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09/02/2016 | CEDH | N°001-160419

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖZTÜNÇ c. TURQUIE, 2016, 001-160419


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZTÜNÇ c. TURQUIE

(Requête no 14777/08)

ARRÊT

STRASBOURG

9 février 2016

DÉFINITIF

06/06/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Öztünç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens, r>Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZTÜNÇ c. TURQUIE

(Requête no 14777/08)

ARRÊT

STRASBOURG

9 février 2016

DÉFINITIF

06/06/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Öztünç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14777/08) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Şükrü, Lezgin et Nebi Öztünç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 11 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me H. Turgut, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent que, en raison de sa durée, la procédure pénale menée relativement au décès de leurs proches n’a pas été effective.

4. Le 17 juin 2013, ce grief a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1963, en 1976 et en 1965, et ils résident à Antalya.

6. Le 9 août 1984, les frères Ali, Tahir, Hacı et Hasan Öztünç furent tués par balle. Le premier était le père de Şükrü Öztünç et le second le père de Lezgin Öztünç. La Cour n’a pas connaissance d’un éventuel lien de parenté entre Nebi Öztünç et les défunts.

7. Le jour des faits, les quatre frères s’étaient rendus sur la prairie de Meydanikoli dans le but de se faire recenser par l’officier d’état civil. Sur le chemin du retour vers leur village, ils avaient été victimes de tirs d’armes à feu à l’entrée du pont de Tuzluca.

8. Une enquête fut ouverte d’office par le parquet.

9. Dans ce cadre, les corps furent autopsiés et d’autres examens scientifiques furent réalisés. Il fut conclu que les défunts avaient été victimes de tirs provenant de quatre armes différentes, toutes à canon long.

10. Les soupçons se portèrent très rapidement sur les membres de la famille Aydemir, qui étaient des gardes de village (köy korucusu). Un membre de cette famille avait été assassiné à une date antérieure et plusieurs membres de la famille Öztünç avaient alors été inculpés d’homicides volontaires.

11. Des mandats d’arrêt furent émis à l’encontre de plusieurs suspects le 22 août 1984.

12. Le 7 juin 1985, le juge d’instruction de Beytüşşebap en charge de l’affaire renvoya neuf personnes en jugement devant la cour d’assises de Hakkari : Abubekir, Tahir, Hüsnü, Bahri, Musa, Abdulkerim, İbdan et Cemal Aydemir ainsi que Süleyman Tarhan.

13. L’un des accusés fut arrêté et placé en détention provisoire pendant vingt-sept jours en 1987. Quant aux autres accusés, ils ne purent être appréhendés.

14. À des dates non précisées, les décès de Abdulkerim, de İbdan et de Cemal Aydemir mirent fin aux poursuites engagées contre eux.

15. Le 16 juillet 2002, tous les accusés, à l’exception de Musa Aydemir, se présentèrent à la cour d’assises de Hakkari. Ils demandèrent que l’acte d’accusation leur fût communiqué et qu’un délai leur fût accordé pour préparer leur défense. À l’issue de l’audience, la cour d’assises fit droit à leur demande. Elle ordonna en outre leur placement en détention provisoire.

16. Lors de l’audience du 27 juillet 2002, les accusés présents nièrent toute implication dans le meurtre des proches des requérants. Ils déclarèrent par ailleurs que, ayant déménagé après les faits, ils ignoraient être sous le coup d’un mandat d’arrêt. À l’issue de l’audience, les juges ordonnèrent la remise en liberté des accusés détenus, eu égard à l’éventualité que ceux-ci pussent bénéficier des dispositions de la loi no 4616 prévoyant des réductions en matière d’exécution des peines prononcées en raison de certaines infractions commises avant le 23 avril 1999 (paragraphes 31 et 32 ci-dessous).

17. Toutefois, le 27 juin 2003, les accusés ne s’étant pas présentés aux audiences suivantes, la cour d’assises délivra contre eux de nouveaux mandats d’arrêt.

18. Deux officiers d’état civil présents à Meydanikoli le jour des faits furent entendus par la cour d’assises en qualité de témoins de la défense. Ils déclarèrent que le jour où les quatre frères furent tués par balles, Abubekir Aydemir s’était senti mal, qu’il avait décidé de rester un peu sur place et que les autres accusés étaient repartis sans l’attendre. L’intéressé n’aurait repris la route que bien après le départ des protagonistes et donc de l’agression mortelle des requérants.

