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07/06/2016 | CEDH | N°001-163456

CEDH | CEDH, AFFAIRE ENVER AYDEMÄ°R c. TURQUIE, 2016, 001-163456


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ENVER AYDEMÄ°R c. TURQUIE

(Requête no 26012/11)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2016

DÉFINITIF

07/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Enver Aydemir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija TurkoviÄ

‡,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ENVER AYDEMÄ°R c. TURQUIE

(Requête no 26012/11)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2016

DÉFINITIF

07/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Enver Aydemir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26012/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Enver Aydemir (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 janvier 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Yılmaz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier que les traitements qu’il aurait subis et la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience ont emporté violation de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, sur le terrain de l’article 9, il se plaint notamment de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience.

4. Le 13 novembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1977 et réside à Istanbul.

A. L’incorporation du requérant

6. À la suite de son enrôlement en 2007, le requérant se déclara objecteur de conscience et refusa d’effectuer son service militaire pour des raisons de convictions religieuses.

7. Le 24 juillet 2007, le requérant fut conduit de force au commandement de la gendarmerie de Bilecik pour accomplir son service militaire. Toutefois, il refusa de porter l’uniforme militaire.

8. Le 27 juillet 2007, il refusa d’obéir aux ordres donnés par son supérieur hiérarchique.

9. Le 31 juillet 2007, le requérant fut placé en détention provisoire.

B. La détention du requérant et les procédures pénales engagées contre lui

1. Les deux premières actions pénales et la détention du requérant

10. Le 3 août 2007, une première action publique fut engagée à l’encontre du requérant à cause de son refus du 24 juillet pour désobéissance persistante, au sens de l’article 87 § 1 du code militaire pénal. Selon l’acte d’accusation, le requérant déclara ce qui suit :

« J’ai été conduit de force ici. Je refuse de porter l’uniforme militaire appartenant à la République de Turquie, dirigée selon le principe de laïcité. Personnellement, je défends la charia. »

11. Le 25 septembre 2007, une deuxième action publique fut engagée à l’encontre du requérant toujours pour le chef de désobéissance persistante, au sens de l’article 87 § 1 du code militaire pénal, à cause de son refus du 27 juillet 2007.

12. Le 4 octobre 2007, le requérant fut remis en liberté provisoire. Cependant, il ne retourna pas à son régiment et devint donc déserteur.

13. Le 24 décembre 2009, lors d’un contrôle d’identité à Istanbul, le requérant fut arrêté par la police, alors qu’il se rendait à une conférence portant sur l’objection de conscience. Il fut soumis à un examen médical, qui ne releva aucune trace de violence sur son corps.

14. Le même jour, le requérant fut remis aux autorités militaires. Le tribunal militaire ordonna son placement en détention provisoire. L’examen médical effectué immédiatement après l’arrestation ne releva aucune trace de violence sur son corps.

15. Toujours le 24 décembre, le requérant fut placé en détention provisoire dans le centre pénitentiaire militaire de Maltepe. Selon ses dires, à cause de son refus de porter l’uniforme militaire, les gardiens du centre pénitentiaires l’avaient menacé et battu. En outre, cette nuit-là, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements.

16. Le 25 décembre 2009, toujours selon les dires du requérant, sur ordre du commandant du centre pénitentiaire, il se vit forcé par cinq ou six soldats de porter l’uniforme militaire et subit de la part de ces derniers divers sévices lorsqu’il refusa de le faire. Les coups qu’il avait reçus avaient occasionné notamment des ecchymoses au niveau de son œil droit et des douleurs intestinales. À cause de ces traitements, le requérant débuta une grève de la faim.

17. Le 26 décembre 2009, le requérant s’entretint avec son avocat. Il lui indiqua avoir entamé une grève de la faim parce qu’il avait été contraint de se déshabiller et qu’il avait fait l’objet de violences. Il observa par ailleurs que le bleu sur son œil droit résultait de ces actes de brutalité. L’avocat consigna les déclarations du requérant sur un document, signé par lui-même et le requérant.

18. Le 30 décembre 2009, dans le cadre de l’action pénale engagée contre lui, M. Aydemir fut entendu par le tribunal militaire d’Eskişehir. Il se déclara de nouveau objecteur de conscience et refusa d’effectuer son service militaire pour des raisons de convictions religieuses.

19. Le 8 janvier 2010, une expertise médicale fut ordonnée par le tribunal militaire afin d’établir l’aptitude du requérant à effectuer son service militaire et à être jugé. Du 11 au 13 janvier 2010, le requérant séjourna dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir. À l’issue des examens médicaux, il fut déclaré apte au service militaire et à être jugé.

