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14/06/2016 | CEDH | N°001-164117

CEDH | CEDH, AFFAIRE MERABISHVILI c. GÉORGIE, 2016, 001-164117


Quatrième section

AFFAIRE MERABISHVILI c. GÉORGIE

(Requête no 72508/13)

arrêt

STRASBOURG

14 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 28/11/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Merabishvili c. Géorgie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto

de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil l...

Quatrième section

AFFAIRE MERABISHVILI c. GÉORGIE

(Requête no 72508/13)

arrêt

STRASBOURG

14 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 28/11/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Merabishvili c. Géorgie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 72508/13) dirigée contre la Géorgie et dont un ressortissant de cet État, M. Ivane Merabishvili (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 novembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes Ph. Leach et O. Kakhidze, avocats à Londres et à Tbilissi. Le gouvernement géorgien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Meskhoradze, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait que sa détention provisoire n’avait pas été fondée sur des règles juridiques claires et qu’elle avait été abusive, au mépris de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. Sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, il soutenait en outre que le tribunal interne n’avait pas motivé sa décision du 25 septembre 2013 et n’avait pas effectué un contrôle juridictionnel approprié de sa demande de mise en liberté. Enfin, invoquant l’article 18 de la Convention, il alléguait que l’ouverture de poursuites pénales contre lui et la détention provisoire qui s’en était suivie avaient eu pour but de l’exclure de la vie politique du pays.

4. Le 2 avril 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1968 et il est actuellement détenu dans une prison à Tbilissi.

A. La genèse de l’affaire

6. Avant les élections législatives du 1er octobre 2012, qui aboutirent à un changement de gouvernement, le requérant, qui était l’un des dirigeants du parti alors au pouvoir, le Mouvement national uni (MNU), avait exercé pendant plusieurs mois en 2012 la fonction de Premier ministre de la Géorgie. Auparavant, entre 2005 et 2012, il avait été ministre de l’Intérieur.

7. Après la victoire de la coalition politique Rêve géorgien aux élections législatives d’octobre 2012 et la formation d’un nouveau gouvernement, le requérant fut élu secrétaire général du MNU, qui devint la principale formation d’opposition du pays.

B. L’incident du 30 novembre 2012

8. Entre le 1er novembre 2012 et le 21 mai 2013, date à laquelle il fut inculpé d’infractions pénales et arrêté (paragraphe 17 ci-dessous), le requérant effectua cinq voyages officiels entre la Géorgie et divers autres pays et revint toujours comme prévu.

9. Le 30 novembre 2012, lors d’un voyage en Arménie où il prévoyait d’assister à un séminaire international du Parti populaire européen, le requérant tenta de franchir la frontière de l’État géorgien à l’aéroport international de Tbilissi en utilisant un passeport prétendument faux.

10. Après avoir enregistré le passeport dans la base de données électronique pertinente, un agent de la police des frontières du ministère géorgien de l’Intérieur, Z.D., releva une divergence entre la photographie se trouvant dans le passeport, qui correspondait parfaitement à l’apparence du requérant, et les autres données figurant dans ce document de voyage, notamment le nom de « Levan Maisuradze », qui n’étaient pas les mêmes que les données relatives à l’identité du requérant enregistrées dans la base de données électronique. L’agent de police rendit le passeport problématique à l’assistant personnel du requérant, demandant des explications. L’assistant rapporta immédiatement du bureau du requérant un autre passeport qui avait été émis au vrai nom de celui-ci et qui correspondait à toutes ses autres données d’identification. Après vérification de l’authenticité de ce deuxième document de voyage, le requérant fut autorisé à franchir la frontière géorgienne.

11. Le même jour, le 30 novembre 2012, la police des frontières du ministère de l’Intérieur ouvrit une enquête pénale sur cet incident. Le chef de la police des frontières se rendit immédiatement à l’aéroport de Tbilissi pour interroger l’agent Z.D. qui avait découvert le passeport prétendument faux que le requérant détenait. Comme l’enquête l’établit ultérieurement et comme plusieurs témoins le confirmèrent, le chef de la police des frontières, alors qu’il se trouvait à l’aéroport, reçut soudain un appel du requérant sur son téléphone mobile. Usant de son statut et de ses relations personnelles de longue date au sein de la hiérarchie du ministère de l’Intérieur, le requérant tenta de faire pression sur le chef de la police des frontières. Il exigea catégoriquement qu’aucune enquête ne fût menée sur l’incident du passeport et que l’agent Z.D. ne fût jamais cité comme témoin. Selon des déclarations ultérieures faites par le chef de la police des frontières dans le cadre de l’enquête, le requérant proféra au cours de la conversation téléphonique qui eut lieu entre eux des menaces visant sa carrière et sa personne, et prononça des paroles obscènes.

12. Les 1er et 7 décembre 2012, interrogé par des enquêteurs du ministère de l’Intérieur au sujet de l’incident, le requérant nia avoir présenté à la police des frontières un passeport au nom de « Levan Maisuradze » et affirma qu’il ne possédait que quatre passeports, deux ordinaires et deux diplomatiques, tous émis sous son vrai nom.

C. La procédure pénale ultérieure

13. Le 13 décembre 2012, de nouvelles poursuites pénales furent engagées contre le requérant et le gouverneur de la région de Kakhétie pour détournement de fonds et abus d’autorité. Tous deux comparurent le même jour devant le parquet général, comme le prévoyait la procédure, et ils furent entendus comme témoins.

14. Le 18 janvier 2013, une troisième procédure pénale fut ouverte par le parquet de la République autonome d’Adjarie concernant un autre incident d’abus d’autorité imputé au requérant.

15. Le 13 février 2013, le requérant et le gouverneur de la région de Kakhétie furent entendus comme témoins dans le cadre de la deuxième procédure pénale.

16. Le 20 mai 2013, ces trois procédures pénales (paragraphes 11, 13 et 14 ci-dessus) furent jointes.

17. Le 21 mai 2013, le ministère public convoqua le requérant et le gouverneur de la région de Kakhétie pour les entendre à nouveau. Tous deux furent arrêtés à l’issue de leur interrogatoire.

18. Le requérant fut arrêté au motif qu’il était soupçonné d’achat de votes (article 164 § 1 du code pénal), de détournement de biens appartenant à autrui (article 182 § 3 du code pénal), d’abus d’autorité (article 332 du code de procédure pénale) et d’atteinte à l’inviolabilité du domicile d’autrui (article 160 du code pénal). D’après le dossier, le policier ayant procédé à l’arrestation expliqua dûment au requérant, qui était assisté d’un avocat de son choix, la nature des accusations portées contre lui ainsi que ses droits procéduraux. Le requérant fut également informé des raisons de son arrestation, notamment du risque que, en tant que personne particulièrement influente ayant par le passé occupé plusieurs fonctions de haut niveau dans l’appareil d’État, il fît obstruction au bon déroulement de l’enquête et, eu égard à sa précédente tentative de franchir la frontière géorgienne à l’aide d’un faux document de voyage, du risque qu’il prît la fuite avant la tenue du procès.

19. Le même jour, à savoir le 21 mai 2013, l’épouse du requérant quitta la Géorgie. Plus tard dans la journée, une perquisition menée sur autorisation d’un juge dans l’appartement du requérant conduisit à la découverte d’importantes sommes d’argent liquide (paragraphe 20).

20. Le 22 mai 2013, le procureur en charge du dossier du requérant demanda au tribunal de Koutaïssi d’ordonner le placement en détention provisoire du requérant à titre préventif. Il avança d’abord des arguments pour établir le risque de fuite de l’intéressé. D’après le procureur, ayant précédemment occupé les fonctions de ministre de l’Intérieur et de Premier ministre de Géorgie, le requérant avait développé un réseau étendu de contacts personnels, tant dans le pays qu’à l’étranger. Le procureur ajouta que le requérant détenait deux passeports diplomatiques en cours de validité établis à son nom et que ceux-ci lui permettaient de bénéficier de procédures simplifiées pour se rendre dans n’importe quel pays étranger ainsi que d’autres privilèges réservés aux diplomates. En outre, il apparaissait que le requérant détenait aussi un faux passeport (paragraphe 10 ci-dessus). De surcroît, le procureur estima que le départ précipité de l’épouse du requérant de Géorgie le 21 mai 2013, après que celui-ci eut été convoqué par l’autorité d’enquête, permettait également de soupçonner le requérant de chercher à fuir à l’étranger. Le procureur souligna aussi que, lors de la perquisition de l’appartement du requérant menée le 21 mai 2013, d’importantes sommes d’argent liquide – 54 200 euros (EUR), 33 100 dollars américains (USD, environ 28 560 EUR) et 29 000 lari géorgiens (GEL, environ 11 270 euros) – avaient été découvertes, ce qui, d’après le procureur, étayait également le soupçon que le requérant s’apprêtait à fuir le pays.

21. Le procureur présenta ensuite des arguments visant à démontrer que le requérant risquait d’entraver l’enquête. Il expliqua de nouveau que l’intéressé, grâce aux diverses fonctions de haut niveau occupées précédemment dans l’appareil d’État, avait encadré et supervisé de nombreux fonctionnaires employés dans plusieurs administrations publiques. D’après le procureur, considérant que les infractions en cause étaient étroitement liées aux fonctions publiques passées du requérant et que la majorité des témoins importants lui avaient été hiérarchiquement subordonnés, il existait un risque avéré que le requérant influençât ces personnes. À l’appui de ses arguments, le procureur invoqua l’incident du 30 novembre 2012, lorsque le requérant avait réussi à identifier le numéro de téléphone portable du chef de la police des frontières et qu’il l’avait appelé et avait fait pression sur lui de manière grossière et obscène en proférant des menaces visant sa personne et sa carrière (paragraphe 11 ci‑dessus).

22. Par une décision du 22 mai 2013, à l’issue d’une audience à laquelle les deux coaccusés et leurs avocats participèrent, le tribunal de Koutaïssi libéra le gouverneur de la région de Kakhétie en fixant une caution de 20 000 GEL (environ 7 770 EUR) et maintint le requérant en détention. Dans les motifs de cette décision, l’article 205 du code de procédure pénale figurait comme base légale de la détention.

