La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/06/2016 | CEDH | N°001-163809

CEDH | CEDH, AFFAIRE NAIT-LIMAN c. SUISSE, 2016, 001-163809


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NAIT-LIMAN c. SUISSE

(Requête no 51357/07)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/03/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Naït-Liman c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Span

o,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 mars et 8 décembre 201...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NAIT-LIMAN c. SUISSE

(Requête no 51357/07)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/03/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Naït-Liman c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 mars et 8 décembre 2015 et 17 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 51357/07) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant tunisien naturalisé suisse, M. Abdennacer Naït-Liman (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me F. Membrez, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann, de l’Office fédéral de la justice.

3. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant allègue que le refus des juridictions civiles suisses d’examiner son action civile en réparation du préjudice moral causé par des actes de torture allégués, subis en Tunisie, a porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal.

4. Le 30 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le Redress Trust et l’Organisation mondiale contre la torture (« les tiers intervenants »), la seconde étant représentée par le premier, ont été autorisés à intervenir dans la procédure écrite en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’origine de la présente affaire

6. Le requérant est né en 1962 à Jendouba, en République tunisienne (« la Tunisie »), et réside à Versoix, dans le canton de Genève.

7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

8. Le 22 avril 1992, selon ses affirmations, le requérant aurait été arrêté à son lieu de résidence, en Italie, par la police italienne, qui l’aurait conduit au consulat de Tunisie à Gênes, où il se serait vu remettre un acte d’accusation selon lequel il constituait un danger pour la sécurité de l’État italien. Il aurait ensuite été ramené à Tunis par des agents tunisiens.

9. Le requérant aurait ensuite, selon ses allégations, été arbitrairement détenu et torturé à Tunis, dans les locaux du ministère de l’Intérieur, du 24 avril au 1er juin 1992, sur ordre d’A.K., alors ministre de l’Intérieur. Il aurait subi la position dite « poulet rôti » durant toute la période de détention, la privation des besoins physiologiques élémentaires, notamment de sommeil, des coups sur la plante des pieds avec une batte de baseball ainsi que des coups sur tout le corps avec des fils de téléphone.

10. Le requérant allègue présenter un ensemble de lésions et troubles physiques et psychologiques, médicalement attestés ; le lien de causalité entre les sévices décrits ainsi que les lésions et troubles aurait été estimé plausible.

11. Après avoir subi en Tunisie en 1992 les tortures alléguées, le requérant aurait fui ce pays pour se réfugier en Suisse en 1993, année lors de laquelle il déposa une demande d’asile politique. Le requérant résiderait depuis lors dans le canton de Genève.

12. Le 8 novembre 1995, les autorités suisses octroyèrent l’asile politique au requérant.

B. La plainte pénale contre le ministre de l’Intérieur en fonction au moment des faits allégués

13. Le 14 février 2001, alors qu’A.K. était hospitalisé en Suisse, le requérant déposa contre lui une plainte pénale devant le procureur général du canton de Genève (« le procureur général ») pour lésions corporelles graves, séquestration, injures, mise en danger de la santé, contraintes et abus d’autorité. Le requérant se constitua partie civile dans le cadre de cette procédure.

14. Le 19 février 2001, le procureur général classa la plainte au motif qu’A.K. avait quitté le territoire suisse et n’avait pas pu être interpellé par la police.

C. La procédure civile contre la Tunisie et le ministre de l’Intérieur en fonction au moment des faits allégués

15. Le 22 juillet 2003, le requérant allègue qu’il « [demanda] à un avocat tunisien de le représenter dans le but d’introduire une action civile en dommages-intérêts contre [A.K.] et la République de Tunisie. Le 28 juillet 2003, l’avocat [informa] [le requérant] que ce type d’action n’avait jamais abouti et lui conseilla de ne pas déposer une telle requête. »

Le dépôt d’une telle action civile était prétendument impossible en Tunisie.

16. Par assignation du 8 juillet 2004, le requérant saisit le tribunal de première instance du canton de Genève (« le tribunal de première instance ») d’une demande en dommages-intérêts dirigée contre la Tunisie et A.K. Il conclut au paiement de 200 000 francs suisses (CHF), avec intérêts à 5 % dès le 1er juin 1992, en réparation du préjudice moral né des actes de torture qu’il alléguait avoir subis. Le requérant soutenait que les conditions de la réparation du tort moral prévues par les articles 82 et suivants du code des obligations et des contrats de la Tunisie, applicables en vertu de l’article 133 al. 2 LDIP, étaient remplies.

17. Le 9 juin 2005, une audience fut tenue devant le tribunal de première instance, à laquelle aucun des défendeurs ne comparut ni a été représenté.

18. Par jugement du 15 septembre 2005, le tribunal de première instance déclara la demande irrecevable au motif qu’il n’était pas compétent à raison du lieu. La partie pertinente du jugement a la teneur suivante :

« [S]’agissant d’une action en responsabilité civile fondée sur des actes illicites qui auraient été perpétrés en Tunisie par les défendeurs au préjudice du demandeur, les juridictions helvétiques, faute de domicile ou de résidence habituelle en Suisse des défendeurs, faute également d’un acte illicite ou d’un résultat dommageable survenus en Suisse, ne sont internationalement pas compétentes, à raison du lieu, pour connaître du litige en vertu des art[icles] 2 et 129 [de la loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 (LDIP ; voir paragraphe 24 ci-dessous)]. »

La compétence des tribunaux suisses au titre du for de nécessité selon l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 (LDIP ; voir paragraphe 24 ci-dessous) n’était pas non plus donnée en l’espèce, faute de lien de rattachement suffisant entre la cause et les faits d’une part, et la Suisse d’autre part. Le tribunal de première instance se prononça à cet égard de la manière suivante :

« La totalité des actes pour les suites desquels le demandeur, ressortissant tunisien, réclame une indemnité pour tort moral, lui auraient été infligés, selon ses dires, en Tunisie en 1992, au sein des locaux du Ministère de l’intérieur tunisien, par l’État tunisien et ses agents. Le seul fait qu’à raison de ces actes, le demandeur a requis et obtenu en 1995 l’asile politique en Suisse, pays dans lequel il est domicilié depuis lors, ne constitue pas, en l’état actuel de la jurisprudence, un lien de rattachement suffisant permettant de retenir, contre les défendeurs, un for de nécessité en Suisse et à Genève. »

19. Par acte daté du 16 novembre 2005, le requérant interjeta appel devant la cour de justice du canton de Genève (« la cour de justice »). Son appel fut rejeté par arrêt du 15 septembre 2006. La juridiction cantonale considéra, après avoir retenu que l’appelant avait démontré ne pas pouvoir intenter d’action civile en Tunisie :

« Le sort du présent appel dépendant en l’espèce de l’immunité de juridiction des parties intimées, la question de l’existence d’un for de nécessité au domicile de l’appelant peut toutefois rester indécise. »

20. La juridiction cantonale fut ainsi d’avis que les défendeurs bénéficiaient de l’immunité de juridiction, car les actes de torture avaient été accomplis iure imperii et non iure gestionis. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI), elle estima en outre que le requérant ne subissait aucune violation de son droit d’accès à un tribunal.

21. Le requérant adressa au Tribunal fédéral un recours en réforme daté du 20 octobre 2006, par lequel il demandait au Tribunal fédéral de dire que les juridictions du canton de Genève étaient compétentes à raison du lieu et de constater que les défendeurs ne bénéficiaient pas de l’immunité de juridiction. Concernant la compétence des juridictions suisses, il exposait que l’institution du for de nécessité de l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci-dessous) avait pour but d’éviter les dénis de justice, notamment en cas de persécutions politiques, et qu’il avait suffisamment démontré qu’il ne pouvait raisonnablement agir devant les tribunaux étrangers. Quant à l’immunité de juridiction de la Tunisie et d’A.K., le requérant soutenait que l’exercice de la puissance publique ne comprenait pas la faculté de commettre des crimes internationaux tels que la torture. À ce propos, il précisait que la définition même de la torture à l’article 1er de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (ci‑après : « Convention contre la torture » ; voir paragraphes 26 et suivants ci-dessous) excluait toute immunité.

22. Par arrêt du 22 mai 2007, dont les motifs ont été portés à la connaissance du requérant le 7 septembre 2007, le Tribunal fédéral rejeta le recours. Reprenant la motivation du jugement de première instance, la haute juridiction considéra que les tribunaux suisses n’étaient de toute façon pas compétents à raison du lieu. La teneur de l’arrêt du Tribunal fédéral, en ses passages pertinents, est la suivante :

« 3.3 En l’absence de for ordinaire, il s’agit d’aborder le problème sous l’angle de l’art. 3 LDIP, concernant le for de nécessité (...). Aux termes de cette dernière disposition, lorsque la LDIP ne prévoit aucun for en Suisse et qu’une procédure à l’étranger se révèle impossible ou qu’on ne peut raisonnablement exiger qu’elle y soit introduite, les autorités judiciaires ou administratives suisses du lieu avec lequel la cause présente un lien suffisant sont compétentes.

L’application de cette norme attributive de compétence suppose ainsi la réunion de trois conditions cumulatives : premièrement, les autorités suisses ne sont pas compétentes en vertu d’une autre disposition, deuxièmement, une action à l’étranger est impossible ou ne peut être raisonnablement exigée et troisièmement, la cause présente un lien suffisant avec la Suisse. En l’espèce, la première condition est incontestablement remplie. La réalisation de la deuxième condition apparaît plus délicate, mais il n’est pas nécessaire d’approfondir cette question, en raison de la troisième condition à laquelle il convient de consacrer de plus amples développements.

3.4 L’art. 3 LDIP, qui doit être interprété restrictivement (...), constitue une soupape de sécurité destinée à éviter des dénis de justice, en cas de conflit négatif de compétence.

A cet égard, le Conseil fédéral a relevé, dans l’interprétation authentique qu’il a donnée de cette disposition qu’« il y a des affaires qui présentent des liens si faibles avec la Suisse qu’il ne se justifie pas de mettre en route toute l’organisation judiciaire pour les régler. Mais l’article 3 apporte une exception à ce principe. Les autorités suisses doivent se déclarer compétentes même dans des affaires où les liens avec notre pays sont très minces, lorsqu’il est impossible d’agir ou d’introduire un recours à l’étranger. Il appartient au demandeur ou au recourant de faire la preuve de cette impossibilité. Lorsque cette preuve a été rapportée, la compétence revient à l’autorité du lieu avec lequel la cause présente un lien suffisant. S’il y a plusieurs fors concurrents en Suisse, c’est la première autorité saisie qui est compétente. Évidemment, l’impossibilité d’agir et de poursuivre la procédure à l’étranger ne peut être examinée qu’à la lumière des circonstances concrètes et à celle des éventuelles conséquences qui en résulteraient pour le justiciable dans le cas particulier ; il appartiendra en dernier ressort au juge d’admettre ou non sa compétence » (...).

Si l’art. 3 LDIP peut ainsi sembler porter en lui-même un paradoxe, puisqu’une procédure qui ne peut être rattachée à un for ordinaire en Suisse s’avère, par la force des choses, sans connexité particulière avec ce pays, de sorte que la détermination d’un « lien suffisant » peut être très délicate, et le but fixé à la loi, d’empêcher un déni de justice formel, difficilement atteint, cette disposition légale n’est toutefois pas lettre morte, et la jurisprudence cantonale a notamment admis son application en matière de droit de la famille, des successions et de la poursuite pour dettes et la faillite (...).

Par ailleurs, la doctrine relève que le for subsidiaire doit notamment être reconnu dans des situations de persécutions politiques (...). En revanche, la jurisprudence et la doctrine n’apportent guère d’enseignement pour ce qui est d’une action en responsabilité civile pour la réparation des dommages consécutifs à des crimes contre l’humanité, la vie et l’intégrité corporelle, commis à l’étranger, par des auteurs étrangers.