20. Le 28 janvier 2010, le tribunal militaire décida de prolonger la détention provisoire du requérant.

21. Le 2 août 2011, le tribunal militaire déclara le requérant coupable de désobéissance persistante à cause de ses refus de porter l’uniforme les 24 et 27 juillet 2007 et le condamna à une peine de deux mois et quinze jours d’emprisonnement pour chaque acte de désobéissance. Toutefois, il décida de surseoir au prononcé du jugement. Dans ses attendus, il considéra notamment que l’exemption du service militaire obligatoire en raison des convictions religieuses ne pouvait passer pour compatible avec le principe d’égalité devant la loi, en vertu de l’article 10 de la Constitution.

Faute de pourvoi, ces jugements devinrent définitifs les 5 septembre et 10 octobre 2011.

2. La troisième action pénale

22. Le 15 février 2010, une autre action pénale fut diligentée contre le requérant pour un acte de désertion commis entre les 6 octobre 2007 et 24 décembre 2009.

23. Le 29 mars 2010, le tribunal militaire tint une audience et entendit les déclarations des avocats du requérant. Ceux-ci soutinrent que leur client refusait sciemment d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement. Par ailleurs, ils contestèrent le caractère obligatoire du service militaire et arguèrent que l’absence d’un service de remplacement n’était pas conforme à la Convention européenne des droits l’homme. À l’issue de l’audience, le tribunal déclara le requérant coupable du chef de désertion et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois.

24. Le 8 février 2012, la Cour de cassation militaire infirma le jugement du 29 mars 2010 au motif que l’enquête menée était défaillante.

25. Le 5 juillet 2013, le tribunal militaire condamna à nouveau le requérant du chef de désertion et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois. Par la suite, il convertit cette peine en amende de 6 000 livres turques (TRY – environ 2 370 euros (EUR), selon le taux d’échange d’époque). Dans ses attendus, après avoir analysé les arrêts de la Cour portant sur l’objection de conscience, le tribunal considéra notamment que :

« (...) En vertu de la jurisprudence de la CEDH, l’objection de conscience est définie comme un refus d’effectuer le service militaire qui constitue une obligation légale pour se conformer aux exigences contraignantes d’une croyance. Le droit à l’objection de conscience s’est fondé sur la liberté de croyance. Il convient toutefois d’adhérer à un système de croyance afin de bénéficier de ce droit. Les opinions idéalistes ou politiques (...) ou autres motifs personnels ne sont pas suffisants pour justifier la reconnaissance du droit à l’objection de conscience. C’est-à-dire que la Convention protège une objection si elle est fondée sur une croyance et non sur une opinion. Par conséquent, l’objection de conscience ne signifie pas que chaque individu aura la possibilité de refuser le service militaire pour tel ou tel motif, elle présuppose que le groupe religieux ou politique auquel l’individuel adhère rejette le service militaire.

(...) En droit turc, il n’existe aucune disposition qui régit le droit à l’objection de conscience et aucune autorité n’est habilitée à examiner de telles demandes (...)

Il en découle qu’il convient d’examiner dans le cadre de la présente affaire la question de savoir si l’accusé pourrait bénéficier de la protection de l’article 9 de la Convention.

(...) Dans sa défense présentée à notre tribunal, l’accusé a dit ce qui suit : ‘... je ne suis pas retourné à mon régiment, car je ne peux pas effectuer le service militaire en raison de mes convictions religieuses. En effet, en raison de mes convictions religieuses, je ne peux pas faire le service militaire pour la République laïque de Turquie. Je peux effectuer le service militaire dans un système basé sur le Coran et auquel s’appliquent ces règles. (...) Uniquement, dans un système qui prend pour base le Coran, je souhaiterais faire le service militaire ...’

(...)

Il en ressort que l’intéressé ne refuse pas catégoriquement le service militaire obligatoire, il déclare qu’en raison de ces opinions idéalistes et politiques, il refuse d’effectuer le service militaire pour la République de Turquie (...) Par ailleurs, il a été condamné pour avoir blessé une personne par arme et il ne dit pas qu’il ne peut effectuer une fonction en portant une arme ; [il affirme simplement que] il ne peut effectuer un service militaire au compte de la République de Turquie dirigée selon le principe de laïcité. [Par conséquent, on peut conclure que] l’objection de l’accusé au service militaire n’était pas motivée par une conviction religieuse, mais elle est fondée sur des motifs politiques (...) Dès lors, il convient de rejeter le moyen de défense, dans la mesure où l’objection de l’intéressé à l’accomplissement du service militaire n’a pas été motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation à cet égard et de condamner l’accusé (...) »

26. Suite au pourvoi formé par le requérant, l’affaire fut renvoyée devant la Cour de cassation militaire. Elle est toujours pendante devant cette haute juridiction.