23. Quant aux éléments établissant la nécessité de la mesure de détention, le tribunal de Koutaïssi indiqua qu’il accueillait les arguments du ministère public tirés des risques de fuite et d’entrave à l’enquête (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). S’il reconnaissait qu’en se rendant aux interrogatoires le requérant avait fait preuve d’une attitude coopérative à l’égard des enquêteurs, le tribunal considéra néanmoins que l’intéressé pouvait user de sa position sociale importante, résultat des diverses fonctions de haut niveau qu’il avait exercées dans le passé, pour entraver la conduite de l’enquête. Le tribunal souligna que les témoins qui devaient être entendus avaient été ou étaient encore sous l’autorité hiérarchique directe du requérant ainsi que sous l’influence personnelle de celui-ci. Il précisa à cet égard que le requérant était déjà soupçonné d’avoir tenté d’influencer certains témoins, notamment le chef de la police des frontières et l’agent Z.D., dans le cadre de la procédure pénale en cours (paragraphe 11 ci‑dessus).

24. Dans sa décision du 22 mai 2013, le tribunal de Koutaïssi déclara que, en application de l’article 208 du code de procédure pénale, l’audience préliminaire commencerait le 15 juillet 2013.

25. Le requérant interjeta appel de la décision du 22 mai 2013. Il plaida que son placement en détention provisoire était abusif, le tribunal de Koutaïssi ne s’étant selon lui fondé sur aucun élément ou argument précis établissant les risques supposés d’entrave à l’enquête ou de fuite.

26. Par un arrêt du 25 mai 2013, la cour d’appel de Koutaïssi rejeta l’appel du requérant pour défaut de fondement et confirma que le tribunal avait correctement apprécié les faits pertinents et appliqué les dispositions juridiques.

27. Le 2 juillet 2013, le procureur demanda au tribunal de Koutaïssi de différer l’audience préliminaire jusqu’au 11 septembre 2013. Il justifia sa demande par la nécessité de prendre des mesures d’enquête supplémentaires. Le requérant, représenté par trois avocats, et le gouverneur de la région de Kakhétie, coaccusé, consentirent en partie à cette demande. Par une décision du 5 juillet 2013, le tribunal de Koutaïssi fit partiellement droit à la demande et reporta l’audience préliminaire au 23 août 2013.

28. Le 12 août 2013, les avocats du requérant demandèrent un nouveau report de l’audience préliminaire. Ils plaidèrent que le dossier était volumineux et qu’il leur fallait davantage de temps pour préparer la défense de leur client. Le procureur objecta que le requérant tentait de retarder la procédure et de réduire le temps consacré à l’examen de l’affaire au fond. Le 14 août 2013, le tribunal de Koutaïssi fit entièrement droit à la demande du requérant et fixa la nouvelle date d’audience au 12 septembre 2013.

29. Le 12 septembre 2013, le tribunal de Koutaïssi ouvrit l’audience préliminaire.

30. D’après le procès-verbal d’une séance ultérieure de l’audience préliminaire, tenue le 25 septembre 2013, le requérant demanda que sa détention provisoire fût remplacée par une mesure de contrainte non privative de liberté. À l’appui de sa demande, il soutint que le ministère public n’avait avancé aucun argument nouveau susceptible d’établir l’existence des risques de fuite ou d’entrave à l’enquête. À titre de garanties supplémentaires assurant qu’il comparaîtrait au procès, il indiqua qu’il était le secrétaire général d’un parti politique important, qu’il avait publiquement fait la promesse de coopérer avec les autorités et qu’il avait jusqu’à présent toujours comparu devant les autorités d’enquête. Il ressort d’un enregistrement audio de la séance en question que le requérant plaida que l’autorité d’enquête avait déjà interrogé tous les témoins et que son maintien en détention n’était donc plus nécessaire. Le ministère public répondit que le risque que l’accusé exerçât des pressions indues sur les témoins perdurait, car ceux-ci devaient encore déposer devant la formation de jugement. Le procureur rappela au tribunal l’incident du faux passeport, lorsque le requérant avait réussi à menacer un haut responsable de la police des frontières (paragraphe 11 ci-dessus).

31. Le même jour, le 25 septembre 2013, le tribunal de Koutaïssi examina et rejeta la demande du requérant tendant à ce qu’il fût mis fin à sa détention provisoire. Après avoir entendu les arguments des parties, le tribunal annonça sa décision oralement afin qu’elle fît l’objet d’un enregistrement audio. Il ressort de cet enregistrement que le juge déclara brièvement, sans donner aucune explication, qu’« il y a[vait] lieu de rejeter la demande tendant à ce qu’il fût mis fin à la détention provisoire ».

32. Par un jugement du 17 février 2014, le tribunal de Koutaïssi reconnut le requérant coupable de la majorité des infractions qui lui étaient reprochées. Il fut ainsi déclaré coupable d’achat de votes (article 164 § 1 du code pénal), de détournement d’un montant élevé de fonds (article 182 §§ 2 a), d) et 3 b) du code pénal, ces dispositions étant invoquées à l’appui de plusieurs chefs d’inculpation) et d’atteinte à l’inviolabilité du domicile d’autrui (article 160 § 3 b) du code pénal). Le tribunal considéra que l’infraction d’abus d’autorité (article 332 § 2 du code pénal) était superflue et il la rejeta. Le requérant fut condamné à cinq ans d’emprisonnement.

33. Le 21 octobre 2014, la cour d’appel de Koutaïssi confirma la condamnation du requérant du 17 février 2014 dans son intégralité. En son état actuel, le dossier indique que le requérant s’est pourvu en cassation et que la procédure y afférente est pendante devant la Cour suprême.

D. L’allégation du requérant selon laquelle il a été extrait de prison le 14 décembre 2013 et la procédure ultérieure

34. Selon le mémoire complémentaire présenté par le requérant et versé au dossier après la communication de l’affaire à l’État défendeur, le requérant fut subitement extrait de sa cellule de prison le 14 décembre 2013, vers 1 h 30. Les gardiens qui l’accompagnaient lui auraient couvert la tête d’une veste, l’auraient mis dans une voiture et conduit vers une destination inconnue. Le trajet aurait duré dix minutes, puis le requérant aurait été escorté dans un bâtiment. Après avoir amené le requérant dans l’une des pièces, les gardiens auraient ôté la veste qui lui couvrait la tête. Le requérant aurait alors vu deux personnes : le Procureur général, O.P., et le chef de l’administration pénitentiaire, D.D.

35. Le requérant indique que lors de cet entretien le Procureur général lui proposa un marché, l’invitant notamment à révéler la « vérité » sur les circonstances ayant entouré la mort, le 3 février 2005, de l’ancien Premier ministre Zurab Zhvania (lequel, selon une version officielle des événements, était mort dans un appartement en location à la suite d’une intoxication au monoxyde de carbone causée par un système de chauffage au gaz qui n’avait pas été ventilé de manière appropriée) et à fournir des informations sur des comptes bancaires secrets que l’ancien président de la Géorgie détenait. Il affirme avoir refusé le marché, qualifiant les suggestions de O.P. de théorie du complot et d’absurdités. Le requérant ajoute que le Procureur général répondit en le menaçant d’une détérioration de ses conditions de détention s’il ne consentait pas à coopérer avec les autorités. Le requérant aurait été ramené à sa cellule de prison vers 3 heures.

36. Le 17 décembre 2013, lors d’une audience publique devant le tribunal de Tbilissi, qui examinait alors le fond de l’affaire pénale dirigée contre le requérant en présence du ministère public et de représentants des médias, le requérant fit une déclaration sur ce qui s’était passé le 14 décembre 2013. Il décrivit en détail la conversation qu’il avait eue de nuit avec le Procureur général.

37. Le même jour, le Premier ministre géorgien fit les commentaires suivants en public : il qualifia de purs mensonges les allégations du requérant selon lesquelles il avait été extrait de prison durant la nuit pour être interrogé par le Procureur général et déclara qu’aucune enquête ne serait menée relativement à ces allégations et que le requérant devrait plutôt « consulter un psychiatre ». Par la suite, paraphrasant le commentaire d’une autre personne publique, le Premier ministre fit la remarque suivante : « Après tout, c’est quoi le fond de cette histoire d’enlèvement [du requérant] à la prison ? [Le Procureur général] l’a-t-il violé, ou que s’est-il passé ? » Le parquet général publia une déclaration officielle dans le même sens, qualifiant les allégations du requérant de « mensongères » et « absurdes ».

38. Le 18 décembre 2013, le ministre des Prisons déclara publiquement ce qui suit : « [le requérant] n’a pas été extrait de prison (...) Aucune enquête n’a été ouverte sur des allégations si frivoles ». Le ministre ajouta que les enregistrements effectués par les systèmes de surveillance de la prison, qui pouvaient faire la lumière sur le point de savoir si le requérant avait été extrait de sa cellule, puis ramené dans celle-ci, aux heures indiquées du 14 décembre 2013 ne pourraient être divulgués qu’en cas d’ouverture d’investigations pénales sur les allégations du requérant.

39. En revanche, d’autres hauts responsables de l’État, notamment le président du Parlement et le ministre de la Justice, reconnurent immédiatement après l’incident du 14 décembre 2013 qu’il fallait ouvrir une enquête pénale approfondie et impartiale à ce sujet. Le 19 décembre 2013, le Défenseur des droits de Géorgie rendit visite au requérant en prison, où ils discutèrent de cet incident de manière détaillée. À la suite de cet entretien, le Défenseur des droits fit une déclaration publique sur la nécessité d’ouvrir une enquête pénale afin d’établir tous les faits et souligna que le requérant était prêt à coopérer.

40. Le 20 décembre 2013, le requérant soumit au ministre des Prisons une demande formelle, dont le parquet général et le tribunal de Tbilissi furent aussi informés, visant à ce que les enregistrements vidéos du système de surveillance de la prison de la nuit du 14 décembre 2013 fussent communiqués à son avocat. Il affirmait que ces enregistrements démontreraient la nécessité d’ouvrir une enquête pénale sur son extraction de prison, illégale selon lui, qui avait eu lieu cette nuit-là.

