La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

05/07/2016 | CEDH | N°001-164452

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALİ OSMAN ÖZMEN c. TURQUIE, 2016, 001-164452


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ OSMAN ÖZMEN c. TURQUIE

(Requête no 42969/04)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

05/10/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ali Osman Özmen c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković, >Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ OSMAN ÖZMEN c. TURQUIE

(Requête no 42969/04)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

05/10/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ali Osman Özmen c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42969/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ali Osman Özmen (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 décembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me U. Alacakaptan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 5 de la Convention.

4. Le 5 septembre 2006, les griefs concernant l’article 5 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1942 et réside à Ankara.

6. Il est le président directeur général de Ali Osman Özmen İnşaat A.Ş., une société anonyme de construction et de travaux publics. À l’époque des faits, celle-ci réalisait un complexe immobilier (350 000 m2 de surface habitable et 150 000 m2 de travaux divers) pour le commandement des forces spéciales, dans le cadre d’un contrat signé avec le ministère de la Défense.

7. Le 29 avril 2004, le requérant fut entendu par le procureur militaire près la présidence de l’état-major (« le procureur militaire ») au sujet des chefs d’inculpation suivants : corruption, fraude dans les opérations d’appels d’offres publics, obtention frauduleuse de versements en violation du plafond contractuel, incitation répétée à l’abus de pouvoir dans l’exercice de fonctions publiques, faux, usage de faux et escroquerie.

8. Le 30 avril 2004, le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara (« le tribunal militaire ») ordonna, à la demande du procureur militaire, la détention provisoire du requérant sur le fondement de l’article 71, alinéas 1/A et B et 2/A, de la loi no 353 sur l’établissement et la procédure des tribunaux militaires. Le tribunal militaire fonda sa décision sur les motifs suivants :

– l’existence, d’après les éléments contenus dans le dossier d’instruction, de preuves plausibles (notamment lettres de dénonciation, dépositions des autres accusés, factures, CD et agendas personnels du requérant dans lesquels figuraient les montants des pots-de-vin) que le requérant avait commis une infraction ;

– le risque de fuite et la nature du crime reproché nécessitant une peine lourde.

Le tribunal militaire rejeta l’application des alinéas 1/C et D du même article au motif que le requérant n’était pas militaire. Le 7 mai 2004, le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major rejeta la demande d’opposition formée par le requérant le 6 mai 2004 et approuva la décision de placement en détention provisoire.

9. Les 26 mai, 4 juin, 2 juillet, 2 août, 1er septembre et 4 octobre 2004, le procureur militaire examina d’office la question du maintien de la détention provisoire du requérant et prolongea celle-ci.

10. Les 25 mai, 4 et 30 juin, 23 juillet, 27 août et 29 septembre 2004, le requérant présenta des demandes de mise en liberté devant le tribunal militaire, lesquelles furent rejetées les 3 juin, 2 juillet, 3 août, 1er septembre et 4 octobre 2004. Le 2 août 2004, il fit également une demande de cet ordre devant le même tribunal ; en raison de l’impossibilité de réunir les membres du tribunal militaire, le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major examina la demande et la rejeta. Pour statuer, les deux tribunaux se basèrent sur la gravité des chefs d’inculpation, sur l’avancée de l’enquête et la proportionnalité de la durée de la détention aux faits reprochés.

11. Le requérant forma plusieurs oppositions devant le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major et le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie les 7 mai, 8 juin, 5 juillet, 3 septembre et 5 octobre 2004. L’opposition du 11 août 2004 fut examinée par le tribunal militaire. Les trois tribunaux approuvèrent toutes les décisions de refus de mise en liberté les 7 mai, 10 juin, 6 juillet, 13 août, 6 septembre et 8 octobre 2004.

12. Dans ses demandes de mise en liberté et oppositions, le requérant dénonçait l’incompétence du tribunal militaire pour le juger dans la mesure où il n’était pas lui-même militaire. Par ailleurs, il soutenait que les conditions requises par les lois internes pour un placement en détention provisoire n’étaient pas réunies et que cette mesure n’était pas conforme aux dispositions de la Convention.

13. Par un acte d’accusation présenté le 3 décembre 2004, le procureur militaire intenta une action pénale à l’encontre de trente-neuf personnes, dont le requérant. Il demanda la condamnation du requérant en application des dispositions suivantes :

– articles 213/1, 80, 219/4 et 37 du code pénal et articles 16/2 et 251/1 de la loi no 353 par le renvoi de l’article 135 du code pénal militaire ;

– articles 240, 64 et 80 du code pénal par le renvoi de l’article 144 du code pénal militaire ;

– articles 64, 339/1, 80, 504/7, 522, 71 et 74 du code pénal ;

– article 143 du code pénal militaire.

14. Dans son acte d’accusation, le procureur militaire s’appuyait sur plusieurs preuves, telles que lettres de dénonciation, dépositions des autres accusés, factures, CD, agendas personnels du requérant et rapports d’expertises graphologiques.

15. Le 5 janvier 2005, le tribunal militaire se déclara incompétent ratione materiae au profit de la cour d’assises d’Ankara en ce qui concernait les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie, aux motifs que ceux-ci ne constituaient pas des délits militaires, qu’ils n’étaient pas liés à des délits de ce type et qu’ils n’avaient pas été commis contre des militaires. Il refusa par ailleurs la demande de mise en liberté du requérant en précisant que la compétence en la matière était désormais détenue par la cour d’assises.