3.5. ...Or, en l’espèce, le demandeur se plaint d’actes de torture qui auraient été commis en Tunisie, par des tunisiens domiciliés en Tunisie, à l’encontre d’un tunisien résidant en Italie. L’ensemble des caractéristiques de la cause ramène en Tunisie, sauf la résidence en Italie à ce moment-là. Les faits de la cause ne présentent donc aucun lien avec la Suisse, si bien que la question de savoir si le lien avec ce pays est suffisant ou non ne se pose pas. Dans ces circonstances, il n’est pas possible d’admettre la compétence des tribunaux helvétiques, sauf à violer le texte clair de l’art[icle] 3 LDIP [voir paragraphe 24 ci-dessous]. Que le demandeur ait ensuite choisi de venir en Suisse ne peut rien y changer, car il s’agit d’un fait postérieur à la cause, et qui n’en fait du reste pas partie.

(...)

4. Dès lors que l’incompétence des tribunaux suisses découle déjà du défaut de lien suffisant de la cause avec la Suisse, le recours doit être rejeté, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la question de l’immunité de juridiction. »

23. Le 14 mai 2007, le Conseil municipal de Versoix donna son consentement à la naturalisation du requérant, qui fut confirmée par la Ville de Versoix, le 25 mai 2007, à la suite du préavis favorable du canton de Genève du 6 novembre 2006, confirmé par l’autorisation de l’Office fédéral des migrations du 21 mai 2007.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le droit interne

24. La loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 (LDIP ; RS 291), dans sa teneur alors en vigueur, dispose en ses parties pertinentes ce qui suit :

Article 2 – En général

« Sauf dispositions spéciales de la présente loi, les autorités judiciaires ou administratives suisses du domicile du défendeur sont compétentes. »

Article 3 – For de nécessité

« Lorsque la présente loi ne prévoit aucun for en Suisse et qu’une procédure à l’étranger se révèle impossible ou qu’on ne peut raisonnablement exiger qu’elle y soit introduite, les autorités judiciaires ou administratives suisses du lieu avec lequel la cause présente un lien suffisant sont compétentes. »

Article 129 – Acte illicite

« 1 Les tribunaux suisses du domicile ou, à défaut de domicile, ceux de la résidence habituelle ou de l’établissement du défendeur sont compétents pour connaître des actions fondées sur un acte illicite.

2 Lorsque le défendeur n’a ni domicile ou résidence habituelle, ni établissement en Suisse, l’action peut être intentée devant le tribunal suisse du lieu de l’acte ou du résultat.

3 Si plusieurs défendeurs peuvent être recherchés en Suisse et si les prétentions sont essentiellement fondées sur les mêmes faits et les mêmes motifs juridiques, l’action peut être intentée contre tous devant le même juge compétent ; le juge saisi en premier lieu a la compétence exclusive. »

Art. 133 II. Droit applicable

« 1 Lorsque l’auteur et le lésé ont leur résidence habituelle dans le même État, les prétentions fondées sur un acte illicite sont régies par le droit de cet État.

2 Lorsque l’auteur et le lésé n’ont pas de résidence habituelle dans le même État, ces prétentions sont régies par le droit de l’État dans lequel l’acte illicite a été commis. Toutefois, si le résultat s’est produit dans un autre État, le droit de cet État est applicable si l’auteur devait prévoir que le résultat s’y produirait.

3 Nonobstant les alinéas précédents, lorsqu’un acte illicite viole un rapport juridique existant entre auteur et lésé, les prétentions fondées sur cet acte sont régies par le droit applicable à ce rapport juridique. »

25. Les articles 41 et suivants du code des obligations suisse prévoient la responsabilité pour acte illicite :

Chapitre II : Des obligations résultant d’actes illicites
Article 41 A. Principes généraux / I. Conditions de la responsabilité

« Celui qui cause, d’une manière illicite, un dommage à autrui, soit intentionnellement, soit par négligence ou imprudence, est tenu de le réparer.

Celui qui cause intentionnellement un dommage à autrui par des faits contraires aux moeurs est également tenu de le réparer. »

B. Le droit et la pratique internationaux pertinents

1. Compétence universelle en matière civile

a) La Convention des Nations Unies contre la torture de 1984

26. La Convention contre la torture a été ratifiée par la Suisse le 2 décembre 1986 et est entrée en vigueur le 26 juin 1987. L’article premier est libellé comme il suit :

Article 1

« 1. Aux fins de la présente Convention, le terme ‘torture’ désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne (...) lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou tout autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. (...) »

27. L’article 5 de cette convention prévoit une compétence universelle pour poursuivre et punir les actes prohibés :

« 1. Tout État partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à l’art. 4 dans les cas suivants :

a) Quand l’infraction a été commise sur tout territoire sous la juridiction dudit État ou à bord d’aéronefs ou de navires immatriculés dans cet État ;

b) Quand l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ;

c) Quand la victime est un ressortissant dudit État et que ce dernier le juge approprié.

2. Tout État partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celle-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit État ne l’extrade pas conformément à l’art. 8 vers l’un des États visés au par. 1 du présent article.

3. La présente Convention n’écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux lois nationales. »

28. Les articles 6 et 7 de cette convention se rapportent également à la compétence au sens pénal :

Article 6

« 1. S’il estime que les circonstances le justifient, après avoir examiné les renseignements dont il dispose, tout État partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction visée à l’art. 4 assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence.

Cette détention et ces mesures doivent être conformes à la législation dudit État ; elles ne peuvent être maintenues que pendant le délai nécessaire à l’engagement de poursuites pénales ou d’une procédure d’extradition.

2. Ledit État procède immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits.

3. Toute personne détenue en application du par. 1 du présent article peut communiquer immédiatement avec le plus proche représentant qualifié de l’État dont elle a la nationalité ou, s’il s’agit d’une personne apatride, avec le représentant de l’État où elle réside habituellement.

4. Lorsqu’un État a mis une personne en détention, conformément aux dispositions du présent article, il avise immédiatement de cette détention et des circonstances qui la justifient les États visés au par. 1 de l’art. 5. L’État qui procède à l’enquête préliminaire visée au par. 2 du présent article en communique rapidement les conclusions auxdits États et leur indique s’il entend exercer sa compétence.

Article 7

1. L’État partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’art. 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’art. 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale.

2. Ces autorités prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour toute infraction de droit commun de caractère grave en vertu du droit de cet État. Dans les cas visés au par. 2 de l’art. 5, les règles de preuve qui s’appliquent aux poursuites et à la condamnation ne sont en aucune façon moins rigoureuses que celles qui s’appliquent dans les cas visés au paragraphe 1 de l’art. 5.

3. Toute personne poursuivie pour l’une quelconque des infractions visées à l’art. 4 bénéficie de la garantie d’un traitement équitable à tous les stades de la procédure. »

29. L’article 14 de cette convention prévoit le droit, pour les victimes de torture, d’obtenir réparation :

Article 14

« 1. Tout État partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont droit à indemnisation.

2. Le présent article n’exclut aucun droit à indemnisation qu’aurait la victime ou toute autre personne en vertu des lois nationales. »

b) Doctrine

30. Il existe un débat dans la doctrine quant à la question de savoir si l’article 14 de la Convention contre la torture est d’application extra‑territoriale. Pour certains auteurs, cette disposition ne prévoit pas d’obligation d’exercer la compétence universelle, mais n’interdit pas non plus aux États, compte tenu de son paragraphe 2, et de l’objet et du but de la convention, de prévoir une telle obligation (voir Manfred Nowak/Elizabeth McArthur, The United Nations Convention against Torture : A Commentary, Oxford University Press 2008, p. 494, et Kate Parlett, Universal Civil Jurisdiction for Torture, European Human Rights Law review, issue 4 (2007), p. 398).

31. D’autres auteurs soutiennent que l’article 14 s’applique aux actes de torture commis à l’étranger étant donné qu’il ne prévoit pas de limitation géographique (Christopher Keith Hall, The Duty of States Parties to the Convention against Torture to Provide Procedures Permitting Victims to Recover Reparations for Torture Committed Abroad, European Journal of International Law, vol. 18 no. 5 (Nov. 2007), p. 926 ; Alexander Orakhelashvili, State Immunity and Hierarchy of Norm : Why the House of Lords Got It Wrong, European Journal of International Law, vol. 18 no. 5 (Nov. 2007), p. 957).

32. D’autres auteurs encore estiment qu’aucune conclusion ne peut être tirée de l’article 14 concernant la question de savoir si un État partie est obligé de mettre à la disposition des victimes de torture des remèdes pour des actes qui ont été perpétrés en dehors de sa jurisdiction (voir, par exemple, Paul David Mora, The Legality of Civil Jurisdiction over Torture under the Universal Principle, German Yearbook of International Law, Vol. 52, 2009, p. 373).

c) Travaux préparatoires de la Convention contre la torture et déclarations des États lors de la ratification

33. Aucun élément concret ne ressort des travaux préparatoires de l’article 14 de la Convention contre la torture quant à la question de la compétence universelle en matière civile. Lors des délibérations en 1981, le groupe de travail a accepté la proposition des Pays-Bas d’inclure, après l’expression « torture », les mots « commise dans tout le territoire sous sa juridiction » (« committed in any territory under its jurisdiction »). Par contre, lors de l’adoption de cette convention, cette phrase a disparue pour des raisons inconnues (Manfred/McArthur, op.cit., p. 457).

34. Lors de leur ratification de la Convention contre la torture, les États‑Unis ont émis la déclaration suivante :

« It is the understanding of the United States that Article 14 requires a State Party to provide a private right of action for damages only for acts of torture committed in territory under the jurisdiction of the State Party » (reproduit dans: Mora, op.cit., p. 375). »

35. Lors de la soumission au Sénat du projet de ratification de la Convention contre la torture, le Président des États-Unis a fait les observations qui suivent :

« The negotiating history of the Convention indicates that Article 14 requires a State to provide a private right of action for damages only for acts of torture committed in its territory, not for acts of torture occurring abroad. Article 14 was in fact adopted with express reference to « the victim of an act of torture committed in any territory under its jurisdiction. » The italicized wording appears to have been deleted by mistake. This interpretation is confirmed by the absence of discussion of the issue, since the creation of a « universal » right to sue would have been as controversial as was the creation of « universal jurisdiction », if not more so. » (« Summary and Analysis of the Convention against Torture and Other Cruel, Inhuman or Degrading Treatment or Punishment » in « Message from the President of the Unites States transmitting the Convention against Torture and Other Cruel, Inhuman or Degrading Treatment or Punishment, » 20 May 1998 10th Congress, 2nd Session, reproduit dans : Nowak/McArthur, op.cit., pp. 460-461). »

d) Pratique du Comité contre la torture des Nations Unies

36. Le Comité contre la torture des Nations Unies, l’organe en charge de mettre en œuvre la Convention contre la torture, a critiqué l’approche étroite du Canada dans ses 4ème et 5ème rapports périodiques en 2005. Selon l’une des membres du Comité (Madame Gaer) :

« 64. Les travaux préparatoires ne furent pas aussi simples que décrits. Cependant, ayant été impliqué dans les négociations, l’État partie pourrait peut-être avoir des informations supplémentaires à partager avec le Comité. Selon ce qu’a compris le Comité, la phrase « dans tout territoire sous sa juridiction » fut supprimée de l’article 14 sans qu’aucune raison n’ait été mentionnée. Le Canada indiqua qu’aucun pays ne prévoyait une telle disposition. Toutefois, les États-Unis et leurs affaires relevant de l’Alien Tort Claims Act (loi sur les actions en responsabilité délictuelle des étrangers) offraient l’opportunité aux victimes d’intenter des actions civiles. Elle [Mme Gaer] se demande si, à la lumière de ces considérations, l’État partie pourrait reconsidérer cette question » (traduction fournie par la Cour ; source officielle : Summary Record of the second part (public) of the 646th Meeting, Consideration of Reports submitted by States Parties under Article 19 of the Convention (continued), CAT/C/SR.646/Add.1, 13 mai 2005). »

37. Le Comité s’est exprimé comme il suit dans ses observations finales concernant le Canada :

« [Le Comité est préoccupé par] l’absence de mesures effectives d’indemnisation au civil des victimes de torture dans toutes les affaires ;

[Le Comité recommande que] l’État partie revoie sa position concernant l’article 14 de la Convention en vue d’assurer l’indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture » (Conclusions et recommandations du Comité contre la torture, Canada, CAT/C/CR/34/CAN, 7 juillet 2005, §§ 4g) et 5f). »

38. Dans ses observations finales concernant le 6ème rapport périodique dudit État en 2012, le Comité a réitéré sa position dans les termes qui suivent :

« Le Comité reste préoccupé par l’absence de mécanismes efficaces permettant à toutes les victimes de torture d’obtenir réparation au civil, y compris une indemnisation, situation principalement due aux restrictions prévues par la loi sur l’immunité des États (art. 14).

