également que les parties communes des prisons sont sous surveillance vidéo mais que, afin de préserver l’intimité des détenus, les chambres, les douches et les toilettes ne sont pas équipées de caméras. Il ajoute que les agressions subies par le requérant ont eu lieu dans la chambre et qu’elles n’ont pas été observées par les caméras de surveillance. Compte tenu de ces explications, le Gouvernement affirme qu’il n’était pas possible pour l’administration pénitentiaire de savoir que le requérant était menacé ou victime d’agressions.

46. Quant aux mesures adoptées par les autorités après la prise de connaissance par elles des agissements dénoncés, le Gouvernement indique que l’administration pénitentiaire a immédiatement ouvert une enquête interne, que le requérant a été conduit à l’hôpital pour y subir un examen médical et que les déclarations des protagonistes ont été recueillies. Il précise que M.B., l’agresseur du requérant, a immédiatement été retiré du dortoir C-12 et que l’intéressé a été transféré dans un autre secteur de la prison. Il ajoute que, à l’issue de l’enquête interne, des sanctions disciplinaires ont été infligées et qu’aucune faute ou négligence de l’administration pénitentiaire n’a pu être établie sur ce point. Le Gouvernement indique également qu’une procédure pénale a été diligentée contre M.B. et que celui-ci a été condamné à l’issue de son procès. Les autorités nationales auraient donc immédiatement conduit une enquête sur les violences sexuelles et puni le responsable.

47. Pour ce qui est des violences physiques, le Gouvernement reprend les mêmes arguments. Il affirme en outre que les autorités ne pouvaient pas prévoir le risque couru par le requérant et qu’elles n’étaient donc pas à même de prendre des mesures préventives. Il rappelle les mesures adoptées par les autorités après la prise de connaissance par celles-ci des traitements infligés au requérant. Quant à la réponse donnée à ces agissements sur le plan pénal, le Gouvernement indique que le procureur de la République a rendu une ordonnance de non‑lieu au motif que le requérant n’avait pas porté plainte contre ses agresseurs. Sur ce point, il explique que les blessures consécutives à l’agression physique subie par le requérant pouvaient être soignées par un traitement médical simple et que la poursuite des auteurs était conditionnée par le dépôt d’une plainte par l’intéressé.

2. Appréciation de la Cour

48. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et, à ce titre, prohibe en termes absolus la torture et les peines et les traitements inhumains et dégradants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV, et Rodić et autres c. Bosnie-Herzégovine, no 22893/05, § 66, 27 mai 2008). Cette disposition astreint les autorités des États contractants non seulement à s’abstenir de provoquer de tels traitements, mais aussi à prendre des mesures propres à empêcher que les personnes relevant de leur juridiction ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 144, CEDH 2014).

49. Pour la Cour, eu égard à la nature du droit protégé par l’article 3 de la Convention, il suffit à un requérant de démontrer que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour son intégrité physique dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en cause (Oshurko c. Ukraine, no 33108/05, § 70, 8 septembre 2011, Premininy c. Russie, no 44973/04, § 84, 10 février 2011).

50. La Cour rappelle aussi que l’article 3 de la Convention astreint également les États membres à instaurer un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à cette disposition, notamment par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (A. c. Royaume-Uni, § 22, M.C. c. Bulgarie, § 150, Stasi c. France, no 25001/07, § 80, 20 octobre 2011, et Beganović, précité, § 71).

51. Il va sans dire que l’obligation découlant pour l’État de l’article 3 de la Convention ne saurait être interprétée comme imposant à celui-ci de garantir au travers de son système juridique qu’aucun individu n’inflige à un autre des traitements inhumains ou dégradants ni, si pareils traitements sont infligés, que les poursuites pénales qui seraient engagées aboutissent nécessairement à une sanction particulière. Pour que la responsabilité d’un État puisse être mise en jeu, il faut démontrer que l’ordre juridique interne, et en particulier le droit pénal applicable dans les circonstances de la cause, n’offre pas une protection concrète et effective des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Beganović précité, § 71, Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 60, 31 juillet 2012, et Ceachir c. République de Moldova, no 50115/06, § 44, 10 décembre 2013).

