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22/03/2016 | CEDH | N°001-161520

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARS ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-161520


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARS ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 66568/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mars 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kars et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik

Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARS ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 66568/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mars 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kars et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66568/09) dirigée contre la République de Turquie par vingt-deux ressortissants de cet État (« les requérants »), dont les noms figurent en annexe, et qui ont saisi la Cour le 4 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes O. Aslan, B. Aşçı, B. Timtik, E. Timtik et T. Tanay, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 25 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les années de naissance des requérants figurent en annexe.

5. En octobre 2000, un nombre considérable de détenus dans différents établissements pénitentiaires de la Turquie entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort », essentiellement afin de protester contre le projet de prisons de « type F », lequel visait à mettre en place des unités de vie plus petites pour les détenus.

6. Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs, composée de députés, de représentants d’organisations non gouvernementales et d’un groupe d’artistes et d’intellectuels connus, s’entretint avec les grévistes de la faim. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) se rendit aussi en Turquie aux fins de mener des entretiens, à l’invitation du gouvernement turc. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée.

7. Le 18 décembre 2000, le directeur de la prison de Bayrampaşa soumit à l’approbation du parquet d’Istanbul une demande d’intervention des forces de l’ordre. Il expliqua que quarante-cinq détenus observaient le « jeûne de la mort » et refusaient les examens médicaux quotidiens assurés par les médecins de la prison et les soins proposés par eux. Les prisonniers n’auraient pas renoncé à poursuivre leur jeûne malgré l’intervention de médiateurs, de leurs familles et des médecins. Le 15 décembre 2000, les prisonniers auraient refusé d’être examinés par des médecins envoyés par l’Ordre des médecins. Ces derniers auraient toutefois constaté une perte de poids alarmante chez ces prisonniers, ainsi qu’une détérioration de leur santé, et relevé que, dans les jours à venir, les fonctions vitales des intéressés seraient atteintes et que les premiers décès surviendraient. Pour le directeur de la prison, une intervention des forces de l’ordre permettrait de prodiguer aux prisonniers les soins nécessaires et de prévenir des décès.

A. L’intervention des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa

8. Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa où étaient détenus les requérants. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

9. À la prison de Bayrampaşa, l’opération visa le bloc C, composé de dix-huit dortoirs. Au cours de celle-ci, douze détenus trouvèrent la mort et une cinquantaine de détenus furent blessés, dont certains par arme à feu, parmi lesquels plusieurs requérants.

10. Selon le procès-verbal de huit pages dressé à la suite de l’opération, l’intervention avait débuté vers 5 heures du matin pour se terminer vers 20 h 30 dans la soirée. À la suite de l’appel à la reddition lancé par les forces de l’ordre, certains prisonniers occupant certains dortoirs avaient accepté l’évacuation sans opposer de résistance. Les autres détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des dortoirs et poursuivi leur résistance et leurs agressions en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient lancé des bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité (pour une description plus détaillée du déroulement des faits tels qu’exposés dans ce procès-verbal, voir l’affaire İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, §§ 9‑19, 21 septembre 2010).

11. Selon un rapport rédigé par les pompiers, il était estimé (tahmin edilmektedir) qu’un incendie avait été déclenché par la mise à feu, par les détenus, des matelas et de la literie. Les flammes se seraient ensuite propagées dans tout le dortoir.

B. La prise en charge médicale des requérants

12. Après leur évacuation, les détenus qui n’étaient pas blessés et dont l’état de santé ne nécessitait pas une prise en charge furent directement transférés vers d’autres établissements pénitentiaires.

S’agissant des requérants Mehmet Güvel, Kemal Ayhan, Murat Acar, Kenan Günyel, Mustafa Gök, Ali Yalçın et Süleyman Acar, l’examen médical pratiqué lors de leur admission à la prison d’Edirne ne révéla aucune trace de coups et blessures sur leurs corps. Le rapport médical concernant le requérant Rıza Yıldırım mentionne la présence d’une lésion de 0,5 cm sur sa pommette. Enfin, le rapport médical concernant le requérant Ercan Kartal mentionne la présence de blessures cicatrisantes au pied.

13. Les requérants suivants bénéficièrent d’une prise en charge médicale à l’hôpital de Bayrampaşa :

– Mehmet Kulaksız subit une intervention chirurgicale en raison de plusieurs impacts de plombs à différents endroit de son corps (cuisses et dos) ;

– Serdal Karaçelik fut pris en charge au service d’orthopédie en raison de la présence de plombs et de balles dans les tissus mous de la cuisse droite ;

– Bekir Şimşek fut hospitalisé au service d’orthopédie pour une blessure par balle au niveau de la cuisse et de la présence d’éclats d’explosifs ;

– Münire Demirel fut admise à l’hôpital pour des brûlures au niveau du visage, du vertex et des mains ; elle bénéficia ensuite d’une prise en charge à l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa ;

– Gülizar Kesici, brûlée au cuir chevelu, au visage et au dos, reçut les premiers soins à l’hôpital de Bayrampaşa, avant d’être transférée dans la soirée à l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa ;

– Birsen Kars, brûlée au cuir chevelu, au dos et aux mains, reçut les premiers soins à l’hôpital de Bayrampasa avant d’être transférée à l’hôpital de Haseki ;

– L’état de santé de Mesude Pehlivan, Filiz Gençer, Nursel Demirdöğücü et Hakkı Akça ne nécessitait pas d’hospitalisation ; le rapport les concernant mentionne la présence d’une sensibilité aux chevilles due à des coups pour la requérante Filiz Gençer, l’allégation de douleurs au dos et au pied gauche pour la requérante Nursel Demirdöğücü, la présence d’une blessure bénigne sur la cuisse gauche due à l’entrée et à la sortie d’une balle pour le requérant Hakkı Akça et enfin l’absence de trace de coups et blessures pour Mesude Pehlivan.

14. Le 11 janvier 2001, l’institut médicolégal d’Eyüp (Istanbul) établit un rapport concluant que les blessures subies par la requérante Birsen Kars étaient de nature à engager le pronostic vital de l’intéressée et qu’elles nécessitaient une mise au repos de vingt-cinq jours.

Le même rapport concluait que les blessures observées sur le corps de la requérante Gülizar Kesici n’avaient pas engagé son pronostic vital et qu’elles nécessitaient une mise au repos de quinze jours.

15. Le 23 février 2001, l’institut médicolégal établit un rapport concluant que les blessures subies par la requérante Münire Demirel n’avaient pas engagé son pronostic vital et qu’elles nécessitaient une mise au repos de quinze jours.

Le même rapport concluait que les blessures par arme à feu subies par les requérants Serdal Karaçelik, Mehmet Kulaksız et Bekir Şimşek n’avaient pas engagé le pronostic vital de ceux-ci et qu’elles nécessitaient respectivement une mise au repos de dix jours pour le premier et de quinze jours pour les deux derniers.