41. Le 15 janvier 2014, le Défenseur des droits invita à nouveau les autorités à enquêter sur les allégations du requérant. Le même jour, le ministre des Prisons déclara que les enregistrements réalisés par le système de surveillance de la prison où se trouvait le requérant et correspondant à la nuit du 14 décembre 2013 n’étaient plus disponibles, car ils avaient été automatiquement détruits dans les vingt-quatre heures suivant l’enregistrement.

42. Le 6 mars 2014, le requérant demanda au parquet général si une enquête pénale avait ou non été ouverte au sujet de l’incident du 14 décembre 2013. Le 14 avril 2014, le ministère public l’informa qu’une enquête interne menée par l’inspection générale du ministère des Prisons n’avait pas confirmé que le requérant aurait été irrégulièrement extrait de prison. Aucun autre détail sur cette enquête interne ne fut donné.

43. Le 10 mai 2014, un membre du Parlement publia des documents montrant que des primes importantes avaient été versées en décembre 2013 à plusieurs responsables de la prison où le requérant était détenu. Le parlementaire laissa entendre que ces responsables avaient été récompensés financièrement pour leur participation à l’extraction du requérant de sa cellule.

44. Le 19 mai 2014, L.M., conseillère principale de D.D., le chef de l’administration pénitentiaire, fit une déclaration publique confirmant la véracité des allégations du requérant. Elle déclara : « [M]ême un enfant sait que [le requérant] a été extrait de sa cellule de prison par D.D. ». Elle affirma également qu’elle avait été en contact avec plusieurs agents de l’administration pénitentiaire qui lui avaient confirmé lors de conversations privées qu’ils avaient reçu de D.D. l’ordre de cacher les enregistrements de surveillance vidéo correspondant à la nuit du 14 décembre 2013.

45. Le lendemain, le 20 mai 2014, D.D. démit L.M. de ses fonctions. Quelques jours plus tard, le 23 mai 2014, lui-même démissionna de son poste de chef de l’administration pénitentiaire.

E. La réaction de la communauté internationale aux poursuites pénales dirigées contre le requérant

46. Le requérant a produit de nombreux articles de presse contenant des entretiens avec divers hauts responsables du régime géorgien actuel (deux Premiers ministres successifs, plusieurs ministres, des membres du Parlement appartenant à la coalition au pouvoir, etc.) pour prouver qu’il avait fait l’objet de persécutions motivées par des considérations politiques. Il s’est également référé à plusieurs déclarations officielles de la communauté internationale, dans lesquelles celle-ci exprimait ses préoccupations au sujet des poursuites pénales et des arrestations dont certains anciens hauts responsables de l’État, dont lui-même, avaient fait l’objet.

47. Par exemple, le président de la Commission européenne fit une déclaration publique le 12 novembre 2012 après avoir rencontré le Premier ministre géorgien. Cette déclaration contenait le passage suivant :

« Les élections en Géorgie ont été organisées de façon satisfaisante et reconnues comme libres et équitables (...) La démocratie ne se limite pas aux élections, elle est la culture des relations politiques dans un environnement démocratique. À cet égard, les situations de justice sélective doivent être évitées, car elles pourraient porter atteinte à l’image du pays à l’étranger et affaiblir l’État de droit. »

48. Lors de sa visite en Géorgie le 26 novembre 2012, la Haute représentante de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune déclara publiquement ce qui suit : « L’Union européenne appelle tous les acteurs de la vie politique géorgienne à défendre les valeurs européennes de la démocratie, de la liberté et de l’État de droit. Il ne doit pas y avoir de justice sélective, ni de vengeance contre des rivaux politiques. Les enquêtes sur des actes répréhensibles passés doivent être menées de manière impartiale et transparente et dans le respect des garanties procédurales, et elles doivent être perçues comme telles. »

49. Dans le but d’apporter un élément supplémentaire qui, selon le requérant, prouve que le gouvernement actuel se livrait à la persécution de son adversaire politique, le requérant cite l’extrait suivant d’une résolution adoptée le 1er octobre 2014 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« l’APCE ») :

« Il convient de noter que, deux ans après, presque tous les dirigeants de l’ancien parti au pouvoir ont été arrêtés ou font l’objet de poursuites ou d’enquêtes : l’ancien Premier ministre et secrétaire général du MNU, [le requérant], l’ancien ministre de la Défense, [B.A.], et l’ancien maire de Tbilissi et directeur de campagne du MNU, [G.U.], sont en prison (détention provisoire). Les autorités judiciaires ont inculpé l’ancien Président, [M.S.], et décidé in absentia la détention provisoire à son encontre, tout comme pour [D.K.], ancien ministre de la Défense, et [Z.A.], ancien ministre de la Justice. »

50. Le 12 mai 2014, à la suite de sa visite en Géorgie du 20 au 25 janvier 2014, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe publia un rapport. Il se pencha sur une série de problèmes que ce pays rencontre en matière de droits de l’homme, notamment sur les allégations de poursuites pénales injustifiées dirigées contre des membres de l’ancien parti au pouvoir, le MNU. L’extrait pertinent du rapport sur lequel le requérant attire l’attention et qui fait spécifiquement référence à l’incident du 14 décembre 2013 se lit ainsi :

« 37. Les affaires concernant [le requérant], [B.A.] et [G.U.] – tous trois membres du MNU ou lui étant associés – ont été abordées par le Commissaire lors de sa visite. [Le requérant], ancien Premier ministre et secrétaire général du MNU, fut arrêté le 21 mai 2013. Il allègue que, le 14 décembre 2013, il fut emmené, les yeux bandés, à l’extérieur de la prison par des individus non identifiés et conduit à la direction pénitentiaire du ministère des Prisons, où il fut menacé par la personne qui était alors le Procureur général (...) Des ONG actives dans le domaine des droits de l’homme demandèrent l’ouverture d’une enquête sur ces allégations et observèrent avec préoccupation que l’enquête interne du ministère des Prisons n’avait pas clarifié la situation et avait soulevé davantage de questions, notamment celle de l’indisponibilité des enregistrements vidéos réalisés par des caméras de surveillance de la prison. À cet égard, le ministère a expliqué au Commissaire que, étant donné que [le requérant] n’avait présenté sa plainte que le 17 décembre – trois jours après l’incident allégué –, les enregistrements vidéos n’étaient plus disponibles parce qu’ils étaient automatiquement écrasés toutes les vingt-quatre heures. »

51. Dans les conclusions pertinentes de son rapport, le Commissaire lançait l’appel suivant aux autorités géorgiennes concernant les allégations susmentionnées de poursuites pénales indûment motivées :

« 41. Le Commissaire souhaite souligner que le système judiciaire doit être suffisamment solide pour que son bon fonctionnement ne soit pas perturbé par les changements de pouvoir caractéristiques de toute véritable démocratie. La persistance d’allégations et d’autres informations indiquant des lacunes qui entacheraient les enquêtes pénales et les procédures juridictionnelles dans des affaires concernant des opposants politiques est source de préoccupation, car elle peut faire douter de l’issue de ces affaires, même si les poursuites engagées et les condamnations définitives sont fondées sur des motifs solides. Les autorités géorgiennes doivent traiter ces problèmes de manière systémique, afin de respecter les garanties d’un procès équitable pour tous et d’accroître la confiance du public dans les institutions responsables de l’application des lois. »

52. À l’appui de son grief selon lequel l’ouverture des poursuites pénales le concernant était inspirée par des mobiles politiques indus, le requérant se réfère également au rapport publié le 9 décembre 2014 par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (« le BIDDH ») dans le cadre de ses activités d’observation des procès en Géorgie. Le BIDDH a initié le projet d’observation en question en février 2013, se concentrant sur la surveillance de quatorze procédures pénales sans lien entre elles dirigées contre des hauts responsables du gouvernement précédent, notamment le requérant. Dans son rapport, le BIDDH identifie d’abord, dans le cadre de l’ensemble des quatorze procédures pénales, plusieurs lacunes relatives aux garanties d’un procès équitable (par exemple le principe de l’égalité des armes entre les parties, la présomption d’innocence, la perception d’une influence indue du pouvoir exécutif sur le ministère public et le recours excessif à la détention provisoire), puis il énonce plusieurs recommandations à l’intention des autorités géorgiennes sur la manière d’améliorer globalement le système de justice pénale.

53. Le 18 décembre 2014, le Parlement européen adopta une résolution sur l’approbation de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Géorgie. L’extrait pertinent de cette résolution, cité par le requérant lui‑même à l’appui de ses arguments, est ainsi libellé :

« [Le Parlement européen] s’inquiète que de nombreux responsables du gouvernement précédent et certains membres de l’opposition actuelle aient été accusés d’infractions pénales et soient mis aux arrêts ou en détention préventive ; s’inquiète également du recours potentiel au système judiciaire pour lutter contre les opposants politiques, ce qui pourrait (...) saper les efforts déployés par les autorités géorgiennes dans le domaine des réformes démocratiques ; rappelle qu’une opposition politique de valeur est capitale dans l’instauration du système politique équilibré et développé auquel aspire la Géorgie. »

54. Enfin, le requérant cite des extraits de la résolution sur l’abus de la détention provisoire dans les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée par l’APCE le 1er octobre 2015. Les passages en question se lisent ainsi :

« 7. Les motifs abusifs de détention provisoire suivants ont été constatés dans un certain nombre d’États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils visent :

7.1. à exercer des pressions sur les détenus pour les contraindre à avouer une infraction ou à coopérer d’une autre manière avec le ministère public, y compris en témoignant contre un tiers (par exemple le cas de Sergueï Magnitski, en Fédération de Russie, et certains cas de dirigeants de l’opposition en Géorgie, comme l’ancien Premier ministre (...), [le requérant]) ;

7.2. à discréditer ou à neutraliser par d’autres moyens des concurrents politiques (par exemple les cas de certains dirigeants du Mouvement national uni (MNU) en Géorgie) ; (...)

