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24/05/2016 | CEDH | N°001-163109

CEDH | CEDH, AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-163109


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 37273/10, 38958/10, 38963/10, 38968/10, 38973/10, 38980/10, 38991/10, 38997/10, 39004/10, 39030/10, 39032/10, 39034/10, 39037/10, 39038/10, 39042/10, 39049/10, 39052/10 et 45052/10)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

24/08/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Süleyman Çelebi et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme

(deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Nebojša Vučinić, président,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 37273/10, 38958/10, 38963/10, 38968/10, 38973/10, 38980/10, 38991/10, 38997/10, 39004/10, 39030/10, 39032/10, 39034/10, 39037/10, 39038/10, 39042/10, 39049/10, 39052/10 et 45052/10)

ARRÊT

STRASBOURG

DÉFINITIF

24/08/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Süleyman Çelebi et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Nebojša Vučinić, président,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent dix-huit requêtes (nos 37273/10, 38958/10, 38963/10, 38968/10, 38973/10, 38980/10, 38991/10, 38997/10, 39004/10, 39030/10, 39032/10, 39034/10, 39037/10, 39038/10, 39042/10, 39049/10, 39052/10 et 45052/10) dirigées contre la République de Turquie par dix-neuf ressortissants et un syndicat de cet État (« les requérants »), dont les noms figurent en annexe. Ils ont saisi la Cour le 22 mai 2010, le 23 mai 2010 et le 7 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Mes N. Okcan et O. M. Eyüboğlu, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Devant la Cour, les requérants dénonçaient en particulier une violation des articles 3 et 11 de la Convention en raison des mauvais traitements qu’ils alléguaient avoir subis de la part des forces de l’ordre lors du rassemblement du 1er mai 2008.

4. Le 5 septembre 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant Süleyman Çelebi est le président de la Confédération des syndicats des ouvriers révolutionnaires (ci-après « la DISK »), M. Gençay Gürsoy est le président représentant l’Union turque des médecins à Istanbul (ci-après « le TTB ») et les autres requérants physiques sont des membres du conseil administratif de la DISK ou de simples membres de ces organisations.

6. Au courant du mois d’avril, Süleyman Çelebi, en sa qualité de président de la DISK, prononça plusieurs discours dans les média afin d’annoncer que le 1er mai 2008 serait célébré sur la place de Taksim. Parallèlement, les chaînes de télévision diffusèrent la déclaration du préfet d’Istanbul selon laquelle la place Taksim serait entièrement fermée aux manifestants et que, en cas de tentative de défilé, la police interviendrait. Le ministre de l’Intérieur et le porte-parole du gouvernement firent eux aussi des déclarations dans le même sens, ajoutant que, selon certains renseignements, des provocateurs seraient présents dans le cortège et que pareille manifestation était illégale à la lumière des dispositions en vigueur et de la Constitution en raison des probables perturbations de la circulation et de l’ordre public.

7. Le 29 avril 2008, les trois principaux syndicats turcs, le DISK, le KESK et le TURK-IS, ainsi que le TTB notifièrent de manière conjointe à la préfecture de l’organisation d’une manifestation de grande envergure le surlendemain, le 1er mai[1], à 13 heures, sur la place Taksim. Ils indiquaient qu’à cette occasion ils souhaitaient déposer une couronne de fleurs devant le monument dédié à Atatürk et tenir une conférence de presse pour commémorer les événements du 1er mai 1977 qui s’étaient soldés par 34 morts et 126 blessés.

8. Le 30 avril 2008, la préfecture interdit la manifestation, mais accepta le dépôt de la couronne de fleurs sous réserve que ce geste fût accompli par les seuls représentants du conseil d’administration de la DISK. Les syndicats insistèrent pour effectuer leur défilé le 1er mai jusqu’à la place Taksim, lieu des événements de 1977.

9. Le 30 avril 2008, la direction de la sécurité d’Istanbul procéda à l’installation de barrières autour de la place Taksim pour empêcher le rassemblement des manifestants.

10. Certains requérants passèrent la nuit du 30 avril au 1er mai 2008 dans le bâtiment abritant la DISK pour être sûrs de pouvoir rejoindre la place Taksim le lendemain.

11. Le 1er mai 2008, le préfet décida d’arrêter à partir de 5 heures la circulation sur les grandes artères, d’annuler les services de transports en commun de bus, de métro et de bateau, et de fermer les écoles situées à proximité de la place Taksim. D’importants dispositifs de sécurité empêchèrent tout accès à la place Taksim.

12. Selon le procès-verbal de police du 1er mai 2008, des personnes portant des drapeaux de diverses organisations et de partis politiques illégaux avaient commencé dès 6 heures à se rassembler devant les locaux de la DISK. Toujours selon le procès-verbal, la police avait informé les dirigeants du syndicat que leur rassemblement enfreignait la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (ci-après « la loi no 2911 ») et qu’il était dès lors illégal, et elle avait demandé aux manifestants de se disperser. Le procès-verbal ne faisait aucune mention de comportements agressifs des manifestants mais faisait état de la participation de groupes marginaux. Il indiquait également que la police avait reçu l’ordre de disperser les manifestants et qu’elle était intervenue manu militari vers 6 h 45, employant à l’encontre des 800-900 manifestants des canons à eau et des bombes de gaz lacrymogène. Il précisait que les personnes une fois dispersées avaient été poursuivies par des chars antiémeutes dans les ruelles voisines du siège de la DISK et que de nombreux manifestants s’étaient réfugiés à l’intérieur du bâtiment. Il rapportait qu’aucun policier n’avait pénétré dans le bâtiment pour éviter de provoquer les manifestants. Toujours d’après le procès-verbal, de violents affrontements de rue s’étaient poursuivis jusqu’à tard dans la nuit. Le procès-verbal s’appuyait sur les enregistrements vidéo et les informations diffusées par les chaînes de télévision pour dénoncer la violence des manifestants et leurs jets de pierres et d’autres objets. Il mentionnait enfin que des manifestants portaient des cagoules et scandaient des slogans tels que « tous ensemble contre le fascisme ».

13. Selon la version des requérants, les policiers les avaient poursuivis et avaient lancé des bombes lacrymogènes à l’intérieur du bâtiment de la DISK.

14. Ils affirment que lors des poursuites, les forces de l’ordre attaquèrent des manifestants qui s’étaient réfugiés dans la cour de l’hôpital Şişli Etfal ainsi qu’un groupe de médecins qui manifestaient devant le service des urgences. Elles utilisèrent également des bombes lacrymogènes devant l’entrée des urgences et dans la cour de l’hôpital.

15. Un nombre important de personnes, dont les requérants, furent frappées par les forces de l’ordre lors de la dispersion de la manifestation. Les requérants Ali Murtaza Keleş, Mehmet İçin, Gürol Şimşek, Rahmi Yılmaz, Mevsim Gürlevük et Yaşar Yaradılmış furent hospitalisés à la suite de malaises dus aux gaz lacrymogènes et aux coups des policiers. D’après le rapport médical établi le jour même, Rahmi Yılmaz avait été frappé sur la tête et ces coups avaient provoqué un anévrisme et des troubles du langage. Le rapport médical concernant Rahmi Yılmaz atteste une « variation du septum pellucidum ». Quant à Yaşar Yaradılmış, il se vit prescrire un arrêt de travail d’un mois en raison de la « fracture d’une phalange du pied » survenue lors des incidents. La police procéda par ailleurs à de nombreuses arrestations.