52. La Cour rappelle enfin que l’article 3 de la Convention impose également aux autorités nationales le devoir de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables. Ces obligations s’appliquent quelle que soit la qualité des personnes mises en cause, même lorsqu’il s’agit de particuliers (M.C., précité, § 151). Dans le cas des personnes soumises au contrôle des agents de l’État, il est essentiel que l’enquête puisse permettre l’identification et la punition des responsables des mauvais traitements afin de prévenir toute apparence d’impunité (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 199, CEDH 2003‑VI).

53. En l’espèce, la Cour note que, au cours de sa détention, le requérant a subi des violences suffisamment sérieuses pour conférer aux faits dénoncés le caractère de traitement inhumain et dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention. Il lui reste à établir si les autorités ont respecté leurs obligations positives découlant de cette disposition.

a) Sur l’existence d’une législation pénale efficace

54. La Cour relève que le grief du requérant porte d’une part sur son agression sexuelle et d’autre part sur son agression physique. Il s’agit là d’actes relevant de dispositions pénales distinctes. Aussi la Cour estime‑t‑elle nécessaire d’examiner séparément ces deux volets.

i. S’agissant de l’agression sexuelle

55. La Cour observe que, selon l’article 103 du CP, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, l’abus sexuel sur mineur était puni de trois à huit ans d’emprisonnement. La peine pouvait être plus lourde en cas de circonstances aggravantes : ainsi, si l’agression avait porté atteinte à la santé physique ou psychique de la victime, la peine minimale prévue était portée à quinze ans d’emprisonnement (paragraphe 32 ci-dessus). Il ne fait dès lors pas de doute que les dispositions du droit pénal turc prohibaient et réprimaient les faits d’agression sexuelle dénoncés par le requérant. Il convient maintenant d’examiner la manière dont le droit pénal a été mis en œuvre en l’espèce.

56. À cet égard, la Cour note que l’administration pénitentiaire a ouvert une enquête interne dès qu’elle a eu connaissance des faits, que le requérant a immédiatement été transféré vers un hôpital pour y subir un examen médical, que les déclarations de tous les protagonistes ont été recueillies et que M.B., l’agresseur du requérant, s’est vu infliger une sanction disciplinaire de trois jours d’isolement. La Cour observe que, par la suite, l’administration pénitentiaire a avisé le procureur de la République de Kartal de l’incident, que celui-ci a diligenté une enquête qui a conduit à l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre de l’agresseur du requérant et que, à l’issue du procès, la cour d’assises pour mineurs a reconnu M.B. coupable d’agression sexuelle sur la personne du requérant et l’a condamné à huit ans et neuf mois d’emprisonnement. On ne saurait reprocher aux autorités de l’État un manque de diligence dans la conduite de la procédure pénale menée à l’encontre de l’agresseur du requérant. Dans ces conditions, la Cour considère que ladite procédure a satisfait aux exigences inhérentes aux obligations positives de l’État relativement à l’adoption de dispositions pénales et à leur application effective.

57. À la lumière de ces considérations, la Cour considère que le droit interne a assuré au requérant une protection effective et suffisante contre les atteintes à son intégrité physique liées à son agression sexuelle. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ii. S’agissant de l’agression physique

58. La Cour constate que cette partie de la requête, relative aux violences physiques subies par le requérant, n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

59. Il n’est pas contesté entre les parties que le requérant a subi des violences physiques infligées par trois de ses codétenus. L’examen médical réalisé le 3 avril 2010 a révélé entre autres la présence de traces de coups sur le fessier et les jambes de l’intéressé (paragraphe 20 ci-dessus).

60. La Cour rappelle que les actes de violence contraires à l’article 3 de la Convention appellent normalement des mesures de droit pénal contre leurs auteurs (Beganović, précité, § 71, pour ce qui est de l’article 3 de la Convention, et Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 47, 5 mars 2009, pour ce qui est de l’article 8 de la Convention).

61. En l’espèce, la Cour note que l’administration pénitentiaire a mené une enquête disciplinaire après la prise de connaissance par elle de l’incident et qu’elle a infligé aux agresseurs du requérant trois jours d’isolement. Elle observe également que les agresseurs étaient eux‑mêmes mineurs à l’époque des faits. Elle estime néanmoins, eu égard aux circonstances de la présente affaire, que les actes de violence subis par le requérant commandaient l’adoption de la part de l’État de mesures positives adéquates relevant de la sphère de protection du droit pénal.