16. Le 6 janvier 2005, le tribunal militaire décida la mise en liberté du requérant concernant uniquement le chef de fraude dans les opérations d’appels d’offres publics ; dans les faits, l’intéressé ne fut pas mis en liberté immédiatement. En ce qui concernait les chefs d’inculpation pour lesquels il s’était déclaré incompétent, le tribunal militaire répéta que c’était la cour d’assises qui était compétente. Le 12 janvier 2005, il rejeta la demande du requérant pour les mêmes motifs.

17. Le 24 janvier 2005, le tribunal militaire décida la mise en liberté du requérant. Dans les faits, celui-ci continua à être détenu pour la procédure devant la cour d’assises d’Ankara.

18. À une date non précisée, le procureur militaire forma un pourvoi devant la Cour de cassation militaire. Le requérant, quant à lui, forma une opposition contre la décision de maintien en détention pour la procédure devant la cour d’assises d’Ankara.

Le 18 février 2005, le procureur général près la Cour de cassation militaire rejeta le pourvoi du procureur militaire et l’opposition formée par le requérant.

19. Le 17 mars 2005, la 9e chambre de la cour d’assises d’Ankara rejeta la demande de mise en liberté présentée par le requérant, eu égard à la nature de l’infraction, à l’état des preuves et aux chefs d’inculpation définis dans la décision d’incompétence du tribunal militaire.

20. Le 18 mars 2005, la 10e chambre approuva cette décision.

21. Le 4 avril 2005, le parquet militaire rendit une décision de non-lieu concernant le chef d’inculpation de faux et d’usage de faux.

22. Le 14 avril 2005, le requérant fut mis en liberté.

23. Le 21 juin 2007, le tribunal militaire rendit son verdict à l’égard de vingt-six prévenus, dont le requérant. Celui-ci fut condamné à des peines de prison d’une durée totale de plus de quarante ans pour neuf chefs d’accusation, tels que corruption, incitation à la corruption, collusion visant à réceptionner des travaux ou marchandises non conformes aux contrats et incitation répétée à l’abus de pouvoir dans l’exercice de fonctions publiques. Il fut également condamné à payer au Trésor public un montant de 6 888 462 915 282 livres turques (soit 3 958 886 euros à l’époque des faits), assorti d’intérêts moratoires au taux légal, pour l’indemnisation des dommages causés.

24. Le requérant se pourvut en cassation. Il soutint notamment que le tribunal militaire n’avait pas compétence pour le juger en tant que civil pour les actes qui lui étaient reprochés.

25. Le 29 juillet 2008, la Cour de cassation militaire cassa le jugement.

26. Les parties n’ont pas informé la Cour de la suite des procédures menées devant les juridictions militaires pour les chefs d’accusation susmentionnés et devant la cour d’assises d’Ankara pour les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code pénal militaire

27. L’article 135 du code pénal militaire renvoie aux dispositions concernées du code pénal en cas de commission du délit de corruption par des personnes militaires.

28. L’article 143 de ce code prévoit une peine d’emprisonnement d’au moins trois ans pour les personnes qui réceptionnent ou font réceptionner des marchandises ou des travaux non conformes aux contrats. En cas de prévision d’une peine plus lourde par les lois pénales, celles-ci seront appliquées.

29. Selon l’article 144 du code, en cas de négligence de la personne à laquelle un ouvrage militaire est confié, les dispositions du code pénal prévoyant d’autres actes et d’autres peines seront également appliquées.

B. Le code pénal

30. L’article 213 prévoit une peine allant d’un à trois ans d’emprisonnement pour corruption active.

31. L’article 504 prévoit une peine allant de deux à cinq ans d’emprisonnement pour escroquerie aggravée.

C. Loi no 353 sur l’établissement et la procédure des tribunaux militaires

32. À l’époque des faits, l’article 9 de la loi no 353 sur l’établissement et la procédure des tribunaux militaires énonçait la règle générale pour la compétence des tribunaux militaires. Il était rédigé comme suit :

« À moins que la loi n’en dispose autrement, les tribunaux militaires sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions à caractère militaire commises par des militaires ou contre des militaires, ou commises soit dans des locaux militaires, soit dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent. »

33. Les termes « dans des locaux militaires » ont été annulés par la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, dans une décision du 15 mars 2012. La Cour constitutionnelle a noté que l’article 145 de la Constitution avait été modifié le 7 mai 2010 par l’article 15 de la loi no 5982, que les termes « dans des locaux militaires » n’y figuraient plus et que, par conséquent, l’article 9 de la loi no 353 était contraire à l’article 145 de la Constitution.

Avant la modification du 7 mai 2010, l’article 145 de la Constitution était rédigé comme suit :

« La justice militaire est assurée par les tribunaux militaires et les tribunaux de discipline militaire. Ces tribunaux sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions à caractère militaire commises par des militaires ou contre des militaires, ou commises soit dans des locaux militaires soit dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent.