16. Les rapports médicaux du 1er mai et du 10 mai 2008 délivrés respectivement par l’hôpital civil Şişli Etfal et par le service de radiologie de la faculté de médecine de l’université d’Ankara ne font état d’aucune pathologie ni d’aucun autre symptôme en ce qui concerne Ali Murtaza Keleş. Les dossiers des autres requérants ne contiennent pas de rapports médicaux.

17. Le bâtiment abritant la DISK fut endommagé par les jets d’eau sous pression et par l’explosion de bombes lacrymogènes.

18. Le même jour, vers 10 h 30, les requérants mirent fin à leur rassemblement. Ils expliquent leur décision par la volonté de ne pas accroître la violence de l’intervention policière.

19. Une bombe lacrymogène non explosée fut retrouvée le lendemain à l’intérieur des locaux de la DISK et fut transmise au parquet, accompagnée d’un procès-verbal.

20. Le 2 mai 2008, un directeur de police, H.Y., dressa un rapport explicatif sur les événements. Il y mentionnait que des manifestants s’étaient rassemblés dès l’aube devant la DISK et qu’ils empêchaient la circulation devant le bâtiment. Il indiquait que la police leur avait demandé par mégaphone de rouvrir la rue à la circulation, que les manifestants avaient répondu par des jets de pierres et que les forces de l’ordre avaient répliqué par des jets d’eau et des gaz lacrymogènes « en quantité nécessaire à la dispersion des manifestants ». Il contestait par ailleurs la déclaration que Süleyman Çelebi avait faite à la presse, lors de laquelle celui-ci avait montré au public 5 ou 6 douilles de grenades lacrymogènes ZET et 2 ou 3 SMOKES et affirmé qu’elles avaient été retrouvées à l’intérieur des locaux de la DISK. H.Y. attestait, sur la base des références visibles sur les douilles, que ces pièces étaient en réalité des douilles vides ramassées dans la rue après les tirs. Le rapport indiquait à cet égard que les portes et les fenêtres par lesquelles les lance-grenades auraient pu être introduits dans le bâtiment ainsi que les murs ne portaient aucune trace d’effraction. Le directeur de police expliquait en outre que « les SMOKES lancées à la main pouvaient causer des incendies, car des flammes en sortaient pendant 20 à 30 secondes après leur chute sur le sol. Aussi ne pouvait-on les éloigner que par des coups de pieds ». Il précisait que, si ces grenades avaient été lancées à l’intérieur du bâtiment, il aurait dû y avoir au minimum des objets brûlés, ce qui n’était pas le cas. Enfin, il indiquait que les policiers s’étaient abstenus d’entrer dans le bâtiment pour ne pas provoquer les manifestants. Il exposait que les dirigeants du syndicat partageaient la crainte des policiers et qu’ils avaient conseillé au député Algan Hacaloğlu qui se trouvait à l’intérieur de sortir pour discuter avec les forces de l’ordre. Ainsi, soulignait le directeur de police, même pour négocier, la police avait refusé d’entrer dans le bâtiment abritant les locaux du syndicat.

21. Le dossier transmis à la Cour contient de nombreuses coupures de journaux relatives aux interventions violentes des forces de l’ordre ainsi que deux enregistrements vidéo de journaux télévisés. Dans ces derniers, on peut voir que l’hôpital Şişli Etfal situé sur l’itinéraire des manifestants vers la place Taksim a été la scène de tirs de bombes lacrymogènes visant la population qui attendait dans la cour de l’hôpital. Toujours d’après ces images, les manifestants s’y étaient réfugiés et les policiers avaient lancé des bombes lacrymogènes jusqu’aux portes des urgences, malgré les protestations des malades et de leurs proches. Sur la vidéo, on aperçoit en outre un père tenant son bébé en l’air pour arrêter les policiers ainsi que des personnes âgées affectées par les fumées à l’intérieur de l’hôpital.

22. Les photos publiées dans les journaux, qui montrent des militants se penchant par les fenêtres du bâtiment de la DISK pour respirer et des ruelles noyées dans les fumées, témoignent d’une utilisation massive de gaz lacrymogènes. Selon le dossier, dans les ruelles environnantes, les forces de police avaient utilisé les canons à eau et les gaz lacrymogènes à l’encontre des manifestants et de la population sans distinction.

A. Les plaintes déposées par les requérants

23. À une date non précisée, les requérants sauf le TBB portèrent plainte auprès du procureur principal de Şişli pour abus de pouvoir, mauvais traitements, arrestation illégale et violation de leur droit à une manifestation pacifique, à l’encontre de Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, de Beşir Atalay, ministre de l’Intérieur, de Mehmet Ali Şahin, ministre de la Justice, de Cemil Çiçek, ministre d’État, de Muammer Güler, préfet d’Istanbul, de Celalettin Cerrah, directeur de la sécurité d’Istanbul, et de son adjoint, Hayati Yazıcı, des autres supérieurs hiérarchiques de la direction de la sécurité en leur qualité de donneurs d’ordre, ainsi qu’à l’encontre de tous les membres des forces de l’ordre ayant participé à la dispersion musclée des manifestants. Ils se plaignaient d’une atteinte à la liberté d’expression et au droit de manifester pacifiquement, protégé par la Constitution et par l’article 11 de la Convention, d’une violation de leur droit au respect de leur vie privée, d’une perquisition illégale des locaux de la DISK, d’un traitement discriminatoire et, enfin, d’une atteinte à la vie en raison du décès d’un syndicaliste causé par une grenade lacrymogène lors de l’intervention policière.

24. Le 14 mai 2008, le TTB déposa également une plainte devant le parquet de Şişli pour abus de pouvoir, utilisation excessive de la force et violation du droit à une manifestation pacifique protégé par la Constitution et par l’article 11 de la Convention, à l’encontre du Premier ministre, du ministre de l’Intérieur, du préfet d’Istanbul, du directeur de la sécurité d’Istanbul et de membres des forces de l’ordre.

25. Le parquet d’Istanbul scinda les plaintes déposées en trois parties pour les traiter en fonction du statut des personnes accusées.

1. Issue des plaintes déposées à l’encontre des ministres

26. Les plaintes visant le Premier ministre et les ministres furent rejetées le 1er février 2009 par une décision du parquet de ne pas poursuivre les intéressés. Cette décision fut prononcée pour incompétence sur le fondement de l’article 100 de la Constitution, seule la Grande Assemblée nationale étant compétente pour poursuivre les intéressés.

27. Le 22 mai 2009, l’opposition formée par les plaignants fut définitivement rejetée par la cour d’assises.

2. Issue des plaintes déposées à l’encontre du préfet d’Istanbul, du directeur de la police d’Istanbul et des chefs de la police

28. S’agissant des plaintes de Süleyman Çelebi et seize autres requérants visant le préfet d’Istanbul, le directeur de la sécurité d’Istanbul et les chefs de la police, le parquet d’Istanbul s’était déclaré incompétent en application de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires (ci-après « la loi no 4483 ») en raison du statut des accusés. Il avait transmis ces plaintes au procureur principal de la Cour de cassation pour examen.

29. Le 14 novembre 2008, le procureur principal près la Cour de cassation avait demandé au ministère de l’Intérieur l’ouverture d’une enquête au sujet du préfet et du directeur de la sécurité d’Istanbul.