62. À ce titre, la Cour relève que, selon l’article 86 du CP, les atteintes volontaires à l’intégrité physique ayant occasionné des blessures légères sont punies de quatre mois à un an d’emprisonnement. Toutefois, de telles atteintes ne peuvent faire l’objet de poursuites que sur plainte de la victime. Or, en l’espèce, la Cour note que, lors de son audition par le procureur de la République le 14 avril 2010, le requérant avait précisé qu’il ne voulait pas porter plainte et que, par conséquent, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu au motif que les actes dénoncés étaient constitutifs d’une infraction qui ne pouvait faire l’objet de poursuites qu’à la suite d’une plainte formelle de la victime.

63. Aussi convient-il de rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, le fait d’exiger du requérant l’introduction d’une plainte formelle comme préalable au déclenchement d’une action pénale a eu pour conséquence de rendre inefficace l’arsenal juridique répressif destiné à protéger l’intéressé contre des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Pour ce faire, la Cour s’attachera tout particulièrement à examiner la situation personnelle du requérant.

64. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner, dans le cadre d’affaires relatives à des actes de violence entre particuliers ayant donné lieu à des blessures de faible gravité, la question de la compatibilité à la Convention, au regard des obligations positives imposées par l’article 3 précité, de systèmes juridiques internes exigeant l’engagement de poursuites privées par la victime elle-même. Ainsi, dans l’affaire Valiulienė c. Lituanie (no 33234/07, § 78, 26 mars 2013), relative à des faits de violence domestique, elle a estimé que le droit interne fournissait un cadre réglementaire suffisant en ce qu’il érigeait en infraction le fait de causer des lésions mineures à l’intégrité physique, et ce même si pareilles atteintes pouvaient faire l’objet de poursuites uniquement sur plainte de la victime. Dans cette affaire, la Cour a néanmoins relevé que le procureur n’en avait pas moins retenu le droit d’ouvrir une enquête pénale si la répression de l’infraction présentait un intérêt général ou si la victime n’était pas en mesure de préserver ses intérêts.

65. Examinant la même obligation positive sous l’angle de l’article 8 de la Convention, toujours dans le cadre de violences entre particuliers ayant donné lieu à des atteintes corporelles mineures, mais n’impliquant pas de personnes vulnérables, la Cour a estimé que la Convention ne requérait pas nécessairement, aux fins de garantie des droits protégés par ses dispositions, l’engagement de poursuites par le parquet. Elle a ainsi considéré qu’un système qui laissait à la victime l’initiative des poursuites pour les actes ayant causé des lésions corporelles mineures offrait aux requérants une protection adéquate (voir, en ce sens, Sandra Janković précité, § 50, M.S. c. Croatie, no 36337/10, § 75, 25 avril 2013, et Isaković Vidović c. Serbie, no 41694/07, § 62, 1 juillet 2014).

66. La Cour est toutefois d’avis que la présente affaire porte sur la question des obligations positives de l’État dans un autre type de situation. En effet, le requérant était détenu lorsqu’il fut victime des actes dénoncés : il se trouvait donc sous les entiers contrôle et responsabilité de l’administration pénitentiaire. La Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de souligner que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan c. Royaume‑Uni, no 27229/95, § 91, CEDH 2001‑III, D.F. c. Lettonie, no 11160/07, § 83, 29 octobre 2013, et Enache c. Roumanie, no 10662/06, § 49, 1er avril 2014 et, plus récemment, M.C. c. Pologne, no 23692/09, § 88, 3 mars 2015). Aussi la Cour juge-t-elle inopportun de transposer purement et simplement l’approche adoptée par elle dans les affaires de violences entre particuliers évoquées précédemment sans tenir compte des particularités du milieu carcéral, où la violence est une réalité omniprésente. On ne saurait ignorer que la loi du silence règne le plus souvent dans ce milieu et que la peur de subir des représailles peut facilement pousser un détenu victime d’une agression à renoncer à porter plainte.

67. De plus, à la différence des affaires évoquées aux paragraphes 64 et 65 ci‑dessus, la présente espèce se caractérise par le fait que le requérant était mineur à l’époque des faits : il était âgé de quinze ans à peine. Or la Cour rappelle que les mineurs sont intrinsèquement plus vulnérables que les adultes et qu’elle a de nombreuses fois souligné cette particularité dans le contexte de l’article 3 de la Convention (voir, récemment, Bouyid, précité, § 109, ainsi que les références qui y figurent). Plus largement, la nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs est du reste clairement affirmée au plan international (paragraphe 37 ci-dessus).

68. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant a été battu par trois de ses codétenus, tous plus âgés que lui, après la révélation des agressions sexuelles subies par lui. Ainsi qu’il ressort des conclusions de l’enquête interne menée par l’administration pénitentiaire, l’intéressé a subi ces traitements parce qu’il n’avait pas dénoncé les agressions en question. Selon les propres déclarations du requérant, telles que recueillies par le procureur de la République, ces violences physiques lui ont été infligées au motif qu’il s’était comporté de manière immorale.

69. Aux yeux de la Cour, il s’agissait là d’un acte punitif infligé au requérant pour des faits dont il se trouvait être justement la victime. La Cour admet sans difficulté que les événements vécus par le requérant ont pu faire naître chez lui un sentiment de peur et d’impuissance. Elle est en outre d’avis que, en dénonçant ses agresseurs, l’intéressé s’est retrouvé placé sous la menace de représailles. Elle note aussi que, bien qu’il ait été par la suite séparé de ses agresseurs, le requérant est resté incarcéré et donc exposé à cette menace de manière constante. À cet égard, il convient de relever que, dans le cadre de la procédure disciplinaire, le requérant a d’abord indiqué porter plainte contre ses agresseurs, puis qu’il a déclaré, seulement quelques jours plus tard, devant le procureur de la République, qu’il ne voulait porter plainte ni contre M.B. ni contre ses codétenus qui l’avaient agressé physiquement.

70. Pour la Cour, lorsqu’un détenu mineur est victime de violences physiques infligées par ses codétenus, les autorités, une fois l’affaire portée à leur attention, devraient agir de leur propre initiative. À cet égard, la Cour rappelle qu’une disposition qui ne lie pas l’obligation d’enquêter au dépôt d’une plainte est conçue pour protéger l’intérêt des détenus, qui sont en situation de vulnérabilité et qui, en raison d’intimidations et de peur de représailles, ne sont pas enclins à se plaindre d’actes illégaux commis contre eux en détention (Premininy, précité, § 95).

71. Elle rappelle aussi que, lorsqu’un détenu affirme de manière défendable avoir subi des mauvais traitements de la part des autres détenus, l’ouverture d’une enquête officielle par les autorités est capitale pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Pantea, précité, § 199, L.Z. c. Roumanie, no 22383/03, § 29, 3 février 2009, et Boroancă c. Roumanie, no 38511/03, § 46, 22 juin 2010).

72. Par ailleurs, la Cour note que, selon que le paragraphe 3 de l’article 86 du CP, le dépôt d’une plainte n’est pas exigé lorsque les victimes des blessures volontaires sont des personnes qui ne sont pas en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique. Elle relève que, même si cette disposition prend en compte la vulnérabilité de ces personnes, elle ne concerne pas en tant que tels les mineurs détenus, lesquels ne relèvent pas automatiquement de cette catégorie de victimes. Tel a été le cas en l’espèce ; le rapport établi par l’institut médicolégal ayant conclu que le requérant était en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique, le procureur de la République a considéré que le requérant ne relevait pas de la catégorie de victime indiquée à l’article 86 § 3 alinéa b).

73. Par conséquent, en exigeant du requérant, qui était détenu et mineur à l’époque des faits, l’introduction d’une plainte formelle comme préalable au déclenchement d’une action pénale, et ce sans prendre en compte la particulière vulnérabilité de l’intéressé, le droit pénal turc, bien que réprimant les atteintes à l’intégrité physique de la personne telles que celles dénoncées en l’espèce, a eu pour conséquence en l’espèce de rendre inefficace l’arsenal juridique répressif destiné à protéger les individus contre des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Aussi la Cour conclut-elle que le droit interne n’a pas assuré au requérant une protection effective et suffisante contre les atteintes à son intégrité physique.

74. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, pour autant qu’elle concerne les violences physiques subies par le requérant (paragraphe 42 ci-dessus), et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sur ce point.

b) Sur le comportement des autorités pénitentiaires

75. La Cour doit établir si, dans les circonstances de l’espèce, les autorités auraient dû savoir que le requérant risquait d’être soumis à des mauvais traitements de la part des autres détenus et, dans l’affirmative, si elles ont pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient permis d’éviter un tel risque (Pantea, précité, § 190, et Premininy, précité, § 84).