11. Les causes profondes du recours abusif à la détention provisoire sont notamment les suivantes : (...)

11.4. la possibilité de rechercher la juridiction la plus favorable, donnée au ministère public, qui peut être tenté d’élaborer diverses stratégies pour s’assurer que les demandes de détention provisoire dans certaines affaires sont traitées par un juge qui, pour diverses raisons, devrait se montrer « accommodant » (par exemple en Géorgie, en Fédération de Russie et en Turquie) ».

F. Informations concernant d’autres procédures pénales distinctes dirigées contre le requérant

55. Après la communication de la présente affaire à l’État défendeur, le requérant informa la Cour pour la première fois que quatre autres procédures pénales avaient été ouvertes contre lui. Ces nouvelles affaires n’étaient aucunement liées à la principale procédure pénale qui avait servi de fondement à la détention provisoire initialement contestée par le requérant en l’espèce (paragraphes 3 et 8-33).

56. En particulier, le 28 mai 2013, le requérant fut inculpé d’abus de pouvoir par l’usage de menaces ou de la force (article 333 § 3 b) du code pénal) pour le rôle qu’il aurait joué, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, dans l’organisation et l’encadrement des forces de police qui avaient violemment dispersé une manifestation pacifique le 26 mai 2011. Par un jugement du 27 février 2014, le tribunal de Tbilissi le reconnut coupable de cette infraction après avoir établi qu’il avait donné l’ordre direct aux forces de police de disperser les manifestants par un recours excessif à la force. Le 11 août 2014, la cour d’appel de Tbilissi confirma le jugement de la juridiction de première instance. D’après les dernières observations du requérant qui figurent dans le dossier, la procédure est actuellement pendante devant la Cour suprême.

57. Le 8 mars 2014, le parquet général engagea de nouvelles poursuites contre le requérant sur le fondement de l’article 332 § 2 (abus d’autorité commis par un haut responsable de l’État) et de l’article 341 (falsification de documents officiels). Cette nouvelle procédure pénale concernait le rôle allégué du requérant, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, dans une affaire de 2006 qui avait trait à la dissimulation d’un homicide et dans laquelle étaient impliqués plusieurs de ses proches collaborateurs, des hauts responsables du ministère de l’Intérieur, ainsi que sa femme (Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, §§ 15 et suiv., 26 avril 2011). Le 20 octobre 2014, le tribunal de Tbilissi reconnut le requérant coupable des deux infractions en cause après avoir établi que celui-ci avait personnellement contribué à entraver la conduite de l’enquête dans cette affaire d’homicide. Cette procédure est actuellement en cours devant une juridiction supérieure.

58. Le 28 juillet 2014, le requérant fut accusé d’une autre infraction sur le fondement de l’article 333 § 3 b) du code pénal. Cette accusation portait sur son rôle en tant que ministre de l’Intérieur dans l’organisation et l’encadrement d’une descente de police effectuée le 7 novembre 2007 dans les locaux d’une société privée de radiodiffusion et de télévision, Imedi Media Holding, ainsi que dans le retrait ultérieur, considéré comme illégal, de la licence de radiodiffusion de cette société (pour plus de détails, voir Akhvlediani et autres c. Géorgie (déc.), no 22026/10, 9 avril 2013). Enfin, le 5 août 2014, d’autres poursuites furent encore engagées contre le requérant sur le fondement de l’article 333 § 3 b) du code pénal. Il était accusé d’avoir ordonné à plusieurs hauts responsables de la police de soumettre un membre du Parlement à des mauvais traitements en guise de représailles pour des déclarations insultantes et diffamatoires que ce parlementaire aurait faites publiquement au sujet de la femme du président de la Géorgie. Selon le dernier exposé des faits présenté par le requérant, ces deux dernières procédures pénales sont toujours pendantes devant la juridiction de jugement.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

59. Après l’entrée en vigueur, le 1er octobre 2010, du nouveau code géorgien de procédure pénale (« le CPP »), qui a remplacé l’ancien code de procédure pénale du 20 février 1998 et considérablement modifié la procédure applicable à l’enquête et au procès pénal, les tribunaux internes ont abandonné la pratique qui consistait à préciser une date limite dans leurs décisions ordonnant le placement en détention provisoire de personnes poursuivies.

60. L’article 194 § 1 du CPP, dont les dispositions font partie d’un chapitre énonçant les règles générales applicables aux audiences, prévoit qu’une décision prise par une juridiction lors d’une audience peut être prononcée oralement et doit être inscrite au procès-verbal de l’audience. Le deuxième paragraphe de cet article ajoute que toutes les décisions orales doivent être motivées.

61. L’article 205 § 1 du CPP dispose qu’une mesure préventive de détention provisoire ne peut être prise que « lorsqu’elle constitue le seul moyen d’empêcher l’accusé a) de fuir ou d’entraver le cours de la justice, b) de faire obstacle à la recherche des preuves et c) de récidiver. » D’après le deuxième paragraphe du même article, la durée de la détention provisoire d’un accusé ordonnée en vertu du premier paragraphe ne doit pas excéder neuf mois. À la fin de cette période maximale, qui est calculée à compter de l’arrestation de l’accusé jusqu’au prononcé d’un jugement au fond par la juridiction de première instance, l’accusé doit être libéré.

62. D’après l’article 206 §§ 3 et 6 du CPP, le procureur doit présenter la demande de placement en détention provisoire au juge compétent dans les quarante-huit heures suivant l’arrestation de l’accusé. La demande doit être examinée lors d’une audience pleinement contradictoire. Le juge rend ensuite une décision écrite motivée dont l’accusé a le droit d’interjeter appel devant une juridiction supérieure (article 207 du CPP).

63. En vertu de l’article 206 §§ 1 in fine, 8 et 9 du CPP, après la décision initiale d’imposer une mesure provisoire de contrainte telle que la détention, une partie a le droit de demander à tout stade de la procédure, notamment lors de l’audience préliminaire, la modification ou la levée de la mesure en se fondant sur des circonstances nouvellement révélées. La juridiction doit alors examiner la recevabilité de la demande dans les vingt-quatre heures en ayant particulièrement égard au point de savoir s’il s’agit véritablement de circonstances nouvellement révélées ; elle peut se dispenser de tenir une audience, mais elle doit néanmoins prononcer une décision écrite motivée.

64. La notion d’audience préliminaire a été introduite, parmi d’autres nouveautés, dans le CPP en 2010. Il s’agit de réunir les parties à la procédure – l’accusation et la défense – avant que l’affaire pénale ne soit examinée au fond. Comme l’indique le chapitre XXII du CPP, qui contient les règles applicables à l’audience préliminaire, les principaux objectifs de cette audience sont notamment de permettre à la juridiction de jugement de maîtriser la conduite de l’affaire, d’améliorer la qualité du procès grâce à la préparation préliminaire, de décourager les démarches inutiles avant le procès, de favoriser le règlement amiable de l’affaire.

65. La période entre l’arrestation de l’accusé et l’ouverture de l’audience préliminaire ne doit normalement pas excéder soixante jours (article 205 § 3 du CPP). C’est le délai accordé aux parties – accusation et défense – pour bâtir leur argumentation, bien préparer les éléments de preuve, interroger les témoins, etc. Durant cette période de soixante jours, chacune des parties peut toutefois présenter au juge une demande dûment motivée tendant au raccourcissement ou à la prolongation de ce délai de préparation (article 208 § 3 du CPP). Le juge doit statuer sur la demande dans les trois jours après que les parties ont eu la possibilité d’échanger leurs points de vue (article 208 § 3 du CPP). Quoi qu’il en soit, si l’audience préliminaire n’a pas été ouverte après les soixante jours normalement prévus ou à la fin d’une autre période autorisée par le juge conformément à la procédure décrite ci-dessus, l’accusé doit être libéré (article 205 § 3 du CPP).

66. Comme le prévoit l’article 219 § 4 du CPP, la juridiction de jugement doit prendre des décisions procédurales nombreuses et variées lors de l’audience préliminaire ; elle doit notamment statuer sur toute demande d’une partie visant à l’imposition, à la modification ou à la levée d’une mesure de contrainte provisoire, telle que la détention. Cette disposition spécifique, contrairement à l’article 206 du CPP (paragraphe 63 ci-dessus), est muette sur la forme que doit revêtir une décision relative à la détention prise par un juge lors de l’audience préliminaire, notamment sur le point de savoir si une telle décision doit être écrite ou orale, motivée ou non.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

67. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue que le droit et la pratique internes pertinents présentaient plusieurs lacunes qui privaient sa détention provisoire de base légale. Cette disposition est ainsi libellée :

« (...) Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; (...) »

68. Le Gouvernement soutient que la mesure préventive de détention provisoire imposée au requérant était en parfaite conformité avec l’exigence de régularité prévue à l’article 5 § 1 de la Convention. Il indique en particulier que la détention avait été autorisée par la décision du 22 mai 2013 rendue par le tribunal de Koutaïssi à l’issue d’une procédure judiciaire qu’il qualifie de pleinement contradictoire. Il ajoute que les motifs de la décision citaient l’article 205 du CPP comme base légale de la détention (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il y a lieu de noter que le deuxième paragraphe de cette disposition pénale prévoyait expressément que la mesure de détention provisoire pouvait être imposée pour une durée maximale de neuf mois (paragraphe 61 ci-dessus). Le Gouvernement considère, en d’autres termes, qu’il est clair que la décision du 22 mai 2013, lue conjointement avec l’article 205 § 2 du CPP, ordonnait le placement du requérant en détention provisoire pour la durée maximale autorisée par la loi ; d’après lui, cela correspondait du reste à la pratique bien établie des tribunaux internes. Afin de prouver l’existence d’une pratique judiciaire uniforme à cet égard, le Gouvernement produit de nombreux exemples récents d’ordonnances de placement en détention qui ne citent pas les dispositions pertinentes de l’article 205 du CPP et ne précisent pas non plus de dates limites, mais qui se réfèrent de manière générale à cet article comme base légale unique de la détention. Le Gouvernement ajoute que, en contrepartie de la possibilité d’imposer immédiatement une mesure préventive de détention provisoire pour la durée légale de neuf mois, le législateur, de manière réfléchie, a prévu un autre mécanisme permettant un contrôle régulier de la légalité et du caractère approprié du maintien en détention. En effet, en vertu de l’article 206 §§ 1 in fine, 8 et 9 du CPP, le requérant avait le droit de demander sa mise en liberté à tout stade de la procédure, notamment lors de l’audience préliminaire, s’il considérait que son maintien en détention avait cessé d’être nécessaire aux fins d’une bonne administration de la justice (paragraphe 63 ci-dessus).