30. Le 3 février 2009, le ministre de l’Intérieur avait décidé de classer sans suite la plainte (işleme koymama kararı) visant ces deux hauts fonctionnaires.

31. Le 2 juin 2009, sur l’opposition formée les requérants, le Conseil d’État annula cette décision ministérielle par un arrêt no E.2009/679 K.2009/936 et demanda qu’une décision fût prise sur l’autorisation ou le refus d’ouvrir une enquête concernant le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul.

32. Le 8 septembre 2009, le ministère de l’Intérieur refusa de donner l’autorisation nécessaire pour instruire l’affaire. Selon le ministre, « le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul n’étaient pas présents sur les lieux et il n’y a pas de preuve montrant qu’ils avaient donné l’ordre de frapper les manifestants ou d’utiliser des grenades lacrymogènes dans le service des urgences de l’hôpital Şişli Etfal et à l’intérieur du bâtiment abritant la DISK ».

33. Le 23 décembre 2009, le Conseil d’État rejeta l’opposition formulée par les requérants en indiquant que « les agissements reprochés aux intéressés ne nécessitaient pas l’ouverture d’une instruction ».

34. Entre-temps, à la suite de la plainte déposée par le TTB le 14 mai 2008, le parquet de Şişli avait pris, le 4 novembre 2009, la décision de ne pas poursuivre le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul, et de classer l’affaire en vertu de la loi no 4483.

35. L’avocat du TTB s’opposa à cette décision.

36. Le 7 décembre 2009, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta cette opposition. La décision fut notifiée à l’avocat du TTB le 22 décembre 2009.

3. Issue des plaintes déposées à l’encontre des forces de l’ordre

37. Les plaintes visant les forces de l’ordre avaient été transmises par le parquet à la préfecture pour autorisation d’ouvrir une enquête.

38. Le 11 août 2008, la préfecture d’Istanbul avait approuvé la proposition « de ne pas procéder à l’examen de l’affaire » (işleme konulmama kararı) présentée par la direction de la sécurité en se fondant sur l’article 4 de la loi no 4483. La décision mentionnait que, « pour l’appréciation de la force utilisée par les autorités lors de l’intervention, l’état émotionnel des policiers tout comme certaines de leurs réactions individuelles, telles que la colère et la panique, devaient être considérés comme étant humains » et que « les policiers avaient agi dans le cadre de leur fonction ». Cette décision fut notifiée uniquement à l’avocat du TBB le 4 novembre 2008.

39. Le 14 novembre 2008, le président du TTB s’était opposé à cette décision devant le tribunal régional administratif d’Istanbul.

40. L’avocat du TTB ne reçut aucune notification quant à la suite donnée à cette opposition.

41. Le 13 mai 2009, le parquet principal d’Istanbul notifia à Süleyman Çelebi sa décision de non-lieu rendue à la suite à la plainte pour mauvais traitements déposée à l’encontre des membres des forces de l’ordre. Le procureur indiquait aussi que, « en application de la loi no 4483 et eu égard à l’instruction menée en l’espèce, il avait été décidé de ne pas ouvrir d’enquête » et que, « cette décision étant devenue définitive, il convenait de classer la plainte des plaignants ».

42. Le 17 septembre 2009, l’opposition formulée par Süleyman Çelebi auprès du tribunal régional administratif fut rejetée. La notification eut lieu le 23 novembre 2009.

B. L’instruction pénale entamée à l’encontre des requérants

43. Entre-temps, le 25 juillet 2008, le parquet de Beyoğlu avait inculpé Musa Çam, membre du conseil administratif de la DISK, pour incitation du peuple à la désobéissance aux lois en raison de sa déclaration publique du 24 avril 2008 invitant la population à célébrer le 1er mai sur la place Taksim.

44. Le 4 décembre 2008, la 2e chambre du tribunal de paix de Beyoğlu avait prononcé la relaxe de Musa Çam en ces termes : « Aucune infraction ne peut être reprochée à l’inculpé, qui, en vertu de l’article 34 § 1 de la Constitution et de l’article 11 § 1 de la Convention des droits de l’homme, a le droit d’organiser des manifestations pacifiques sans disposer d’une autorisation préalable, et qui a utilisé son droit d’informer la population garanti à l’article 10 de la Convention par le biais de sa déclaration publique. »

45. Par ailleurs, le 18 septembre 2008, le parquet d’Istanbul avait ouvert une instruction pénale à l’encontre de neuf requérants pour infraction à la loi no 2911.

46. Le 16 décembre 2008, la 14e chambre correctionnelle du tribunal d’Istanbul avait acquitté ces requérants en soulignant l’absence des éléments constitutifs d’une infraction à cette même loi.

47. Enfin, le 21 septembre 2008, le parquet d’Istanbul avait rendu une décision de non-lieu à l’encontre de 234 personnes – dont neuf des requérants – qui avaient été placées en garde à vue pour désobéissance aux forces de l’ordre et voies de fait lors des événements du 1er mai. Il s’était exprimé en ces termes : « Même si les personnes ont été mises en examen pour avoir participé à une manifestation illégale et avoir opposé une résistance aux forces de l’ordre, eu égard à l’ampleur des moyens déployés par ces dernières pour disperser les manifestants et empêcher leur accès à la place Taksim, l’échauffourée qui en a résulté ne peut être considérée comme une résistance des accusés aux autorités. ».

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le droit interne

1. Exemple de jurisprudence soumis par les requérants

48. La partie requérante a soumis à la Cour, à titre d’exemple, un jugement rendu le 1er juillet 2008 par la 2e chambre correctionnelle du tribunal de Şişli dans le cadre d’une procédure pénale menée à l’encontre du requérant Süleyman Çelebi, président de la DISK, pour infraction à la loi no 2911 au motif qu’il avait rédigé un communiqué de presse invitant la population à célébrer le 1er mai 2007. Le tribunal correctionnel de Şişli avait acquitté le requérant et s’était exprimé comme suit :

« L’accusé a fait une annonce en respectant le cadre légal. En rendant public son communiqué, il a exercé son droit à la liberté d’expression reconnue par la Constitution et par l’article 10 de la Convention. (...) De plus, il est connu de tous que, sur la place Taksim, des festivités telles que la journée de la police, la fête de la tulipe, des concerts, etc., ont déjà été organisées avec l’autorisation de l’administration. (...) Par conséquent, la restriction visant la liberté d’expression du requérant, lequel a exprimé la volonté de son organisation syndicale de célébrer sur la place Taksim le 1er mai, date communément admise comme étant celle de la fête de la solidarité ouvrière, ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique. L’administration a le devoir de garantir le bon déroulement des manifestations et le droit des ouvriers de manifester doit être respecté comme l’exige l’article 11 de la Convention (...) »

2. La Constitution

49. L’article 34 de la Constitution se lit comme suit :

« Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable.

Le droit d’organiser des réunions et des manifestations ne peut être limité qu’en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public, ou dans le but d’empêcher la commission d’un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou de protéger les droits et libertés d’autrui.