C. Les enquêtes et procédures pénales relatives aux événements survenus à la prison de Bayrampaşa

1. L’enquête et la procédure pénales ouvertes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération « retour à la vie »

16. Le 21 décembre 2000, les forces de l’ordre procédèrent à une fouille du bloc C.

Selon le procès-verbal de fouille, les forces de l’ordre avaient découvert à cette occasion un fusil d’assaut de type Kalachnikov avec quatre chargeurs ainsi que 78 balles et 57 douilles correspondant à cette arme. Elles avaient également trouvé quatre pistolets avec leurs chargeurs et des balles, une centaine d’objets tranchants, une antenne et un receveur satellites, des chargeurs, des adaptateurs, des arcs et de nombreuses flèches fabriquées avec des seringues, onze engins explosifs artisanaux, une perceuse, des scies, 58 masques à gaz artisanaux, des flacons d’acide et de produits inflammables, des masses, des équipements de son, des armes factices, ainsi qu’un très grand nombre de documentations, objets et enregistrements audio et vidéo relatifs à des organisations illégales.

17. Le 22 décembre 2000 et le 19 janvier 2001, plusieurs experts de l’institut médicolégal procédèrent, sur demande du parquet d’Eyüp, à des recherches à la prison de Bayrampaşa aux fins d’expertise. Lors de leur visite, ils notèrent d’abord que les lieux n’étaient plus dans l’état dans lequel ils se trouvaient à l’issue de l’opération, en raison des opérations de fouille générale effectuée par les gendarmes. Ils firent ensuite le relevé des impacts de balles et des détériorations dans le couloir central et les dortoirs, et ils recueillirent sur place des dizaines de grenades lacrymogènes.

18. Dans leur rapport rédigé le 14 février 2001, les experts relevèrent que les grenades de gaz lacrymogène contenaient 35 grammes de gaz CS (chlorobenzylidène malonitrile) et 0,21 grammes d’explosif. Ils précisèrent que, du fait de leur mouvement giratoire, une fois lancées, les grenades ne pouvaient en principe pas être récupérées et renvoyées par les personnes présentes. Ils indiquèrent que le gaz pouvait donner lieu à des sensations de brûlure aux yeux et sur la peau, à des inflammations, à des brûlures des voies respiratoires et à un état de panique lié à la sensation d’étouffement, à des nausées, des vertiges et des maux de tête, à un état de fébrilité et à une réduction de la mobilité. Les experts conclurent, au vu de la surface du dortoir concerné (C1) et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans le dortoir en question était largement supérieure au seuil mortel.

19. Ils relevèrent aussi que les grenades retrouvées dans ce dortoir comportaient l’indication suivante : « Ne pas utiliser dans des espaces confinés, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de courants d’air (...). Lancer la grenade à un endroit où il n’y a pas d’êtres humains ni de matériaux inflammables ». Ils notèrent la présence dans le dortoir de matériaux inflammables tels que du papier, des vêtements, des matelas en mousse mais aussi une bouteille en plastique avec des restes de solvants organiques (benzène et toluène). Ils indiquèrent que l’examen des échantillons de vêtements et de tissus prélevés sur les restes calcinés de certaines détenues avait révélé la présence de solvants organiques, dont de l’éthanol et du méthanol. Ils précisèrent qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine des incendies, ceux-ci pouvant avoir eu pour cause l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables ou avoir été le fait des détenues (auto‑immolations ou incendies volontaires).

20. Les experts ajoutèrent que les impacts sur les murs du couloir principal montraient que les tirs provenaient d’un seul et même côté, à savoir des locaux de l’administration, et étaient orientés vers le dortoir no 19 qui se trouvait au fond du couloir central. Quant aux impacts observés sur les murs de la cour et les murs intérieurs des dortoirs, ils provenaient, d’après le rapport, de tirs effectués depuis les toits des dortoirs d’en face et les meurtrières des murs intérieurs de la cour.

21. Le 1er novembre 2001, le procureur de la République d’Eyüp procéda à une nouvelle visite à la prison de Bayrampaşa, accompagné de quatre experts médicolégaux, pour clarifier les points restés incomplets lors des deux précédentes visites des lieux. Les recherches se concentrèrent sur le couloir principal. Les experts y relevèrent en détail le nombre d’impacts, leur localisation précise dans le couloir, leurs dimensions et caractéristiques, ainsi que les sens des tirs.

22. Le 16 mai 2002, le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul donna des informations au parquet d’Eyüp au sujet du plan d’intervention des forces de l’ordre. Il précisa que l’intervention avait été réalisée en quatre étapes, indiqua quelles unités avaient participé à l’opération et donna des explications sur la mission attribuée à chacune d’elles.

23. Le 8 mai 2003, le procureur de la République d’Eyüp saisit le préfet d’Istanbul d’une demande d’autorisation de poursuites contre les agents des forces de l’ordre ayant participé à l’opération au sein de la prison de Bayrampaşa.

24. Le 25 août 2003, le préfet refusa d’accorder l’autorisation sollicitée.

25. Le 16 mars 2004, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») annula la décision litigieuse aux motifs que l’identité des agents ayant participé à l’opération n’avait pas été déterminée et que leurs dépositions n’avaient pas été recueillies.

26. Le 2 avril 2005, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites. Le 28 juin 2005, le tribunal administratif annula également cette décision pour les mêmes motifs que ceux précédemment retenus, et il renvoya l’affaire au préfet.

27. Le 10 avril 2006, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites.

28. Le 21 septembre 2006, le tribunal administratif annula également la décision du préfet en date du 10 avril 2006. Il releva que, selon l’article 2 de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la hiérarchie pour poursuivre les fonctionnaires pour des infractions de torture et de mauvais traitements. Il estima que la décision du préfet était contraire à la loi et à la procédure, et il renvoya le dossier à la préfecture en vue de sa transmission au parquet pour instruction de l’affaire.

29. Le 1er avril 2010, le procureur de la République d’Eyüp, relevant que l’identité de certains gendarmes ayant participé à l’opération n’avait toujours pas été déterminée, décida de disjoindre la partie de l’enquête les concernant du reste de l’enquête.

30. Le 2 avril 2010, il rendit une ordonnance de non-lieu concernant 214 gendarmes qui n’avaient pas été missionnés à la prison de Bayrampaşa ou bien qui avaient assuré seulement les transferts des détenus vers les prisons et les hôpitaux. Il releva que les allégations de mauvais traitements lors des transferts n’étaient aucunement étayées, et il ajouta que la procédure pénale y afférente s’était terminée par la prescription (paragraphe 45 ci-dessous).

31. Le même jour, le procureur de la République d’Eyüp transmit le dossier d’enquête au parquet de Bakırköy pour l’ouverture d’une action pénale contre trente-neuf gendarmes identifiés comme ayant participé à l’opération.

32. Le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy inculpa les trente-neuf gendarmes en question du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Il leur reprocha d’avoir outrepassé les pouvoirs que leur conféraient leurs fonctions par un usage excessif de la force et d’armes, usage qui avait entraîné la mort de douze détenus et occasionné des blessures à vingt-neuf détenus.