Les tribunaux militaires sont également chargés de connaître des infractions, commises par des personnes civiles, qui sont des infractions militaires énoncées par une loi particulière ou qui ont été commises contre des militaires, soit pendant l’accomplissement de fonctions énumérées par la loi soit dans des locaux militaires également précisés par la loi.

La loi détermine la compétence en temps de guerre ou d’état de siège des tribunaux militaires quant aux infractions et aux personnes ; elle réglemente leur création et le détachement éventuel de juges et de procureurs civils auprès de ces tribunaux durant ces périodes.

Eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la loi réglemente la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions liées au statut des juges militaires, les relations des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dans le ressort duquel se trouve le tribunal où ils exercent, l’indépendance des tribunaux et les garanties dont bénéficient les juges. »

34. À l’époque des faits, l’article 12 de la loi no 353, intitulé « infractions mixtes », prévoyait une exception à la règle générale concernant la compétence des tribunaux militaires. Il était rédigé dans les termes suivants :

« Lorsque l’infraction commise est prévue par le code militaire, et qu’elle a été commise conjointement par des personnes soumises à la compétence des tribunaux judiciaires et des personnes soumises à la compétence des tribunaux militaires, tous les accusés sont jugés devant le tribunal militaire ; lorsque l’infraction commise n’est pas prévue par le code militaire, la compétence revient aux tribunaux judiciaires. »

35. Par une décision du 20 septembre 2012, la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, a supprimé, dans un premier temps, les termes « lorsque l’infraction commise est prévue par le code militaire » et « tous les accusés sont jugés devant le tribunal militaire ». Constatant que le restant de l’article 12 ne pourrait plus être appliqué, elle a finalement décidé de l’annuler entièrement. Dans ses attendus, la Cour constitutionnelle, se référant au rapport explicatif sur l’article 145 de la Constitution modifié le 7 mai 2010 par l’article 15 de la loi no 5982, a noté que l’article précédent était critiqué dans les documents internationaux au motif que le champ de compétence de la juridiction militaire était très large et qu’il avait été réaménagé à la lumière des critères de l’état démocratique de droit. Elle a également noté que, par la nouvelle disposition, le champ de compétence des juridictions militaires pour les infractions militaires était limité, comme dans les pays développés, aux infractions commises par les militaires dans le cadre de leur mission, et que la Constitution garantissait, hormis en temps de guerre, aux personnes non militaires de ne pas être jugées par les tribunaux militaires.

36. Selon l’article 16/2 de la loi no 353, les procureurs militaires sont tenus d’évaluer la perte concernant le Trésor public, de faire apparaître cette évaluation dans l’acte d’accusation, de diligenter une enquête et d’entamer une procédure devant les tribunaux militaires.

37. L’article 251/1 de la loi no 353 prévoit la déduction de la période de détention provisoire de la peine d’emprisonnement définitive.

38. Les alinéas 1/A et B et 2/A de l’article 71 de la loi no 353 énumèrent les situations nécessitant le placement en détention provisoire. Les alinéas 1/C et D concernent les militaires.

39. Selon l’article 75 de cette même loi, le procureur militaire doit examiner d’office, tous les trente jours au moins à compter de la date du placement en détention, s’il est nécessaire de prolonger la détention provisoire. Dans l’affirmative, il doit informer l’accusé de la date de l’examen suivant.

À la date prévue pour l’examen, l’accusé peut également demander que la question du maintien de la détention soit examinée. Dans ce cas, le procureur militaire doit transmettre la demande à la juridiction compétente en y joignant son avis écrit. Le commandant de détachement, le supérieur de l’institution militaire, le procureur militaire et l’accusé peuvent formuler une opposition devant le tribunal militaire le plus proche, dans un délai de trois jours. La décision rendue sur cette opposition est définitive.

D. L’indépendance des juges et procureurs militaires

40. La justice militaire se compose de juges et de procureurs. Tout magistrat a vocation à être nommé au cours de sa carrière à des fonctions tant du siège que du parquet. Les termes « juge militaire » (askeri hâkim) utilisés dans les dispositions normatives relatives au statut de la magistrature couvrent en principe aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet.

1. La Constitution

41. Les dispositions de la Constitution pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

Article 9

« Le pouvoir judiciaire est exercé au nom de la nation turque par des tribunaux indépendants. »

Article 19

« Toute personne a droit à la liberté et à la sécurité.

Nul ne peut être privé de sa liberté sauf dans les cas suivants et selon les formes et dans les conditions définies par la loi (...)

Les personnes placées en détention ont le droit de demander à être jugées dans un délai raisonnable et à être mises en liberté pendant le cours de l’enquête ou des poursuites. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie en vue d’assurer la comparution de l’intéressé à l’audience pendant tout le cours du procès ou l’exécution de la condamnation.

Toute personne privée de sa liberté pour quelque motif que ce soit a le droit d’introduire un recours devant une autorité judiciaire compétente afin qu’elle statue à bref délai sur son sort et ordonne sa libération immédiate si elle constate que la privation [de liberté] est illégale.