3. La déclaration d’inaptitude au service militaire

27. Les 30 mars et 30 avril 2010, le requérant avait également refusé d’obéir aux ordres émanant des autorités militaires.

28. Par un rapport du 7 juin 2010, l’hôpital militaire d’Ankara diagnostiqua le trouble de « personnalité antisociale » chez le requérant et le déclara inapte au service militaire à compter du 30 mars 2010.

29. Par deux arrêts adoptés le 8 octobre 2010, le tribunal militaire acquitta le requérant du chef de désobéissance persistante s’agissant de ces refus des 30 mars et 30 avril 2010. Pour ce faire, il tint compte du fait que l’intéressé avait été déclaré inapte au service militaire à compter du 30 mars 2010.

C. Plainte pénale déposée par le requérant

30. Le 28 décembre 2009, dénonçant les traitements qu’il aurait subis lors de sa détention entre les 24 et 25 décembre 2009 (paragraphes 15‑16 ci‑dessus), le requérant porta plainte et demanda à être soumis à un examen médicolégal.

31. Le 29 décembre 2009, après avoir entendu l’épouse et le père du requérant, le parquet de Kartal à Istanbul adopta une décision d’incompétence et renvoya le dossier d’enquête au parquet militaire. Le père du requérant affirma notamment que son fils avait déclaré qu’il refusait sciemment d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement.

32. Toujours le 29 décembre, le requérant fut transféré à la prison militaire d’Eskişehir.

33. Le 30 décembre 2009, le requérant fut soumis à un examen médical qui releva un ancien trauma au niveau de son œil droit.

34. Le 1er février 2010, le requérant fut entendu par le procureur militaire. Il réitéra ses allégations.

35. Le 2 février 2010, le requérant fut examiné par un médecin légiste qui fit état de traumatismes de tissu mou entre les deux jambes et sur son œil droit. Selon le rapport médical établi à l’issue de cet examen, ces lésions avaient déjà guéri.

36. Le 18 mai 2010, le parquet militaire déposa un acte d’accusation concernant les allégations de mauvais traitements. Il inculpa I.S., sergent, d’avoir infligé au requérant des coups de pied et de poing le 24 décembre 2009 à cause de son refus de porter l’uniforme militaire. Il accusa également M.O., colonel et directeur de la prison militaire, d’avoir forcé le requérant à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire, de lui avoir donné des coups de poing et de pied ainsi qu’une gifle le 25 décembre 2009. En revanche, le parquet adopta un non-lieu quant aux allégations du requérant selon lesquelles, le 24 décembre 2009, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements. En outre, il se déclara incompétent pour examiner la plainte concernant l’insulte, considérant que de tels actes relevaient de la compétence du tribunal disciplinaire.

37. Le requérant forma opposition contre le non-lieu, en soutenant avoir été battu non seulement par deux militaires mais par plusieurs soldats les 24 et 25 décembre 2009. Selon lui, non seulement deux militaires, mais aussi les autres militaires responsables de ces agissements auraient dû être inculpés. Par ailleurs, il contesta la qualification juridique des sévices qu’il avait subis, en considérant qu’il s’agissait de torture et non de mauvais traitements.

38. Le 9 juillet 2010, le tribunal militaire confirma le non-lieu.

39. Le 14 mars 2012, le tribunal militaire adopta une décision d’incompétence et décida de renvoyer l’affaire devant les tribunaux de droit commun. Pour ce faire, il considéra tout d’abord qu’il était établi que « compte tenu des déclarations des témoins et des autres éléments de preuve figurant au dossier, les accusés avaient commis les faits qui leur étaient reprochés dans l’acte d’accusation ». En revanche, se basant sur un rapport délivré le 13 janvier 2012 par l’hôpital militaire Gülhane selon lequel l’intéressé n’était pas apte au service militaire pendant la période de sa détention, il conclut que les faits reprochés devaient être qualifiés de blessures volontaires contraires au code pénal, qui relevaient de la compétence des tribunaux de droit commun. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire le 28 novembre 2012.

40. L’affaire est actuellement pendante devant le tribunal pénal d’Istanbul.

II. LE DROIT INTERNE ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

41. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt Erçep c. Turquie (no 43965/04, §§ 30-43, 22 novembre 2011). En ce qui concerne les textes internationaux pertinents, voir notamment l’arrêt Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, §§ 50-70, CEDH 2011).

42. Pour le besoin de la présente affaire, la Cour renvoie également aux textes du Conseil de l’Europe et des Nations unies suivants :

A. Documents du Conseil de l’Europe

1. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

43. L’Assemblée parlementaire a mentionné le droit à l’objection de conscience dès 1967 dans sa Résolution no 337 (1967), où se trouvent énoncés les principes de base suivants :

« 1. Les personnes astreintes au service militaire qui, pour des motifs de conscience ou en raison d’une conviction profonde d’ordre religieux, éthique, moral, humanitaire, philosophique ou autre de même nature, refusent d’accomplir le service armé, doivent avoir un droit subjectif à être dispensées de ce service.