Les formes, les conditions et les procédures applicables lors de l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont fixées par la loi (modifiée par la loi no 4709 du 3.10.2001). »

50. L’article 137 de la Constitution dispose :

« Toute personne employée dans un service public, en quelque qualité et sous quelque forme que ce soit, doit refuser d’exécuter l’ordre reçu d’un supérieur si elle le considère comme contraire aux dispositions des règlements d’administration publique, des règlements, des lois ou de la Constitution, et aviser de cette contradiction la personne dont l’ordre émane. Toutefois, lorsque le supérieur insiste pour que ledit ordre soit exécuté et qu’il le réitère par écrit, l’ordre doit être exécuté ; en ce cas, la responsabilité de celui qui l’exécute ne peut être mise en cause.

Un ordre qui constituerait une infraction ne doit en aucune façon être exécuté ; celui qui l’exécute ne peut être déchargé de sa responsabilité.

Les exceptions prévues par la loi pour assurer l’accomplissement des tâches militaires et, dans les cas d’urgence, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics sont réservées. »

3. Dispositions de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires

51. La loi no 4483, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, a été amendée le 2 janvier 2003 par la loi no 4778. Selon l’article 2 de la loi d’amendement no 4778, lorsqu’il s’agit de plaintes relatives à des mauvais traitements et/ou à l’utilisation d’une force abusive, la poursuite des fonctionnaires relève du droit commun, à savoir des dispositions du code pénal (pour mauvais traitements, article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004, et pour recours excessif à la force, article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal), et peut être lancée sans l’autorisation préalable du supérieur hiérarchique. Selon l’article 4 de la même loi, « les plaintes à l’encontre des fonctionnaires publics ou autres fonctionnaires doivent être spécifiques à une action, ne doivent pas revêtir un caractère abstrait ou général et doivent se référer à un événement concret, et les personnes impliquées directement doivent s’appuyer sur des preuves sérieuses. Les plaintes doivent porter obligatoirement les noms, adresse, profession et signature de chaque plaignant. Si ces conditions ne sont pas remplies, les plaintes ne seront pas traitées par le procureur de la République ou l’autorité compétente. »

52. Ainsi, depuis cette date, les poursuites pour mauvais traitements et recours excessif à la force par des agents de l’État sont exclues du champ d’application de la loi no 4483. L’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République.

4. Code de procédure pénale (CPP) no 5271 du 4 décembre 2004

53. La loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression a ajouté un troisième paragraphe à l’article 172 du CPP qui se lit ainsi :

« Dans les cas où la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la décision de classement sans suites résulte de l’absence d’une enquête effective, une nouvelle enquête pénale s’ouvre, sur demande, dans un délai de trois mois à compter de la date où le jugement de la CEDH est devenu définitif. »[2]

5. Loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques

54. L’article 3 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 ») précise que l’organisation d’une réunion ou d’une manifestation pacifique et non armée, dans le respect de la loi, ne requiert aucune autorisation préalable.

55. L’article 6 de cette loi énonce que le préfet ou le sous-préfet est compétent pour réglementer le lieu de la réunion ou de la manifestation et l’itinéraire que doivent emprunter les participants.

56. L’article 10 de la loi prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation par le dépôt d’un préavis d’information mentionnant, en particulier, le but, le lieu, la date et l’heure de début et de fin de la manifestation.

57. L’article 22 de la loi no 2911 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes et les autoroutes, dans les parcs publics, devant les temples, devant les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre du siège de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous‑préfet pour assurer la circulation des personnes et des véhicules.

58. Le Gouvernement a versé au dossier un communiqué émis le 30 janvier 2008 par la préfecture d’Istanbul, indiquant les lieux et les itinéraires des manifestations agréés par les autorités préfectorales. La place Taksim ne figure pas sur cette liste.

6. Loi no 5442 relative à l’administration des départements

59. L’article 8 de la loi no 5442 relative à l’administration des départements (İller İdaresi Kanunu) dispose :

« Le préfet est le chef hiérarchique de tout le corps administratif de la ville. Chaque ministère, conformément à son règlement interne, dispose de structures suffisantes dans les villes (...) Toutes ces structures sont placées sous les ordres du préfet. »

D’après cette disposition, le préfet n’est donc pas seulement le chef de la police, mais également celui de tous les fonctionnaires de l’État dans le département.

60. L’article 11/A de la même loi dispose :

« Le préfet est le chef de toutes les forces de l’ordre, qu’elles soient générales (par exemple les gendarmes et la police) ou spéciales (par exemple les gardes forestiers), et le chef de leur structure administrative. Il prend les mesures qu’il estime nécessaires pour empêcher les actes criminels, et assurer le maintien de la paix ainsi que de la sûreté et de l’ordre publics. Dans ce but, il emploie les forces de l’ordre générales et spéciales de l’État. Les fonctionnaires et les supérieurs hiérarchiques de ces entités doivent exécuter les ordres donnés par le préfet. »

61. Le préfet est donc le dépositaire de l’autorité de l’État dans le département. Il demeure responsable de l’ordre public : il détient des pouvoirs de police qui font de lui une « autorité de police administrative ». Il est le représentant direct du Premier ministre et de chaque ministre dans le département.

7. Loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police

62. L’article 2 de la loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police énonce :

« (...) Les ordres verbaux émanant des supérieurs doivent être exécutés sans délai. Le policier ne peut pas demander qu’un ordre soit réitéré par écrit. [Dans les cas visés ci-dessous], la responsabilité liée à l’exécution de l’ordre en question appartient à celui qui l’a donné :

1- la protection de la vie, l’honneur et le bien ; (...)

9- la dispersion des réunions et manifestations illégales et l’arrestation des responsables (...) »

B. Droit international

63. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a informé le gouvernement turc à sa 1222e réunion (12 mars 2015) qu’il a été saisi de 46 affaires concernant le recours excessif à la force lors de la dispersion de manifestations pacifiques. Les délégués ont pris la décision suivante :

« Les Délégués ;

En ce qui concerne les mesures individuelles

1. notent avec préoccupation que la législation introduite en avril 2013 permettant la réouverture des enquêtes, n’est pas applicable dans la majorité des affaires du groupe Ataman[3], et par conséquent invitent instamment les autorités turques à ouvrir de nouvelles enquêtes sur les allégations de mauvais traitements des requérants ;

2. en outre, invitent instamment les autorités turques à prendre de nouvelles mesures d’enquête sur le décès du fils du requérant dans l’affaire Ataykaya[4], au vu des conclusions de la Cour européenne dans cette affaire ;

En ce qui concerne les mesures générales

3. invitent instamment les autorités turques à intensifier leurs efforts en vue d’amender la législation concernée, et en particulier la loi sur les réunions et les manifestations (no 2911), afin d’établir en droit turc l’exigence d’évaluer la nécessité d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion, en particulier dans les situations où les manifestations se déroulent de manière pacifique et ne présentent pas de danger pour l’ordre public ;

4. demandent aux autorités turques de consolider les différentes réglementations régissant la conduite des forces de l’ordre et établissant les normes relatives au recours à la force lors de manifestations ;

5. en appellent aux autorités turques pour qu’elles veillent à ce que la législation pertinente exige que tout recours à la force par les forces de l’ordre lors de manifestations soit proportionné et prévoie un recours adéquat ex post facto pour contrôler la nécessité, la proportionnalité et le caractère raisonnable d’un tel recours à la force ;

6. réitèrent leur appel aux autorités turques pour qu’elles prennent les mesures requises afin que les autorités et les tribunaux agissent avec célérité et diligence dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales sur des allégations de mauvais traitements diligentées à l’encontre des forces de l’ordre, dans le respect des normes de la Convention et de manière à assurer que tous les responsables aient à répondre de leurs actes, y compris les policiers gradés. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

64. Eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles soulèvent, la Cour estime, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, qu’il y a lieu de joindre les requêtes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

65. Les requérants à l’exception du TBB, allèguent que les policiers ont utilisé une force disproportionnée pour disperser le rassemblement ; ils indiquent à cet égard que certains requérants ont été hospitalisés en raison de problèmes liés à l’inhalation de gaz lacrymogènes et à des coups. Ils soutiennent que les forces de l’ordre sont restées impunies malgré leur utilisation, jusqu’à la porte des urgences de l’hôpital, de bombes lacrymogènes. Ils estiment à cet égard que les autorités ont mis en danger la santé de nombreuses personnes.