Le préjudice subi par toute personne victime d’un traitement contraire aux dispositions ci-dessus doit être réparé par l’État. »

Article 138

« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Aucun organe, aucune autorité, aucune instance ni aucun individu ne peut donner des ordres ou des instructions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel, ni leur adresser des circulaires ou leur faire des recommandations ou des suggestions. »

Article 139

« Les juges et procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits (...), pas même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste. »

Article 145
(tel qu’amendé par l’article 15 de la loi no 5982 du 7 mai 2010)

« La justice militaire est assurée par les tribunaux militaires et les tribunaux de discipline militaire. Ces tribunaux sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions à caractère militaire commises par des militaires ou contre des militaires, ou commises dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent.

Sauf en cas de guerre, les personnes non militaires ne peuvent pas être jugées par les tribunaux militaires.

(...)

Eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la loi réglemente la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions liées au statut des juges militaires, les relations des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dans le ressort duquel se trouve le tribunal où ils exercent, l’indépendance des tribunaux et les garanties dont bénéficient les juges. »

2. Les règles législatives pertinentes

42. La loi no 357 relative aux « juges militaires » pose le principe de l’indépendance de la magistrature et reprend les termes des articles 138 et 139 de la Constitution.

43. L’article 16 de la loi no 357 dispose que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République (« décret tripartite »). Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu.

44. L’article 232 du CP en vigueur à l’époque des faits incriminait la tentative d’influencer, de donner des ordres ou d’exercer des pressions sur les juges. La peine prévue allait, selon les circonstances, de six mois à cinq ans d’emprisonnement. Lorsque l’auteur de l’infraction était un fonctionnaire, la peine devait être assortie d’une interdiction d’exercer toute fonction publique.

45. La même incrimination a été reprise par l’article 277 du nouveau code pénal qui érige en infraction « la tentative d’influencer les personnes exerçant une fonction judiciaire ».

3. La composition des tribunaux militaires

46. L’article 2 de la loi no 353 relative aux tribunaux militaires, tel qu’applicable à l’époque des faits, se lisait ainsi :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de deux magistrats militaires et d’un officier (subay üye). »

47. Les termes « et d’un officier » ont été supprimés par la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, dans une décision du 7 mai 2009 publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009. La Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux juges militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a jugé incompatible avec l’article 9 de la Constitution le fait qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire.

48. À la suite de cet arrêt, la législation a été modifiée. L’article 2 de la loi no 353 se lit désormais comme suit :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de trois magistrats militaires. »

4. L’appréciation des juges et procureurs militaires

49. Selon l’article 12 de la loi no 357 relative aux « juges militaires », tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et la prise d’échelon des « juges militaires » (aussi bien du siège que du parquet) étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, et notamment de la « fiche d’appréciation professionnelle » (mesleki sicil belgesi) et de la « fiche d’appréciation officier » (subay sicil belgesi).

50. Cette disposition prévoyait que, relativement à « la fiche d’appréciation d’officier », les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal.

51. Elle énonçait également que les juges expérimentés étaient les appréciateurs directs des juges qui travaillaient avec eux et que les procureurs étaient les appréciateurs directs de leurs adjoints et substituts.

52. Les compétences qui devaient faire l’objet de la « fiche d’appréciation officier » étaient décrites comme suit :

« 1. L’apparence générale, la situation sociale et la capacité à représenter l’institution ;

2. la conformité aux principes de justice et d’équité ;

3. la conformité et la soumission aux règles de la discipline militaire ;

4. les connaissances professionnelles, les connaissances militaires de base et la culture générale ;

5. l’esprit d’équipe et la capacité à former, à expliquer et à convaincre ;

6. la vitalité, la résistance, la volonté et la persévérance ;

7. les facultés intellectuelles et la capacité à juger et décider ;

8. la capacité à planifier, exécuter, suivre et surveiller les tâches ;

9. la liberté et la créativité ;

10. la capacité à diriger et le leadership. »

53. Par un arrêt du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a jugé contraire au principe de l’indépendance des tribunaux (mahkemelerin bağımsızlığı) une partie de ce dispositif et elle a annulé les dispositions de l’article 12 de la loi no 357 concernant la « fiche d’appréciation officier ».

54. La Cour constitutionnelle avait été saisie par voie d’exception d’inconstitutionnalité par la Haute Cour administrative militaire, dans le cadre de trois recours introduits par des magistrats militaires qui contestaient leur appréciation d’officier et en demandaient l’annulation. Les intéressés considéraient que même la simple éventualité qu’un haut gradé pût être tenté d’exercer une influence indue sur les magistrats par le biais de « la fiche d’appréciation officier » portait atteinte à l’apparence d’indépendance que la justice se devait de présenter.

55. La Cour constitutionnelle a relevé que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements. Elle a constaté que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des appréhensions quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution.

56. Partant, selon la haute juridiction, ce dispositif était contraire à la Constitution et devait être annulé pour autant qu’il concernait les magistrats du siège. La Cour constitutionnelle a en effet estimé qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur la conformité à la Constitution du système d’appréciation des procureurs, étant donné que la réponse à cette question n’était pas utile à la résolution des affaires dont la Haute Cour administrative militaire se trouvait saisie.