76. La Cour observe que le requérant a été incarcéré dans une prison pour mineurs, qu’il a passé sa première nuit dans une « cellule d’observation » et qu’il a ensuite été placé dans le dortoir C-12 sur décision du conseil d’administration et d’observation de la prison, composé notamment d’un psychologue et d’un enseignant. Elle observe aussi que, pour ce faire, ce conseil a tenu compte de plusieurs critères (paragraphe 17 ci‑dessus) et que les autorités pénitentiaires se sont donc efforcées de trouver la solution la plus adaptée à la situation du requérant. Il n’est pas établi, ni du reste allégué, que, au moment de décider de placer ce dernier dans le dortoir en question, l’administration pénitentiaire n’ait pas dûment examiné les spécificités de la situation personnelle de l’intéressé.

77. Par ailleurs, la Cour note que le requérant était accusé d’abus sexuel et que, dès lors, il appartenait à une catégorie de prisonniers qui étaient susceptibles d’être exposés à la violence des autres détenus (voir M.C. c. Pologne, précité, § 90, ainsi que le 11e rapport général d’activités du CPT). Précisément, tenant compte de cette circonstance, l’administration pénitentiaire a décidé le placement du requérant dans un dortoir accueillant uniquement les mineurs détenus pour des infractions à caractère sexuel (voir, sur ce point, les conclusions du CPT dans le rapport susmentionné).

78. En outre, la Cour relève qu’il n’est pas non plus allégué que le requérant ait été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention entre son arrivée dans le dortoir, le 19 février 2010, et la survenance des faits dénoncés, les 27 et 31 mars 2010. Le requérant ne s’est en effet jamais plaint aux autorités pénitentiaires de la moindre agression ; ce n’est que le 3 avril 2010 que celles-ci ont été informées des violences subies par lui, après l’activation du bouton d’appel du dortoir. En outre, bien que le père du requérant ait indiqué dans le cadre du procès de M.B. que son fils était battu, il ne ressort aucunement du dossier qu’il en eût informé l’administration pénitentiaire.

79. Dans ces conditions, on ne saurait affirmer que les autorités auraient dû savoir que le requérant risquait d’être soumis, de la part des autres détenus, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Qui plus est, il convient de souligner que, dès que l’administration pénitentiaire a eu connaissance des agressions subies par l’intéressé, les gardiens sont intervenus pour placer ce dernier dans un autre dortoir, et ce afin d’empêcher une répétition des traitements dénoncés.

80. Aussi la Cour conclut-elle que les autorités n’ont pas failli à leur obligation positive de protéger l’intégrité physique du requérant dans le cadre de leur devoir consistant à surveiller les personnes privées de liberté et à empêcher qu’il ne soit porté atteinte à leur intégrité physique.

81. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

82. Invoquant l’article 5 §§ 1, 3, 4 et 5 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été injustement placé en détention provisoire et d’avoir subi une longue période de détention provisoire. Il reproche également à la cour d’assises d’avoir prononcé sa condamnation sans l’assortir de sa mise en liberté.

La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 §§ 1 a) et c) et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur l’article 5 § 1 a) et c) de la Convention

83. Pour autant que le requérant se plaint d’avoir été maintenu en détention après sa condamnation par la cour d’assises pour mineurs le 10 mai 2010, la Cour note que la privation de liberté subie par l’intéressé après cette date relève de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Elle constate que le requérant a été condamné à cinq ans et dix mois d’emprisonnement et qu’il a donc été régulièrement détenu après sa condamnation par un tribunal compétent, au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Aussi le requérant ne saurait-il reprocher à la cour d’assises d’avoir prononcé sa condamnation sans l’assortir de sa mise en liberté. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

84. Pour autant que le requérant se plaint d’avoir été injustement mis en détention provisoire, la Cour note que le placement en détention en cause est intervenu le 18 février 2010. Il ne ressort aucunement du dossier que l’intéressé a contesté cette décision de placement en détention ou formé une demande d’élargissement par la suite. Le requérant n’a pas non plus allégué que les recours disponibles en droit interne pour contester son placement en détention étaient inefficaces. Par conséquent, le requérant, qui n’a pas formé de recours contre la décision litigieuse – lequel recours aurait permis de suspendre le cours du délai de saisine de la Cour –, se devait d’introduire sa requête dans les six mois suivant ladite décision. Or, la présente requête ayant été introduite le 21 septembre 2010, la formulation de ce grief est tardive (voir, en ce sens, Dilek Aslan c. Turquie, no 34364/08, § 82, 20 octobre 2015). Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