Par ailleurs, ils soutiennent que deux hauts fonctionnaires, le préfet et le directeur de la sécurité d’İstanbul, mis en cause en leur qualité de responsables hiérarchiques des forces de l’ordre et de donneurs d’ordre, sont restés impunis. Ils estiment que les policiers n’auraient pas pu utiliser massivement les bombes lacrymogènes et recourir à une répression agressive s’ils n’avaient pas reçu des ordres dans ce sens. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. En ce qui concerne les requérants Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz

66. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 82, CEDH 2015).

67. En l’espèce, la Cour note que les rapports médicaux qui lui ont été soumis révélaient la présence de différentes blessures corporelles en ce qui concerne Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz (paragraphe 15 ci-dessus).

68. Le Gouvernement ne conteste pas les rapports médicaux en question.

69. La Cour constate que le grief tiré de l’article 3 de la Convention, pour autant qu’il concerne Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz, n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. En ce qui concerne les autres requérants

70. La Cour note que, bien que plusieurs requérants aient allégué avoir été battus par les policiers lors de la dispersion de leur rassemblement puis hospitalisés pour des difficultés respiratoires dues aux gaz lacrymogènes, ils n’ont présenté aucun rapport médical permettant de conclure que les conséquences en question ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, les intéressés n’ont pas cherché à se faire examiner par un autre médecin. Bref, il n’existe aucun élément ou commencement de preuve susceptible d’étayer leurs allégations selon lesquelles ils ont subi des traitements contraires à l’article 3 (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 26, CEDH 2006‑XIII, Saya et autres c. Turquie, no 4327/02, § 15, 7 octobre 2008, et Aytaş et autres c. Turquie, no 6758/05, § 14, 8 décembre 2009).

71. Il s’ensuit que ce grief, pour autant qu’il concerne Süleyman Çelebi, Gürol Şimşek, Mehmet İçin, Ali Murtaza Keleş, Hüseyin Yaman, Mevsim Gürlevük, Adnan Serdaroğlu, Muzaffer Subaşı, Tayfun Görgün, İsmail Yurtseven, Ali Cancı, Nuri Serim, Ali Rıza Küçükosmanoğlu, Celal Ovat, Musa Çam, Özdemir Aktan et Gençay Gürsoy, est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Sur le fond

1. Sur les allégations de mauvais traitements

a) Arguments des parties

72. Les requérants Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz critiquent l’intervention des forces de sécurité et se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements de leur part. Ils estiment que la manifestation organisée à l’occasion du 1er mai était légale et pacifique, qu’elle devait prendre la forme d’un défilé conduisant jusqu’à la place Taksim, lieu emblématique. En ce qui concerne leurs blessures, ils s’appuient sur les rapports médicaux délivrés à la suite de l’incident pour soutenir que les forces de l’ordre ont utilisé de manière excessive la force et les gaz lacrymogènes.

73. Le Gouvernement nie qu’il y a eu un recours abusif à la force pour disperser la manifestation. Toutefois, s’agissant des blessures constatées sur le corps de Yaşar Yaradılmış, il s’en remet à la sagesse de la Cour pour ce qui concerne le volet matériel de l’allégation de violation de l’article 3.

b) Appréciation de la Cour

74. La Cour rappelle d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid, précité, § 86, et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits)).

75. En l’espèce, la Cour constate que ladite manifestation a fait l’objet d’une répression massive déjà examinée dans le cadre de l’affaire Disk et Kesk c. Turquie (no 38676/08, §§ 33-34, 27 novembre 2012). Dans cette affaire, elle a conclu que la force employée pour disperser les manifestants avait été excessive. En conséquence, elle admet que les blessures constatées dans les rapports médicaux sont bien survenues lors de la dispersion musclée par les forces de l’ordre. Dès lors, elle doit rechercher si la force utilisée en l’espèce était nécessaire et proportionnée.

76. La Cour observe d’abord que le Gouvernement n’a pas allégué que les requérants auraient provoqué par leur comportement une intervention musclée (voir, en ce sens, Serkan Yılmaz et autres c. Turquie, no 25499/04, § 24, 13 octobre 2009).

77. La Cour ne voit dans le procès-verbal concernant les événements du 1er mai 2008 et dans le rapport dressé par le directeur de la sécurité H.Y. aucune référence à une quelconque agressivité des requérants avant l’intervention des policiers. Elle réaffirme à ce propos que la simple dispersion d’une manifestation ne peut suffire en soi à justifier la violence des coups portés aux manifestants (Özalp Ulusoy c. Turquie, no 9049/06, § 44, 4 juin 2013).

78. Eu égard aux pièces du dossier et aux observations du Gouvernement, la Cour estime que la force utilisée par les policiers lors de la manifestation n’avait pas été rendue nécessaire par le comportement des requérants et qu’elle était excessive et injustifiée.

79. Elle réitère en outre sa désapprobation du recours à une force excessive à l’égard des manifestants, dont les requérants. Elle confirme que les séquelles mentionnées dans les rapports médicaux (paragraphe 15 ci‑dessus) sont les conséquences des coups infligés à Yaşar Yaradılmış et à Rahmi Yılmaz lors de la dispersion de la manifestation et que ceux‑ci constituent un traitement inhumain et dégradant ayant enfreint l’article 3 de la Convention.

80. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention dans le chef de Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz.

2. Sur le caractère effectif des investigations menées

a) Arguments des parties

81. Les requérants déplorent que, malgré leurs efforts, ils aient échoué à faire examiner par les autorités judiciaires la responsabilité aussi bien des policiers que de leurs supérieurs hiérarchiques – soit le préfet d’Istanbul et le directeur de la sécurité d’Istanbul – dont émanent les ordres d’une intervention musclée. Ils dénoncent une impunité et une immunité à la fois des policiers et des supérieurs hiérarchiques de ceux-ci. Dans leurs observations, les requérants ne se plaignent pas particulièrement de l’issue de leurs plaintes à l’encontre du Premier ministre et des autres ministres.

82. Le Gouvernement expose dans ses observations que les allégations de mauvais traitement et de recours excessif à la force n’entrent pas dans le champ d’application de la loi no 4483 et qu’elles doivent être instruites par les parquets. Il ajoute que les procureurs de la République sont compétents pour ouvrir une instruction pénale pour de telles plaintes sans qu’une autorisation préalable ne soit requise. Il admet qu’en l’espèce les dispositions de la loi no 4483 n’ont pas été respectées par le parquet pour autant qu’elles concernent les forces de l’ordre.

83. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour en ce qui concerne le volet procédural de l’article 3 de la Convention pour autant que ceci concerne la mise en cause des forces de l’ordre.

84. S’agissant du préfet et du directeur de la sécurité d’Istanbul, le Gouvernement précise que toute procédure administrative et/ou pénale à l’encontre de ces hauts fonctionnaires doit être autorisée par le ministre de l’Intérieur.

b) Appréciation de la Cour

85. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés dernièrement dans son arrêt Bouyid c. Belgique (précité, §§ 114‑123).

86. La Cour rappelle tout d’abord que l’examen du volet procédural de l’article 3 de la Convention ne concerne que les requérants ayant eu un grief défendable (paragraphe 80 ci-dessus). Ensuite, la Cour confirme que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, alors qu’il était aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition requiert qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des individus soumis à leur contrôle.

87. En l’espèce, la Cour relève d’abord qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement, du moins en ce qui concerne Yaşar Yaradılmış, que les mauvais traitements allégués ont été infligés lors de l’intervention policière au cours de la manifestation litigieuse (paragraphe 73 ci-dessus). Elle note que, à la suite de la plainte déposée par les requérants, le parquet a rendu une ordonnance de non-lieu en application de la loi no 4483.

88. La Cour estime, à la lumière des explications présentées par le Gouvernement relativement à l’application de la loi no 4483, que rien n’empêchait le parquet de procéder à l’ouverture d’une instruction judiciaire à la suite de la plainte déposée à l’encontre des forces de l’ordre (paragraphe 82 ci-dessus).

89. Elle observe en outre dans les pièces du dossier qu’une demande d’autorisation d’ouvrir des poursuites pénales contre les policiers incriminés a été adressée au préfet alors que, depuis l’entrée en vigueur, le 2 janvier 2003, de la loi d’amendement no 4778, les poursuites pour mauvais traitements et recours excessifs à la force par des agents de l’État relèvent du droit commun. Elle note que, dans les circonstances de l’espèce, les faits et actes litigieux s’étant déroulés le 1er mai 2008, l’instruction relevait de la compétence des procureurs de la République conformément à l’article 2 de la loi no 4778 (paragraphes 51-52 ci-dessus) et non pas des dispositions de l’ancienne loi no 4483. La Cour estime que la méconnaissance de la modification apportée à la loi no 4483 a empêché d’établir les circonstances exactes dans lesquelles les requérants ont subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention (İşeri et autres c. Turquie, no 29283/07, § 42, 9 octobre 2012, Karahan c. Turquie, no 11117/07, § 45, 25 mars 2014, et Tüfekçi c. Turquie, no 52494/09, § 47, 22 juillet 2014).

90. Dans le cadre des plaintes concernant les mauvais traitements et le recours excessif à la force visant les agents de l’État, les autorités doivent prendre des mesures nécessaires afin de garantir l’ouverture des enquêtes pénales par les parquets.

91. En ce qui concerne l’impunité alléguée des supérieurs hiérarchiques, à savoir le préfet d’Istanbul et le directeur de la sécurité d’Istanbul, la Cour observe que la plainte déposée par les requérants a été sanctionnée par une décision de classement sans suite rendue par le ministre de l’Intérieur, lui‑même accusé d’avoir donné des instructions pour inciter les forces de l’ordre à une répression brutale des manifestants. Cette décision de classement sans suite a été prise malgré la demande du procureur principal près la Cour de cassation visant à l’ouverture d’une enquête à l’encontre du préfet d’Istanbul et du directeur de la sécurité d’Istanbul (paragraphe 29 ci‑dessus). Sur une demande d’opposition formée par les requérants, le Conseil d’État a ensuite annulé la décision ministérielle de classement par un jugement.

92. Toutefois, le ministre de l’Intérieur a maintenu ses positions. Il a refusé l’ouverture de toute instruction et a justifié sa décision en ces termes : « le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul n’étaient pas présents sur les lieux et il n’y a pas de preuves montrant qu’ils avaient donné l’ordre de frapper les manifestants ou d’utiliser des grenades lacrymogènes dans le service des urgences de l’hôpital Şişli Etfal et à l’intérieur du bâtiment abritant la DISK » (paragraphe 32 ci-dessus).

93. La Cour note que le Conseil d’État, haute juridiction administrative, a, dans un premier temps, annulé la décision préfectorale de classement sans suite de l’affaire, ce qui aurait pu conduire le ministre d’autoriser l’ouverture d’une instruction à l’égard du préfet et du directeur de la sécurité. Or le ministre a refusé toute enquête, qu’elle fût administrative ou judiciaire, au sujet de ces deux supérieurs hiérarchiques, leur évitant ainsi une « mise en cause » quelconque dans l’exercice de leur fonction.

94. La Cour se dit préoccupée par le fait que le ministre de l’Intérieur a refusé de se plier à une décision judicaire émanant du premier procureur de la République près la Cour de cassation.

95. Elle estime que, eu égard à la violence de l’intervention policière lors de laquelle des grenades lacrymogènes ont été tirées jusque dans la cour d’un hôpital, une instruction pénale afin d’éclaircir le contenu et l’étendue des ordres que les policiers avaient reçus portaient une importance certaine.

96. De même, le fait qu’aucune enquête disciplinaire n’ait été ouverte par le ministre donne inévitablement un sentiment de collusion, du moins d’approbation des agissements reprochés aux forces de l’ordre. Ayant en vue les propos tenus par le préfet dans les médias et l’ampleur des moyens utilisés par les forces de l’ordre, il est difficilement concevable que les policiers n’aient pas suivi certaines instructions bien précises (paragraphe 6 ci-dessus).

97. La Cour observe que la loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police précise clairement dans son article 2 que la responsabilité dans le cadre de la dispersion des manifestations revient aux supérieurs hiérarchiques des forces de l’ordre, en l’espèce le préfet puis le directeur de la sécurité qui avaient donné l’ordre de disperser la foule (paragraphe 62 ci-dessus).

98. La Cour estime ainsi que, en vertu des dispositions nationales, une instruction pénale aurait permis de répondre devant les autorités judiciaires aux allégations des requérants relativement à un recours excessif à la force, afin que les responsables des actes incriminés ne passent pas aux yeux de la société pour avoir bénéficié d’une totale impunité.

99. Eu égard à l’absence d’instruction judiciaire à l’encontre des membres des forces de l’ordre et à l’encontre du directeur de la sécurité ainsi que du préfet d’Istanbul, en tant que donneur d’ordres, la Cour conclut à la violation procédurale de l’article 3 de la Convention dans le chef de Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

100. Les requérants reprochent aux forces de l’ordre d’être intervenues dans le rassemblement et de les avoir empêchés d’exercer leur droit de manifester. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, ils allèguent que cette intervention a porté atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de manifestation. Il convient de noter qu’un syndicat, donc une personne morale, peut invoquer devant la Cour, son droit à la liberté de réunion pacifique à l’instar d’un partie politique ou d’une association (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, CEDH 2001‑IX, et Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 2), no 25196/04, 2 février 2010).