57. L’arrêt a été publié au Journal officiel le 8 janvier 2010 et a produit ses effets le même jour.

58. Le 22 avril 2012, l’article 12 de la loi no 357 a été modifié de façon à mettre l’appréciation des procureurs militaires en conformité avec la Constitution.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1, 3 et 4 DE LA CONVENTION

59. Le requérant se plaint d’avoir été placé en détention provisoire par un tribunal militaire en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les actes reprochés. Il soutient que les tribunaux militaires n’étaient pas compétents pour trancher la question du placement et du maintien en détention provisoire de personnes civiles et que, par conséquent, ils n’avaient pas l’indépendance et l’impartialité requises pour ce faire. Il se plaint également de la durée de sa détention et met en cause la compétence du tribunal militaire pour exercer un contrôle sur la régularité de celle-ci. Il invoque l’article 5 de la Convention. La Cour décide d’examiner les griefs sous l’angle de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, cette disposition est libellée comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. (...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

60. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable au motif que, selon lui, le requérant n’a pas introduit sa requête dans un délai de six mois à compter du 7 mai 2004, date à laquelle le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major a rejeté sa demande d’opposition contre la décision du tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara de le maintenir en détention provisoire. Il indique que c’est la date de cette décision qui constitue le dies a quo, les décisions suivantes ayant été, selon lui, prises soit d’office soit à la demande du requérant. Il considère qu’il doit en aller de même pour la partie de la requête mettant en cause l’effectivité des voies de recours internes en ce qui concerne le contrôle du maintien en détention provisoire. Aussi, pour le Gouvernement, la requête, qui aurait été introduite le 6 décembre 2004, doit-elle être rejetée.

La Cour constate que, même si la décision rendue quant à l’objection en question a été prise le 7 mai 2004, les tribunaux militaires ont continué à se prononcer sur la question de la détention provisoire du requérant jusqu’au 12 janvier 2005. Elle note que l’intéressé met en cause la compétence de ces tribunaux non seulement pour les décisions des 30 avril et 7 mai 2004, mais encore pour toutes les décisions prises à cet égard. Les décisions des tribunaux militaires ultérieures au 7 mai 2004 constituant des faits continus relativement à la mise en détention provisoire du requérant, la Cour estime que la requête a été introduite dans le délai requis de six mois.

Au vu de ce qui précède, elle rejette l’exception du Gouvernement.

61. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention

62. Le requérant allègue qu’il a été placé en détention en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions en question.

63. La Cour rappelle que l’arrestation et la détention couvertes par l’article 5 § 1 c) doivent, entre autres, reposer sur des raisons plausibles de soupçonner la personne concernée d’avoir commis une infraction. La « plausibilité des soupçons » constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) contre les privations de liberté arbitraires. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur neutre et objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182). Cependant, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans une phase suivante de la procédure pénale (voir, parmi d’autres, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 77, 27 janvier 2015).

64. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été entendu le 29 avril 2004 par le procureur militaire près la présidence de l’état-major au sujet des chefs d’inculpation de corruption, de fraude dans les opérations d’appels d’offres publics, d’obtention frauduleuse de versements en violation du plafond contractuel, d’incitation répétée à l’abus de pouvoir dans l’exercice de fonctions publiques, de faux, usage de faux et escroquerie, et qu’il a été placé en détention provisoire le 30 avril 2004 par le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara. Le tribunal militaire qui a décidé le placement en détention provisoire a constaté qu’il existait, d’après les éléments contenus dans le dossier d’instruction, des preuves plausibles – notamment lettres de dénonciation, dépositions des autres accusés, factures, CD, agendas personnels du requérant dans lesquels figuraient les montants des pots-de-vin – que le requérant avait commis des infractions. Les tribunaux militaires et la cour d’assises qui ont ensuite examiné les demandes de mise en liberté du requérant ont confirmé l’existence de ces preuves (paragraphes 7-19 ci-dessus). La Cour considère que ces données factuelles s’analysaient en éléments de preuve propres à persuader un observateur neutre et objectif, au stade de l’instruction préliminaire de l’affaire, que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 63, série A no 300‑A).

65. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.

2. Griefs tirés de l’article 5 § 3 de la Convention

66. Le requérant déplore que son placement en détention provisoire ait été décidé par des tribunaux militaires. Il soutient que ceux-ci ne sont pas compétents pour décider du placement et du maintien en détention des personnes civiles et que, par conséquent, ils n’ont pas l’indépendance et l’impartialité requises.

Il se plaint également de la durée de sa détention provisoire.

67. En se référant aux dispositions constitutionnelles et législatives nationales en matière de compétence des tribunaux militaires et à la jurisprudence de la Cour dans les affaires Önen c. Turquie ((déc.), no 32860/96, 10 février 2004) et Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, CEDH 2006‑VI (extraits)), le Gouvernement indique les conditions dans lesquelles des personnes civiles peuvent être jugées par ces tribunaux. Il ajoute que le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara est un « tribunal établi par la loi », et que sa composition, son statut et ses compétences sont prévus par la Constitution et par les dispositions législatives.

Se référant à l’arrêt Ergin (no 6) (précité, §§ 47-49), il précise que le pouvoir de la justice pénale militaire doit s’étendre aux civils uniquement lorsqu’il existe des raisons impérieuses justifiant une telle situation – et ce sous réserve d’une base légale claire et prévisible –, que se contenter d’une telle attribution in abstracto pourrait placer les civils concernés dans une position sensiblement différente de celle des citoyens jugés par des juridictions ordinaires, et que les situations dans lesquelles un tribunal militaire exerce une juridiction relativement à un civil pour des actes dirigés contre les forces armées peuvent susciter des doutes raisonnables quant à l’impartialité objective d’un tel tribunal.