69. Le requérant répond que, pour plusieurs motifs, sa détention provisoire a méconnu le principe de la sécurité juridique. Tout d’abord, il soutient que la première décision, du 22 mai 2013, ordonnant sa détention n’indiquait pas expressément qu’il serait détenu pour la période maximale de neuf mois autorisée par la loi et ne se référait pas non plus spécifiquement au deuxième paragraphe de l’article 205 du CPP. Par conséquent, le requérant considère qu’en lisant la décision judiciaire litigieuse il lui était difficile de comprendre quelle serait la durée exacte de sa détention provisoire. Il estime que, même en admettant que le tribunal de Koutaïssi a effectivement autorisé sa détention provisoire pour la période légale de neuf mois par défaut en se conformant à la pratique judiciaire prédominante, l’application aveugle de cette pratique générale était injustifiée et disproportionnée en l’espèce, car le tribunal interne aurait dû, selon lui, tenir compte de certains faits particuliers. Le requérant allègue que les tribunaux internes l’ont placé en détention provisoire pour une « période indéterminée et imprévisible » (il cite à cet égard l’arrêt Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 56, CEDH 2000‑III) ou une « période indéfinie » (il cite en ce sens Tymoshenko c. Ukraine, no 49872/11, § 267, 30 avril 2013). Il considère que, en ne fournissant pas de motifs suffisants pour justifier sa détention provisoire et en ne fixant pas de date limite précise à celle-ci, les tribunaux internes l’ont laissé dans l’incertitude quant aux raisons de sa détention, au mépris de l’article 5 § 1 de la Convention (le requérant se réfère en outre à Kharchenko c. Ukraine, no 40107/02, § 75, 10 février 2011).

A. Sur la recevabilité

70. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Principes généraux

71. La Cour rappelle que les termes « régulièrement » et « selon les voies légales » qui figurent à l’article 5 § 1 de la Convention renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, la « régularité » de la détention au regard du droit interne n’est pas toujours l’élément décisif. La Cour doit en outre être convaincue que le droit interne lui-même est conforme à la Convention, y compris aux principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite. En matière de privation de liberté, il est essentiel que le principe général de la sécurité juridique soit respecté, que les conditions de la privation de liberté soient clairement définies par le droit interne et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 125, CEDH 2005‑X (extraits), et Guiorgui Nikolaïchvili c. Géorgie, no 37048/04, § 53, 13 janvier 2009).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

72. La Cour relève d’emblée que les multiples références du requérant aux constats de violation de l’article 5 § 1 de la Convention ayant été formulés dans des affaires telles que Baranowski, Kharchenko et Tymoshenko (toutes citées au paragraphe 69 ci-dessus) sont dénuées de pertinence en l’espèce. Toutes ces affaires antérieures concernaient un problème précis résultant d’une lacune législative particulière et commune aux dispositions de plusieurs états contractants en matière de procédure pénale, en conséquence de laquelle, sur la seule base du dépôt d’un acte d’accusation auprès de la juridiction de jugement, les accusés avaient été maintenus en détention provisoire même après l’expiration des ordonnances de détention pertinentes (voir aussi l’arrêt de principe à ce sujet, Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, §§ 57-64, CEDH 2000‑IX). Ce problème juridique distinct, qui s’était aussi posé en Géorgie et qui y avait donné lieu de manière similaire à des violations de l’article 5 § 1 de la Convention par le passé, était lié au code de procédure pénale du 20 février 1998, désormais abrogé (Ramichvili et Kokhreidzé c. Géorgie, no 1704/06, §§ 106-111, 27 janvier 2009, et Gigolashvili c. Géorgie, no 18145/05, §§ 32-36, 8 juillet 2008), alors que la présente affaire soulève des questions nouvelles sous l’angle du CPP entré en vigueur le 1er octobre 2010 (paragraphe 59 ci‑dessus).

73. La Cour déduit des arguments des parties que, sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint pour l’essentiel de l’absence, dans la décision du 22 ma.i 2013 par laquelle le tribunal interne autorisait son arrestation et sa détention provisoire ultérieure, d’une date limite précise applicable à cette détention. Elle considère toutefois que l’absence d’une telle date limite précise dans une ordonnance de placement en détention ne peut en soi rendre la privation de liberté irrégulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention dans le cas où un examen complémentaire du droit et de la pratique internes pertinents pouvait permettre au détenu de comprendre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – la durée effective de la détention (comparer, par exemple, avec Chitaïev c. Russie, no 59334/00, § 182, 18 janvier 2007).

74. La Cour observe que l’article 205 du CPP était cité comme base légale de la détention provisoire dans la décision du tribunal du 22 mai 2013, qui fut confirmée en appel le 25 mai 2013. Le premier paragraphe de cette disposition contenait une liste exhaustive des buts pour lesquels une mesure de détention pouvait être adoptée et son deuxième paragraphe énonçait clairement qu’une détention ordonnée en vertu du premier paragraphe ne devait pas dépasser la durée maximale autorisée de neuf mois ou qu’elle pouvait même prendre fin plus tôt du fait du prononcé d’un jugement en première instance (voir le paragraphe 61 ci-dessus et comparer à nouveau avec Chitaïev, précité, §§ 109 et 182). Cela dit, il n’a pas dû être si difficile pour le requérant, qui était assisté par des avocats, de comprendre à la lecture combinée de la décision du 25 mai 2013 et du deuxième paragraphe de l’article 205 que la mesure de détention imposée était censée avoir la durée maximale de neuf mois autorisée par la loi, à moins qu’un jugement de première instance ne fût rendu avant la fin de cette période. Cela est d’autant plus vrai à la lumière de l’existence, au moment des faits, d’une pratique judiciaire répandue selon laquelle les juridictions pénales se référaient couramment à l’article 205 du CPP dans leurs ordonnances de placement en détention, plutôt que de citer le passage spécifique de cet article ayant trait à la durée légale de détention ou de préciser d’autres délais (paragraphe 68 ci-dessus). Les avocats du requérant, en tant que professionnels qualifiés du droit, auraient normalement dû connaître cette pratique judiciaire.

75. La Cour attache également de l’importance au fait que, même si les premières décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 autorisaient par défaut, conformément à la pratique judiciaire alors prédominante, la détention provisoire du requérant pour la durée maximale de neuf mois prévue par la loi, on ne saurait dire que celui-ci a ainsi été privé de la possibilité d’obtenir un contrôle juridictionnel supplémentaire sur ce point et qu’il s’est de ce fait trouvé dans une situation d’insécurité procédurale pendant ces neuf mois. Au contraire, l’article 206 §§ 1 in fine, 8 et 9 du CPP lui permettait clairement de demander, à tout stade de la procédure avant le procès, la modification ou la levée de la mesure initiale de détention. À cet égard, la Cour partage la position du Gouvernement selon laquelle, en théorie, cette voie de droit particulière était destinée à permettre aux juridictions internes de se tenir au courant des changements de circonstances, d’y répondre et de modifier ou d’annuler la première ordonnance de placement en détention s’il apparaissait à la suite d’un contrôle juridictionnel supplémentaire que les motifs de détention qui y étaient énoncés avaient cessé d’exister ou n’étaient plus suffisants pour justifier le maintien de la mesure privative de liberté. La Cour observe que le requérant a effectivement recouru à cette voie de droit le 25 septembre 2013 (paragraphe 30 ci-dessus).

76. à la lumière des considérations qui précèdent, la Cour n’est pas en mesure d’accepter les allégations du requérant selon lesquelles son placement en détention provisoire ordonné sur le fondement de l’article 205 du CPP par les décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 l’a privé de sa liberté pour une durée illimitée ou indéterminée sans possibilité de contrôle juridictionnel ou l’a autrement mis dans une situation d’incertitude juridique avant le procès.

77. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

78. Le requérant se plaint sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention que les décisions judiciaires relatives à sa détention provisoire n’étaient pas fondées sur des motifs raisonnables. Cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c) du présent article, (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

79. Le Gouvernement soutient que le maintien du requérant en détention provisoire était nécessaire en raison du risque clairement apparent que celui‑ci prît la fuite avant le procès ou qu’il entravât le cours de la justice. Il estime que les juridictions internes ont suffisamment examiné ces risques dans leurs premières décisions des 22 et 25 mai 2013, les plus importantes selon lui aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, ayant autorisé la détention du requérant pour la durée maximale de neuf mois prévue par la loi (voir aussi le paragraphe 68 ci-dessus). Il explique que dans leurs décisions ces juridictions ont notamment pris en considération les circonstances factuelles particulières invoquées par l’autorité de poursuite à l’appui des deux risques en question, notamment : la détention par le requérant de plusieurs passeports, y compris deux documents de voyage diplomatiques et même un faux document ; la découverte que le requérant avait d’importantes sommes d’argent liquide en sa possession, ce qui semblait indiquer la préparation d’une éventuelle fuite ; le départ précipité de sa femme du pays immédiatement après la convocation du requérant à un interrogatoire ; la tentative antérieure du requérant de menacer un témoin dans l’affaire, Z.D., en usant de sa position sociale éminente et de ses relations au sein de la hiérarchie du ministère de l’Intérieur.