33. Le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Bakırköy.

34. La première audience eut lieu le 23 novembre 2010. Au cours de cette audience, la cour d’assises recueillit les déclarations de vingt‑sept accusés, lesquels étaient tous des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ arrivés à Istanbul quelques jours avant l’opération. Certains des accusés affirmèrent être intervenus uniquement à la prison d’Ümraniye (Istanbul), et non à la prison de Bayrampaşa ; interrogés sur les contradictions avec leurs dépositions précédentes, ils répondirent s’être trompés dans leurs déclarations. Certains gendarmes ayant pris part à l’opération menée à la prison de Bayrampaşa affirmèrent que, au moment des faits, ils avaient été affectés au groupe de réserve et que leurs fonctions s’étaient limitées à assurer l’évacuation des prisonniers. D’autres expliquèrent qu’ils avaient été affectés à la sécurité extérieure de la prison pour la durée de l’opération. Tous les accusés affirmèrent qu’ils n’étaient pas armés. Parfois, ils revinrent sur leurs déclarations précédentes ; certains nièrent ainsi être intervenus dans l’enceinte de la prison. Interrogés directement par les avocats des plaignants, les gendarmes donnèrent des réponses générales ou évasives ou indiquèrent ne rien savoir ou ne plus se souvenir du déroulement de l’opération. Au cours de cette même audience, la cour d’assises entendit également une victime plaignante en ses déclarations. Celle-ci identifia un des agents présents à l’audience et déclara qu’il figurait parmi les agents intervenus dans son dortoir pendant l’opération, alors que l’intéressé avait indiqué être intervenu à Ümraniye.

35. Lors de l’audience tenue le lendemain, le 24 novembre 2010, la cour d’assises poursuivit l’audition de neuf plaignants, qui décrivirent le déroulement de l’opération et firent état d’un usage excessif d’armes à feu et de gaz par les forces de l’ordre. Les plaignants démentirent que des armes à feu et d’autres armes eussent été utilisées par les prisonniers. Au terme de l’audience, la cour d’assises invita les autorités militaires à fournir des informations sur la planification de l’opération et à lui envoyer le plan d’intervention adopté le 15 décembre 2000. Elle invita également les autorités militaires à fournir, lorsqu’ils existaient, les enregistrements vidéo de l’opération. Elle émit un mandat d’amener contre les accusés absents et délivra des mandats d’amener pour les accusés introuvables à leur adresse. Elle réitéra ses demandes d’audition de certains témoins par commission rogatoire et elle délivra des mandats d’amener pour les témoins n’ayant pas répondu à la citation à comparaître.

36. Le 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul adressa à la cour d’assises de Bakırköy le plan d’intervention du 15 décembre 2000 sous forme de document classé « secret ». Il indiqua que le plan avait été retrouvé lors d’un rangement des archives.

37. Ce document donnait des informations sur la situation de la prison de Bayrampaşa et le nombre de détenus. De même, il mentionnait l’absence d’emprise de l’État sur cette prison depuis de longues années, ainsi que la nécessité de libérer les détenus qui auraient été forcés à poursuivre leur « jeûne de la mort » et de les soustraire à l’emprise d’organisations illégales. Le plan abordait également de manière détaillée l’opposition susceptible d’être rencontrée par les gendarmes et les types d’armes pouvant être utilisés contre eux par les détenus.

38. Selon ce plan, l’opération devait être menée au jour J et à l’heure H et se dérouler en quatre étapes.

La première étape du plan consistait dans la formation des gendarmes devant intervenir lors de l’opération et devait être finalisée au jour J-2.

La deuxième étape consistait dans le déploiement des forces de l’ordre à la prison et devait être finalisée au jour J à l’heure H-10.

Le plan indiquait que des gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara constituaient le groupe d’intervention et d’appui (fiili müdahale ve destek grubu), que des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos de Halkalı et au bataillon de la prison devaient constituer le groupe de sécurité (emniyet grubu) chargé de circonscrire l’opération au bloc C et que des gendarmes appartenant à la compagnie de la rive européenne d’Istanbul devaient constituer le groupe de réserve (ihtiyat grubu). Pour le groupe d’évacuation et de garde (tayliye ve muhafaza grubu), une unité devait être constituée par le bataillon de la prison et le commandement de la gendarmerie d’Istanbul. Les unités de premiers secours devaient être constituées par des gendarmes du bataillon de la prison et, enfin, les unités de transport et de transfert (sevk ve nakil birlikleri) par des gendarmes du commandement régional d’Istanbul. Le plan indiquait également de quels armes et équipements chaque groupe serait pourvu.

La troisième étape consistait en l’intervention elle-même. Il était prévu d’informer par mégaphone les détenus avant l’intervention et de lancer un appel à obtempérer et à ne pas résister. En cas de résistance, il était prévu de pratiquer des ouvertures dans le plafond et les murs et d’y jeter des grenades de gaz lacrymogène. Dans le même temps, des grenades lacrymogènes devaient être lancées par les portes des dortoirs et par toutes les ouvertures pour briser la résistance des détenus. Au besoin, il était prévu d’abattre les murs des dortoirs pour s’introduire dans ces derniers. Selon le plan, les forces de l’ordre devaient progresser étape après étape, sans précipitation, en sécurisant les zones au fur et à mesure de leur avancée. Lors de l’introduction dans le couloir, une utilisation massive de gaz lacrymogène et un usage proportionné des armes devaient permettre de briser la résistance des détenus. Les forces d’intervention devaient garder à l’esprit que les détenus pouvaient faire usage d’objets perforants et tranchants, de bombes artisanales, d’armes à feu et de lance-flammes artisanaux. Au cas où les détenus se disperseraient, les forces d’intervention devaient les neutraliser par groupes. Dans le cas contraire, la zone de regroupement des prisonniers devait être placée sous contrôle et le reste du bâtiment devait être sécurisé avant que les forces d’intervention ne se concentrent dans la zone de regroupement. Les détenus ainsi maîtrisés devaient être remis aux groupes d’appui aux fins de leur évacuation.

Enfin la quatrième étape consistait en la fin de l’opération et le repli des forces de l’ordre.

39. Le plan présentait ensuite les instructions détaillées pour chaque groupe devant participer à cette opération. S’agissant du groupe d’intervention et d’appui, le plan prévoyait la finalisation de sa formation au jour J-2 et indiquait que les forces d’intervention et d’appui devaient procéder à un exercice militaire dans des conditions réelles. Il indiquait en détail de quels armes et équipements lesdites forces disposeraient, prévoyait l’usage de la force et des armes selon le principe de proportionnalité et expliquait l’attitude à adopter dans les différents cas de figure possibles. En cas d’utilisation d’armes à feu par les détenus, les forces d’intervention devaient immédiatement faire usage de leurs armes. Le document indiquait aussi clairement la chaîne de commandement. Enfin, il comportait en annexe le plan du bloc C ainsi que le plan type d’un dortoir.

40. Dans sa lettre du 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul indiqua par ailleurs qu’il n’existait pas d’enregistrements vidéo de l’opération.

41. Lors des audiences tenues les 6 avril et 27 juillet 2011, la cour d’assises poursuivit l’audition des accusés, des plaignants et des témoins. Elle versa au dossier les dépositions recueillies sur commission rogatoire et réitéra les actes de procédure n’ayant pas encore été exécutés.

42. Il ne ressort du dossier aucun élément émanant des parties de nature à établir, ou même à laisser supposer, que la procédure devant les juridictions internes est en voie d’achèvement.

2. Les procédures pénales menées contre le personnel de surveillance de la prison pour abus de pouvoir et contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour abus de pouvoir et mauvais traitements

43. Le 16 juillet 2001, le procureur de la République inculpa 155 membres du personnel de la prison – surveillants de prison, gendarmes en fonction à la prison et responsables du détecteur de rayons X – pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il inculpa aussi 1 460 gendarmes ayant procédé à l’évacuation des détenus au terme de l’opération, leur reprochant des abus de pouvoir et l’infliction de mauvais traitements aux prisonniers lors de leur évacuation.

44. Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les 1 460 gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus.

45. Le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel déclara l’action pénale diligentée contre les gendarmes éteinte pour prescription. Il releva que les faits qui étaient reprochés à ceux-ci remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription avait été atteint le 19 juin 2008.

Par un jugement distinct rendu le même jour, il mit également fin à l’action pénale diligentée contre le personnel de la prison pour le même motif. Aucun pourvoi ne fut formé contre cette décision.

46. Le 31 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi contre le jugement du tribunal correctionnel relatif aux gendarmes, et confirma ce jugement.

3. La procédure pénale diligentée contre les prisonniers pour rébellion

47. Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 167 détenus du chef de rébellion.

48. Le 28 avril 2009, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit fin à l’action pénale pour prescription.

49. Le 4 mai 2009, les requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan, Bekir Şimşek et Münire Demirel formèrent un pourvoi en cassation contre cette décision, lequel était pendant lors de l’introduction de la requête.

50. Le 13 février 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des intéressés et confirma le jugement de première instance.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

51. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006), Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005), et Leyla Alp et autres c. Turquie (no 29675/02, §§ 54-56, 10 décembre 2013).

52. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (« le CPT »), en date du 13 décembre 2001, relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques (CPT/Inf (2001) 31) figure dans l’arrêt İsmail Altun (précité, § 57).

EN DROIT

I. SUR LE LOCUS STANDI

53. Les articles 36 et 45 du règlement de la Cour se lisent ainsi :

Article 36

(Représentation des requérants)

« 1. Les personnes physiques, organisations non gouvernementales et groupes de particuliers visés à l’article 34 de la Convention peuvent initialement soumettre des requêtes en agissant soit par eux-mêmes, soit par l’intermédiaire d’un représentant. (...) »

Article 45

(Signatures)

« 1. Toute requête formulée en vertu des articles 33 ou 34 de la Convention doit être présentée par écrit et signée par le requérant ou son représentant.

(...)

3. Lorsqu’un requérant est représenté conformément à l’article 36 du présent règlement, son ou ses représentants doivent produire une procuration ou un pouvoir écrit. »

54. La Cour rappelle que si un requérant décide de se faire représenter en vertu de l’article 36 § 1 du règlement de la Cour, plutôt que d’introduire la requête lui-même, l’article 45 § 3 du règlement lui impose de produire un pouvoir écrit, dûment signé. Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée, au sens de l’article 34, au nom de laquelle il entend agir devant la Cour (voir, entre autres, Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 102, CEDH 2014).

55. En l’espèce, aucun des requérants n’a agi par lui-même pour saisir la Cour ; les intéressés sont tous passés par l’intermédiaire de Me O. Aslan et ses confrères. Il s’ensuit que ces avocats étaient tenus de produire des pouvoirs signés par leurs clients. Or, depuis la première lettre introductive d’instance, les intéressés n’ont pas été en mesure de produire les formulaires de pouvoir concernant les requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem.

56. À trois reprises (lettres datées des 4 mars 2010, 7 décembre 2010 et 31 mars 2011), le Greffe a, sans succès, invité les avocats des requérants à retourner à la Cour les formulaires de pouvoir manquants dûment remplis et signés, dont ceux des requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem.

57. Dans sa lettre du 6 juillet 2011, la Cour a de nouveau invité Me O. Aslan à fournir les formulaires de pouvoir manquants. Dans cette lettre, la Cour a indiqué, par erreur, disposer des formulaires de pouvoir pour les requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem.

58. Puis, dans sa lettre du 2 juillet 2015, la Cour a informé Me O. Aslan que les formulaires de pouvoir concernant cinq requérants, dont les requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem, étaient toujours manquants. Elle a précisé qu’elle avait erronément indiqué disposer de formulaires de pouvoir pour ces requérants. En réponse, Me O. Aslan a envoyé les formulaires de pouvoir concernant uniquement deux requérants mais rien pour les requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem, et ce sans apporter aucune explication.

59. La Cour relève que le dossier de l’affaire ne contient à ce jour aucun document faisant ressortir l’intention de ces requérants de soumettre la présente requête à la Cour par l’intermédiaire de Me O. Aslan et ses confrères. De surcroît, il ne ressort pas du dossier que les intéressés auraient été dans l’impossibilité de respecter cette simple mais cruciale exigence procédurale de soumettre un pouvoir de représentation. Dans ces conditions, la Cour estime que Me O. Aslan et ses confrères n’ont pas démontré avoir reçu des instructions spécifiques et explicites de la part des requérants Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem, en tant que victimes d’une prétendue violation de la Convention, ou d’une autre personne désignée par ces derniers, comme leur représentant (voir en ce sens, Ghiurau c. Roumanie (déc.), no 28342/03, 12 mars 2013).

60. Partant, pour autant qu’elle concerne Bekir Şimşek, Kemal Ayhan et Erkan Erdem, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 (a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 (voir, dans le même sens, Post, précitée, Tanchev et autres c. Bulgarie (déc.), no 17366/04, 2 juin 2009, Kavaklıoğlu et autres c. Turquie (déc.), no 15397/02, §§ 48-50, 5 janvier 2010, Çiğdem c. Grèce (déc.), no 22009/10, §§ 20-23, 26 juin 2012, et, plus récemment, Şeren c. Turquie (déc.), no 41730/10, 17 février 2015).

II. SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT

61. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la présente requête pour non‑épuisement des voies de recours internes. Il indique que la procédure pénale diligentée contre 1 460 gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

Le Gouvernement indique ensuite que l’action pénale intentée contre trente‑neuf gendarmes relative à la conduite de l’opération litigieuse est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, et il ajoute qu’une enquête a été ouverte par le parquet d’Eyüp contre les gendarmes dont l’identité est restée indéterminée et qu’elle demeure toujours pendante (paragraphe 29 ci-dessus).

62. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.

63. S’agissant d’abord de la première branche de l’exception préliminaire, concernant la procédure pénale diligentée contre les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements, la Cour note que, le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel a mis fin à l’action pénale pour cause de prescription et que, le 31 mai 2011, la Cour de cassation a confirmé le jugement du tribunal correctionnel. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint peu après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (voir, parmi d’autres, Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), et Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 35, 23 juin 2015). Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement sur ce point.

64. En ce qui concerne la deuxième branche de l’exception préliminaire, la Cour estime qu’il s’agit là d’une question étroitement liée à l’effectivité de l’enquête et de la procédure en question, donc au fond des griefs tirés du manquement allégué des autorités au respect des obligations procédurales que leur imposent les articles 2 et 3 de la Convention (voir, par exemple, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 66, 20 mai 2010). Partant, la Cour joint au fond la deuxième branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION QUANT À LA CONDUITE DE L’OPÉRATION « RETOUR À LA VIE »

65. Les requérants dénoncent l’usage de la force, qu’ils estiment avoir été excessif et disproportionné, par les autorités lors de l’opération « retour à la vie » menée dans la prison de Bayrampaşa. Ils se plaignent de l’absence d’une enquête sérieuse et effective de nature à faire la lumière sur le déroulement de l’opération. Ils allèguent également avoir subi des mauvais traitements lors de l’opération.

Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention, ainsi libellés en leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...)

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

(...)