L’État partie devrait veiller à ce que toutes les victimes de torture puissent avoir accès à des recours et obtenir réparation, quel que soit le pays où les actes de torture ont été commis et indépendamment de la nationalité de l’auteur ou de la victime. À cet égard, l’État partie devrait envisager et modifier la loi sur l’immunité des États pour supprimer tous les obstacles qui empêchent les victimes de torture d’obtenir réparation » (CAT/C/CAN/CO/6, 25 juin 2012 § 15). »

39. En 2012, le Comité a émis l’Observation générale no 3 (2012) relative à l’Application de l’article 14 par les États parties (CAT/C.GC/3, 13 décembre 2012). Dans celle-ci, le Comité a réitéré sa position antérieure, soutenant que l’article 14 ne contient pas de limitation géographique :

« 22. En vertu de la Convention, les États parties sont tenus de poursuivre ou d’extrader les auteurs présumés d’actes de torture qui se trouvent sur tout territoire sous leur juridiction et d’adopter la législation nécessaire à cette fin. Le Comité considère que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie. Le Comité a salué les efforts des États parties qui ont offert un recours civil à des victimes soumises à la torture ou à des mauvais traitements en dehors de leur territoire. Cela est particulièrement important quand la victime n’est pas en mesure d’exercer les droits garantis par l’article 14 sur le territoire où la violation a été commise. En effet l’article 14 exige que les États parties garantissent à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements l’accès à des moyens de recours et la possibilité d’obtenir réparation. »

40. S’agissant des obstacles pratiques et juridiques inhérents au droit à une réparation pour actes de torture, le Comité s’est exprimé comme il suit :

« 38. Les États parties à la Convention ont l’obligation de garantir que le droit à réparation soit effectif. Les facteurs susceptibles de faire obstacle à l’exercice du droit à réparation et d’empêcher la mise en œuvre effective de l’article 14 sont notamment : l’insuffisance de la législation nationale, la discrimination exercée dans l’accès aux mécanismes de plaintes et d’enquête et aux procédures de recours et de réparation ; l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour obtenir l’arrestation des auteurs de violation présumés, les lois sur le secret d’État, les règles de la preuve et les règles de procédure qui entravent la détermination du droit à réparation ; la prescription, l’amnistie et l’immunité ; le fait de ne pas assurer une aide juridictionnelle suffisante et des mesures de protection aux victimes et aux témoins ; la stigmatisation et les incidences physiques, psychologiques et autres de la torture et des mauvais traitements. En outre, la non-exécution par un État partie de jugements rendus par une juridiction nationale, internationale ou régionale ordonnant des mesures de réparation pour une victime de torture constitue un obstacle majeur à l’exercice du droit à réparation. Les États parties devraient mettre en place des dispositifs coordonnés pour permettre aux victimes d’obtenir l’exécution de jugements hors des frontières de l’État, notamment en reconnaissant la validité des décisions de justice rendues par les tribunaux d’autres États parties et en aidant à retrouver les biens détenus par les responsables. »

41. En ce qui concerne plus spécifiquement la question des immunités, le Comité a considéré ce qui suit :

« 42. De même, le fait d’assurer l’immunité, en violation du droit international, à tout État ou à ses agents ou à des acteurs extérieurs à l’État pour des actes de torture ou de mauvais traitements est directement en conflit avec l’obligation d’assurer une réparation aux victimes. Quand l’impunité est permise par la loi ou existe de fait, elle empêche les victimes d’obtenir pleinement réparation car elle permet aux responsables de violations de rester impunis et dénie aux victimes le plein exercice des autres droits garantis à l’article 14. Le Comité affirme qu’en aucune circonstance la nécessité de protéger la sécurité nationale ne peut être invoquée comme argument pour refuser aux victimes le droit à réparation. »

42. Dans plusieurs communications individuelles devant le Comité contre la torture, la question de la compétence universelle par rapport à l’article 14 s’est posée. Dans l’affaire Marcos Roitmann Rosenmann c. Espagne (no 176/2000), le requérant a fait valoir que la façon de traiter la demande d’extradition du Général Pinochet, qui résidait alors au Royaume-Uni, aurait violé l’article 14 de la Convention contre la torture. Par une décision du 30 avril 2002, le Comité a déclaré irrecevable ce grief pour les motifs qui suivent :

« 6.6 En ce qui concerne le point c) [l’objection fondée sur l’absence de compétence ratione personae du Comité], le Comité note que les allégations du requérant pour ce qui est des actes de torture commis par les autorités chiliennes sont ratione personae justiciables au Chili et dans d’autres États sur le territoire desquels le général Pinochet peut se trouver. Dans la mesure où le général Pinochet n’était pas en Espagne au moment de la présentation de la communication, le Comité tend à considérer que les articles de la Convention invoqués par le requérant ne s’appliquent pas ratione personae à l’Espagne. En particulier, le droit du requérant en vertu de l’article 13 de la Convention de porter plainte et d’obtenir que sa cause soit examinée immédiatement et impartialement, ainsi que son droit à indemnisation en vertu de l’article 14 de la Convention seraient justiciables devant l’État responsable des actes de torture, à savoir le Chili et non pas l’Espagne. »

43. Dans l’affaire Z. c. Australie (no 511/2012, décision du 26 novembre 2014), le Comité contre la torture a été amené à examiner une communication individuelle introduite par une ressortissante australienne, d’origine chinoise, faisant valoir qu’elle aurait été torturée par la police lors d’une visite en République populaire de Chine (ci-après « la Chine ») entre 1999 et 2000. Elle avait en vain essayé d’intenter action en réparation civile devant les tribunaux australiens contre, entre autres, l’ex-président de la Chine et un membre du parti communiste dudit pays. Pour des raisons d’immunité des membres du gouvernement d’un autre État, l’action avait été rejetée par les tribunaux australiens. Le Comité, saisi de l’affaire, a réitéré son approche relative à l’application géographique de l’article 14 de la Convention contre la torture, mais a rejeté l’affaire pour le même motif que les instances internes (renvois omis) :

« 6.3 Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la communication est irrecevable ratione personae en vertu de l’article 22 de la Convention parce qu’elle suppose que le Comité détermine si la Chine elle-même a violé l’article 14 en ne permettant pas à la requérante d’exercer un recours utile, et la Chine n’a pas fait la déclaration prévue à l’article 22. Le Comité note également que la requérante fait valoir que l’article 14 s’applique quel que soit le lieu où les actes de torture ont été commis et que, étant donné que les tribunaux australiens ne se sont pas déclarés incompétents au nom de l’exception de forum non conveniens, l’État partie est tenu de garantir l’exercice du droit à une indemnisation juste et adéquate. Le Comité rappelle son Observation générale no 3 (2012) relative à l’application de l’article 14 par les États parties, dans laquelle il considère que « l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie» et que « l’article 14 exige que les États parties garantissent à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements l’accès à des moyens de recours et la possibilité d’obtenir réparation ». Toutefois, il observe que, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’État partie n’est pas en mesure d’établir sa compétence pour connaître d’actes commis en dehors de son territoire par les agents d’un autre État. En conséquence, le Comité considère que, dans l’affaire à l’examen, la demande de réparation et d’indemnisation de la requérante est irrecevable. »

2. La nature spécifique de la torture et d’autres crimes en droit international

44. Dans l’arrêt du 20 juillet 2012 relatif aux Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), C.I.J. Recueil 2012, p. 422, la Cour internationale de Justice (C.I.J) a réitéré la nature spécifique en droit international du crime de torture en vertu de la Convention contre la torture :

« 68. Ainsi qu’il est précisé dans son préambule, l’objet et le but de la convention est « d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture (...) dans le monde entier ». En raison des valeurs qu’ils partagent, les États parties à cet instrument ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de torture et, si de tels actes sont commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’impunité. Les obligations qui incombent à un État partie de procéder à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits et de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale s’appliquent du fait de la présence de l’auteur présumé sur son territoire, quelle que soit la nationalité de l’intéressé ou celle des victimes, et quel que soit le lieu où les infractions alléguées ont été commises. Tous les autres États parties à la convention ont un intérêt commun à ce que l’État sur le territoire duquel se trouve l’auteur présumé respecte ces obligations. Cet intérêt commun implique que les obligations en question s’imposent à tout État partie à la convention à l’égard de tous les autres États parties. L’ensemble des États parties ont « un intérêt juridique » à ce que les droits en cause soient protégés (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33). Les obligations correspondantes peuvent donc être qualifiées d’« obligations erga omnes partes », en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque État partie a un intérêt à ce qu’elles soient respectées. De ce point de vue, les dispositions pertinentes de la convention contre la torture sont comparables à celles de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, au sujet desquelles la Cour a fait observer ce qui suit :

« Dans une telle convention, les États contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. » (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.)

(...)

99. Selon la Cour, l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens). »

45. Dans l’affaire relative aux Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Rwanda) [compétence et recevabilité, arrêt du 3 février 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 6], la C.I.J. a été amenée à examiner la question de savoir si elle était compétente pour trancher un litige qui porte sur une norme de jus cogens, à savoir l’interdiction de génocide, en dépit d’une réserve du Rwanda excluant sa compétence insérée au traité prévoyant le règlement par la Cour. Elle a rejeté sa compétence en s’exprimant dans les termes qui suivent :

« 64. La Cour commencera par réaffirmer que « les principes qui sont à la base de la convention [sur le génocide] sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel » et que la conception ainsi retenue a pour conséquence « le caractère universel à la fois de la condamnation du génocide et de la coopération nécessaire « pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux » (préambule de la convention) » (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23). Il en résulte que « les droits et obligations consacrés par la convention sont des droits et obligations erga omnes » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 31).

La Cour observe toutefois qu’elle a déjà eu l’occasion de souligner que « l’opposabilité erga omnes d’une norme et la règle du consentement à la juridiction sont deux choses différentes » (Timor oriental (Portugal c. Australie), C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29), et que le seul fait que des droits et obligations erga omnes seraient en cause dans un différend ne saurait donner compétence à la Cour pour connaître de ce différend.

Il en va de même quant aux rapports entre les normes impératives du droit international général (jus cogens) et l’établissement de la compétence de la Cour : le fait qu’un différend porte sur le respect d’une norme possédant un tel caractère, ce qui est assurément le cas de l’interdiction du génocide, ne saurait en lui-même fonder la compétence de la Cour pour en connaître. En vertu du Statut de la Cour, cette compétence est toujours fondée sur le consentement des parties.