80. En ce qui concerne la décision du tribunal de Koutaïssi du 25 septembre 2013, le Gouvernement argue d’abord qu’elle ne peut passer pour avoir prolongé la détention provisoire du requérant, car, selon lui, les premières décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 avaient déjà ordonné la détention pour la durée maximale de neuf mois autorisée par la loi. Il estime que la décision du 25 septembre 2013 concernait plutôt l’examen et le rejet de la demande du requérant tendant à la levée de la mesure de détention et que, par conséquent, cette décision doit être lue à la lumière des motifs énoncés par les juridictions internes dans leurs premières décisions, à savoir l’existence de risques bien établis de fuite ou d’entrave à la justice. Le Gouvernement ajoute que le requérant n’a demandé sa mise en liberté qu’après l’ouverture de l’audience préliminaire, au cours d’une audience, et que la juridiction interne pouvait donc, conformément à la pratique judiciaire pertinente qui s’est développée relativement à l’application de l’article 194 § 1 du CPP (paragraphe 60 ci‑dessus), examiner et trancher cette demande de plano, sans produire un document écrit énonçant les motifs de sa décision mais en prononçant simplement celle-ci oralement pour l’enregistrement audio de l’audience.

81. Le requérant répond que les premières décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 n’énonçaient pas de motifs suffisants pour justifier son placement en détention provisoire. Il soutient que les arguments que le Gouvernement développe considérablement devant la Cour ne reflètent pas fidèlement la motivation très succincte qui figurait en réalité dans ces décisions. Quant à la décision du 25 septembre 2013, que le requérant continue à considérer comme une prolongation de sa période initiale de détention provisoire, il se plaint qu’elle n’a pas été rendue sous une forme écrite et motivée.

A. Sur la recevabilité

82. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Principes généraux

83. La Cour rappelle que, même s’il existe des raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction, les juridictions internes doivent établir si d’autres motifs « pertinents » et « suffisants » légitiment la privation de liberté (voir, entre autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 153, CEDH 2000‑IV). Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales d’examiner les circonstances qui permettent de conclure à l’existence ou à l’absence de pareil intérêt impérieux, et de les énoncer dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits établis par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention. (Stašaitis c. Lituanie, no 47679/99, § 82, 21 mars 2002). Lorsqu’elle exerce cette fonction, la Cour doit s’assurer que les décisions internes ne sont pas rédigées de manière stéréotypée ou sommaire (Panchenko c. Russie, no 45100/98, § 107, 8 février 2005) et que les motifs de celles-ci ne revêtent pas un caractère déclaratoire, général ou abstrait (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 63, CEDH 2003‑IX (extraits), et Nikolov c. Bulgarie, no 38884/97, § 73, 30 janvier 2003).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

a) La période à prendre en considération

84. La Cour note que le requérant a été placé en détention provisoire le 21 mai 2013 et reconnu coupable par une juridiction de première instance le 17 février 2014 (paragraphes 17 et 30 ci-dessus). Il a donc passé huit mois et vingt-sept jours en détention provisoire. Toute cette période était couverte par la première décision judiciaire du 22 mai 2013, qui a été confirmée en appel le 25 mai 2013 et autorisait la détention du requérant pour la durée maximale de neuf mois prévue par la loi (voir aussi les paragraphes 74 et 75 ci-dessus). Cependant, la Cour considère qu’aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention et compte tenu de la nature particulière du système géorgien dans lequel la détention provisoire était ordonnée immédiatement pour la durée légale maximale, le caractère raisonnable de la détention du requérant ne peut pas être apprécié uniquement en fonction des motifs énoncés dans les premières décisions judiciaires. Elle juge plus approprié de rechercher également si, au bout d’un certain temps, les motifs initiaux ont peut-être cessé d’exister ou n’ont plus été suffisants pour justifier le maintien de la mesure privative de liberté (voir encore le paragraphe 75 ci-dessus). Ainsi, le caractère raisonnable de la détention provisoire du requérant doit aussi être examiné séparément au regard des motifs exposés dans la décision judiciaire du 25 septembre 2013 par laquelle la demande d’élargissement du requérant avait été rejetée (voir, pour la même approche, Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 136-140, 27 mai 2010).

b) Les décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013

85. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour considère que les décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 correspondaient à deux phases de la même procédure d’habeas corpus relative au placement initial du requérant en détention provisoire. Par conséquent, pour apprécier le caractère raisonnable de la durée de la détention au regard de l’article 5 § 3 de la Convention, elle doit examiner dans leur ensemble les motifs énoncés dans ces décisions, ainsi que les arguments avancés par les parties à la procédure (comparer avec Saghinadze et autres, précité, § 136, Galouachvili c. Géorgie, no 40008/04, §§ 33-34, 17 juillet 2008, et Ramichvili et Kokhreidzé c. Géorgie (déc.), no 1704/06, 27 juin 2007).

86. La Cour estime que les deux motifs invoqués par le procureur à l’appui de sa demande de placement en détention provisoire – la crainte de voir le requérant fuir et/ou entraver le cours de la justice s’il était libéré – présentaient un lien suffisamment étroit avec les circonstances particulières de l’affaire. Les arguments avancés par le procureur ont été expressément accueillis par les juridictions internes dans les décisions litigieuses rendues par elles. Plus précisément, il existait un risque que le requérant usât de son autorité en tant qu’ancien haut responsable de l’État pour influencer les témoins, qui, pour la plupart, avaient été fonctionnaires ou l’étaient encore au moment de la procédure, ou pour faire obstruction à l’enquête d’une autre manière. Cette crainte était aussi justifiée par l’incident auquel le procureur s’était clairement référé et lors duquel le requérant aurait utilisé un faux passeport et aurait ensuite exercé des pressions sur le chef de la police des frontières et sur le policier Z.D. Quant au risque de fuite, il était lié notamment aux faits suivants : la détention par le requérant de plusieurs passeports, le départ précipité de sa femme le jour où il a été convoqué au parquet général, la découverte d’importantes sommes d’argent liquide qui permettait de penser que des préparatifs de fuite étaient en cours.

87. La Cour considère que ces raisonnements n’étaient pas irrationnels ou dépourvus de pertinence à l’époque des faits, puisque le procureur les avait rattachés aux circonstances particulières de l’affaire et que les juridictions internes les avaient ensuite confirmés dans leurs décisions. Il s’ensuit que le placement initial du requérant en détention provisoire ne peut passer pour déraisonnable au sens de l’article 5 § 3 de la Convention (comparer encore à Saghinadze et autres, précité, § 137, Ramichvili et Kokhreidzé c. Géorgie, décision précitée, et Mikiashvili c. Géorgie, no 18996/06, §§ 101-102, 9 octobre 2012).

88. Partant, la Cour conclut à la non-violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison des décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013.

c) La décision judiciaire du 25 septembre 2013

89. La Cour relève que c’est le 25 septembre 2013, lors de l’une des séances de l’audience préliminaire, que le requérant a demandé pour la première fois un examen par un tribunal, sous l’angle de l’article 206 §§ 1 in fine, 8 et 9 du CPP, du caractère raisonnable de sa détention provisoire depuis le 22 mai 2013.

90. Cependant, au lieu d’apporter une « diligence particulière » encore plus élevée eu égard à la détention qui durait déjà depuis quatre mois environ (comparer avec Patsouria c. Géorgie, no 30779/04, § 74, 6 novembre 2007, et G.K. c. Pologne, no 38816/97, § 84, 20 janvier 2004), le tribunal municipal de Tbilissi a rejeté la demande du requérant de plano, sans rendre de décision écrite ni même prononcer oralement les motifs de sa décision. Selon le Gouvernement, le tribunal interne s’est conformé au premier paragraphe de l’article 194 du CPP (paragraphe 80 ci-dessus). Il ne peut toutefois pas échapper à l’attention de la Cour que le deuxième paragraphe de cet article disposait expressément que toutes les décisions rendues oralement par une juridiction devaient être motivées. En outre, alors que l’article 194 du CPP constituait plutôt une lex generalis régissant la conduite de l’audience en toutes circonstances, l’article 206 §§ 1 in fine, 8 et 9 du même code était une lex specialis précisant les modalités du contrôle juridictionnel d’une demande de modification ou de levée d’une mesure préventive, à savoir exactement le type de demande que le requérant a présenté le 25 septembre 2013. Toutefois, cette disposition exigeait expressément d’une juridiction interne qu’elle statuât sur ce type de demandes en rendant des décisions écrites motivées (paragraphe 60 ci‑dessus).

91. La Cour conclut que le 25 septembre 2013, lorsqu’il a confirmé le maintien en détention du requérant par une seule phrase abstraite prononcée oralement (« il y a lieu de rejeter la demande de mise en liberté »), le tribunal de Tbilissi n’a pas satisfait à l’obligation accrue qui lui incombait, du fait du laps de temps écoulé depuis l’autorisation initiale de placement en détention, d’établir de manière convaincante l’existence de faits nouveaux précis justifiant le maintien en détention et d’envisager d’autres mesures de contrainte provisoire qui n’auraient pas été privatives de liberté. Ce contrôle juridictionnel superficiel du caractère raisonnable de la privation de liberté imposée au requérant a constitué une restriction particulièrement large des droits de celui-ci découlant de l’article 5 § 3 de la Convention (Guiorgui Nikolaïchvili, précité, § 76, et Patsouria, précité, § 74).

92. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de la décision judiciaire du 25 septembre 2013.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION, combiné avec l’article 5 § 1

93. Dans les premières observations qu’il a soumises à la Cour, le requérant, invoquant l’article 18 de la Convention, allègue que les autorités ont engagé des poursuites pénales contre lui et l’ont arrêté pour l’exclure de la vie politique du pays, ce qui, selon lui, s’est traduit par un affaiblissement de son parti, le MNU, et l’a empêché de se présenter à l’élection présidentielle d’octobre 2013. Il soutient que la communauté internationale a unanimement reconnu comme un fait la persécution politique subie par les dirigeants du parti d’opposition, dont lui-même (paragraphes 46–53 ci‑dessus). L’article 18 de la Convention, qu’il invoque, est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

94. Dans sa première série d’observations relatives à la recevabilité et au fond de la requête, le Gouvernement soutient qu’aucun fait ne confirme les allégations du requérant selon lesquelles les poursuites pénales ont servi à l’exclure de la vie politique et ne satisfont donc pas au niveau de preuve particulièrement élevé que la Cour applique normalement aux griefs formulés sur le terrain de l’article 18 de la Convention. Il argue que, outre les fonctions de secrétaire général du parti politique d’opposition que le requérant occupait avant son arrestation et auxquelles il se réfère, le requérant n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de ses allégations. En ce qui concerne les déclarations faites par les dirigeants de diverses organisations internationales, ainsi que les observations et recommandations formulées dans plusieurs documents internationaux (paragraphes 46–54 ci‑dessus), le Gouvernement considère qu’il ne s’agit que d’appréciations politiques et juridiques revêtant un caractère général, qui ne résultent pas d’un examen judiciaire des faits propres à l’affaire du requérant. Il estime que la Cour, comme toute juridiction, doit plutôt se fonder sur des faits et preuves précis, et non sur des opinions que des journalistes et des personnes du monde politique sont libres d’exprimer.