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Arguments des parties

66. Les requérants, qui se plaignent de la manière dont les autorités ont préparé et conduit l’opération en cause, dénoncent notamment le type d’armes utilisées. Ils soutiennent que leur vie a été mise en danger au cours de cette opération. Ils se plaignent aussi d’avoir été soumis à un emploi abusif de gaz lacrymogène à cette occasion ; notamment, les requérantes Nursel Demirdöğücü, Birsen Kars, Mesude Pehlivan, Filiz Gençer, Münire Demirel et Gülizar Kesici, qui étaient détenues au dortoir C-1, firent état d’intoxication et de malaises dus à l’usage excessif de gaz. D’après les requérants, les incendies se sont déclarés en raison de l’usage excessif de grenades. Les requérants reprochent en outre à l’État d’avoir manqué à son obligation de protéger la vie des personnes placées sous son contrôle.

67. Les intéressés déplorent par ailleurs que la procédure pénale concernant les blessures et décès survenus pendant l’opération litigieuse n’ait toujours pas abouti. Ils soutiennent enfin que les véritables responsables de l’opération n’ont jamais été inquiétés par la justice.

68. Le Gouvernement affirme que l’intervention des forces de l’ordre était justifiée par la nécessité de rétablir l’autorité de l’État sur la prison, de sécuriser ce lieu et de soigner les détenus observant le « jeûne de la mort ». Sur ce point, il soutient qu’il y avait urgence et que l’opération visait surtout à protéger la vie des grévistes de la faim. Il ajoute que les efforts des autorités pour débloquer la situation étaient restés vains.

69. Le Gouvernement affirme ensuite que, pendant l’opération, toutes les mesures visant à protéger la vie des détenus ont été prises. Les forces de sécurité auraient lancé plusieurs appels à la reddition avant leur intervention et auraient fait usage de gaz lacrymogène. Les détenus de certains dortoirs se seraient conformés à l’appel des autorités sans opposer de résistance, alors que d’autres détenus auraient continué à résister ; ces derniers auraient érigé des barricades, ouvert le feu sur les forces de l’ordre, lancé sur elles des produits inflammables et explosifs et mis le feu aux dortoirs et aux couloirs. S’agissant plus particulièrement des dortoirs des femmes, le Gouvernement affirme que les détenues ont mis le feu à l’étage supérieur dans le but de propager l’incendie dans le toit où se trouvaient les forces de l’ordre.

B. Appréciation de la Cour

70. S’agissant des requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça, la Cour estime devoir se placer, pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 72-76 ci-dessous), sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

1. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention, en ce qui concerne les requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça

a) Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention

71. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire.

72. La Cour note que les requérants Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça ont été victimes de blessures causées par les tirs des forces de l’ordre, mais que ces blessures n’ont pas entrainé leur mort, pas plus qu’elles n’ont engagé leur pronostic vital (paragraphes 13 et 15 ci-dessus).

73. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans des cas où les blessures de la victime n’avaient pourtant pas mis sa vie en danger (Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 42-43, 4 novembre 2008, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, §§ 41-42, 12 avril 2011, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 61, 14 juin 2011, affaires dans lesquelles les requérants avaient été touchés aux jambes). De plus, dans les affaires Düzova c. Turquie, (no 40310/06, §§ 67‑73, 5 juin 2012), Şat c. Turquie (no 14547/04, §§ 58‑64, 10 juillet 2012), Erol Arıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, §§ 70‑71, 20 novembre 2012), et Songül İnce et autres c. Turquie (nos 25595/08 et 34252/10, §§ 71-73, 26 mai 2015), qui se rapportent aux mêmes événements que ceux de la présente espèce, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention alors que les blessures des intéressés (fractures des fémurs, du coude et du péroné occasionnées par des tirs des forces de l’ordre) n’avaient pas engagé leur pronostic vital. Pour ce faire, elle a pris en compte les circonstances qui avaient entouré l’intervention des forces de l’ordre, notamment le degré et le type de force utilisée.

74. Ainsi la Cour estime que les caractéristiques de la force utilisée à l’encontre des requérants Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça était potentiellement meurtrière et que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en ce qui les concerne.

75. En ce qui concerne la requérante Birsen Kars, le rapport établi le 11 janvier 2001 par l’institut médicolégal indique que ses blessures par brûlure ont engagé son pronostic vital et qu’elles ont nécessité une mise au repos de vingt-cinq jours (paragraphe 14 ci-dessus). Pour la Cour, il convient de distinguer le cas de cette requérante des requérants précédents dans la mesure où la première n’a pas été blessée par les tirs des forces de l’ordre, mais lors de l’incendie de son dortoir, dont l’origine reste incertaine. Pour les autorités, ce sont les détenues qui auraient elles-mêmes mis le feu aux équipements du dortoir. Quant à la requérante, elle affirme que le feu s’est déclaré à cause des grenades lancées par les forces de l’ordre.

76. La Cour estime que la question de l’applicabilité de l’article 2 de la Convention est étroitement liée à la détermination de l’origine de l’incendie. Cette question étant identique à celle soulevée lors de l’examen du bien-fondé de ce grief, la Cour décide de joindre l’exception du Gouvernement au fond pour autant qu’elle concerne la requérante Birsen Kars (voir en ce sens, Erol Arıkan et autres, précité, § 74).

77. Elle constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

b) Sur le fond

78. La Cour rappelle que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’État – par exemple pendant des opérations policières ou militaires –, la charge de la preuve incombe principalement au gouvernement défendeur ; ainsi, c’est à celui‑ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées à son endroit, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77‑78, 26 février 2008, et les références qui y figurent, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 60, 23 juin 2009). Aux yeux de la Cour, ces principes s’appliquent mutatis mutandis à des opérations des forces de l’ordre dans les centres pénitentiaires qui sont placés sous le strict contrôle de l’État (İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, § 69, 21 septembre 2010).

79. Dans la présente affaire, pour vérifier si le Gouvernement s’est acquitté de façon satisfaisante de la charge de la preuve, la Cour examinera si l’enquête et la procédure menées par les autorités nationales ont été en mesure d’établir les circonstances exactes à l’origine des blessures des requérants (Düzova, précité, § 84, Şat, précité, § 74, Erol Arıkan et autres, précité, § 83 et, plus récemment, Songül İnce et autres, précité, § 76).

80. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur l’opération militaire litigieuse dans le cadre des affaires précitées İsmail Altun, Düzova, Şat, Erol Arıkan et autres, et Songül İnce et autres ; elle a ainsi conclu que la force utilisée contre certains requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Pour ce faire, elle a relevé que les requérants en question avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État, et elle a constaté que le Gouvernement n’était pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de leurs blessures ni d’établir avec certitude que les intéressés avaient été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 2 de la Convention (İsmail Altun, précité, §§ 70 et 78, Düzova, précité, § 91, Şat, précité, § 81, Erol Arıkan et autres, précité, § 93, et Songül İnce et autres, précité, § 83 ).

81. Après avoir examiné la présente affaire, la Cour n’aperçoit pas de circonstances particulières pouvant conduire à une conclusion différente.