(...)

69. Dans la mesure où la RDC [République démocratique du Congo] a en outre soutenu que la réserve du Rwanda est en conflit avec une norme impérative du droit international général, il suffit à la Cour de constater qu’il n’existe actuellement aucune norme de cette nature qui imposerait à un État de consentir à la compétence de la Cour pour régler un différend relatif à la convention sur le génocide. La réserve du Rwanda ne saurait donc être regardée comme dépourvue d’effets juridiques sur une telle base.

70. La Cour conclut de ce qui précède que, eu égard à la réserve du Rwanda à l’article IX de la convention sur le génocide, cette disposition ne saurait constituer une base de compétence de la Cour dans la présente espèce. »

3. La Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951

46. La Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 est entrée en vigueur le 22 avril 1954. Elle a été ratifiée par la Suisse le 21 janvier 1955 et est entrée en vigueur pour la Suisse le 21 avril 1955.

47. La disposition pertinente pour la présente affaire a la teneur suivante :

Article 16 – Droit d’ester en justice

« 1. Tout réfugié aura, sur le territoire des États contractants, libre et facile accès devant les tribunaux. (...) »

C. Le droit comparé

48. La présente affaire soulevant des problèmes juridiques complexes, la Cour a estimé opportun de procéder à une analyse comparative concernant deux volets de questions, à savoir la compétence universelle en matière civile pour les actes de torture, d’une part, ainsi que le principe du for de nécessité, d’autre part. L’analyse prend en compte le droit et la pratique internes de vingt-six États contractants (l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, l’Espagne, l’Estonie, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, Malte, la Moldavie, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovénie, la Turquie et l’Ukraine), ainsi que de deux pays non membres du Conseil de l’Europe (le Canada et les États-Unis).

1. La compétence universelle en matière civile

a) Compétence universelle en matière civile au sens stricte

49. L’analyse des éléments pertinents du droit interne des États couverts par l’étude permet d’aboutir à une conclusion très claire, à savoir : à l’époque actuelle, aucun des États contractants étudiés ne prévoit de compétence internationale universelle devant les juridictions civiles, que ce soit pour des actes de torture ou pour d’autres actes criminels ou délictuels, même si une partie de la doctrine juridique semble préconiser cette solution.

50. En Italie, il n’y a aucune norme du droit positif ni une jurisprudence claire qui conférerait aux juridictions civiles une compétence universelle pour les demandes en dommages-intérêts dans des cas de torture et de crimes contre l’humanité. Cependant, une partie de la doctrine juridique italienne considère que certaines décisions des tribunaux italiens iraient dans la direction d’une reconnaissance d’une telle compétence. Il s’agit de l’arrêt de la Cour de Cassation dans l’affaire Ferrini (6 novembre 2003, 11 mars 2004), concernant la responsabilité de l’Allemagne pour l’arrestation du demandeur sur le territoire italien et sa déportation en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’une série de jugements et d’arrêts subséquents rendus contre l’Allemagne par des juridictions italiennes pendant la période allant de 2004 jusqu’à 2008. L’un de ces jugements accordait l’exequatur en Italie à un jugement d’un tribunal grec ordonnant à l’Allemagne d’indemniser les victimes du massacre de Distomo (Grèce) du 10 juin 1944. Ces jugements italiens ont été à l’origine de l’arrêt de la C.I.J. du 3 février 2012 dans l’affaire Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie, Grèce (intervenant)), Recueil C.I.J. 2012, p. 99), qui a reconnu la violation, par l’Italie, du droit international coutumier garantissant aux États l’immunité juridictionnelle. Le fait que l’Allemagne fût accusée d’une violation du jus cogens ne fut pas considéré comme décisif par la C.I.J.

51. Au Royaume-Uni, dans l’affaire Jones v. Saudi Arabia ([2006] UKHL 26), la Chambre des Lords a jugé que l’article 14 de la Convention contre la torture n’établissait pas une compétence universelle en matière civile, et qu’il n’y avait aucune preuve de ce que les États auraient reconnu en droit international une obligation d’exercer une compétence universelle concernant les demandes alléguant des violations du jus cogens. De même, ni la jurisprudence ni la doctrine n’indiquaient l’existence d’un consensus sur ce point. La Chambre des Lords distingua la présente espèce d’une autre affaire qu’elle avait auparavant examinée, Pinochet (no 3), concernant l’ancien dictateur chilien, au motif, justement, que l’affaire Pinochet avait pour objet des poursuites pénales qui, elles, relevaient de la compétence universelle conformément à la Convention contre la torture (§§ 25-32 de l’arrêt). La Chambre des Lords ne décela donc aucune raison d’écarter l’applicabilité de la règle de l’immunité absolue des États pour les actes commis par leurs représentants agissant dans leur capacité officielle. Cette affaire aboutit devant la cour de céans qui conclut à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Jones et autres c. Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40525/06, 14 janvier 2014).

52. Se tournant vers les États non membres du Conseil de l’Europe, il y a lieu de noter que les juridictions du Canada disposent d’une compétence universelle pour examiner les demandes civiles, mais uniquement en matière de terrorisme, conformément à la loi de 2012 sur les victimes du terrorisme. Cette compétence est toutefois soumise à la condition que la victime soit canadienne, ou qu’elle ait sa résidence permanente au Canada, ou que l’action civile ait un « lien réel et substantiel avec le Canada ». En revanche, la compétence universelle ne s’applique pas aux actions pour dommages subis du fait d’autres violations du droit international, y compris la torture (sauf s’il est démontré qu’elle a eu lieu dans le cadre d’actes de terrorisme). Dans l’affaire Bouzari v. Islamic Republic of Iran ([2004] OJ No. 2800 Docket No. 38295), la cour d’appel de l’Ontario a jugé que l’article 14 de la Convention contre la torture n’obligeait pas le Canada à garantir des recours de nature civile pour des actes de torture commis en dehors de son territoire. En l’espèce, le demandeur, un Canadien d’origine iranienne, avait saisi les tribunaux canadiens d’une demande en dommages‑intérêts pour avoir été torturé par des représentants de l’État iranien. La cour d’appel a entériné la solution retenue par la juridiction inférieure selon laquelle il n’existait aucun « lien réel et substantiel » entre la province d’Ontario et l’action litigieuse. Elle a conclu qu’il n’existait parmi les États aucune pratique internationale suffisamment répandue qui justifierait la reconnaissance de la compétence civile des tribunaux canadiens dans une telle situation.

53. Parmi tous les États couverts par la présente étude, seuls les États‑Unis prévoient, au niveau fédéral, une compétence universelle pour les demandes civiles en dommages-intérêts subis en liens avec des faits de torture, et ce, sur la base de deux lois fédérales, à savoir l’Alien Tort Statute de 1789, et le Torture Victim Protection Act de 1991. Le premier donne compétence aux cours fédérales pour « any civil action by an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States ».

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que l’acte incriminé soit commis sur le territoire des États-Unis ou par un ressortissant dudit État. Cette loi n’avait jamais vraiment été mise en œuvre jusqu’à l’affaire de principe Filártiga v. Peña-Irala du Second Circuit Court of Appeals en 1980 [630 F.2d 876 (2d Cir. 1980)]. Dans cette affaire, la cour a accepté la plainte des parents d’une victime qui avait été torturée à mort à Paraguay, plainte dirigée contre l’auteur des actes infligés qui avait son domicile alors aux États-Unis. Le tribunal a estimé que la compétence fédérale pourrait être exercée « whenever an alleged torturer is found and served with process by an alien within our borders » (ibidem., at 878).

Le Torture Victim Protection Act prévoit ce qui suit : « An individual who, under actual or apparent authority, or color of law, of any foreign nation subjects an individual to torture shall, in a civil action, be liable for damages to that individual... » (Section 2 (a) § 1).

Il ressort de ces deux lois que des affaires peuvent a priori être portées devant les tribunaux des États-Unis sans lien juridictionnel avec ledit pays. Pour qu’un tribunal puisse procéder avec une telle affaire, il faut néanmoins que la personne assignée en justice doive se trouver sous la juridiction des États-Unis au moment de l’introduction de l’action. Par ailleurs, même si la compétence du tribunal est admise, il existe d’autres obstacles juridiques. En réalité, il apparaît qu’environ 80 % des affaires introduites sur la base de ces deux actes aient été rejetées pour différentes raisons, comme la doctrine de l’’act of State’, l’immunité souveraine ou le forum non conveniens (Nowak/McArthur, op.cit., p. 494).

Par ailleurs, le champ d’application de l’Alien Tort Statute s’est vu rétrécir au cours de ces dernières années. Dans l’affaire Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co., des ressortissants nigérians, ayant obtenu le statut de réfugiés aux États-Unis, ont saisi des tribunaux américains sur la base de l’Alien Tort Statute, alléguant que des corporations néerlandaises, britanniques et nigériannes avaient aidé ou facilité les violations du droit international commises par le gouvernement nigérian [Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co., 133 S. Ct. 1659 (2013)]. Le 17 avril 2013, la Cour suprême a statué comme suit :

« We therefore conclude that the presumption against extraterritoriality applies to claims under the ATS, and that nothing in the statute rebuts that presumption. « [T]here is no clear indication of extraterritoriality here, » Morrison, 561 U. S., at ___ (slip op., at 16), and petitioners’ case seeking relief for violations of the law of nations occurring outside the United States is barred.

IV

On these facts, all the relevant conduct took place out­side the United States. And even where the claims touch and concern the territory of the United States, they must do so with sufficient force to displace the presumption against extraterritorial application. See Morrison, 561 U. S. ___ (slip op. at 17–24). Corporations are often present in many countries, and it would reach too far to say that mere corporate presence suffices. If Congress were to determine otherwise, a statute more specific than the ATS would be required. »

b) La possibilité de se constituer partie civile dans une procédure pénale sur la base du principe de compétence universelle en matière pénale

54. La question de la compétence universelle des juridictions civiles doit être distinguée de la possibilité de se constituer partie civile dans une procédure pénale engagée devant les juridictions pénales sur la base du principe de compétence universelle en matière pénale.

55. Par exemple, en Belgique, la compétence universelle des juridictions pénales nationales est régie par l’article 12bis du titre préliminaire du code de procédure pénale, modifié par la loi du 5 août 2003. Cet article permet aux juridictions pénales belges d’étendre leur compétence à des infractions n’ayant pas de lien de rattachement avec le territoire national, soit en application d’une règle de droit international – comme en dispose la Convention contre la torture –, soit en application d’une règle de droit international coutumier pour ce qui est des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité. La victime d’une infraction qui invoque la compétence universelle des juridictions belges ne peut pas se constituer partie civile ab initio, car les poursuites sont engagées uniquement sur décision du procureur fédéral. En revanche, si ce dernier décide d’ouvrir l’action publique, alors la victime d’actes de torture ou d’autres crimes contre l’humanité peut joindre la procédure « en se constituant partie civile », afin d’obtenir réparation des préjudices subis (article 67 du code d’instruction criminelle).

56. De même, en Espagne, la loi organique sur le pouvoir judiciaire prévoit la compétence universelle des tribunaux espagnols (en matière pénale) pour certains crimes commis à l’étranger par des citoyens espagnols ou par des non-ressortissants, sous certaines conditions, y compris les crimes contre l’humanité et les actes de torture. Dans le cadre d’une procédure pénale, les victimes des crimes peuvent se constituer parties civiles (accusatrices) et demander réparation au titre des préjudices subis (article 112 du code de procédure pénale).