2. Dans les Etats démocratiques, fondés sur le principe de la prééminence du droit, ce droit est considéré comme découlant logiquement des droits fondamentaux de l’individu garantis par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

44. Sur le fondement de cette résolution, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation no 478(1967) où elle appelle le Comité des Ministres à inviter les États membres à conformer, autant que possible, leurs législations nationales aux principes de base en question. Elle a ensuite rappelé et complété les principes de base dans ses Recommandations nos 816(1977) et 1518(2001). Dans cette dernière, elle déclare que le droit à l’objection de conscience est « une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » reconnu dans la Convention. Elle y souligne qu’il n’y a que cinq États membres où ce droit n’est pas reconnu, et recommande au Comité des Ministres de les inviter à le reconnaître.

2. Le Comité des Ministres

45. En 1987, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation no R(87)8, dans laquelle il recommande aux États membres de reconnaître le droit à l’objection de conscience et invite les gouvernements qui ne l’auraient pas encore fait à mettre leurs législation et pratique nationales en conformité avec le principe de base suivant :

« Toute personne soumise à l’obligation du service militaire qui, pour d’impérieux motifs de conscience, refuse de participer à l’usage des armes, a le droit d’être dispensée de ce service (...) [et] peut être tenue d’accomplir un service de remplacement. »

46. Les parties pertinentes de cette recommandation sont libellées comme suit :

« B. Procédure

2. L’État peut prévoir une procédure appropriée pour l’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience ou accepter une déclaration motivée de la personne concernée ;

3. En vue d’une application efficace des principes et règles de la présente recommandation, la personne soumise à l’obligation du service militaire doit être informée préalablement de ses droits. À cet effet, l’État lui fournit toutes informations utiles ou permet aux organisations privées intéressées d’en assurer la diffusion nécessaire ;

4. La demande aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience doit être présentée selon des modalités et dans des délais qui seront fixés compte tenu de l’exigence que la procédure d’examen de la demande soit, en principe, terminée dans sa totalité avant l’incorporation dans l’armée ;

5. L’examen de la demande doit comporter toutes les garanties nécessaires à une procédure équitable ;

6. Le demandeur doit pouvoir exercer un droit de recours contre la décision de première instance ;

7. L’organe d’appel doit être séparé de l’administration militaire et composé d’une manière qui assure son indépendance ;

8. La loi peut prévoir également la possibilité pour l’intéressé de présenter une demande et d’être reconnu comme objecteur de conscience lorsque les conditions requises pour l’objection de conscience apparaissent pendant le service militaire ou au cours des périodes de formation militaire faisant suite au service initial. (...) »

B. Nations unies

47. Bien qu’il n’existe pas de définition de l’objection de conscience, le Comité des droits de l’homme a, dans son Observation générale No 22 (1993), estimé que l’objection de conscience était fondée sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion lorsqu’il est incompatible avec l’obligation d’employer la force « au prix de vies humaines ». La partie pertinente de ce document est libellée comme suit :

« 11. (...) Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions. (...) »

48. En 2012, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a édité une publication intitulée « L’Objection de conscience au service militaire » qui rassemble les normes internationales et la jurisprudence applicables à l’objection de conscience au service militaire. Il en ressort que de nombreux États restreignent la demande d’objection de conscience à des convictions religieuses ou autres comportant notamment une objection ferme, permanente et sincère à une quelconque participation à la guerre ou au port des armes.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

49. Le requérant allègue avoir fait l’objet de poursuites pénales incessantes et de condamnations à cause de son refus de porter l’uniforme militaire, et se plaint également d’avoir été victime de diverses formes de torture lors de sa détention dans le centre pénitentiaire militaire de Maltepe. En outre, il dénonce le caractère lacunaire de l’enquête menée au sujet de ses allégations. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

50. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

51. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il déclare tout d’abord que la présentation de ces griefs est prématurée dans la mesure où la procédure pénale engagée contre les militaires prétendument responsables des actes de violences sur la personne du requérant est toujours pendante devant les instances nationales. Il considère en outre que le requérant a non seulement la possibilité d’introduire un recours en dommages-intérêts contre ces personnes, mais aussi, une fois la procédure devant les tribunaux pénaux terminée, il pourra introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Or, il ressort des informations fournies par la Cour constitutionnelle qu’elle n’est saisie d’aucun recours du requérant.

52. Le requérant conteste cette thèse et soutient avoir utilisé les voies de recours internes disponibles et accessibles à l’époque de l’introduction de sa requête.