82. Elle note d’abord que l’intervention de l’autorité administrative, à savoir le préfet, a empêché pendant plusieurs années l’ouverture d’une enquête pénale effective, indépendante et propre à établir les circonstances dans lesquelles s’était déroulée l’opération litigieuse. Ce n’est qu’en 2010 qu’une procédure pénale a été diligentée, soit près de dix ans après les faits. Pour la Cour, une durée aussi longue est un facteur susceptible de compliquer, pour les autorités nationales, la collecte des preuves et l’établissement des faits.

83. La Cour note ensuite que trente-neuf gendarmes sont en cours de jugement devant la cour d’assises de Bakırköy, pour homicide et tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions, et que plusieurs gendarmes inculpés, ainsi que certains plaignants, ont été entendus par cette juridiction. Après examen de l’ensemble des éléments dont elle dispose et sans préjuger de l’issue de la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, la Cour estime que la lumière n’a toujours pas été faite sur le déroulement exact de l’opération en cause et sur les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés.

84. En effet, si la procédure en question a permis d’obtenir plus d’informations quant à la planification de l’opération, cela n’est pas le cas en ce qui concerne la conduite de celle-ci et les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés. Il ressort des déclarations des gendarmes entendus par la cour d’assises que ceux-ci n’étaient a priori pas membres des forces d’intervention : en effet, ces gendarmes ont déclaré avoir été affectés aux tâches d’évacuation des détenus ou de sécurisation de la prison, et certains d’entre eux ont affirmé avoir participé à l’opération conduite à la prison d’Ümraniye et ont rétracté leurs déclarations antérieures quant à leur participation à l’opération à la prison de Bayrampaşa. La Cour note ici que tous les gendarmes inculpés appartenaient au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ, alors que le plan d’intervention du 15 décembre 2000 indiquait que le groupe d’intervention était constitué de gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara. Or, plus de dix ans après les événements, l’identité de ces gendarmes n’avait toujours pas été déterminée et l’enquête les concernant restait en cours.

85. La Cour constate en outre que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que les requérants ont activement pris part à l’émeute et qu’ils ont attaqué les forces de l’ordre, ni, dès lors, de conclure que l’usage de la force a été rendu absolument nécessaire par le comportement des intéressés.

86. S’agissant de la requérante Birsen Kars, la Cour note que la lumière n’a toujours pas été faite sur l’origine de l’incendie au cours duquel cette détenue a été blessée. L’intéressée affirme que le feu s’est déclaré dans leur dortoir en raison des grenades lancées par les forces de l’ordre. Le Gouvernement conteste cette version et soutient que les détenues ont elles-mêmes allumé le feu et qu’elles s’y sont jetées. Sur ce point, la Cour rappelle le contenu du rapport établi le 14 février 2001 par des experts de l’institut médicolégal. Ainsi qu’il ressort clairement de ce rapport, l’utilisation des grenades est interdite dans les endroits confinés abritant des hommes et des produits inflammables. Or, les forces de l’ordre ont agi en contradiction avec ces instructions et ont fait un usage excessif de ces grenades. Toutefois, les experts n’ont pas pu parvenir à une conclusion certaine quant à l’origine de l’incendie (paragraphe 19 ci-dessus). Quant au rapport des pompiers, il avance l’hypothèse d’un incendie déclenché par les détenues (paragraphe 11 ci-dessus). Aussi n’appartient-il pas à la Cour de trancher entre ces deux rapports et d’en tirer des conclusions. La Cour considère que seules une enquête ou une procédure pouvaient permettre de déterminer l’origine de l’incendie. Or, force est de parvenir ici au même constat que ci-dessus. Près de quinze ans après les faits dénoncés, la procédure pénale est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et les circonstances dans lesquelles le feu s’est déclaré dans le dortoir où se trouvait l’intéressée, n’ont toujours pas été déterminées avec certitude.

87. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que, à ce jour, l’enquête et la procédure pénale n’ont toujours pas permis d’établir les circonstances ayant entouré la survenue des blessures des requérants pendant qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État. Ainsi, le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine des blessures infligées aux intéressés et d’établir avec certitude que ceux-ci ont été victimes du recours à une force légitime, au sens de l’article 2 de la Convention.

88. Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut que la force utilisée contre les requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention.

89. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 64 ci-dessus), conclut à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention concernant la requérante Birsen Kars et enfin, conclut dans le chef de cette requérante et des requérants Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça à la violation de l’article 2 de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

90. Les requérants se plaignent d’avoir été blessés au cours de l’opération litigieuse et soumis à un usage excessif de gaz lacrymogène.

a) S’agissant des requérantes Münire Demirel et Gülizar Kesici

91. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

92. La Cour note que les rapports établis à la suite de leur examen médical indiquaient la présence de brûlures à différents endroits de leur corps, ayant nécessité un arrêt de travail de quinze jours pour chacune (paragraphes 13‑15 ci-dessus).

93. La Cour estime que les constatations faites par elle concernant la requérante Birsen Kars sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphes 86‑88 ci-dessus) valent également pour ces requérantes.

94. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 64 ci-dessus) et conclut dans le chef des requérantes Münire Demirel et Gülizar Kesici à la violation de l’article 3 de la Convention.

b) S’agissant des requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer

95. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

96. La Cour observe que, après l’opération litigieuse, les requérantes ont été admises à l’hôpital de Bayrampaşa, sans que leur état ne nécessite une hospitalisation. Les intéressées se plaignent d’avoir été soumises à un usage excessif de gaz lacrymogène et d’avoir subi une intoxication.

97. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner la question de l’utilisation du gaz lacrymogène ou du spray au poivre dans un contexte de maintien de l’ordre public et qu’elle a souligné que pareille utilisation peut produire des effets dérangeants (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, §§ 17‑18, CEDH 2006‑XIII, Ali Güneş c. Turquie, no 9829/07, § 37, 10 avril 2012, et Petruş Iacob c. Roumanie, no 13524/05, § 33, 4 décembre 2012). En outre, la Cour a entériné les recommandations faites par le CPT quant à l’usage du spray au poivre (Ali Güneş, précité, § 40). Elle a néanmoins précisé que ce gaz, utilisé dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe pour contenir les manifestations, voire les disperser en cas de risque de débordement, ne figurait pas parmi les gaz toxiques énumérés en annexe de la Convention du 13 janvier 1993 des Nations unies sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction (« la CAC »). Par ailleurs, d’après la CAC (article II § 9, d), l’utilisation de moyens tels que le gaz lacrymogène ou le spray au poivre est autorisée aux fins de maintien de l’ordre public, y compris de lutte antiémeute sur le plan intérieur (Çiloğlu et autres c. Turquie, no 73333/01, §§ 18-19, 6 mars 2007, et Oya Ataman, précité, §§ 17-18).

98. Toutefois, la présente espèce se distingue sensiblement des affaires dans lesquelles la Cour a examiné les effets de l’utilisation de gaz lacrymogène ou de spray irritant contre des manifestants (Çiloğlu et autres, et Oya Ataman, précités) ou contre des personnes immobilisées par les forces de l’ordre (Ali Güneş, et Petruş Iacob, précités). Elle se distingue également des affaires relatives au lancement de grenades lacrymogènes en direction de manifestants au moyen d’un lanceur (Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, 16 juillet 2013).