19. Le 29 mars 2005, la cour d’assises acquitta Süleyman Tarhan de toutes les charges pesant contre lui. En revanche, elle reconnut Abubekir, Tahir, Hüsnü, Bahri et Musa Aydemir coupables d’homicides volontaires avec préméditation et les condamna à une peine de prison à perpétuité.

20. Pour ce faire, elle s’appuya sur divers éléments de preuve, dont les dépositions de témoins à charge. S’agissant des déclarations des deux officiers d’état civil qui avaient témoigné en faveur d’Abubekir, elle estima que leur récit était peu cohérent et en contradiction flagrante avec d’autres éléments de preuve, et qu’il ne pouvait dès lors y être prêté foi. Elle nota également que l’accusé avait de l’influence du fait de sa qualité de agha (chef/seigneur) du village, ce qui pouvait, d’après elle, expliquer la teneur des dépositions des deux témoins. Elle ajouta que cet élément était en outre de nature à expliquer pourquoi l’intéressé n’avait pas été retrouvé et arrêté malgré les mandats délivrés contre lui à cet effet. Elle précisa de plus que les accusés ne s’étaient présentés devant elle « qu’après l’adoption de deux lois d’amnistie dont le champ d’application couv[rait] les faits » qui leur étaient reprochés, faisant ainsi référence à la loi no 4616.

21. En marge de sa condamnation, la cour d’assises émit un mandat d’arrêt contre les condamnés.

22. Enfin, elle décida qu’il ne serait statué sur l’application de la loi no 4616 qu’une fois la condamnation devenue définitive.

23. L’arrêt fut déféré à la Cour de cassation d’office et sur pourvoi de l’avocat des requérants.

24. Le 14 juin 2005, conformément à la pratique en vigueur après l’adoption du nouveau code pénal, le parquet près la Cour de cassation renvoya l’affaire en première instance au motif que la condamnation devait être réexaminée à la lumière de la nouvelle législation afin qu’en fussent appliquées les éventuelles dispositions plus douces.

25. Le 18 octobre 2005, après avoir entendu les conclusions de l’avocat des requérants, la cour d’assises de Hakkari condamna les mêmes accusés à une peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée. Elle décida à nouveau de surseoir à statuer sur le bénéfice éventuel de la loi no 4616. En outre, elle rejeta la demande de l’avocat des intéressés tendant à la levée des mandats d’arrêt délivrés en marge de l’arrêt du 29 mars 2005.

26. Le 30 juin 2006, la Cour de cassation, saisie à nouveau d’office et sur pourvoi du représentant des accusés, cassa l’arrêt déféré au motif que la cour d’assises n’avait pas entendu les accusés après le renvoi et qu’elle s’était bornée à recueillir la plaidoirie en défense de leur avocat.

27. L’affaire est actuellement pendante devant la cour d’assises de Hakkari, qui tient régulièrement des audiences. Les accusés n’ont toujours pas pu être présentés à la justice malgré l’émission des mandats d’arrêt.

28. Les proches des accusés ont été interrogés par la gendarmerie aux fins de la localisation des accusés et plusieurs perquisitions ont été réalisées, sans succès.

29. Parallèlement à cette procédure pénale, les requérants déposèrent, en 2005, une plainte contre les gendarmes de Beytüşşebap, les accusant de ne pas rechercher activement les fugitifs. Celle-ci déboucha sur un non-lieu le 9 mai 2006.

30. Une nouvelle plainte fut déposée. Le 22 février 2008, elle déboucha elle aussi sur un non-lieu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. Les aspects pertinents en l’espèce de la loi no 4616

31. La loi no 4616 du 21 décembre 2000 prévoit, notamment, au bénéfice des personnes condamnées à la peine de mort, à la réclusion criminelle à perpétuité ou à une autre peine d’emprisonnement supérieure à dix ans pour des infractions commises avant le 23 avril 1999, une réduction de dix ans de la durée de détention à subir au regard de la réglementation relative aux modalités d’exécution de la peine. Cette réduction est considérée comme étant une « mesure de libération conditionnelle ».

32. Selon la Cour de cassation, les personnes condamnées à une peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée ne peuvent bénéficier de la réduction de peine susmentionnée dès lors que cette peine est prononcée en remplacement de la peine de mort en raison de la suppression de celle-ci.