53. La Cour estime tout d’abord que l’exception du Gouvernement tirée du caractère prématuré de ces griefs est étroitement liée à la substance du grief énoncé sur le terrain de l’article 3 de la Convention et décide de la joindre au fond (voir, entre plusieurs autres, Salman c. Turquie [GC], no [21986/93](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2221986/93%22%5D%7D), §§ 81-88, CEDH 2000-VII).

54. S’agissant de la possibilité d’introduire un recours en dommages-intérêts contre les présumés responsables de la violence, la Cour rappelle avoir jugé que, en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État – et non de simple faute, omission ou négligence –, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables n’étaient pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 227, CEDH 2014 (extraits)).

55. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas précisé de quelle manière un recours en dommages-intérêts contre les présumés responsables de la violence aurait pu remédier aux griefs du requérant portant sur les volets matériel et procédural de l’article 3. Par conséquent, cette exception ne saurait être retenue.

56. Quant à une éventuelle saisine de la Cour constitutionnelle, la Cour rappelle avoir examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, §§ 42-46, 17 mars 2015) et l’avoir rejetée. Pour ce faire, elle a tenu compte du fait que ladite requête a été introduite avant la création de ce nouveau recours, et environ neuf ans après l’incident originel. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter en l’occurrence de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans cette affaire. En effet, la présente requête a été introduite le 21 janvier 2011, bien avant la date à laquelle la Cour constitutionnelle a commencé à examiner les recours individuels. Par ailleurs, alors que plus de cinq ans et neuf mois se sont écoulés après les faits – produits en décembre 2009 –, l’affaire est toujours pendante devant la première instance. Par conséquent, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Elle estime donc que M. Aydemir n’a pas lieu de se voir opposer l’obligation de soumettre à la juridiction constitutionnelle ses griefs visant l’article 3 de la Convention.

57. La Cour constate que les griefs du requérant tirés de l’article 3 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant en outre qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur le volet matériel

58. La Cour l’a dit à maintes reprises, l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (voir, parmi de nombreux précédents, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).

59. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits) et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2016). La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

60. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que, dans sa décision du 14 mars 2012, le tribunal militaire a jugé établi que deux militaires accusés avaient commis les faits qui leur étaient reprochés (paragraphe 39 ci‑dessus). Il en découle que les 24 et 25 décembre 2009, le requérant avait été l’objet de nombreux actes de violences, tels que plusieurs coups de pied et de poing, ainsi qu’une gifle. Il avait également été forcé à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire le 25 décembre (paragraphe 36 ci‑dessus). Pour aboutir à cette conclusion, le tribunal s’est fondé sur des déclarations des témoins et les autres éléments de preuve figurant au dossier. Toutefois, les faits ainsi établis n’ont pas donné lieu à la condamnation des responsables de ces brutalités et le tribunal militaire a adopté une décision d’incompétence et renvoyé l’affaire devant les tribunaux de droit commun (paragraphe 39 ci-dessus).

61. Le Gouvernement souligne le caractère sérieux de l’enquête menée par les autorités nationales et ne conteste pas les conclusions du tribunal militaire. Il affirme que les mesures d’enquêtes prises étaient capables de déterminer les circonstances dans lesquelles l’incident a eu lieu et de conduire, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables. De son côté, le requérant soutient que les brutalités dont il avait fait l’objet doivent être qualifiées de torture, compte tenu de leur gravité. Il explique notamment que les militaires lui avaient infligé la falaka (coups répétés sur la plante des pieds) lors de sa détention.

62. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter des constatations opérées par le tribunal militaire dans son jugement du 14 mars 2012 en ce qui concerne les allégations du requérant. En outre, elle n’estime pas nécessaire de vérifier en plus la réalité des autres allégations d’agressions d’ordre physique ou psychologique présentées par celui-ci, compte tenu notamment de la difficulté de rapporter la preuve de tels traitements.

63. En somme, la Cour estime que les traitements dont M. Aydemir a été victimes au cours de sa détention dans le centre pénitentiaire de Maltepe entre les 24 et 25 décembre 2009 étaient assurément de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement sa résistance physique et morale. Cela vaut d’autant plus que, en sus des traitements décrits ci-dessus, l’intéressé a subi de plusieurs poursuites pénales dirigées contre lui et que le caractère cumulatif des condamnations pénales est de nature à réprimer sa personnalité intellectuelle (voir dans le même sens, Ülke c. Turquie, no 39437/98, § 62, 24 janvier 2006, et Feti Demirtaş c. Turquie, no 5260/07, § 91, 17 janvier 2012). La Cour estime que ces éléments sont suffisamment sérieux pour conférer aux traitements litigieux un caractère inhumain et dégradant.