99. Il est question en l’occurrence de l’utilisation du gaz lacrymogène pour réprimer une émeute dans une prison. La Cour attache ici une importance considérable au fait que le gaz a été utilisé dans un espace confiné (Tali c. Estonie, no 66393/10, § 78, 13 février 2014). Elle note aussi qu’il est clairement établi que le dortoir C1 où se trouvaient les requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer a été soumis à une utilisation excessive de gaz lacrymogène (voir le rapport des experts de l’institut médicolégal du 14 février 2001, paragraphes 18-19 ci‑dessus). Aussi la Cour admet-elle que le traitement infligé à ces requérantes par l’utilisation du gaz lacrymogène a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention (voir en ce sens, Songül İnce et autres, précité, § 99).

100. Dès lors, il incombe à la Cour de rechercher si l’usage de ce gaz par les militaires en vue de la répression de l’émeute était une réponse adéquate à la situation, compte tenu des exigences de l’article 3 de la Convention.

101. À ce titre, la Cour ne peut ignorer ni l’extrême violence des événements qui ont eu lieu à la prison de Bayrampaşa le 19 décembre 2000, ni la violence latente qui existe dans un établissement pénitentiaire, ni le fait que la désobéissance des détenus peut dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant ainsi l’intervention des forces de l’ordre (Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, § 77, 21 décembre 2006). Il est également vrai que, au cours de l’opération en cause, les forces de l’ordre étaient investies d’une mission difficile et dangereuse.

102. À cet égard, la Cour reconnaît que l’utilisation de moyens neutralisants – tels que le gaz lacrymogène ou le spray au poivre – peut s’avérer nécessaire et appropriée pour réprimer une émeute. Cela ne signifie pas pour autant que les autorités ont carte blanche, au regard de l’article 3 de la Convention, pour recourir à de tels moyens, à l’abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en dernier recours, par les organes de contrôle de la Convention. C’est pourquoi la Cour doit déterminer si, en l’espèce, l’action des forces de l’ordre était entourée de garanties suffisantes lorsqu’elles ont fait usage du gaz lacrymogène.

103. La Cour observe qu’il ressort des rares dispositions de la législation nationale relative au maintien de la sécurité en milieu carcéral (Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 80, 13 janvier 2005) que les forces de l’ordre appelées à intervenir dans la prison de Bayrampaşa avaient apparemment carte blanche pour se servir de bombes lacrymogènes, et ce dans la mesure où ces règles n’énonçaient aucune directive claire concernant les conditions d’emploi de ces moyens. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà précisé que l’utilisation de gaz et de grenades lacrymogènes, au cours de manifestations, devait être réglementée (İzci c. Turquie, no 42606/05, § 66, 23 juillet 2013, et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 57, 22 juillet 2014). Elle considère que la même exigence vaut a fortiori pour l’usage de gaz lacrymogène dans un espace confiné et densément peuplé, comme celui des prisons, qui pourrait entraîner des conséquences graves, voire létales (Songül İnce et autres, précité, § 102).

104. Il n’est pas non plus établi que les forces de l’ordre amenées à intervenir lors de l’opération eussent reçu des instructions claires sur le mode d’utilisation du gaz lacrymogène, si ce n’est des consignes pour une utilisation massive de gaz tel qu’il ressort du plan d’intervention du 15 décembre 2000 (paragraphe 38 ci-dessus).

105. Le nombre de grenades retrouvées dans le dortoir C1 en témoigne. En effet, au vu de la surface de ce dernier et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), le rapport d’expertise indique que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans ce dortoir était largement supérieure au seuil mortel (paragraphe 18 ci-dessus).

106. La Cour observe en outre que malgré les déclarations des détenus, exprimée devant les instances judiciaires, quant à un usage excessif du gaz lacrymogène, lesdites instances ne se sont jamais intéressées à cette question. Les juridictions internes se sont bornées, jusqu’à présent, à examiner la nécessité de l’usage de la force sans se soucier de vérifier de quelle manière cet usage avait été mis en œuvre. Pour la Cour, une telle approche apparaît clairement insuffisante face à l’allégation selon laquelle il s’agissait d’un usage manifestement disproportionné.

107. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il n’est pas établi que l’usage du gaz lacrymogène fait à l’encontre des requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer dans les conditions décrites ci-dessus était une réponse adéquate à la situation au regard des exigences de l’article 3 de la Convention (voir en ce sens, Songül İnce et autres, précité, § 105).

108. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 64 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer.

c) S’agissant des autres requérants

109. La Cour relève qu’il ne ressort nullement du dossier que les autres requérants ont été blessés lors de l’opération litigieuse. S’agissant plus précisément du requérant Rıza Yıldırım, le rapport médical établi lors de son arrivée à la prison d’Edirne indique la présence d’une lésion de 0,5 cm sur la pommette de l’intéressé. La Cour estime cependant qu’en l’absence d’une quelconque explication donnée par le requérant quant à l’origine de cette blessure, on ne saurait considérer comme établi les allégations de mauvais traitements. Elle note à cet égard que les requérants présentent leur grief tiré de l’article 3 de manière générale en renvoyant aux récits de l’opération donnés par certains requérants, dont les déclarations ne contiennent aucune information concernant Rıza Yıldırım. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

110. Enfin, en l’absence d’un quelconque rapport médical attestant de séquelles causées par l’usage du gaz lacrymogène au cours de l’opération en cause ou bien de la survenance ultérieure de complications médicales, la Cour ne saurait admettre que le traitement infligé à ces requérants par l’utilisation du gaz lacrymogène a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 (Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 93, 10 décembre 2013).

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION QUANT AUX CONDITIONS D’ÉVACUATION ET DE TRANSFERT DES REQUÉRANTS

111. Les requérants se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements lors de leur évacuation et de leur transfert, ainsi que dans les prisons où ils ont été transférés.

Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

112. Le Gouvernement conteste ces allégations. Il réplique que les détenus blessés lors de l’opération ainsi que les détenus grévistes dont l’état de santé s’était dégradé ont été conduits vers différents hôpitaux pour une prise en charge. Les autres détenus auraient été directement transférés vers d’autres prisons.

113. La Cour note que les intéressés n’ont pas produit, devant elle, d’éléments de preuve concluants à l’appui de leurs allégations ni fourni d’explications détaillées et convaincantes sur les sévices que les gendarmes leur auraient infligés. Elle relève à cet égard que les requérants transférés à la prison d’Edirne ont été soumis à un examen médical lors de leur admission. Elle note que les rapports médicaux établis à cette occasion ne font état d’aucune trace de coups et blessures sur le corps des intéressés. Pour ce qui est du requérant Rıza Yıldırım, la Cour réitère les considérations énoncées ci-dessus le concernant (paragraphe 109 ci-dessus).

114. La Cour note aussi que, lors de cet examen, les requérants en question ne se sont pas plaints des traitements dénoncés par eux dans leur requête. La Cour observe par ailleurs qu’il ne ressort aucunement du dossier que les intéressés ont, à un quelconque moment de leur détention, contesté les rapports médicaux établis lors de leur admission et/ou entrepris des démarches pour être examinés par un médecin autre que celui qui avait établi ces rapports.

115. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé concernant ces requérants et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

116. Les requérants se plaignent d’un défaut d’équité de la procédure pénale diligentée contre eux pour rébellion ainsi que d’une durée excessive de celle-ci. Ils invoquent l’article 6 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. S’agissant des requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan et Münire Demirel

117. La Cour note que les requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan et Münire Demirel ont formé un pourvoi en cassation contre le jugement du 28 avril 2009, lequel pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation le 13 février 2012 (paragraphe 50 ci-dessus).