Il ajoute qu’il peut toutefois exister des situations mixtes, par exemple une « complicité entre un militaire et un civil dans la commission d’une infraction réprimée par le code pénal général ou le code pénal militaire » (Ergin (no 6), précité, § 21), cas dans lesquels les juridictions militaires auraient compétence pour juger des personnes civiles.

Il indique qu’en l’espèce le requérant est accusé d’avoir commis des infractions qui sont classées parmi les infractions « militaires ». Cependant, selon lui, la raison pour laquelle le requérant a été jugé par le tribunal militaire n’est pas le classement concerné, mais la commission, conjointement avec des militaires, des infractions en question prévues par le code militaire. Le Gouvernement précise que, dans un tel cas de figure, trois conditions sont réunies pour que le requérant soit jugé par un tribunal militaire : l’infraction militaire, la commission de pareille infraction conjointement avec des militaires et la commission d’une infraction prévue par le code militaire. Il ajoute que, si l’une de ces conditions avait fait défaut, le requérant n’aurait pas pu être jugé par un tribunal militaire.

Le Gouvernement indique en outre que, dès lors que le tribunal militaire avait compétence pour juger le requérant, il avait a priori également compétence pour ordonner son placement en détention provisoire.

Il estime par ailleurs que, eu égard au grand nombre de coaccusés, il était crucial de mener d’amples investigations.

Enfin, il est d’avis que le placement du requérant en détention provisoire par un tribunal militaire avant le procès n’a pas méconnu les dispositions de la Convention et qu’il n’annihile pas la distance qui doit exister entre le tribunal et les parties à la procédure pénale.

68. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 76, CEDH 2010). Le contrôle judiciaire constitue un élément essentiel de la garantie offerte par l’article 5 § 3, qui a pour but de réduire autant que possible le risque d’arbitraire et d’assurer la prééminence du droit, l’un des « principes fondamentaux » d’une « société démocratique », auquel « se réfère expressément le préambule de la Convention ». Il appartient aux autorités nationales de développer des formes de contrôle juridictionnel adaptées aux circonstances mais respectueuses de la Convention (Bülbül c. Turquie, no 47297/99, § 21, 22 mai 2007, et Estrikh c. Lettonie, no 73819/01, § 115, 18 janvier 2007).

69. La Cour rappelle également que l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la détention, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée tant du point de vue de la procédure que du fond et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et, enfin, l’importance de la rapidité ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis en vertu de l’article 5 §§ 3 et 4 (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006‑X et Medvedyev et autres, précité, § 117).

70. Suivant les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, le contrôle judiciaire des atteintes portées par l’exécutif au droit à la liberté d’un individu constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5 § 3 (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 76, Recueil 1996‑VI). Pour qu’un « magistrat » puisse passer pour exercer des « fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, il doit remplir certaines conditions représentant, pour la personne détenue, des garanties contre l’arbitraire ou la privation injustifiée de liberté (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 236, CEDH 2003‑VI (extraits), et Schiesser c. Suisse, 4 décembre 1979, § 31, série A no 34). Ainsi, le « magistrat » doit être indépendant de l’exécutif et des parties (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 146, Recueil 1998‑VIII, et Schiesser, précité, § 31).

71. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a d’ores et déjà examiné, à plusieurs reprises, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, des affaires turques dans lesquelles l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires étaient mises en cause soit en raison de la présence en leur sein d’officiers militaires soit en raison de leur incompétence alléguée pour juger des personnes civiles.

Elle s’est également prononcée, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, sur la compétence d’un juge militaire pour décider du placement en détention provisoire d’une personne civile.

Par ailleurs, elle note que, depuis l’introduction de la présente espèce, des changements législatifs et jurisprudentiels sont intervenus au niveau national.

72. Dans l’arrêt Ergin (no 6) (précité – voir, pour les affaires qui y sont citées, §§ 40, 43 et 51) notamment, la Cour a estimé compréhensible que le requérant, un civil qui répondait devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions relatives à la propagande contre le service militaire, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure. De ce fait, selon la Cour, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le tribunal de l’état-major se laissât indûment guider par des considérations partiales. La Cour a conclu que l’on pouvait considérer comme objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction.

73. Ensuite, dans l’arrêt Bülbül (précité, §§ 23-24), la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention au motif que le juge militaire qui avait ordonné le placement du requérant en détention provisoire ne pouvait pas être considéré comme indépendant de l’exécutif.

74. Plus récemment, dans son arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, 3 juillet 2012), elle a modifié sa jurisprudence concernant l’indépendance et l’impartialité du tribunal pénal militaire.

Dans cette affaire, elle a fondé son raisonnement sur la décision que la Cour constitutionnelle avait rendue le 7 mai 2009 (paragraphe 56 ci-dessus) et dans laquelle celle-ci avait jugé que les tribunaux pénaux militaires ne pouvaient pas être considérés comme indépendants et impartiaux en raison de la présence en leur sein d’officiers militaires nommés au cas par cas par leurs supérieurs hiérarchiques.