2. Sur l’effectivité de l’enquête

64. Dans la présente affaire, la Cour note que les autorités ont mené une enquête au sujet des allégations de violences subies par le requérant dans le centre pénitentiaire militaire de Maltepe. En effet, le parquet militaire a ouvert une enquête après la plainte du requérant. Le 18 mai 2010, celui-ci a déposé un acte d’accusation et inculpé deux militaires du chef de violence. En revanche, il a adopté un non-lieu quant aux allégations du requérant selon lesquelles, le 24 décembre 2009, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements. En outre, il se déclara incompétent pour examiner la plainte concernant l’insulte, considérant que de tels actes relevaient de la compétence du tribunal disciplinaire.

65. La Cour l’a dit à maintes reprises, s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Mocanu et autres, précité, § 323).

66. Or, la Cour n’est pas convaincue que les autorités avaient fait preuve de la diligence voulue dans l’instruction de la cause. Tout d’abord, alors que, dans les cas d’allégation de mauvais traitements ou de torture, le recueil des déclarations de la victime constitue bien souvent l’élément principal pour la conduite de l’enquête, les déclarations du requérant n’ont été recueillies que le 1er février 2010, soit plus d’un mois après les faits et le dépôt d’une plainte (paragraphe 34 ci-dessus). Par ailleurs, il convient d’observer qu’environ six ans après les faits, la procédure pénale engagée contre les principaux responsables des actes de violence demeure toujours pendante devant le tribunal de première instance.

3. Conclusion

67. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire que le Gouvernement a tirée du caractère prématuré de ces griefs (paragraphe 53 ci‑dessus) et conclut à une violation des volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

68. Le requérant se plaint de multiples détentions, poursuites et condamnations qu’il avait subies pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience et de l’absence de reconnaissance de ce droit. Il invoque une violation de l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

69. Le Gouvernement excipe tout d’abord du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n’a pas formé opposition aux décisions des tribunaux internes rendues au sujet de sa désobéissance persistante aux ordres. En outre, il affirme que la procédure pénale relative à sa condamnation pour le chef de désertion est toujours pendante devant la Cour de cassation militaire.

70. Le Gouvernement argue en second lieu que l’article 9 n’est pas applicable en l’espèce. Il soutient que, compte tenu des arguments du requérant présentés aux autorités nationales pour justifier son opposition au service militaire, l’on ne saurait conclure que l’obligation de servir dans l’armée est de nature, chez M. Aydemir, à créer un conflit grave et insurmontable avec ses convictions religieuses. L’idée que l’affaire soulève la moindre question relevant de l’article 9 de la Convention est en effet contestable à ses yeux. Il observe que le requérant a déclaré ce qui suit : « J’ai été conduit de force ici. Je refuse de porter l’uniforme militaire appartenant à la République de Turquie, dirigée selon le principe de laïcité. Personnellement, je défends la charia ». Ces déclarations démontrent que l’objection du requérant au service militaire était fondée sur ses opinions relatives au statut légal et au régime de l’État. Selon lui, ces arguments ne peuvent être considérés comme une « conviction » qui atteindrait un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance et l’article 9 ne trouve pas à s’appliquer. Par conséquent, ce grief doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae.

71. Enfin, le Gouvernement soutient qu’à supposer que l’article 9 trouve à s’appliquer, l’ingérence litigieuse est prévue par la loi et poursuit des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 9, à savoir la protection de la sûreté publique et la défense de l’ordre.

72. Le requérant conteste les thèses du Gouvernement et affirme que son refus d’effectuer le service militaire est motivé par ses croyances auxquelles il est profondément attaché. Dans toutes les déclarations données aux autorités, il avait exprimé ce point de vue. Il explique que bien qu’il ait constamment déclaré son objection au service militaire et refusé de porter l’uniforme militaire, il a subi des brutalités de la part des militaires, a été forcé de porter l’uniforme militaire et d’agir contrairement à ses convictions religieuses. Par ailleurs, dans les textes officiels de l’armée, il a été mentionné qu’il refusait d’effectuer le service militaire en raison de ses convictions religieuses.

73. Selon le requérant, le droit à la liberté de conscience doit s’étendre à des convictions religieuses telles que les siennes. Il affirme que ses déclarations relatives au principe de laïcité et au statut légal de l’État ont été déformées par le Gouvernement et mal interprétées dans l’acte d’accusation (paragraphe 10 ci-dessus). Il dit s’opposer à la cruauté, l’injustice et à l’iniquité qu’il a subies en raison de ses croyances. Pour lui, les croyances n’ont pas de sens s’il n’y a pas de liberté. Avant son incorporation forcée, il s’est déclaré objecteur de conscience, attitude qu’il a maintenue tout au long des procédures pénales. Il était également solidaire avec les autres objecteurs de conscience. Par ailleurs, il n’a jamais fait un pas en arrière et renoncé à ses croyances en dépit de la cruauté des traitements qui lui ont été infligés dans le but de briser sa volonté et de l’humilier. Comme le démontre sa détermination, l’obligation de servir dans l’armée est de nature à créer chez lui un conflit grave et insurmontable avec ses profondes convictions religieuses. Enfin, à ses yeux, sa situation ne diffère guère de celle de Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, CEDH 2011), dans la mesure où il refuse, en tant que musulman, d’effectuer le service militaire obligatoire qui est contraire à ses convictions religieuses mais il était prêt à accomplir un service civil de remplacement.

74. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’exception du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où elle estime ce grief irrecevable pour les raisons indiquées ci‑dessous.

75. La Cour a eu récemment l’occasion de revoir sa jurisprudence relative à l’applicabilité aux objecteurs de conscience de l’article 9 de la Convention (Bayatyan, précité, §§ 92-111). Elle a déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (ibidem, § 110). Quant à savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition, elle doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

76. La Cour observe que, dans les affaires Bayatyan (précité, § 111), Erçep c. Turquie (no 43965/04, § 48, 22 novembre 2011), Feti Demirtaş (précité, § 97), et Buldu et autres c. Turquie (no 14017/08, § 83, 3 juin 2014), où elle a conclu à la violation de l’article 9, il s’agissait de requérants qui faisaient partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire. Elle rappelle également que, dans les affaires Savda c. Turquie, (no 42730/05, § 96, 12 juin 2012), et Tarhan (no 9078/06, § 58, 17 juillet 2012), MM. Savda et Tarhan déclaraient adhérer à la philosophie pacifiste et antimilitariste et être objecteurs de conscience. Dans le cadre de ces deux dernières affaires, sans examiner la question de savoir dans quelle mesure l’objection de ceux-ci au service militaire relevait de l’article 9 de la Convention, la Cour a observé que lesdites affaires se caractérisaient notamment par l’absence de procédure d’examen des demandes de MM. Savda et Tarhan aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience et a conclu à la violation de cette disposition. En effet, ces demandes n’ont fait l’objet d’aucun examen de la part des autorités, qui se sont contentées de recourir à des dispositions pénales réprimant la soustraction aux obligations militaires.

77. La Cour observe que, même si la Turquie ne reconnaît pas le droit à l’objection de conscience et ne prévoit aucune procédure au travers de laquelle le requérant aurait pu faire établir s’il pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience, le tribunal militaire s’est penché dans son jugement du 5 juillet 2013 sur la question de savoir si celui-ci pourrait bénéficier ou non de ce droit.

78. Dès lors, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire et en l’absence de reconnaissance en Turquie du droit à l’objection de conscience, la Cour est d’avis qu’une question relative à la portée et aux limites de la liberté de religion et de conscience était en jeu. Elle examinera cette question, en ayant égard aux arguments présentés par le requérant aux instances nationales pour justifier son refus d’effectuer son service militaire.

79. La Cour observe que, selon l’acte d’accusation du 3 août 2007, M. Aydemir a affirmé qu’il « refusait de porter l’uniforme militaire appartenant à la République de Turquie, dirigée selon le principe de laïcité », en déclarant qu’il défendait « la charia ». Par ailleurs, dans son jugement du 5 juillet 2013, sur la base des déclarations obtenues dans le cadre de la procédure pénale engagée contre le requérant, le tribunal militaire a conclu que l’objection de l’intéressé à l’accomplissement du service militaire était fondée sur des motifs politiques et n’avait pas été motivée par des convictions religieuses sincères qui entreraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation à cet égard. Pour ce faire, il a notamment considéré que « [d]ans sa défense présentée à notre tribunal, l’accusé a dit ce qui suit : ‘(...) en raison de mes convictions religieuses, je ne peux pas faire le service militaire pour la République laïque de Turquie. Je peux effectuer le service militaire dans un système basé sur le Coran et auquel s’appliquent ces règles. (...) Uniquement, dans un système qui prend pour base le Coran, je souhaiterais faire le service militaire ...’ ». Compte de ces déclarations du requérant, le tribunal a conclu que M. Aydemir « ne refuse pas catégoriquement le service militaire obligatoire, il déclare qu’en raison de ces opinions idéalistes et politiques, il refuse d’effectuer le service militaire pour la République de Turquie (...). Par ailleurs, il a été condamné pour avoir blessé une personne par arme et il ne dit pas qu’il ne peut effectuer une fonction en portant une arme ; [il affirme simplement que] il ne peut effectuer un service militaire au compte de la République de Turquie dirigée selon le principe de laïcité. [Par conséquent, on peut conclure que] l’objection de l’accusé au service militaire n’était pas motivée par une conviction religieuse, mais elle est fondée sur des motifs politiques (...) » (paragraphe 25 ci-dessus).