B. Sur l’article 5 § 3 de la Convention

85. Le Gouvernement affirme d’abord que le requérant ne se plaint pas expressément de la durée de la détention provisoire subie par lui. Il allègue que l’intéressé a simplement cité l’article 5 § 3 de la Convention, et ce, à ses dires, sans fournir la moindre explication, et il estime que la seule référence à cette disposition ne peut pas être assimilée à la présentation d’un grief.

86. Le Gouvernement excipe ensuite du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant disposait de la faculté de demander une indemnisation sur la base de l’article 141 § 1 d) du CPP et qu’il ne s’en est pas prévalu. Il affirme que l’intéressé dispose encore de cette faculté et qu’il peut toujours introduire une demande d’indemnisation sans attendre l’issue de son procès. Il renvoie à cet égard aux décisions Demir ((déc.), no 51770/07, 16 octobre 2012), et Balca c. Turquie (no 41843/07, 22 janvier 2013) et s’appuie sur des arrêts rendus par la Cour de cassation en 2012. Le Gouvernement mentionne également un autre arrêt de la Cour de cassation, en date du 1er novembre 2012, qui reprendrait ce même principe dans le cadre d’une demande d’indemnisation pour défaut de comparution devant la juridiction compétente dans un délai raisonnable. Enfin, il présente un arrêt du 3 janvier 2013 de la Cour de cassation (E. 2012/24083 – K. 2013/1) relatif à une demande d’indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 f) du CPP pour détention d’une durée supérieure à celle de la condamnation.

87. Le requérant se plaignant d’avoir subi une longue période de détention provisoire, la Cour estime qu’il existe bien un grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention.

88. S’agissant de l’exception soulevée devant elle, la Cour note d’abord que l’arrêt de la Cour de cassation daté de 2013 sur lequel s’appuie le Gouvernement concerne l’indemnisation en cas de détention d’une durée supérieure à celle de la condamnation, régie par l’article 141 § 1 f) du CPP. Aussi cette décision n’est-elle pas pertinente pour l’examen de la présente affaire.

89. Quant aux arrêts de la Cour de cassation de 2012, la Cour observe qu’ils concernent des demandes d’indemnisation pour défaut de présentation à un juge dans les plus brefs délais après l’arrestation. Elle rappelle avoir déjà examiné ces arrêts dans le cadre de l’affaire Murat Özdemir c. Turquie (no 60225/11, §§ 27-33, 15 avril 2014) et avoir rejeté l’exception du gouvernement défendeur fondée sur ceux-ci.

90. La Cour réaffirme que l’obtention d’une indemnité constitue effectivement une réparation adéquate dès lors que la détention litigieuse a pris fin. En l’occurrence, la détention du requérant ayant pris fin avec sa mise en liberté le 6 mai 2011, la question à trancher est celle de savoir si le recours indiqué par le Gouvernement pouvait permettre à l’intéressé d’obtenir une indemnisation. À cet égard, la Cour note que l’article 141 § 1 d) du CPP prévoit pour un détenu n’ayant pas obtenu un jugement dans un délai raisonnable la possibilité de demander une indemnisation. Ce recours peut conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de la mesure contestée et, d’autre part, à la réparation des préjudices subis par le requérant. Elle observe toutefois que l’exercice du recours en question requiert, d’après le texte du CPP, une décision définitive sur le fond de l’affaire (paragraphe 34 ci-dessus). Or, en l’espèce, la procédure semble toujours pendante devant les juridictions internes. Ce point distingue la présente cause des affaires Demir (décision précitée) et Balca (précité), mentionnées par le Gouvernement.

91. S’agissant de l’affirmation selon laquelle la Cour de cassation n’exige pas que la procédure se soit achevée dans pareil cas, la Cour considère qu’elle n’est pas étayée par les décisions de justice présentées par le Gouvernement pour la soutenir. En effet, rien n’indique que le caractère excessif d’une détention entre dans les « circonstances » dont la haute juridiction fait mention dans ses arrêts de 2012 relatifs à des demandes d’indemnisation pour défaut de comparution devant un juge dans les plus brefs délais après l’arrestation, fournis par le Gouvernement. Les décisions de justice présentées par ce dernier ne démontrent pas l’accessibilité du recours en indemnisation dans le cas où, comme en l’espèce, il n’existe pas encore de jugement définitif sur le fond de l’affaire (Murat Özdemir, précité, §§ 32-33).