101. En considération de la formulation du grief des requérants, la Cour décide de l’examiner sous le seul angle de l’article 11 de la Convention (Özalp Ulusoy, précité, § 57), ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

102. Le Gouvernement ne soulève pas d’exception d’irrecevabilité.

103. Constatant que le grief tiré de l’article 11 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

104. Les requérants réitèrent leurs allégations. Ils répètent que leur rassemblement n’était nullement armé et que les manifestants n’avaient montré aucun signe d’agressivité jusqu’à l’intervention, musclée, des forces de l’ordre. L’estimant arbitraire et infondée, ils critiquent l’interdiction de manifester sur la place Taksim, qui était à l’origine du conflit avec les autorités.

105. Le Gouvernement indique que la préfecture avait interdit la manifestation du 1er mai au motif qu’elle avait été alertée quant à une probable participation de groupes de provocateurs. Il ajoute que les forces de l’ordre sont intervenues pour rétablir la circulation en raison du refus d’obtempérer des requérants. Il précise aussi que la liste des lieux agréés pour la tenue de manifestations avait été diffusée auprès du public le 30 janvier 2008 et que la place Taksim ne figurait pas sur cette liste (paragraphe 58 ci-dessus). D’après le Gouvernement, les requérants auraient très bien pu tenir leur manifestation dans un lieu autorisé.

106. Le Gouvernement soutient en outre que l’ingérence en cause était prévue par la loi no 2911, qu’elle poursuivait le but légitime de la défense de l’ordre public et de la « prévention du désordre ». Pour ce qui est de la question de savoir si l’intervention était nécessaire dans une société démocratique, il s’en remet à la sagesse de la Cour.

2. Les principes généraux pertinents

107. Les parties ne s’opposant ni à l’existence d’une ingérence dans la liberté de manifestation pacifique ni à la base légale et aux buts légitime de celle-ci, l’examen de la Cour débutera par la question de savoir si l’intervention litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.

108. La Cour se réfère d’abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 142-160, CEDH 2015).

3. Application de ces principes en l’espèce

109. La Cour avait bien pris note du fait que la préfecture d’Istanbul a informé le public des lieux autorisés pour les manifestations. Cependant, elle rappelle que, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10, et que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 64, série A no 323, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 58, CEDH 1999‑III). De ce fait, la manifestation étant une forme d’expression des idées, des opinions et des prises de position, elle se distingue de simples rassemblements festifs ou d’autres activités sociales. Par conséquent, pour que les manifestants puissent exercer d’une manière satisfaisante leur droit à liberté d’expression, attirer l’opinion publique pour réfléchir à leur propos, et l’informer sur des questions sociétales ainsi qu’afficher leurs idées publiquement, le lieu choisi pour la manifestation a une certaine importance symbolique. Certes, la Cour n’attend pas que les autorités nationales donnent satisfaction à toutes les demandes des manifestants quand il s’agit d’un lieu donné, elle ne se borne à rappeler qu’une autorisation ne doit pas constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique (Oya Ataman, précité, § 38).

110. La Cour observe ensuite dans le cas présent, que le rassemblement des manifestants avait commencé vers 6 heures devant le bâtiment de la DISK, et que les forces de sécurité étaient intervenues vers 6 h 30. Elle relève que les autorités nationales ont mis fin au rassemblement avant même que la marche prévue vers la place Taksim eût commencé (voir Oya Ataman, précité, § 41, et, a contrario, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 42, 7 octobre 2008).

111. Elle rappelle notamment avoir condamné les tirs de grenades lacrymogènes dans la cour de l’hôpital Şişli Etfal dans son arrêt Disk et Kesk (précité, §§ 33-34). Elle estime particulièrement inquiétante l’utilisation contre la population civile d’une force aveugle n’opérant aucune distinction entre les manifestants et les personnes qui se trouvaient simplement dans la cour d’un hôpital.

112. S’agissant de la plainte que les requérants ont déposée auprès du parquet en raison de l’intervention des forces de l’ordre ayant empêché la manifestation, la Cour note que les intéressés reprochaient aux autorités une violation de leur droit à manifester protégé aussi bien par la Constitution que par l’article 11 de la Convention (paragraphes 23-24 ci-dessus).

113. Elle observe que leurs plaintes visant à établir les responsabilités des autorités à différents grades de la hiérarchie ont toutes été rejetées en dernière instance sans aucun examen, ni du point de vue de la nécessité d’une intervention dans une société démocratique, ni du point de vue de la proportionnalité de la force utilisée lors de l’intervention en question (Aşıcı c. Turquie (no 2), no 26656/04, § 47, 31 janvier 2012).

114. Elle constate par ailleurs que les instructions pénales ouvertes à l’encontre des requérants pour infraction à la loi no 2911 ont abouti à l’acquittement des intéressés par les juridictions nationales (paragraphes 46‑47 ci-dessus).

115. La Cour prend acte des décisions judiciaires rendues par les juridictions de première instance en faveur des requérants qui contiennent de surcroît des références aux articles 10 et 11 de la Convention et elle adhère aux motifs ayant nourri leur appréciation. Elle relève en particulier l’absence d’actes de violence de la part des manifestants avant l’intervention policière.

116. Elle réitère sa désapprobation quant à l’usage d’une force excessive à l’égard des manifestants, dont les requérants. Elle estime que la manière musclée dont les forces de l’ordre sont intervenues pour empêcher la tenue de la manifestation, l’utilisation excessive de munitions lacrymogènes ainsi que l’absence de tout examen judiciaire de la proportionnalité et de la nécessité de cette intervention par les autorités judiciaires sont de nature à dissuader les requérants et les autres membres des syndicats de participer légitimement à des manifestations pacifiques pour y défendre leurs intérêts. Dans ce sens, la Cour rappelle avoir jugé, dans l’affaire İsmail Sezer c. Turquie, que les sanctions disciplinaires qui avaient frappé les syndicalistes à cause de leur participation à une manifestation revêtaient « un caractère dissuasif » (İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, § 55, 24 mars 2015).

117. En conséquence, elle considère que, en l’espèce, les autorités ont fait preuve d’une absence totale de tolérance à l’égard des manifestants et qu’ils ont entravé, violemment de surcroît, le droit à la liberté de rassemblement pacifique des requérants, et ce en l’absence de tout besoin social impérieux de nature à justifier leur intervention.

118. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

A. Article 41 de la Convention

119. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

120. Au titre de l’article 41, les requérants réclament chacun 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

121. Le Gouvernement conteste ces montants.

122. La Cour décide d’accorder 10 000 EUR à chacun des requérants Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz, ainsi que 7 500 EUR à chacun des autres requérants pour le dommage moral, en considération des violations constatées (paragraphes ci-dessus 81, 100 et 128).

2. Frais et dépens

123. Les requérants demandent également 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils n’ont soumis aucun document à l’appui de leurs demandes.

124. Le Gouvernement conteste ce montant.

125. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, vu l’absence de justificatif, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

3. Intérêts moratoires

126. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

B. Article 46 de la Convention

127. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (...) »

128. La Cour rappelle que tout arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences, de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à la violation en question.

129. La Cour note que les interventions des forces de l’ordre manu militari dans les manifestations et, en particulier, l’utilisation des munitions lacrymogènes ont déjà fait l’objet de l’application de l’article 46 (Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, §§ 66-75, 22 juillet 2014, et İzci c. Turquie, no 42606/05, §§ 94-99, 23 juillet 2013).