95. Le requérant répond aux observations du Gouvernement que l’ouverture de poursuites pénales contre lui et la détention qui s’en était suivie ont été utilisées par les autorités pour l’exclure de la vie politique et nuire au parti politique dont il avait été élu secrétaire général. Il estime que sa situation est analogue à celles examinées dans les affaires Lutsenko c. Ukraine (no 6492/11, § 108-109, 3 juillet 2012) et Tymoshenko (précitée, § 299). Quant aux déclarations de diverses organisations internationales qu’il porte à l’attention de la Cour (paragraphes 46–54 ci-dessus), le requérant considère qu’elles ne se réduisent pas à de simples appréciations politiques. Il avance que la majorité de ces déclarations sont des documents officiels qui représentent la position de hauts responsables européens et qu’il convient donc de les prendre en considération pour l’examen de son grief tiré de l’article 18 de la Convention. Le requérant demande à la Cour de tenir compte non seulement de la position de la communauté internationale, mais aussi des déclarations officielles faites par de hauts responsables de l’État géorgien exprimant l’intention des forces au pouvoir d’éliminer le MNU de la vie politique du pays. Pour donner un autre exemple de la chasse aux sorcières qui, selon le requérant, est menée par le gouvernement actuel dans le monde politique contre des membres de l’ancien régime, il mentionne également des poursuites pénales n’ayant pas de rapport avec la présente affaire et dirigées contre un ancien ministre de la Défense, D.K., dont l’extradition de la France vers la Géorgie a été récemment refusée par une juridiction française, la Cour d’appel d’Aix‑en‑Provence.

96. C’est dans ses observations que le requérant a informé la Cour pour la première fois de l’incident du 14 décembre 2013. Après avoir décrit celui-ci dans ses moindres détails et de manière cohérente (paragraphes 34‑45 ci‑dessus), le requérant y plaide que cet incident présentait de fortes similitudes avec la situation décrite dans l’arrêt de principe relatif à l’article 18 de la Convention rendu dans l’affaire Goussinski c. Russie (no 70276/01, § 75, CEDH 2004‑IV). Il expose que dans cette affaire la Cour a conclu que les poursuites pénales et la détention avaient été utilisées contre M. Goussinski pour l’intimider et le contraindre à céder à l’État les actions qu’il détenait dans une société. Selon le requérant, il en va de même dans son cas : l’incident du 14 décembre 2013 indiquerait clairement que le Procureur général a ouvert des poursuites contre lui et l’a placé en détention pour le contraindre à faire de fausses déclarations au sujet de l’ancien président de la Géorgie, but qui serait totalement étranger à ceux prévus à l’article 5 § 1 c) de la Convention.

97. Le Gouvernement répond que les documents des diverses organisations internationales sur lesquels le requérant s’appuie relèvent du domaine politique et non juridique et que la procédure d’extradition dirigée contre un ancien ministre de la Défense qu’il mentionne concernait une affaire sans aucun rapport avec celle de l’intéressé et donc totalement différente du point de vue des faits. Il en conclut que ces éléments sont totalement dépourvus de pertinence aux fins de l’examen des allégations spécifiques que le requérant tire de l’article 18 de la Convention. Quant à la suspension, selon lui à titre provisoire, de l’extradition d’un ancien haut responsable de l’État, le Gouvernement affirme qu’il est en mesure de fournir des exemples de procédures ayant abouti à l’extradition de plusieurs autres anciens hauts responsables recherchés par les autorités géorgiennes actuelles pour diverses infractions graves et estime que débattre à ce sujet serait inutile et sans fin.

98. En ce qui concerne l’incident du 14 décembre 2013 décrit par le requérant, le Gouvernement soutient qu’il s’agit de simples allégations non corroborées par les preuves requises et qui n’ont pas été confirmées par l’enquête interne (paragraphe 42 ci-dessus). Il ajoute que l’incident allégué ne fait pas l’objet de la présente affaire. D’après lui, si le grief que le requérant formule sur le terrain de l’article 18 de la Convention vise à démontrer un recours abusif à des poursuites pénales et à une arrestation pour l’exclure de la vie politique du pays, il ne présente aucun point commun avec l’arrêt Goussinski, dans lequel la Cour aurait constaté une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1 au motif que l’État défendeur avait eu recours à la détention dans le cadre d’une stratégie illégale de négociation commerciale. Le seul argument tangible avancé par le requérant à l’appui de son grief selon lequel des considérations politiques cachées ont motivé son placement en détention serait le fait même de son engagement politique. Le statut politique du requérant ne pourrait toutefois pas lui conférer l’immunité pénale. Le Gouvernement cite également un obiter dictum, qui, selon lui, est également applicable à la situation du requérant et que la Cour avait exprimé dans l’arrêt Khodorkovskiy c. Russie (no 5829/04, § 258, 31 mai 2011) : « [T]oute personne se trouvant dans la situation du requérant pourrait formuler des allégations similaires. En réalité, il aurait été impossible de poursuivre un suspect ayant le profil du requérant sans que cela eût des conséquences politiques majeures. »

A. Sur la recevabilité

99. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Principes généraux

100. La Cour rappelle que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il ne peut s’appliquer qu’en combinaison avec d’autres articles de la Convention. Il peut toutefois y avoir violation de l’article 18 combiné avec un autre article sans pour autant qu’il y ait violation de cet article en soi. Il découle en outre des termes de l’article 18 qu’il ne saurait y avoir violation que si le droit ou la liberté en question est soumis aux restrictions autorisées par la Convention (Goussinski, précité, §§ 73 et 75, et Cebotari c. Moldova, no 35615/06, § 49, 13 novembre 2007). Il ressort de la jurisprudence de la Cour que toute la structure de la Convention repose sur la présomption générale que les autorités publiques de l’État membre concerné agissent de bonne foi. Toute politique publique ou mesure individuelle peut certes avoir une « intention cachée » et la présomption de bonne foi est réfragable. Cependant, lorsqu’un requérant allègue que ses droits et libertés ont fait l’objet de restrictions non fondées, il doit démontrer de façon convaincante que le véritable objectif des autorités n’était pas celui qu’elles avaient proclamé ou que l’on pouvait raisonnablement induire du contexte. Un simple soupçon que les autorités ont usé de leurs pouvoirs dans un but autre que l’un de ceux prévus par la Convention n’est pas suffisant pour établir une violation de l’article 18 (Khodorkovskiy, précité, § 255). En outre, la position politique élevée d’un accusé ne lui procure pas une immunité de poursuites en matière pénale et de détention (Lutsenko, précité, § 106).

101. Lorsqu’une allégation est formulée sur le terrain de l’article 18, la Cour applique un critère de preuve très rigoureux. Par conséquent, il n’y a que quelques affaires dans lesquelles elle a constaté une violation de cette disposition de la Convention. Ainsi, dans l’arrêt Goussinski (précité, §§ 73‑78), la Cour a admis que la liberté du requérant avait été restreinte, notamment dans un but autre que ceux prévus à l’article 5. Elle a fondé ses conclusions sur un accord signé entre le requérant, qui était détenu, et le ministre fédéral de la Presse, dont il ressortait clairement que le placement en détention du requérant avait été ordonné pour le contraindre à vendre à l’État son entreprise de médias. Dans l’arrêt Cebotari (précité, § 46), la Cour a conclu à la violation de l’article 18 de la Convention, au motif que l’arrestation du requérant était à l’évidence liée à une requête que celui-ci avait introduite devant elle. Dans l’affaire Lutsenko (précitée, §§ 108-109), l’autorité de poursuite qui voulait arrêter le requérant avait expressément indiqué que les échanges de celui-ci avec les médias constituaient l’un des motifs de son arrestation, montrant ainsi clairement que l’arrestation avait été une façon de le punir pour avoir contesté publiquement les accusations dirigées contre lui. Dans l’affaire Tymoshenko (précitée, § 299), les motifs officiellement avancés par les autorités laissaient penser que le véritable but de la détention avait été de punir la requérante parce qu’elle aurait manqué de respect envers le tribunal par son comportement lors de la procédure judiciaire. Dans l’arrêt Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 15172/13, §§ 142-143, 22 mai 2014), la Cour a conclu que le critère de la preuve était satisfait, car l’ensemble des faits pertinents de l’affaire démontrait clairement que le véritable but des mesures prises par les autorités avait été de réduire le requérant au silence ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser des informations qu’il pensait vraies et que le gouvernement cherchait à cacher.

2. Application de ces principes au cas d’espèce

102. En l’espèce, le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 18 de la Convention a été soulevé conjointement avec celui tiré de l’article 5 § 1. Ainsi, le requérant allègue que le véritable but poursuivi par les autorités lorsqu’elles l’ont placé en détention était de l’exclure de la vie politique du pays. S’il est vrai qu’elle n’a pas constaté de violation à raison du grief formulé sur le fondement de l’article 5 § 1 de la Convention pris isolément (paragraphes 72–77 ci-dessus), la Cour considère que cela ne doit pas l’empêcher d’examiner les griefs selon lesquels des motifs politiques illégitimes étaient à l’origine de sa détention, griefs qui peuvent faire l’objet d’une analyse sous l’angle de l’article 18 (Cebotari, précité, § 49). Elle rappelle à cet égard qu’elle a conclu que la détention provisoire du requérant n’avait pas un caractère raisonnable, au mépris de l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphes 89–92 ci-dessus).