57. En Irlande, la loi reconnaît également la compétence universelle en matière pénale pour la torture et les crimes contre l’humanité, et le schéma général national de l’indemnisation des victimes du crime s’applique en principe dans les affaires examinées par les tribunaux irlandais sur ce fondement ; toutefois, il n’y a eu à ce jour aucun exemple pratique d’une telle indemnisation prononcée par le Criminal Injuries Compensation Tribunal.

2. Le for de nécessité

a) L’étendue géographique

58. Les règles de compétence internationale en matière civile de dix-sept États européens à l’étude (l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, Malte, la Moldavie, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovénie, la Turquie et l’Ukraine) ne reconnaissent pas le for de nécessité. À cet égard, il y a lieu de noter que l’Irlande et le Royaume-Uni, en tant que pays de droit anglo-saxon (common law), possèdent une autre règle qui s’applique dans des situations similaires (bien qu’allant dans une direction opposée), à savoir le forum non conveniens (cf. infra). Ceci est également vrai pour les États-Unis.

59. Par ailleurs, les règles de compétence internationale en matière civile de neuf États européens à l’étude (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Estonie, la France, le Luxembourg, la Pologne, le Portugal et la Roumanie) reconnaissent soit expressément le for de nécessité, soit un principe portant un autre nom mais entraînant des conséquences très similaires sinon identiques. En France, il existe un chef de compétence des juridictions nationales en cas de « risque de déni de justice » (le déni de justice est prohibé par les articles 4 du code civil et 434-7-15 du code pénal). Ce cas de compétence n’a été admis que très exceptionnellement, mais c’est dans ce cadre-là qu’est abordée la question de l’existence d’une compétence pour connaître des actions civiles intentées par des victimes d’infractions pénales particulièrement graves telles que crimes de guerre, déportations, tortures, séquestrations arbitraires, ou encore atteintes lourdes à la santé des personnes et à l’environnement dues aux activités d’entreprises multinationales, etc.

60. Parmi les États non membres du Conseil de l’Europe, le for de nécessité est reconnu par le code civil du Québec (au Canada), mais la jurisprudence interne l’a récemment introduit dans le droit interne de certaines autres provinces canadiennes. Au Québec, le for de nécessité est prévu par l’article 3136 du code civil québécois, qui dispose : « Bien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite, entendre le litige si celui-ci présente un lien suffisant avec le Québec » (libellé en vigueur depuis 1991).

Par un arrêt du 2 février 2010, rendu dans l’affaire Van Breda at al. v. Village Resorts Limited, la cour d’appel de l’Ontario a, pour la première fois, reconnu la possibilité du for de nécessité dans une province anglophone. Dans cette affaire, portant sur des dommages corporels subis à l’étranger, la cour d’appel a jugé que « là où il n’y a pas d’autre for où le demandeur pourrait raisonnablement demander la protection de ces droits, le tribunal dispose d’une discrétion résiduelle pour se déclarer compétent ».

b) Champ d’application matériel

61. Avec l’exception de l’Allemagne, dans tous les États à l’étude appartenant à la catégorie des pays reconnaissant un for de nécessité, celui‑ci s’applique sans distinguer la nature du litige.

62. Par exemple, en Belgique, la notion de for de nécessité a été introduite par la loi du 16 juillet 2004 portant le code de droit international privé. L’article 11 dudit code dispose que : « Nonobstant les autres dispositions de la présente loi, les juridictions belges sont exceptionnellement compétentes lorsque la cause présente des liens étroits avec la Belgique et qu’une procédure à l’étranger se révèle impossible ou qu’on ne peut raisonnablement exiger que la demande soit formée à l’étranger. » Le champ d’application matérielle de cet article comprend l’ensemble de la matière civile et commerciale visée par le code, qu’il s’agisse des questions relevant des règles de compétence générales ou des questions relevant des règles de compétence spéciales, telles que les obligations non contractuelles.

63. Au Luxembourg, la jurisprudence a admis qu’en dehors des règles de compétence ordinaire, les juridictions luxembourgeoises « sont accessibles aux étrangers n’ayant au pays ni domicile ni résidence, du moment qu’ils ne disposent d’aucun autre moyen pour la sauvegarde de leurs droits » (Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, 30 juin 1961, Pas., XVIII, 372).

64. En Pologne, le for de nécessité a été d’abord établi par la jurisprudence de la Cour suprême dans des affaires concernant le droit de succession des biens meubles laissés en Pologne par des étrangers. Par la suite, il a été codifié par l’article 1099-1 § 1 du code de procédure civile qui, lui, s’applique dans toutes les affaires civiles sans les distinguer selon leur contenu matériel ou leur objet. Enfin, en Estonie, au Portugal et en Roumanie, la loi ne prévoit pas non plus de distinction qui serait fondée sur la nature ou le contenu du litige.

c) Conditions d’application

65. En ce qui concerne les conditions d’application du for de nécessité, l’analyse comparative menée par la Cour a relevé que, dans tous les États reconnaissant le for de nécessité, son application est toujours subordonnée à deux conditions cumulatives, à savoir, d’une part, l’impossibilité de fait ou de droit de porter le litige devant les juridictions d’un autre État et, d’autre part, l’existence à tout le moins d’une certaine proximité (ou de certains liens de rattachement) du litige avec l’État du for saisi.

66. En ce qui concerne cette deuxième condition, il s’avère que les éléments de proximité formant un lien de rattachement sont les suivants.

67. En Allemagne, ce sont, entre autres, la nationalité, la résidence habituelle, la possibilité d’exécution du jugement, l’applicabilité du droit allemand. Par ailleurs, les éléments de rattachement admis par les tribunaux peuvent varier selon la nature du litige. Dans le cas d’un divorce, la nationalité ou la résidence habituelle suffiront ; en revanche, dans un litige de délit civil, la nationalité allemande ne suffira pas, tandis que la résidence habituelle ou la possibilité d’exécution du jugement en Allemagne suffiront.

68. En Autriche, ce sont la nationalité, la résidence légale, la résidence habituelle, ou le lieu de siège d’un établissement.

69. En Belgique, l’article 11 du code de droit international privé exige que la cause présente « des liens étroits avec la Belgique ». Cette exigence sera satisfaite si le demandeur est de nationalité belge, ou si son domicile ou sa résidence habituelle se trouvent en Belgique. La doctrine indique que tout autre élément de l’affaire peut être avancé pour établir une connexion avec la Belgique, comme par exemple la localisation de biens sur le territoire belge.

70. En Estonie, aux termes de l’article 72 du code de procédure civile, c’est la nationalité estonienne du demandeur, le fait qu’il réside en Estonie, ou le fait que « l’affaire a[it] des liens étroits avec l’Estonie pour une autre raison » qui sont considérés comme liens de rattachement suffisants.

71. En France, la jurisprudence exige que le litige présente avec la France une certaine attache (à déterminer par le tribunal).

72. En Pologne, l’article 1099-1 § 1 du code de procédure civile prévoit que l’affaire doit présenter « un lien suffisant avec l’ordre juridique polonais ». La doctrine fournit certains exemples non exhaustifs d’un tel « lien suffisant », par exemple la résidence permanente ou temporaire des parties se trouve en Pologne, l’objet du litige se trouve sur le territoire polonais, le jugement peut être exécuté en Pologne, le demandeur a un intérêt juridique d’obtenir la protection judiciaire en Pologne, etc. D’autre part, la doctrine souligne qu’un « lien suffisant » implique quelque chose de plus que n’importe quel lien de proximité.

73. Au Portugal, il doit y avoir un facteur de rattachement « suffisamment fort » entre le litige et l’ordre juridique portugais. Ce facteur, qui est déterminé et précisé par la jurisprudence, peut-être d’ordre personnel (nationalité portugaise ou résidence habituelle au Portugal) ou d’ordre patrimonial (le fait que le bien immeuble ou meuble en question se trouve au Portugal).

74. En Roumanie, selon l’article 1069 du code de procédure civile, est compétent le tribunal « du lieu avec lequel le litige présente un lien suffisant ». Cette condition est analysée en fonction des faits de l’espèce ; un tel lien peut être, par exemple, la citoyenneté ou la résidence en Roumanie.

75. Au Canada, l’application de l’exigence de proximité varie selon la province. L’article 3136 du code civil québécois exige que « le litige (...) présente un lien suffisant avec le Québec ». D’autres provinces n’exigent aucun lien de rattachement. En effet, le Yukon, la Nouvelle-Écosse et la Colombie Britannique ont adopté, avec quelques amendements mineurs, la loi modèle de 1994 sur la compétence judiciaire et le transfert de procédures, dont l’article 6 prévoit le for de nécessité sous la seule condition de l’impossibilité de porter l’action devant les tribunaux en dehors de la province en question.

À ce jour, les juridictions canadiennes n’ont appliqué le principe du for de nécessité que dans deux affaires civiles. Une seule d’entre elles, Bouzari v. Bahremani ([2013], ONSC 6337), concernait des allégations de torture commise à l’étranger. Le demandeur dans cette affaire était le même que dans l’affaire Bouzari v. Islamic Republic of Iran (paragraphe 52 ci-dessus). Quant au défendeur, il s’agissait d’un particulier et, dès lors, l’immunité de l’État ne s’appliquait pas. Le juge de l’Ontario saisi de l’affaire a établi que l’Ontario était bel et bien le for de nécessité conformément à la jurisprudence ontarienne, car il n’y avait pas de base raisonnable sur laquelle le requérant aurait pu engager une action dans l’État où la torture avait prétendument eu lieu (c’est-à-dire en Iran). Le juge a déclaré que la charge de la preuve était passée dans le camp du défendeur, il appartenait de démontrer qu’il existait un for plus approprié pour examiner la demande. En 2015, la cour d’appel de l’Ontario a cependant annulé cette décision, considérant que le Royaume-Uni constituerait un for plus approprié, conformément au principe anglo-saxon du forum non conveniens (cf. infra).

d) Le forum non conveniens

76. Dans les États dotés d’un système juridique anglo-saxon (l’Irlande, le Royaume-Uni, ainsi que les États-Unis), le principe de for de nécessité n’existe pas. Leur systèmes de droit international privé comportent un autre principe, celui du forum non conveniens, qui est en quelque sorte l’opposé exact du for de nécessité. En vertu de ce principe, une juridiction nationale peut décliner sa compétence au motif qu’une juridiction, également compétente, située dans un autre État, serait objectivement un for plus approprié pour connaître d’un litige, c’est-à-dire devant lequel le litige peut être tranché de manière adéquate au regard des intérêts de toutes les parties et des fins de la justice (arrêt de 1986 de la Chambre des Lords, Spiliada Maritime Corporation/Cansulex Ltd, 1987, AC 460, spéc. p. 476). En particulier, une juridiction anglaise qui décide de décliner sa compétence en application de l’exception du forum non conveniens surseoit à statuer de telle sorte que la procédure, ainsi provisoirement suspendue, est susceptible d’être reprise dans l’hypothèse où il s’avérerait, notamment, que le for étranger n’est pas compétent pour connaître du litige ou que le demandeur n’a pas accès à une justice effective devant ce for.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

77. Le requérant se plaint de ce que les tribunaux suisses ne se sont pas estimés compétents pour traiter le fond de son action en dommages-intérêts dirigée contre la Tunisie et contre A.K., responsables, selon le requérant, des actes de torture qui lui auraient été infligés sur le territoire de la Tunisie. Le requérant estime dès lors qu’il y a eu violation de son droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, libellé comme il suit dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »

78. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Les thèses des parties

a) Le Gouvernement

79. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable, ce pour les motifs qui suivent.

80. Le Gouvernement précise d’emblée qu’il ne se prononcera pas sur la question de l’immunité de juridiction, ni examinée ni retenue par le Tribunal fédéral.