92. La Cour note néanmoins que, par deux arrêts récents de 2015, la Cour de cassation a développé sa jurisprudence relative à l’application des articles 141 et suivants du CPP et a étendu le principe posé par elle en 2012 aux demandes d’indemnisation pour durée excessive de la détention provisoire subie dans le cadre d’une affaire encore pendante (paragraphe 36 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raison de douter que cette approche sera suivie dans les arrêts rendus ultérieurement par la Cour de cassation. Il convient donc de considérer que, à partir de juin 2015, le recours en indemnisation fondé sur l’article 141 § 1 d) du CPP pour détention provisoire excessive est devenu accessible avant la décision définitive sur le fond de l’affaire.

93. La Cour note que la présente requête a été introduite le 21 septembre 2010, soit bien avant cette évolution jurisprudentielle. À cette date, le requérant ne disposait pas en droit turc d’un recours effectif pour obtenir réparation du préjudice subi par lui puisque l’accessibilité du recours en indemnisation avant l’issue définitive du procès n’était pas établie. À cet égard, la Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Elle s’est ainsi écartée de cette règle générale dans plusieurs affaires concernant en particulier des requêtes répétitives (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002‑VIII, Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00, 60237/00, 60242/00, 60679/00, 60680/00, 68563/01 et 60226/00, CEDH 2002‑IX, Tadeusz Michalak c. Pologne (déc.), no 24549/03, 1er mars 2005, Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, et Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012). Elle en a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, 12 janvier 2006, Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013, Demiroğlu et autres c. Turquie (déc.), no 56125/10, 4 juin 2013, Yıldız et Yanak c. Turquie (déc.), no 44013/07, 27 mai 2014, et plus précisément, concernant des voies de recours internes qui avaient pour objet la durée excessive de détention provisoire, Demir (décision précitée) et Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, 1er juillet 2014). Comme dans ces affaires, le Cour estime qu’en l’espèce il convient de déroger au principe général selon lequel la condition de l’épuisement doit être appréciée au moment de l’introduction de la requête.

94. En effet, rappelant ici son rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme, la Cour estime que le requérant a maintenant à sa disposition une norme légale qui lui permettrait de donner aux juridictions internes l’occasion de remédier au niveau national à la prétendue violation de l’article 5 § 3 de la Convention. Rien n’indique que le contrôle qui sera exercé par les juridictions internes à cette occasion sera limité d’une quelconque manière, pour pouvoir douter d’emblée de l’efficacité d’un tel recours et affirmer qu’un tel recours serait de toute évidence voué à l’échec. De surcroît, la Cour note que l’article 141 § 1 d) du CPP est une nouvelle disposition légale adoptée dans l’objectif spécifique de créer un recours susceptible de porter remède à ce type de grief et que le récent développement jurisprudentiel vise à rendre ce recours accessible avant l’issue de la procédure pénale. Il y a donc intérêt à saisir les juridictions nationales pour de leur permettre de faire application de cette disposition et de la nouvelle jurisprudence (Demir (décision précitée) et les références qui y figurent).

95. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant est tenu de saisir les juridictions internes d’une demande d’indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 d) du CPP. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

96. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

97. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

98. Le Gouvernement conteste ce montant.

99. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR au titre du préjudice moral subi par lui.

B. Frais et dépens

100. Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens engagés devant la Cour. Il s’en remet à la sagesse de la Cour pour la détermination du montant.

101. Le Gouvernement conteste cette prétention ; il expose que le requérant ne fournit pas de justificatif à l’appui de sa demande et que celle‑ci n’est pas chiffrée.

102. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

Compte tenu de l’absence de documents pertinents et des critères dégagés par sa jurisprudence, la Cour rejette la demande présentée à ce titre.

C. Intérêts moratoires

103. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception du Gouvernement, pour autant qu’elle concerne les violences physiques subies par le requérant, et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention, pour autant qu’ils concernent les violences physiques subies par le requérant et l’obligation positive de l’État de mettre en place un cadre législatif permettant de mettre les individus à l’abri de telles violences, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente


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