80. Aux yeux de la Cour, l’argumentation du tribunal militaire ne paraît pas dénuée d’intérêt, dans la mesure où l’on peut légitiment considérer que, compte tenu de sa position devant les instances nationales, M. Aydemir ne se réclame ni d’une croyance comportant la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire, ni d’une philosophie pacifiste et antimilitariste. Sur ce point, la présente affaire diffère des affaires précitées ci‑haut (paragraphe 76).

81. La Cour est disposée à juger légitime que les autorités nationales procèdent, au préalable, à l’examen de la demande présentée par le requérant aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience (voir notamment la Recommandation no R(87)8, paragraphe 47 ci‑dessus). Elle souligne que, bien qu’il n’existe pas de définition de l’objection de conscience, le Comité des droits de l’homme a estimé que l’objection de conscience était fondée sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion lorsqu’il est incompatible avec l’obligation d’employer la force « au prix de vies humaines » (voir Observation générale no 22 (1993), paragraphe 47 ci-dessus). Il apparaît en outre légitime à la Cour de restreindre l’objection de conscience à des convictions religieuses ou autres comportant notamment une objection ferme, permanente et sincère à une quelconque participation à la guerre ou au port des armes (paragraphe 48 ci‑dessus, voir aussi la Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe no R(87)8, paragraphes 46-47 ci-dessus). De surcroît, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour définir les circonstances dans lesquelles ils reconnaissent le droit à l’objection de conscience et mettre en place des mécanismes permettant d’examiner une demande d’objection de conscience.

82. La Cour tient compte des convictions du requérant concernant son opposition au service militaire pour le compte de la République de Turquie dirigée selon le principe de laïcité, mais observe que tous les avis ou convictions n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 9 § 1 de la Convention. Les griefs de l’intéressé ne se rapportent pas à une forme de manifestation d’une religion ou d’une conviction par le culte, l’enseignement, les pratiques ou l’accomplissement des rites, au sens de la deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 9. Par ailleurs, le terme « pratiques » employé à l’article 9 § 1 ne recouvre pas tout acte motivé ou influencé par une religion ou une conviction (voir, mutatis mutandis, Pretty c. Royaume‑Uni, no 2346/02, § 82, CEDH 2002‑III).

83. Dès lors, compte tenu des arguments de M. Aydemir présentés aux instances nationales, la Cour peut conclure, à l’instar du tribunal militaire, que l’opposition de l’intéressé au service militaire n’était pas de nature à entraîner l’applicabilité de l’article 9 de la Convention. Même si l’intéressé prétendait que ses déclarations relatives au principe de laïcité et au statut légal de l’État ont été déformées par le Gouvernement et mal interprétées dans l’acte d’accusation, il ne ressort pas du dossier que ses croyances déclarées comportaient une objection ferme, permanente et sincère à une quelconque participation à la guerre ou au port des armes. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’objection du requérant au service militaire fût motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service militaire.

84. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

86. Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu’il dit avoir subi en raison de l’angoisse causée par les poursuites pénales qui ont été lancées contre lui et qui ont toutes abouti à des condamnations.

87. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

88. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (Feti Demirtaş, précité, § 133, et Savda, précité, § 119), la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer 15 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

89. Le requérant demande 17 818 EUR pour les honoraires de son avocat dans la procédure interne et à Strasbourg (taxe sur la valeur ajoutée (« TVA ») comprise), conformément à une convention d’honoraires conclue le 15 février 2011 et à un décompte horaire, soit cent cinquante‑et‑une heures de travail au tarif unitaire de 100 EUR. Il réclame également 710 EUR pour ses frais de traduction, de télécopies, de téléphone et de papeterie. Il fournit diverses pièces à l’appui de ses prétentions.

90. Le Gouvernement conteste cette demande.

91. La Cour rappelle que lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder au requérant le remboursement des frais et dépens qu’il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation. Il faut aussi que se trouvent établis la réalité de ces frais, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 243, CEDH 2012).

Elle estime que les frais relatifs aux démarches accomplies en Turquie comme à Strasbourg, pour empêcher ou faire redresser la situation qu’elle a jugée contraire à l’article 3 de la Convention correspondaient à une nécessité ; ils doivent dès lors être remboursés dans la mesure où ils ne dépassent pas un niveau raisonnable. Par ailleurs, elle octroie aussi les sommes réclamées au titre d’honoraires devant la Cour si elles lui semblent raisonnables et justifiées.

92. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères dégagés dans sa jurisprudence, la Cour octroie au requérant la somme globale de 3 000 EUR au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du caractère prématuré des griefs concernant l’article 3 de la Convention et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir, dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i) 15 000 EUR (quinze mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente


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