118. Pour autant que ces requérants se plaignent de l’iniquité de la procédure, la Cour note que l’action publique a finalement été déclarée éteinte par prescription. Aussi, les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de leur droit à un procès équitable (voir, en ce sens, Stamoulakatos c. Grèce (déc.), no 42155/98, 9 novembre 1999, et Osmanov et Husseinov c. Bulgarie (déc.), nos 54178/00 et 59901/00, 4 septembre 2003).

119. Pour autant que les intéressés se plaignent de la durée de la procédure pénale diligentée contre eux, la Cour fait observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

120. La Cour rappelle également que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé notamment qu’elle pourra poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé dans le cadre de la présente affaire une exception portant sur ce nouveau recours. A la lumière de ce qui précède, la Cour décide donc de poursuivre l’examen de la présente requête.

121. Constatant que le grief tiré de la durée de la procédure n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

122. La Cour note que la période à considérer a débuté le 27 février 2001 avec l’inculpation des intéressés (paragraphe 47 ci-dessus) et elle a pris fin le 13 février 2012 avec l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 50 ci‑dessus). Elle a ainsi duré plus de dix ans, pour deux instances.

123. La Cour rappelle avoir conclu, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Ergezen c. Turquie, no 73359/10, §§ 65-68, 8 avril 2014, et Rifat Demir c. Turquie, no 24267/07, §§ 37‑40, 4 juin 2013) Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis en l’espèce, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

124. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef des requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan et Münire Demirel en raison de la durée excessive de la procédure pénale diligentée contre eux pour rébellion.

2. S’agissant des autres requérants

125. La Cour note qu’il ne ressort pas du dossier que les autres requérants ont formé un pourvoi en cassation contre le jugement du 28 avril 2009. Aussi, elle considère que ce jugement constitue pour les intéressés la décision interne définitive au sens de l’article 35 de la Convention. La présente requête a été introduite le 4 décembre 2009, soit plus de six mois après la décision interne définitive. Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

126. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de l’absence d’enquête effective sur l’opération menée à la prison de Bayrampaşa. Ils font observer que la procédure pénale diligentée contre les forces de l’ordre pour mauvais traitements a été éteinte par prescription et qu’aucune procédure n’a été diligentée contre les agents ayant conduit l’opération.

127. S’agissant des requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik, Hakkı Akça, Münire Demirel, Gülizar Kesici, Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer, la Cour relève que ces griefs sont liés à ceux examinés ci-dessus sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention et qu’ils doivent donc aussi être déclarés recevables. Cependant, eu égard au constat relatif à ces dispositions (paragraphes 82‑87 et 106‑107 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 13 de la Convention.

128. En ce qui concerne les autres requérants (voir paragraphes 109‑110 ci-dessus), la Cour a examiné ces griefs tels que les intéressés les ont présentés. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

129. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

130. Les requérants réclament 70 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice matériel et moral qu’ils auraient subi.

131. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.

132. S’agissant du dommage matériel, les requérants n’ont pas été en mesure de communiquer à la Cour des éléments d’appréciation objectifs à l’appui de leurs prétentions. Dès lors, la Cour ne saurait accueillir la demande formulée à ce titre (voir, parmi d’autres, Perişan et autres, précité, § 116, et Erol Arıkan et autres, précité, § 114).

133. Pour ce qui est du dommage moral, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer 20 000 euros (EUR) à la requérante Birsen Kars, 16 500 EUR à chacun des requérants Mehmet Kulaksız et Serdal Karaçelik, 12 000 EUR au requérant Hakkı Akça, 11 000 EUR à la requérante Münire Demirel, 10 000 EUR à la requérante Gülizar Kesici, 9 000 EUR à chacune des requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer, et enfin 5 000 EUR à chacun des requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel et Mehmet Güvel.

B. Frais et dépens

134. Les requérants demandent également 43 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À titre de justificatif, ils fournissent un décompte horaire.

135. Le Gouvernement estime infondées les prétentions des requérants.

136. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

À la lumière des documents dont elle dispose et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR, tous frais confondus, et l’accorde aux requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik, Hakkı Akça, Münire Demirel, Gülizar Kesici, Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan, Filiz Gençer, Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel et Mehmet Güvel conjointement.

C. Intérêts moratoires

137. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond la deuxième branche de l’exception préliminaire du Gouvernement ainsi que l’exception tirée de la non-applicabilité de l’article 2 et les rejette ;

2. Déclare les griefs tirés des articles 2 et 13 de la Convention recevables pour les requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça ;

3. Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention pour autant qu’elle concerne la conduite de l’opération ainsi que le grief tiré de l’article 13 de la Convention recevables pour les requérantes Münire Demirel, Gülizar Kesici, Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer ;

4. Déclare le grief tiré de l’article 6 (durée de la procédure pénale) recevable pour les requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan et Münire Demirel ;

5. Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans le chef des requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik et Hakkı Akça ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes Münire Demirel, Gülizar Kesici, Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer ;

8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention dans le chef des requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel, Serdal Karaçelik, Nursel Demirdöğücü, Mehmet Güvel, Filiz Gençer, Mehmet Kulaksız, Mesude Pehlivan et Münire Demirel ;

9. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

10. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i) 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à la requérante Birsen Kars,

ii) 16 500 EUR (seize mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacun des requérants Mehmet Kulaksız et Serdal Karaçelik,

iii) 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, au requérant Hakkı Akça,

iv) 11 000 EUR (onze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à la requérante Münire Demirel,

v) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à la requérante Gülizar Kesici,

vi) 9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacune des requérantes Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan et Filiz Gençer,

vii) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacun des requérants Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel et Mehmet Güvel,

viii) 4 000 EUR (quatre mille euros) conjointement aux requérants Birsen Kars, Mehmet Kulaksız, Serdal Karaçelik, Hakkı Akça, Münire Demirel, Gülizar Kesici, Nursel Demirdöğücü, Mesude Pehlivan, Filiz Gençer, Ercan Kartal, Şadi Naci Özpolat, Kenan Günyel et Mehmet Güvel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ces derniers, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

11. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente

ANNEXE

Liste des requérants

1. BİRSEN KARS, née en 1973
2. ŞADİ NACİ ÖZPOLAT, né en 1969
3. NURSEL DEMİRDÖĞÜCÜ, née en 1964
4. RIZA YILDIRIM, né en 1972
5. MEHMET KULAKSIZ, né en 1972
6. MEHMET GÜVEL, né en 1946
7. HAKKI AKÇA, né en 1964
8. KEMAL AYHAN, né en 1971
9. MURAT ACAR, né en 1976
10. MESUDE PEHLİVAN, née en 1964
11. FİLİZ GENÇER, née en 1967
12. KENAN GÜNYEL, né en 1974
13. MÜNİRE DEMİREL, née en 1967
14. BEKİR ŞİMŞEK, né en 1970
15. MUSTAFA GÖK, né en 1970
16. ALİ YALÇIN, né en 1965
17. ERCAN KARTAL, né en 1974
18. GÜLİZAR KESİCİ, née en 1973
19. SERDAL KARAÇELİK, né en 1971
20. ÖZKAN GÜZEL, né en 1980
21. SÜLEYMAN ACAR, né en 1962
22. ERKAN ERDEM, né en 1973


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