À la lumière de cette nouvelle jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la Cour a estimé, dans son arrêt Gürkan (précité), que la composition des juridictions pénales militaires ne pouvait pas être considérée comme répondant aux normes de la Convention en raison de la présence d’officiers militaires. Par conséquent, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

75. En ce qui concerne l’évolution de la situation au niveau national, la Cour note que, dans un premier temps, les 7 mai et 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a rendu deux arrêts concernant, l’un, la composition des tribunaux militaires, et l’autre l’appréciation des juges et procureurs militaires (paragraphes 47-58 ci-dessus).

76. Ensuite, l’article 145 de la Constitution a été modifié (paragraphes 33 et 35 ci-dessus). La nouvelle version de cet article ne reconnaît plus aux tribunaux militaires la compétence pour juger les personnes civiles en temps de paix.

À la suite de cette modification, la Cour constitutionnelle a annulé les dispositions de la loi no 353 sur lesquelles cette compétence était fondée.

77. Par ailleurs, par une décision du 15 mars 2012, la Cour constitutionnelle a annulé les termes « dans des locaux militaires » contenus à l’article 9 de cette loi (paragraphe 33 ci-dessus).

De même, par une décision du 20 septembre 2012, elle a annulé l’article 12 de la loi no 353 qui permettait notamment aux tribunaux militaires de juger les personnes civiles dans les cas où les infractions étaient commises conjointement par des personnes militaires et des personnes civiles.

78. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été placé en détention provisoire le 30 avril 2004 par le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara et qu’il a été mis en liberté par la cour d’assises d’Ankara le 14 avril 2005.

Elle note par ailleurs que le tribunal militaire lui-même a constaté son incompétence partielle dans la mesure où, le 5 janvier 2005, il s’est déclaré incompétent ratione materiae au profit de la cour d’assises d’Ankara en ce qui concernait les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie, aux motifs que ceux-ci ne constituaient pas des délits militaires, qu’ils n’étaient pas liés à des délits de ce type et qu’ils n’avaient pas été commis contre des militaires.

79. À la lumière de sa jurisprudence (Ergin (no 6), précité, §§ 45-59, Gürkan, précité, §§ 18-20, et Bülbül, précité, §§ 21-23) et des décisions au niveau national (paragraphes 47-58 ci-dessus) en matière de compétence des tribunaux militaires pour juger les personnes civiles, la Cour rappelle qu’une telle limitation de compétence doit être appliquée en matière de placement des personnes civiles en détention provisoire au regard de l’article 5 § 3 de la Convention.

80. Le fait que le placement en détention provisoire du requérant, une personne civile, a été décidé par un tribunal militaire, constitué entièrement de juges et d’officiers militaires, pour des infractions commises conjointement avec des militaires et considérées tant comme militaires que comme non militaires, peut susciter des doutes raisonnables quant à l’impartialité objective d’un tel tribunal.

L’évolution marquée au niveau national conforte la Cour dans son constat. En effet, dans son arrêt du 7 mai 2009, la Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux juges militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs (paragraphe 56 ci-dessus). Par ailleurs, dans son arrêt du 8 octobre 2009, elle a relevé que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements et que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des appréhensions quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution.

En l’espèce, la Cour note que, à l’époque des faits, ce sont les juges officiers et les juges militaires dont l’indépendance et l’impartialité étaient en cause qui ont décidé le placement en détention provisoire du requérant. Celui-ci était accusé d’avoir commis des infractions graves dans un milieu dans lequel les supérieurs et les collègues des juges officiers en question pouvaient avoir eu un lien avec l’activité du requérant. En effet, celui-ci avait signé un contrat avec le ministère de la Défense, institution à laquelle ces juges officiers et juges militaires étaient rattachés.

Un système judiciaire dans le cadre duquel une juridiction militaire est amenée à décider le placement en détention provisoire d’une personne ne relevant pas de l’armée peut facilement être perçu comme annihilant la distance nécessaire entre la juridiction et les parties à une procédure pénale (voir, mutatis mutandis, Ergin (no 6), précité, § 49), notamment lorsqu’il existe des doutes sérieux quant à l’indépendance de cette juridiction en raison du fait que la composition des juridictions pénales militaires ne pouvait pas être considérée comme répondant aux normes de la Convention dès lors que des officiers militaires siégeaient en son sein (Gürkan, précité, § 19, et Bülbül, précité, § 23).

81. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que le tribunal militaire qui a ordonné le placement en détention du requérant ne peut pas être considéré comme ayant été indépendant et impartial, et que, par conséquent, il n’était pas un « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », au sens du troisième paragraphe de l’article 5 de la Convention.

Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief tiré de la durée de la détention provisoire.

82. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.

3. Grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention

83. Le requérant dénie aussi au tribunal militaire la compétence pour exercer un contrôle sur la régularité de sa détention.

84. En ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires, le Gouvernement réitère les observations qu’il a exprimées dans le cadre de l’examen sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention.

En ce qui concerne l’effectivité des voies de recours existant au niveau national, il soutient que le requérant avait tout loisir de bénéficier de tels recours.