81. Quant à la question de l’incompétence des tribunaux suisses, en se référant principalement à Al-Adsani, § 47, le Gouvernement soutient en substance que l’article 6 § 1 de la Convention ne saurait créer par voie d’interprétation un droit matériel de caractère civil n’ayant aucune base légale dans l’État concerné. Le Gouvernement souligne à cet égard que le droit suisse ne prévoit pas un droit d’ouvrir une procédure civile en raison d’allégations d’actes de torture indépendamment du lien de l’affaire avec la juridiction suisse. Partant, selon le Gouvernement, l’article 6 § 1 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce.

82. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer irrecevable la requête à titre principal, pour incompatibilité de celle-ci avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention ; à titre subsidiaire, pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

b) Le requérant

83. Pour sa part, le requérant invite la Cour à rejeter le moyen de l’incompatibilité de la requête avec les dispositions de la Convention ainsi que celui tiré du défaut manifeste de fondement.

84. Le requérant estime que l’article 6 § 1 de la Convention s’applique : il existe en effet un droit de caractère civil, à savoir l’action en responsabilité civile pour dommage causé à la personne et la compétence des tribunaux suisses est donnée par l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci-dessus), même dans les affaires dans lesquelles les liens avec la Suisse sont très minces.

2. Appréciation de la Cour

85. En l’espèce, le requérant avait fondé sa demande sur les articles 82 et suivants du code des obligations et des contrats de la Tunisie, qu’il considérait applicables en vertu de l’article 133 al. 2 LDIP. La Cour observe par ailleurs que des dispositions analogues prévoyant une responsabilité civile pour fait illicite, s’appliquant entre autres aux atteintes à l’intégrité physique ou morale d’une personne, se trouvent en droit suisse, notamment aux articles 41 et suivants du code des obligations (paragraphe 25 ci‑dessus). L’interprétation restreinte du concept du for de nécessité qu’a opérée le Tribunal fédéral ne constitue pas d’obstacle à l’application de l’article 6 § 1 au cas d’espèce (mutatis mutandis, Al-Adsani, précité, §§ 46‑49, et Jones et autres, précité, § 164). Cette disposition trouvant dès lors à s’appliquer dans la présente espèce, l’exception d’incompatibilité de la requête avec les dispositions de la Convention doit être rejetée.

86. Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement a présenté certains arguments sous l’angle de la recevabilité de la présente requête. Or, la Cour considère plus approprié d’y répondre dans la partie consacrée au fond de l’affaire.

87. Constatant en outre que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Le requérant

88. En citant l’article 14 de la Convention contre la torture (voir paragraphe 29 ci-dessus) et l’article 16 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés (voir paragraphe 47 ci-dessus), le requérant est d’avis que l’application restrictive de l’article 3 de la LDIP faite par le Tribunal fédéral entraîne un déni de justice relativement aux actes de torture allégués et une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, l’ensemble de l’édifice du droit international vise aujourd’hui à mettre un terme à l’impunité liée aux crimes dits « internationaux ». De plus, une action civile était possible dans le cadre de la procédure pénale en Suisse. En outre, le requérant se plaint de ce que les tribunaux suisses, situés dans l’État de domicile du requérant établi dès 1993, ont refusé leur compétence juridictionnelle tout en reconnaissant qu’une action civile n’était pas possible auprès d’une tierce juridiction.

89. Le requérant soulève que le Tribunal fédéral a délibérément choisi d’interpréter « restrictivement » l’article 3 de la LDIP alors que rien ne l’obligeait à le faire. Il rappelle que, selon le message du Conseil fédéral, il n’était pas prévu que l’article 3 LDIP soit appliqué de manière restrictive, bien au contraire : « ...les autorités suisses doivent se déclarer compétentes même dans les affaires où les liens avec notre pays sont très minces, lorsqu’il est impossible d’agir ou d’introduire un recours à l’étranger » (Message concernant une loi fédérale sur le droit international privé, Feuille Fédérale (FF), 1983 I 290). Le requérant estime que le fait d’appliquer cette disposition restrictivement et de ne pas la faire entrer en jeu en matière de réparation de dommages consécutifs à des crimes contre l’humanité commis à l’étranger par des auteurs étrangers, mais uniquement en matière de droit de famille, des successions et de la poursuite pour dettes et faillite, ne correspond à aucun but légitime conformément à la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1.

90. Au demeurant, contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre, le requérant ne souhaite pas que l’accès à un tribunal soit reconnu « dans tous les cas imaginables », mais il soutient qu’en matière de torture, lorsque l’affaire présente certains liens avec la Suisse, restreindre l’accès à un tribunal ne répond pas à un but légitime. L’arrêt du Tribunal fédéral, même à supposer qu’il poursuivrait un but légitime – que le Gouvernement semble limiter au bon fonctionnement de la justice – s’avérerait disproportionné, dans le cas d’espèce, eu égard au droit de la victime d’actes de torture d’obtenir la réparation que le droit tunisien et le droit international lui reconnaissent.

91. Quant à la question de l’immunité, elle ne peut, selon le requérant, être ignorée, puisque le Tribunal fédéral a validé, implicitement du moins, la thèse de la cour de justice quant à l’immunité des défendeurs, alors que cette thèse aurait dû être écartée puisqu’elle viole l’article 6 § 1 de la Convention.

92. À cet égard, le requérant allègue en substance que l’interdiction de la torture a acquis le rang de norme impérative du droit international, de sorte qu’aucune immunité ne saurait être invoquée pour protéger les auteurs de crimes de torture, peu importe le caractère civil ou pénal de la procédure interne, ce d’autant plus que la Tunisie et A.K. n’ont pas comparu et n’ont donc pas soulevé l’exception d’immunité. Par ailleurs, en ne distinguant pas les immunités étatiques des immunités personnelles dans des déterminations séparées, le Tribunal fédéral et la cour de justice ont méconnu le droit international.

93. Se référant notamment à l’article 14 de la Convention contre la torture (voir paragraphe 29 ci-dessus), le requérant est aussi d’avis que l’interdiction de la torture implique des obligations positives pour les États, y compris la possibilité pour la victime d’obtenir un « redressement approprié ».

94. Enfin, selon le requérant, le droit international a évolué depuis 2001 – année du prononcé de l’arrêt Al-Adsani – de sorte que les immunités des États doivent céder le pas en matière de torture.

b) Le Gouvernement

95. Le Gouvernement soutient que, si la Cour devait déclarer recevable la présente requête, l’application faite par le Tribunal fédéral de l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci‑dessus) poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

96. Le Gouvernement admet ainsi que le législateur suisse a tenté de garantir l’accès à la justice le plus complet possible. Il allègue toutefois notamment que la « juridiction universelle civile » créerait des difficultés ingérables pour les tribunaux, dues à la surcharge de travail, à l’administration des preuves et à l’exécution des décisions judiciaires. Le Gouvernement ajoute que l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci‑dessus) ne permet pas de fonder un for sur la base de l’obtention de l’asile politique en Suisse pour des faits antérieurs à l’asile et qui n’ont aucun lien avec le pays. Le requérant n’a par ailleurs pas démontré que l’introduction d’une procédure à l’époque n’était pas possible devant les tribunaux italiens. Le Gouvernement rappelle également que le requérant pouvait se constituer partie civile dans le cadre de la procédure pénale qu’il avait entamée en Suisse et qui avait été classée le 19 février 2001.

97. En outre, en se référant notamment à l’article 14 de la Convention contre la torture (voir paragraphe 29 ci-dessus), à la pratique des États européens et à l’article 16 de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés (voir paragraphe 47 ci-dessus), le Gouvernement soutient qu’aucune obligation de la Suisse en vertu du droit international public n’a été entravée.

c) Tiers intervenants

98. Dans leurs observations écrites jointes, les tiers intervenants soutiennent d’abord, en substance, que les victimes d’actes de torture ont le droit en vertu du droit international à un recours effectif et à des réparations, sans limitations territoriales explicites. Les tiers intervenants se réfèrent à cet égard au caractère de jus cogens de l’interdiction de la torture et à l’article 6 § 1 de la Convention, qui devrait être interprété conformément au droit international, notamment à la Convention contre la torture afin d’éviter le déni de justice à l’égard de la victime et l’impunité à l’égard du tortionnaire.

99. Quant à la question de la compétence, les tiers intervenants soutiennent en substance qu’une limitation du droit d’accès à un tribunal d’un résident d’un État partie à la Convention dans les cas d’allégation de torture, lorsqu’aucune autre voie de recours à l’étranger ne peut être raisonnablement utilisée, ne poursuit pas un but légitime et est disproportionnée. Les tiers intervenants soutiennent qu’il faut tenir compte notamment du consensus européen croissant sur la juridiction « d’urgence », selon laquelle la résidence des plaignants est un lien suffisant. Il existe par ailleurs, selon les tiers intervenants, des obligations positives des États de prendre des mesures garantissant des droits concrets et effectifs lorsque l’auteur présumé a été présent temporairement dans la juridiction mais a fui des poursuites pénales.

100. Enfin, l’immunité ratione materiae (immunité fonctionnelle) pour un ancien représentant officiel ne s’applique pas en cas d’allégation de torture, selon les tiers intervenants, qui se réfèrent notamment aux observations déposées par le Redress Trust en collaboration avec d’autres organisations dans l’affaire Jones et autres c. Royaume-Uni (précitée).

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes dégagés de la jurisprudence de la Cour

101. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (voir, parmi beaucoup d’autres, Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002‑IX ; et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 18, 17 septembre 2013). Elle réaffirme que chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le droit à un tribunal, dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect particulier (voir, parmi beaucoup d’autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18 ; et Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 70, 11 mars 2014).

102. La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence selon laquelle le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, § 58, 12 novembre 2013 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

103. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

104. La Cour rappelle en outre que les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 25, 7 juillet 2009 ; et Howald Moor et autres, précité, § 71).

105. Enfin, la Cour rappelle que la Convention ne doit pas être interprétée isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Golder, précité, § 29 ; Al‑Adsani, précité, § 55 ; Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no [41615/07](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241615/07%22%5D%7D), § 131, CEDH 2010 ; et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012).

b) L’application de ces principes au cas d’espèce

i. Le rejet par les tribunaux suisses de leur compétence découlant du for de nécessité

106. La Cour relève d’emblée que le Tribunal fédéral, rejetant le recours au motif que la compétence à raison du lieu n’était pas donnée, a laissé la question de l’immunité de juridiction indécise (voir paragraphe 22 ci‑dessus). Cette dernière question ne doit pas non plus être tranchée par la Cour. Celle-ci doit par contre examiner si la décision d’incompétence des juridictions suisses est compatible avec le droit d’accès du requérant à un tribunal en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention.

107. Quant au but poursuivi par la restriction du droit d’accès à un tribunal, la Cour estime que le refus de donner suite à l’action civile du requérant visait la bonne administration de la justice et l’effectivité des décisions judicaires internes. Elle partage l’avis du Gouvernement selon lequel une compétence universelle, au sens civil, risquerait de créer des difficultés pratiques considérables pour les tribunaux, notamment à cause de l’administration des preuves et l’exécution de telles décisions judiciaires. La Cour n’exclut pas non plus que l’acceptation d’une compétence universelle puisse provoquer des immiscions indésirables d’un pays dans les affaires internes d’un autre.

La Cour conclut donc que le refus des tribunaux suisses d’examiner le bien-fondé de l’action du requérant poursuivait des buts légitimes au sens de la jurisprudence précitée.

108. La deuxième question à examiner par la Cour est celle de savoir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En d’autres termes, et eu égard aux spécificités de la présente affaire, elle doit répondre à la question de savoir si le rejet de la compétence universelle par le Tribunal fédéral, invoquée sur le fondement du principe du for de nécessité, n’a pas enfreint le droit d’accès à un tribunal du requérant dans sa substance même.