130. La Cour avait alors estimé nécessaire un renforcement des garanties quant à une bonne utilisation des grenades lacrymogènes afin de réduire les risques de mort et de blessures. Elle avait également jugé qu’une formation adéquate du personnel de même que le contrôle et la surveillance de ce personnel au cours des manifestations, ainsi qu’un examen ex post facto efficace de la nécessité, de la proportionnalité et du caractère raisonnable de tout recours à la force, en particulier contre les personnes qui ne s’opposent pas aux forces de l’ordre de manière violente, étaient indispensables (Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 61, 16 juillet 2013, et İzci, précité, § 99).

131. Elle note que les violations constatées en l’espèce des articles 3 et 11 de la Convention tirent à nouveau leur origine d’une intervention à la fois non nécessaire et disproportionnée des forces de l’ordre lors de la manifestation du 1er mai 2008. Ces interventions incriminées et le recours à la force disproportionnée résultant des violations même de l’article 2 de la Convention, semblent continuer depuis lors en Turquie (Aydan c. Turquie, no 16281/10, 12 mars 2013, Ataykaya, précité, Behçet Söğüt et autres c. Turquie, no 22931/09, 20 octobre 2015, et Gülcü c. Turquie, no 17526/10, 19 janvier 2016).

132. Dans le cadre des mesures générales, devant l’augmentation des requêtes concernant le recours disproportionné à la force dans les manifestations, la Cour rappelle qu’il est crucial d’exercer une surveillance à l’égard des forces de l’ordre au cours des manifestations et de procéder à un examen judiciaire ex post facto efficace de la nécessité, de la proportionnalité et du caractère raisonnable de tout recours à la force, en particulier lorsque celle-ci a été employée contre des personnes qui ne s’opposaient pas aux forces de l’ordre de manière violente. Un tel examen serait dépourvu d’utilité et d’efficacité s’il ne conduisait pas à la mise en cause des donneurs d’ordre.

133. La Cour note qu’aucune enquête effective n’a été menée à la suite de la plainte par laquelle les requérants mettaient en cause la responsabilité de ces hauts fonctionnaires. À cet égard, elle rappelle que, dans l’arrêt İzci (précité, §§ 98‑99), elle a estimé que, pour qu’une enquête fût effective, elle devait également viser à établir la responsabilité des hauts fonctionnaires de police.

134. Elle souligne particulièrement le fait que le recours à une force excessive pour disperser les manifestations pacifiques et l’utilisation systématique et excessive lors de manifestations des grenades lacrymogènes, armes potentiellement meurtrières, risquent de susciter chez les autres membres de la société civile la crainte de participer à des manifestations pacifiques et ainsi de les dissuader de faire valoir leur droit garanti par l’article 11 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare recevables le grief tiré de l’article 3 de la Convention pour autant qu’il concerne Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz, ainsi que le grief tiré de l’article 11 de la Convention pour tous les requérants, et le restant de la requête irrecevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

i. 10 000 EUR (dix mille euros), à chacun des requérants Yaşar Yaradılmış et Rahmi Yılmaz, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

ii. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à chacun des requérants Süleyman Çelebi, Gürol Şimşek, Mehmet İçin, Ali Murtaza Keleş, Hüseyin Yaman, Mevsim Gürlevük, Adnan Serdaroğlu, Muzaffer Subaşı, Tayfun Görgün, İsmail Yurtseven, Ali Cancı, Nuri Serim, Ali Rıza Küçükosmanoğlu, Celal Ovat, Musa Çam, Özdemir Aktan, Gençay Gürsoy, Türk Tabibler Birliği ve İstanbul Tabib Odası ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithNebojša Vučinić
GreffierPrésident

ANNEXE

No

|

Requête No

|

Introduite le

|

Requérant

Date de naissance

Lieu de résidence

|

Représenté par

---|---|---|---|---

1.
|

37273/10

|

22/05/2010

|

Süleyman ÇELEBİ

01/01/1948

Istanbul

|

Necdet OKCAN

2.
|

38958/10

|

23/05/2010

|

Gürol ŞİMŞEK

12/03/1967

Istanbul

|

Necdet OKCAN

3.
|

38963/10

|

23/05/2010

|

Rahmi YILMAZ

01/01/1985

Istanbul

|

Necdet OKCAN

4.
|

38968/10

|

23/05/2010

|

Mehmet İÇİN

Istanbul

|

Necdet OKCAN

5.
|

38973/10

|

23/05/2010

|

Yaşar YARADILMIŞ

01/01/1961

Istanbul

|

Necdet OKCAN

6.
|

38980/10

|

23/05/2010

|

Ali Murtaza KELEŞ

01/01/1949

Istanbul

|

Necdet OKCAN

7.
|

38991/10

|

23/05/2010

|

Hüseyin YAMAN

01/01/1946

Istanbul

|

Necdet OKCAN

8.
|

38997/10

|

23/05/2010

|

Mevsim GÜRLEVÜK

01/01/1965

Istanbul

|

Necdet OKCAN

9.
|

39004/10

|

23/05/2010

|

Adnan SERDAROĞLU

01/01/1961

Istanbul

|

Necdet OKCAN

10.
|

39030/10

|

22/05/2010

|

Muzaffer SUBAŞI

01/01/1952

Istanbul

|

Necdet OKCAN

11.
|

39032/10

|

22/05/2010

|

Tayfun GÖRGÜN

01/01/1955

Istanbul

|

Necdet OKCAN

12.
|

39034/10

|

22/05/2010

|

İsmail YURTSEVEN

01/01/1960

Istanbul

|

Necdet OKCAN

13.
|

39037/10

|

22/05/2010

|

Ali CANCI

01/01/1951

Istanbul

|

Necdet OKCAN

14.
|

39038/10

|

22/05/2010

|

Nuri SERİM

01/01/1953

Istanbul

|

Necdet OKCAN

15.
|

39042/10

|

22/05/2010

|

Ali Rıza KÜÇÜKOSMANOĞLU

01/01/1959

Istanbul

|

Necdet OKCAN

16.
|

39049/10

|

22/05/2010

|

Celal OVAT

01/01/1971

Istanbul

|

Necdet OKCAN

17.
|

39052/10

|

22/05/2010

|

Musa ÇAM

01/01/1953

Istanbul

|

Necdet OKCAN

18.
|

45052/10

|

07/06/2010

|

Özdemir AKTAN

03/03/1953

Istanbul

Gençay GÜRSOY

20/08/1939

Istanbul

TÜRK TABİBLER BİRLİĞİ VE İSTANBUL TABİB ODASI

İstanbul

|

O. M. EYÜBOĞLU

* * *

[1]. Jusqu’en 1978, les manifestations du 1er mai étaient organisées sur la place Taksim. En 1981, le gouvernement a annulé le jour férié du 1er mai. Le 22 avril 2009, la Grande Assemblée nationale de Turquie a de nouveau voté en faveur du caractère férié du 1er mai.

[2]. Le texte original en turc : « Kovuşturmaya yer olmadığına dair kararın etkin soruşturma yapılmadan verildiğinin Avrupa İnsan Hakları Mahkemesi’nin kesinleşmiş kararıyla tespit edilmesi üzerine, kararın kesinleşmesinden itibaren üç ay içinde talep edilmesi halinde yeniden soruşturma açılır. »

[3]. Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, CEDH 2006‑XIII. Il s’agit d’un groupe de jugements devant le Comité des Ministres, concernant les interventions manu militari à divers manifestations pacifiques.

[4]. Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, 22 juillet 2014.


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