Citant l’article 19 de la Constitution et l’article 75 de la loi no 353, il indique que les décisions des tribunaux militaires concernant le placement en détention provisoire n’étaient pas des décisions définitives et que le requérant avait la possibilité de faire opposition à ces décisions. Se référant aux faits de l’espèce, il indique que l’intéressé a fait usage de cette possibilité à plusieurs reprises, qu’il a bénéficié d’un contrôle continu et que, finalement, le tribunal militaire a décidé de le mettre en liberté le 24 janvier 2005. À ce sujet, le Gouvernement précise que, toujours détenu pour la procédure devant la cour d’assises d’Ankara, l’intéressé n’a pas pu être libéré en pratique.

Il expose que l’effectivité d’un recours interne ne dépend pas de la certitude d’une issue satisfaisante pour le requérant. Il estime que le rejet des demandes du requérant n’enlève rien au caractère effectif, selon lui, des recours en question.

Enfin, il est d’avis que la présente affaire, où la décision du placement en détention provisoire a été rendue par un tribunal, ne peut pas se comparer à l’affaire Pantea (précité, § 231), où la décision avait été rendue par le procureur.

85. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention, qui consacre le droit « d’introduire un recours devant un tribunal », n’exige pas explicitement que ce tribunal soit indépendant et impartial, et qu’il diffère donc de l’article 6 § 1, qui parle notamment d’un « tribunal indépendant et impartial ». Toutefois, elle a jugé que l’indépendance représentait l’un des éléments constitutifs les plus importants de la notion de « tribunal » que l’on trouve dans plusieurs articles de la Convention (Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, § 24, série A no 8, De Wilde, Ooms et Versyp, précité, § 78, et D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 42, CEDH 2001‑III). Elle estime qu’il serait inconcevable que l’article 5 § 4 de la Convention, qui peut concerner des questions aussi sensibles que la privation de liberté d’une personne, au sens de l’article 5 § 1 e), n’envisage pas également comme condition fondamentale l’impartialité du tribunal en question (Bülbül, précité, § 26).

86. En l’espèce, la Cour constate que plusieurs recours du requérant contre les décisions de placement et de maintien en détention provisoire ont été examinés et rejetés par les trois tribunaux militaires, à savoir le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara, le tribunal militaire du commandement des forces aériennes près la présidence de l’état-major et le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie (paragraphes 8-12 ci-dessus), qui étaient composés de deux magistrats militaires et d’un officier (paragraphe 55 ci-dessus). Comme il a été exposé plus haut (paragraphes 86-88 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a par le passé examiné l’indépendance et l’impartialité des tribunaux militaires du point de vue de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que du point de vue de l’article 5 § 4 de la Convention (Bülbül, précité, § 28) et qu’elle a conclu que la présence en leur sein de juges militaires constituait une violation de ces dispositions.

De plus, la Cour constate que le tribunal militaire près la présidence de l’état-major à Ankara a continué à statuer sur le placement et le maintien en détention provisoire du requérant alors qu’il venait de se déclarer incompétent ratione materiae au profit de la cour d’assises d’Ankara en ce qui concernait les chefs d’inculpation tels que faux, usage de faux et escroquerie, aux motifs que ceux-ci ne constituaient pas des délits militaires, qu’ils n’étaient pas liés à des délits de ce type et qu’ils n’avaient pas été commis contre des militaires (paragraphes 15-16 ci-dessus).

87. Les préoccupations de la Cour quant au statut des juges militaires dans la composition des tribunaux militaires ont été résumées plus haut (paragraphes 91-92 ci-dessus). Dans le cadre de ce grief, la Cour est appelée à examiner cette question sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. De l’avis de la Cour, les préoccupations concernant le statut des juges militaires qui ont été exprimées dans les arrêts Ergin (no 6) (précité, §§ 22‑25) et Gürkan (précité, § 19) dans le contexte de l’article 6 § 1, comme il a été appliqué par la Cour dans l’arrêt Bülbül (précité, § 27) dans le contexte de l’article 5 § 4, sont également valables dans le contexte de cette affaire. Le terme de « tribunal » visé dans cette disposition doit être interprété comme désignant un corps qui bénéficie des mêmes qualités d’indépendance et d’impartialité qui sont obligatoirement rattachées au terme de « tribunal » mentionné à l’article 6 de la Convention.

Il en résulte que le requérant, accusé d’avoir commis seul ou conjointement avec des personnes militaires, de multiples infractions militaires et non militaires liées à la construction d’un complexe immobilier de grande envergure destiné au commandement des forces spéciales, dans le cadre d’un contrat signé avec le ministère de la Défense, pouvait légitimement craindre que tous les juges de tous les tribunaux militaires qui ont décidé et contrôlé son placement en détention provisoire aient été des juges et officiers militaires susceptibles d’être influencés par des considérations qui n’avaient rien à voir avec la nature de son affaire.

La décision d’incompétence ratione materiae, pour une partie des chefs d’accusation, du tribunal militaire, l’évolution jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle et la modification du droit interne viennent conforter la Cour dans son approche d’exclure la juridiction de tribunaux militaires du domaine pénal lorsqu’il s’agit de statuer sur la régularité du placement et du maintien en détention provisoire des personnes civiles.

88. En conséquence, les trois tribunaux militaires susmentionnés, qui ont statué sur les recours du requérant contre les décisions de placement et de maintien en détention provisoire, ne peuvent pas être considérés comme ayant été indépendants et impartiaux aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention.

89. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

91. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award