109. En ce qui concerne l’application concrète de la règle concernant le for de nécessité au cas d’espèce, la Cour rappelle que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A ; Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998‑II ; et Nusret Kaya et autres c. Turquie, nos 43750/06, 43752/06, 32054/08, 37753/08 et 60915/08, § 38, CEDH 2014 (extraits)). La Cour ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendues que lorsque celle-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, dans ce sens, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 85-86, CEDH 2007‑I).

110. La Cour observe que le rejet de compétence par les instances internes se fonde sur l’article 3 de la LDIP (voir paragraphe 24 ci-dessus). S’agissant du cas d’espèce, le Tribunal fédéral a d’emblée rappelé que cette disposition doit être interprétée restrictivement (paragraphe 22).

111. En ce qui concerne la première condition de l’application du for de nécessité au sens de cette disposition, le Tribunal fédéral a conclu que les autorités suisses n’étaient pas compétentes en vertu d’une autre disposition du droit interne. Par contre, dans la mesure où la troisième condition faisait de toute façon défaut (voir ci-après), ce tribunal a laissé ouverte la question de savoir si une action à l’étranger était impossible ou ne pouvait être raisonnablement exigée (deuxième condition).

Quant à la troisième condition, seule condition pertinente pour la présente analyse de la Cour, le Tribunal fédéral a conclu qu’il n’existait pas de lien de rattachement entre la cause du requérant et la Suisse, bien que les autorités suisses lui aient octroyé l’asile politique, le 8 novembre 1995, justement du fait de sa persécution dans son pays d’origine, et qu’il ait résidé en Suisse depuis lors, soit depuis onze ans et demi au moment où le Tribunal fédéral a rendu son arrêt, à savoir le 22 mai 2007.

112. Compte tenu de ce qui précède, l’interprétation qu’a faite le Tribunal fédéral de l’article 3 de la LDIP dans le cas d’espèce, bien que restrictive, n’est pas entachée d’arbitraire. Par ailleurs, le rejet de compétence par les tribunaux suisses n’apparaît pas non plus déraisonnable compte tenu du fait, constaté par le Tribunal fédéral, que « [l]’ensemble des caractéristiques de la cause ramène en Tunisie, sauf la résidence en Italie [au moment des faits]. » (considérant 3.5 de l’arrêt, cité au paragraphe 22 ci‑dessus ; voir, a contrario, Arlewin c. Suède, no 22302/10, §§ 72 et suivants, 1er mars 2016). Dans ces conditions, les autorités suisses étaient fondées à avoir égard aux problèmes d’administration de preuves et d’exécution des jugements qui résulteraient, comme exposé ci-dessus (paragraphe 107), d’une acceptation d’une compétence dans de telles circonstances. La Cour estime que le Tribunal fédéral a également pu considérer que le fait que le requérant était venu s’installer en Suisse après les faits, ne changeait rien à la décision de déclarer les juridictions suisses incompétentes, ce fait étant « un fait postérieur à la cause, et qui n’en fait du reste pas partie. »

113. Il est vrai que le requérant a acquis entre-temps la nationalité suisse. La Cour rappelle que, le 14 mai 2007, le Conseil municipal de Versoix a donné son consentement à la naturalisation du requérant, qui fut confirmée par courrier de la Ville de Versoix du 25 mai 2007, à la suite du préavis favorable du canton de Genève du 6 novembre 2006, confirmé par l’autorisation de l’Office fédéral des migrations du 21 mai 2007. La confirmation par la Ville de Versoix de la naturalisation du requérant est donc intervenue postérieurement à l’adoption de l’arrêt du Tribunal fédéral du 22 mai 2007 et n’a pas pu être prise en compte par celui-ci.

114. Par ailleurs, le rejet de l’application du for de nécessité par le Tribunal fédéral se voit confirmé par l’étude menée par la Cour. D’abord, il en découle que seulement une minorité des États parties à la Convention, soit neuf des 26 États contractants étudiés, reconnaissent ce concept (paragraphe 59 ci-dessus). Au Canada aussi, il est appliqué depuis peu mais sous des conditions strictes (paragraphe 60 ci-dessus). Dans les États qui l’appliquent, il est, comme en Suisse, subordonné à des conditions importantes, qui doivent être réunies cumulativement, à savoir l’impossibilité de porter le litige devant les tribunaux d’un autre État et l’existence d’un certain lien de rattachement entre le litige et l’État du for requis (paragraphe 65 ci-dessous). Les liens de rattachement suffisants sont habituellement la nationalité, le domicile ou la résidence habituelle. Il s’ensuit que l’article 3 de la LDIP n’a rien d’exceptionnel et s’inscrit dans un consensus très large parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui ont introduit une telle compétence dans leurs ordres juridiques.

ii. Le défaut d’autres normes du droit international obligeant l’État défendeur d’examiner le bien-fondé de l’action du requérant

115. La Cour réitère ensuite la nécessité d’interpréter la Convention de la manière la plus harmonieuse possible avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (Nada, précité, § 170). Elle a eu l’occasion d’affirmer, à cet égard, que des mesures prises par un État qui reflètent des principes de droit international généralement reconnus, par exemple, en matière d’immunité des États, ne sauraient en principe passer pour imposer une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 (voir, notamment Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 57, CEDH 2010 ; Al-Adsani, précité, § 56 ; et Jones et autres, précité, § 189).

116. Dans la mesure où la Cour est compétente pour examiner cette question à l’aune de l’article 32 de la Convention, elle est d’avis que l’État défendeur n’est pas tenu d’admettre une compétence universelle de nature civile en vertu d’autres normes du droit international, en dépit de la nature incontestée de jus cogens de la prohibition de la torture en droit international, et ce pour les raisons qui suivent.

117. D’abord, le libellé de l’article 14 de la Convention contre la torture, ratifiée par la Suisse, n’est pas sans équivoque par rapport à son application extra-territoriale. La doctrine n’est pas unanime non plus (paragraphes 30‑32 ci-dessus) et aucun élément concret ne peut être tiré à ce sujet des travaux préparatoires de cette disposition (paragraphes 33-35 ci‑dessus).

118. Par ailleurs, bien que le Comité contre la torture, notamment dans son Observation générale no 3 (2012), ait indiqué que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de torture commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie, cette approche n’a pas été suivie par les États parties à cet instrument. Bien au contraire, l’étude menée révèle qu’aucun des 26 États européens couverts par la présente étude ne reconnaît actuellement la compétence universelle en matière civile pour des actes de torture ; une telle compétence n’existe qu’aux États-Unis et, dans une forme plus limitée, au Canada (paragraphes 48 et 52-53 ci-dessus). Par ailleurs, quant aux États-Unis, il apparaît que pour qu’une affaire puisse être traitée par un tribunal américain, il faut que la personne assignée se trouve sous la juridiction des États-Unis au moment de l’introduction de l’action.

119. De surcroît, plusieurs États prévoient la compétence universelle de leurs tribunaux en matière pénale, la victime pouvant alors se constituer partie civile dans une procédure engagée devant une juridiction pénale. En l’espèce, le requérant s’est effectivement constitué partie civile par rapport à sa plainte pénale du 14 février 2001 ; par contre, la plainte fut classée après qu’A.K. eut quitté la Suisse (paragraphe 14 ci-dessus).

120. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucune obligation conventionnelle n’obligeait la Suisse d’accepter l’action civile du requérant. Les autorités dudit État n’en étaient pas non plus obligées en vertu du droit coutumier, étant donné que la pratique des États, comme expression d’une opinio juris (article 38 § 1 b) du Statut de la C.I.J.) en faveur de l’existence d’une compétence universelle civile, faisait clairement défaut.

iii. Conclusion

121. En conclusion, la Cour estime que le rejet des tribunaux suisses de leur compétence pour juger l’action civile du requérant en vue de l’obtention de dommages et intérêts pour réparation du préjudice causé par des actes alléguées de tortures, bien que la prohibition de la torture relève du jus cogens, n’a pas vidé le droit d’accès à un tribunal du requérant de sa substance même, a poursuivi des buts légitimes et a présenté un rapport de proportionnalité avec ces buts. Il s’ensuit que le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention relativement tant à l’action dirigée contre la Tunisie qu’à l’action dirigée contre A.K. n’a pas été enfreint.

122. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par 4 voix contre 3, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Lemmens ;

– opinion dissidente des juges Karakaş, Vučinić et Kūris.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. Je souscris entièrement à la conclusion de l’arrêt selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Je voudrais toutefois préciser que, à mon avis, la solution retenue par la majorité n’est en rien incompatible avec le droit international et, en particulier, avec la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

2. Les paragraphes 117-118 de l’arrêt peuvent donner l’impression que l’article 14 de la Convention contre la torture peut – voire doit – être lu dans un sens qui obligerait les États parties à reconnaître la compétence internationale en matière civile de ses juridictions pour des actes de torture qui auraient été commis à l’étranger par des personnes qui ne résident pas dans le pays au moment où ses juridictions sont saisies de l’affaire.

Or, de mon point de vue, il résulte clairement de la jurisprudence du Comité contre la torture que l’article 14 ne se prête pas à une lecture aussi étendue.

Dans l’affaire Roitman Rosenmann c. Espagne (2002), citée au paragraphe 42 de l’arrêt, le requérant reprochait au gouvernement espagnol de faire obstruction à une demande d’extradition du général Pinochet, qui se trouvait alors à Londres. Le Comité contre la torture a clairement affirmé que notamment l’article 14 ne s’appliquait pas, ratione personae, à l’Espagne, étant donné que le général Pinochet ne se trouvait pas en Espagne (§ 6.6). Se référant à cette décision, le Comité a pris position une nouvelle fois dans l’affaire Z. c. Australie (2014), citée au paragraphe 43 de l’arrêt. Dans cette affaire, le requérant reprochait aux juridictions australiennes d’avoir rejeté son action en indemnisation contre des autorités chinoises pour des actes de torture commis en Chine au motif que les représentants de gouvernements étrangers jouissaient de l’immunité de poursuites au civil. Le Comité a rejeté la requête sans s’être penché sur la question de l’immunité, estimant que « dans les circonstances particulières de l’affaire, l’État partie n’[était] pas en mesure d’établir sa compétence pour connaître d’actes commis en dehors de son territoire par les agents d’un autre État » (§ 6.3).

On peut déduire de ces deux décisions que, aussi longtemps que les auteurs présumés de mauvais traitements ne se trouvent pas sur le territoire de l’État partie (matière pénale) ou n’y résident pas (matière civile), cet État n’a aucune obligation de donner aux victimes le droit d’obtenir réparation devant ses juridictions.

Cette conclusion n’est pas contredite par l’Observation générale no 3 du Comité relative à l’application de l’article 14 par les États parties, citée au paragraphe 39 de l’arrêt. Si le Comité y considère que « l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie » et qu’il salue « les efforts des États parties qui ont offert un recours civil à des victimes soumises à la torture ou à des mauvais traitements en dehors de leur territoire » (§ 22), il ne suggère nullement que les États parties soient tenus de reconnaître la compétence en matière civile de leurs juridictions indépendamment de la résidence des auteurs présumés.