103. La Cour prend note du contexte général des allégations formulées par le requérant. Ainsi, peu après le changement de gouvernement à la suite des élections législatives d’octobre 2012, le requérant, qui avait précédemment occupé des fonctions de haut niveau dans l’appareil d’État et avait ensuite dirigé le principal parti d’opposition du pays, fut accusé d’abus de pouvoir et de plusieurs autres infractions pénales, placé en détention et poursuivi. Plusieurs observateurs internationaux, dont divers responsables politiques de haut niveau d’états étrangers et d’organisations internationales, ont exprimé leurs craintes que le régime en place n’ait eu des intentions politiques cachées et illégitimes en engageant contre le requérant des poursuites pénales (paragraphes 47–54). La Cour considère qu’il faut toujours prendre très au sérieux l’allégation d’une personne exerçant des activités politiques qui soutient qu’une restriction a été apportée à un droit garanti par la Convention aux fins d’entraver ou de rendre impossible sa participation à la vie politique d’un pays, car il existe un lien direct entre la protection des droits de l’homme et le fonctionnement d’une démocratie. Par conséquent, dans les circonstances particulières de l’espèce, la décision de placer le requérant en détention doit être examinée à la lumière du contexte plus large des poursuites pénales dirigées contre lui et de son statut politique au moment où ces poursuites ont été engagées. Ce contexte général rappelle sans conteste les situations dont la Cour a eu à connaître dans les affaires Lutsenko (précitée, § 104) et Tymoshenko (précitée, § 296). Cependant, comme elle l’a déjà souligné dans ces affaires ukrainiennes (voir, par exemple, Tymoshenko, précitée, § 298), la Cour ne peut pas exercer son contrôle sous l’angle de l’article 18 de la Convention en se fondant seulement sur le point de vue général que les poursuites auraient été dirigées contre le requérant en tant que dirigeant d’opposition pour des motifs politiques. En effet, le processus politique étant fondamentalement différent du processus juridictionnel, la Cour doit fonder son contrôle sur des preuves, au sens juridique, ainsi que sur sa propre appréciation des circonstances factuelles pertinentes et particulières du cas d’espèce. Lorsqu’elle cherche à déterminer si des autorités avaient des motivations illégitimes en apportant des restrictions aux droits de l’homme d’une personne politique, elle ne peut pas accepter comme éléments de preuve les opinions et résolutions d’institutions politiques ou d’organisations non gouvernementales, ni les déclarations d’autres personnalités publiques. La Cour doit fonder son contrôle uniquement sur les faits concrets de l’affaire (Ilgar Mammadov, précité, § 140, Lutsenko, précité, § 108, et Khodorkovskiy, précité, § 259).

104. Les circonstances de l’espèce indiquent toutefois que le placement en détention du requérant présentait des caractéristiques propres et distinctes qui permettent à la Cour de l’examiner séparément du contexte politique général qui vient d’être évoqué. L’une de ces particularités réside dans l’incident allégué du 14 décembre 2013. Le requérant soutenait qu’à cette date on l’a fait extrait de sa cellule de prison pour un entretien tard dans la nuit avec le Procureur général et le chef de l’administration pénitentiaire, D.D., et qu’à cette occasion ces deux hauts fonctionnaires auraient utilisé sa détention provisoire comme moyen de pression pour le contraindre à faire des déclarations relatives à une enquête, étrangère à l’affaire le concernant, sur la mort de l’ancien Premier ministre et sur l’ancien président du pays (paragraphe 35 ci-dessus). La description que le requérant donne des circonstances ayant entouré l’incident du 14 décembre 2013 pouvait certes, à première vue et en l’absence d’enquête sérieuse menée au niveau national, passer pour une allégation. Le récit du requérant est toutefois particulièrement crédible et convaincant, car il a été en mesure de se rappeler de manière claire et cohérente l’enchaînement des événements, les heures où ceux-ci se sont déroulés, les noms des personnes impliquées, les divers détails distinctifs caractérisant son extraction nocturne et sa conversation avec O.P. et D.D. Le requérant avait informé les autorités internes des circonstances de l’incident dès qu’il en avait eu la possibilité, tout en déclarant publiquement qu’il était prêt à coopérer à une enquête et en demandant aux autorités d’examiner comme preuve de ses allégations les enregistrements vidéos provenant des caméras de surveillance de la prison. En outre, le récit des faits donné par le requérant avait été en partie confirmé par une haute responsable de l’administration pénitentiaire, L.M., qui, peu de temps après ses révélations, fut démise de ses fonctions par D.D. personnellement.

105. En outre, la Cour attache une importance particulière à la réticence de l’administration pénitentiaire, clairement observée, à donner accès aux images vidéos prises par les caméras de surveillance de la prison, qui auraient pu faire la lumière sur l’incident. De manière générale, la Cour note qu’il n’y a aucun doute que les autorités, notamment le Premier ministre, le ministre des Prisons et le Procureur général, se sont opposées aux appels lancés à plusieurs reprises par le requérant, le public et même certains hauts responsables de l’État en faveur de la conduite d’une enquête objective et approfondie. Dans les observations qu’il a soumises à la Cour, le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication sérieuse concernant l’incident du 14 décembre 2013, si ce n’est qu’il s’est brièvement référé à la très vague enquête interne menée par le ministère des Prisons, au sujet de laquelle la Cour n’a par ailleurs pas reçu la moindre information. Toutes ces circonstances particulières du cas d’espèce amènent la Cour à conclure que, du point de vue d’un juge du fond objectif, le récit donné par le requérant doit être considéré comme un exposé établissant les faits avec le degré de certitude le plus élevé possible (à titre d’exemple de l’application d’un critère similaire de la preuve – consistant à tirer des conclusions hautement probables uniquement de preuves indirectes – aux fins d’un contrôle sous l’angle de l’article 18 de la Convention, voir Ilgar Mammadov, précité, § 142, et Goussinski, précité, § 76).

106. Eu égard aux faits établis ci-dessus, la Cour ne peut que constater que le placement en détention provisoire du requérant n’a pas eu seulement pour but de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente au motif qu’il y avait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis, dans l’exercice d’une fonction publique, un abus d’autorité et d’autres infractions dont il avait été inculpé, mais que les autorités de poursuite l’ont également considéré comme un moyen supplémentaire d’influer sur l’enquête – sans rapport avec celle dont le requérant faisait l’objet – sur la mort de l’ancien Premier ministre et d’obtenir des informations sur les activités financières de l’ancien chef de l’État, deux buts totalement étrangers à l’article 5 § 1 c) de la Convention. Or, la perspective d’une détention ne peut pas être utilisée pour exercer des pressions morales sur un accusé (comparer à Goussinski, précité, §§ 74–77, et à Guiorgui Nikolaïchvili, précité, §§ 57 et 58).

107. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

108. Enfin, sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant réitère son grief selon lequel le tribunal de Koutaïssi a rendu sa décision du 25 septembre 2013 oralement, sans la motiver.

109. Les parties ont échangé des arguments sur ce point précis (paragraphes 80 et 81 ci-dessus).

110. La Cour note que ce grief est étroitement lié à celui qu’elle a déjà examiné sous l’angle de l’article 5 § 3. Il doit donc être déclaré recevable. Toutefois, à la lumière de ses constats approfondis sur le fond de la question (paragraphes 89-92 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé supplémentaire de la même question sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

111. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

112. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

113. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

114. La Cour admet que le requérant a éprouvé des sentiments de détresse et de frustration du fait des violations de ses droits découlant de l’article 5 § 3 de la Convention et de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1. Elle estime que le préjudice moral subi ne serait pas suffisamment réparé par le seul constat de ces violations. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause et statuant en équité, la Cour juge approprié d’allouer au requérant 4 000 EUR de ce chef.

B. Frais et dépens

115. Le requérant demande 4 350 livres sterling (GBP), soit 5 600 EUR, pour sa représentation par un avocat britannique dans la procédure devant la Cour, ainsi que 39 390 dollars américains (USD), soit 34 700 EUR, pour sa représentation par un avocat géorgien dans la même procédure (paragraphe 2 ci-dessus). Il ventile ces deux sommes selon le nombre d’heures de travail et les taux horaires des avocats – 29 heures au taux de 150 GBP pour l’avocat britannique et 202 heures au taux de 195 USD pour l’avocat géorgien. Cette ventilation indique également les dates et la nature exacte des services juridiques rendus. Aucune copie des conventions d’honoraires, des factures ou des quittances pertinentes, ou de tout autre justificatif financier n’a été fournie.

116. Le requérant sollicite également 90 GBP et 720 USD (soit 120 EUR et 634 EUR) pour frais de poste, de téléphone et de traduction, et d’autres frais administratifs. Aucun reçu, facture ou autre document financier n’a été produit à l’appui des sommes réclamées.

117. En l’absence de tout justificatif, le Gouvernement considère que ces prétentions ne sont pas étayées et qu’elles doivent être rejetées.

118. La Cour rappelle qu’elle n’est pas liée par les barèmes et pratiques internes et qu’elle est donc libre de ne pas accepter les taux horaires des avocats établis dans les États membres s’ils s’avèrent excessifs (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 206, CEDH 2004‑II). En l’espèce, la Cour ne peut pas allouer la totalité des sommes sollicitées par le requérant. Elle estime plus raisonnable d’octroyer 4 000 EUR de ce chef à chacun des deux avocats du requérant.

119. Quant aux divers frais administratifs réclamés, la Cour, à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, par exemple, Ghavtadze c. Géorgie, no 23204/07, §§ 118 et 120, 3 mars 2009) et compte tenu de l’absence de pièces justificatives, rejette les demandes présentées à ce titre.

C. Intérêts moratoires

120. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison des décisions judiciaires des 22 et 25 mai 2013 ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de la décision judiciaire du 25 septembre 2013 ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1 ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 14 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliAndrás Sajó
GreffièrePrésident


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