La conclusion précitée n’est pas non plus contredite par les observations finales que le Comité a adoptées lors de l’examen des 4e et 5e rapports périodiques du Canada (2005) et de celui du 6e rapport périodique de cet État (2012), et qui sont citées aux paragraphes 36-37 et 38 de l’arrêt. Si le Comité reproche au Canada de ne pas garantir un recours civil en réparation à toutes les victimes de torture, c’est parce que les victimes n’ont pas accès aux recours existants, « quel que soit le pays où les actes de torture ont été commis et indépendamment de la nationalité de l’auteur ou de la victime » (observations finales concernant le 6e rapport périodique, § 15). Ces observations finales me semblent viser le fait que les juridictions canadiennes ne sont pas compétentes pour des demandes relatives à des actes de torture commis à l’étranger, même si ces actes sont commis par des auteurs canadiens ou sur des victimes canadiennes. Rien n’est dit au sujet de la compétence (ou de l’incompétence) des juridictions canadiennes pour des actes de torture commis à l’étranger par des auteurs étrangers ne résidant pas au Canada contre des victimes non canadiennes ne résidant pas au Canada au moment des faits.

3. J’estime donc que l’article 14 de la Convention contre la torture ne s’oppose pas à ce qu’un État partie réserve la compétence civile de ses juridictions à des demandes ayant un lien suffisant avec l’État concerné. Cela veut dire, à mon sens, que, dans le cas d’actes commis à l’étranger par une personne de nationalité étrangère sur une personne de nationalité étrangère[1], l’État peut exiger que le défendeur réside dans le pays ou que le demandeur y ait résidé au moment des faits.[2]

OPINION DISSIDENTE DES
JUGES KARAKAŞ, VUČINIĆ ET KŪRIS

1. Nous ne sommes pas d’accord avec la majorité, qui a conclu à la non‑violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Nous pensons que le droit d’accès du requérant à un tribunal a été violé.

2. Tout d’abord, il est incontestable que la prohibition de la torture est une norme impérative du droit international (jus cogens). Cela a déjà été reconnu dans la jurisprudence de la Cour (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 60, CEDH 2001-XI). Cette interdiction implique des obligations positives pour les États, y compris celle de fournir un redressement approprié (Ilhan c. Turquie, no 22277/93, 27 juin 2000, § 97 ; voir également l’arrêt Barrios Altos c. Peru, 14 mars 2001, § 43, de la Cour interaméricaine des droits de l’homme), ce qui figure aussi à l’article 14 de la Convention des Nations unies contre la torture.

3. Le Comité des Nations unies contre la torture a constaté à de nombreuses reprises qu’il devait exister des mécanismes efficaces permettant aux victimes de torture d’accéder à des recours et d’obtenir une indemnisation, et ce quel que fût le pays où les actes de torture avaient été commis et indépendamment de la nationalité de l’auteur ou de la victime (paragraphes 37 à 40 de l’arrêt).

4. Il faut aussi noter qu’il existe un consensus européen croissant sur la juridiction « d’urgence », selon laquelle la résidence est un lien suffisant (paragraphe 98 de l’arrêt, sur les observations des tiers intervenants).

5. En droit suisse, la loi fédérale sur le droit international privé prévoit, en son article 3, la compétence des autorités suisses au titre du for de nécessité, et le code des obligations établit, en son article 41 A, la responsabilité pour dommages causés illicitement ainsi que l’obligation de réparation.

6. La question qui nous préoccupe dans la présente affaire est de savoir si la décision du Tribunal fédéral portant rejet du recours du requérant sur la base de l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé était compatible avec le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention ou si cette restriction était disproportionnée par rapport au but poursuivi.

7. Le Tribunal fédéral a rejeté l’application du principe du for de nécessité en raison d’un défaut de lien suffisant, en interprétant l’article 3 précité d’une manière très restrictive. Or, d’après cet article, la seule existence d’« un lien suffisant » permettait une application en faveur du requérant. Même s’il cite l’interprétation du Conseil fédéral relative à cette disposition (paragraphe 22 de l’arrêt, point 3.4 de la décision de la haute juridiction) et fait référence à la doctrine qui soutient que le for de nécessité doit notamment être reconnu dans des situations de persécutions politiques, le Tribunal fédéral a choisi, dans son arrêt du 22 mai 2007, une interprétation restrictive alors que rien, ni dans la loi, ni dans la jurisprudence, ni dans la doctrine, ne l’y contraignait. De notre point de vue, le Tribunal fédéral a commis un déni de justice.

8. Le requérant s’est réfugié en Suisse en 1992 et s’est vu octroyer l’asile politique le 8 novembre 1995. Il a acquis la nationalité suisse par naturalisation à la suite d’un avis favorable émis le 6 novembre 2006 par le canton de Genève, entériné par une autorisation de l’Office fédéral des migrations en date du 21 mai 2007, et la naturalisation a été confirmée le 25 mai 2007 par le Conseil municipal de Versoix.

9. Nous souhaitons attirer l’attention sur la date de l’arrêt du Tribunal fédéral, le 22 mai 2007, qui a jugé qu’il n’y avait pas de lien suffisant entre la cause du requérant et la Suisse ! À cet égard, nous rappelons encore une fois que l’Office fédéral des migrations a autorisé la naturalisation du requérant un jour avant l’arrêt du Tribunal fédéral, soit le 21 mai 2007, et que la seule procédure postérieure à cette date consistait en la confirmation faite par la municipalité de Versoix le 25 mai 2007. Le requérant résidait en Suisse depuis onze ans et demi au moment où le Tribunal fédéral a rendu son arrêt, le 22 mai 2007, et il a obtenu la nationalité suisse le 25 mai 2007, avec une autorisation antérieure que le Tribunal fédéral ne pouvait ignorer puisqu’elle était datée du 21 mai 2007, soit d’un jour avant la décision de cette juridiction.

10. Le lieu de résidence, le statut de réfugié, la procédure de naturalisation avec l’avis favorable de 2006 et l’autorisation du 21 mai 2007, combinés à la présence de la personne suspectée d’avoir commis les actes de torture en cause sur le territoire suisse, c’est-à-dire sous la juridiction de l’État concerné, permettaient d’établir un lien suffisamment fort pour appliquer l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé et examiner le fond de la plainte du requérant.

11. Eu égard à ce qui précède, l’interprétation qu’a faite le Tribunal fédéral de cette disposition dans la présente espèce est entachée d’arbitraire et manifestement déraisonnable.

12. Il convient également de préciser un autre aspect de l’affaire. La majorité a passé sous silence un fait marquant mentionné aux paragraphes 13 et 14 de l’arrêt. Le requérant a déposé le 14 février 2001, auprès du procureur général du canton de Genève, une plainte pénale contre son tortionnaire présumé. Or ce n’est que le 19 février 2001 que le procureur général s’est prononcé sur cette plainte, en refusant de la prendre en compte, au motif que la personne mise en cause par le requérant avait alors quitté le territoire suisse. Le Gouvernement n’a fourni aucune information concernant la raison et la date de ce départ. Étant donné que la personne suspectée d’avoir commis les actes de torture se trouvait hospitalisée en Suisse le jour du dépôt de plainte, il convient de porter une attention particulière sur les cinq jours d’inaction des autorités.

13. Les tribunaux internes ainsi que la majorité de la chambre ont ainsi négligé l’absence de prise en compte par les autorités suisses de la plainte pénale déposée par le requérant à l’encontre du suspect alors que ce dernier était présent sur le territoire suisse.

14. À partir du moment où la personne suspectée d’avoir commis les actes de torture dénoncés a séjourné en Suisse, les obligations internationales de l’État sont entrées en jeu et les tribunaux internes étaient ainsi compétents dans le cadre de la procédure pénale, au cours de laquelle l’immunité fonctionnelle ne pouvait pas être invoquée dans le cas de torture.

15. Comme la majorité l’admet aussi (paragraphe 114 de l’arrêt), les liens de rattachement suffisants sont communément la nationalité, le domicile ou la résidence habituelle et l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé s’inscrit dans cette ligne de consensus des États membres du Conseil de l’Europe qui prévoit un lien suffisant. Mais le problème réside dans l’interprétation restrictive du Tribunal fédéral. À l’impunité, découlant de pareille interprétation, dont peuvent jouir les auteurs d’actes de torture ou de crimes contre l’humanité s’ajoute l’impossibilité, pour les victimes de ces agissements, de demander des dommages et intérêts.

16. Même à supposer que le bon fonctionnement de la justice pouvait constituer un but légitime, la clôture de toutes les procédures relatives aux contestations civiles formulées par le requérant aux fins de réparation des préjudices subis en raison des actes de torture dénoncés s’avérait disproportionnée.

17. La Convention, en tant qu’instrument « vivant », devrait être interprétée à la lumière « de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », notamment des « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » (article 38 paragraphe 1 c) du Statut de la Cour internationale de justice). « Le principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir être portée devant un juge compte au nombre des principes fondamentaux de droit universellement reconnus ; il en va de même du principe de droit international qui prohibe le déni de justice » (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 35, série A no 18).

18. En l’espèce, le rejet du recours du requérant sans un examen sur le fond par les tribunaux suisses a gravement nui à la substance du droit d’accès du requérant à un tribunal (voir, a contrario, Arlewin c. Suède, no 22302/10, §§ 72 et 73, 1er mars 2016). Nous considérons que cette impossibilité de demander réparation équivaut à un déni de justice et qu’il y a eu par conséquent violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

19. L’interprétation et l’application de l’article 6 § 1 de la Convention dans cette affaire devraient s’inscrire dans la lignée des développements significatifs des dernières années visant à combattre l’impunité des auteurs d’actes de torture et dans le sens de la possibilité d’engager une action en réparation auprès d’une juridiction étrangère.

20. Dans l’affaire Al-Adsani (précitée, § 60), l’interdiction de la torture était acceptée et avait déjà valeur de jus cogens. Le libellé prudent retenu dans la présente espèce (paragraphes 117-121 de l’arrêt) laisse à penser que la Cour n’est pas encline à maintenir cette reconnaissance sans équivoque. Dans ce sens, le présent arrêt constitue une régression importante, même lorsqu’on le compare à l’arrêt Al-Adsani précité (dans lequel, entre autres, aucune violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait été constatée). Il est regrettable que cet arrêt s’apparente à un encouragement tacite, de la part de la plus haute juridiction des droits de l’homme en Europe, au déni de justice.

21. Nous considérons qu’il est temps que la Cour clarifie cette question grave qui touche à l’interprétation et à l’application de l’article 6 § 1 de la Convention.

22. Dans l’affaire Al-Adsani (précitée), un des juges dissidents s’était exclamé : « Dommage ! ». Dans l’affaire Jones et autres c. Royaume‑Uni (nos 34356/06 et 40528/06, 14 janvier 2014), un autre juge dissident avait répété : « Dommage ! ».

23. Nous pouvons également dire quel « dommage » que la Cour n’ose pas rendre la justice dans cette affaire relative au principe du for de nécessité ! Le prononcé de cet arrêt aura lieu quelques jours avant la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture (le 26 juin). Nous pouvons noter avec une triste ironie que cet arrêt ne sera sûrement pas loué le jour de la commémoration.

* * *

[1]. Si les actes ont été commis sur le territoire de l’État concerné, l’article 14 semble exiger que la compétence civile des juridictions soit reconnue, indépendamment de la nationalité ou de la résidence tant de la victime que de l’auteur présumé.

[2]. Selon l’article 5 § 1 c) de la Convention contre la torture, qui concerne la compétence des juridictions en matière pénale, « tout État partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions [de torture ou de complicité à la torture] (…) quand la victime est un ressortissant dudit État et que ce dernier le juge approprié ». Selon l’article 5 § 2, « tout État partie prend (…) les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit État ne l’extrade pas » (paragraphe 29 de l’arrêt). Il serait étonnant qu’une obligation plus stricte, non explicitement prévue par cette convention, existe pour la compétence en matière civile.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-163809
Date de la décision : 21/06/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : NAIT-LIMAN
Défendeurs : SUISSE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MEMBREZ F.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award