2. La condamnation par contumace

33. L’article 247 § 3 du code de procédure pénale dispose qu’un accusé en état de fuite (kaçak sanık) ne peut être condamné par contumace que s’il a déjà été interrogé par la juridiction de jugement.

3. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

34. Depuis le 23 septembre 2012, tout individu peut introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle en invoquant les droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et/ou par la Convention européenne des droits de l’homme.

35. Le fonctionnement de ce mécanisme est décrit dans la décision Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 16 à 27, 30 avril 2013).

36. Le premier arrêt de la Cour constitutionnelle relatif à des allégations de violation du droit à la vie a été rendu le 17 septembre 2013 (requête no 2012/752). Dans cette affaire, qui concernait un décès survenu lors du tremblement de terre de Van, les plaignants reprochaient à plusieurs agents publics des négligences dans l’exercice de leurs fonctions relatives aux immeubles menaçant la sécurité publique. Ils dénonçaient également une absence de poursuites pénales à l’encontre de ces agents.

37. La Cour constitutionnelle a considéré que le droit à la vie avait été violé sous son aspect procédural. Elle a alloué une indemnité de 20 000 livres turques (TRY) aux proches du défunt et adressé une copie de son arrêt au parquet de la Cour de cassation afin que la violation et ses conséquences fussent réparées.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON ASPECT PROCÉDURAL

38. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale visant les auteurs présumés du meurtre de leurs proches.

Ils soutiennent en outre qu’ils n’ont disposé d’aucune voie de recours effective qui leur aurait permis de faire valoir leur droit et de faire sanctionner les assassins de leurs proches. Ils affirment que l’impossibilité pour les autorités de retrouver et d’arrêter les fugitifs ne peut s’expliquer que par la complaisance de la gendarmerie, laquelle protégerait les intéressés en raison de leur qualité de gardes de village.

Ils invoquent à l’appui de leurs griefs les articles 5, 6 et 13 de la Convention.

39. Le Gouvernement combat ces thèses.

40. Maîtresse de la qualification juridique des faits et des griefs, la Cour estime que les griefs tels qu’ils sont formulés par les requérants relèvent exclusivement du volet procédural de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

A. Sur la recevabilité

1. Les parties

41. En premier lieu, le Gouvernement indique que le requérant Nebi Öztunç n’a, à sa connaissance, aucun lien de parenté avec les défunts et qu’il ne peut de ce fait prétendre à la qualité de victime.

42. En second lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que les intéressés auraient dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

43. À cet égard, il indique que, dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 68 à 70, 30 avril 2013), la Cour a jugé que le recours en question était à épuiser avant l’introduction d’une requête. Par ailleurs, il se réfère à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’une affaire concernant un décès survenu lors du tremblement de terre de Van (paragraphes 36 et 37 ci‑dessus), estimant que cet arrêt démontre le caractère adéquat de ce type de recours s’agissant d’un grief tiré du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

44. Il est d’avis qu’en l’espèce, la procédure étant toujours pendante devant les juridictions nationales, il serait tout à fait loisible aux requérants de saisir la Cour constitutionnelle.

45. Sur ce point, il précise que, en vertu selon lui de la jurisprudence de la Cour, l’obligation d’épuiser les nouvelles voies de recours internes pèse même sur les personnes ayant introduit leur requête avant la mise en place desdits recours. Il cite à cet égard les affaires Bauman c. France (no 33592/92, § 47, CEDH 2001-V), et Brusco c. Italie ((déc.) no 69789/01, 6 septembre 2001).

46. S’agissant de la première exception, qui concerne la qualité de victime de M. Nebi Öztunç, les requérants ne répondent pas aux arguments du Gouvernement et ne présentent aucun élément quant à un éventuel lien de parenté entre l’intéressé et les défunts, alors même qu’ils y ont été expressément invités.

47. Quant à la seconde exception du Gouvernement, ils considèrent que la durée particulièrement longue à leurs yeux de la procédure les dispense d’attendre une issue en droit interne.

2. La Cour

48. S’agissant de la qualité de victime de M. Nebi Öztunç, la Cour observe que, malgré l’existence d’un patronyme commun, les parties n’ont pu apporter la preuve d’un lien de parenté entre ce requérant et les quatre défunts.

49. Dès lors que ce requérant n’a pas prouvé qu’il est victime de la violation alléguée, la requête, pour autant qu’elle le concerne, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

50. S’agissant de l’exception tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle d’emblée que le respect de cette condition de recevabilité s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle et note qu’en l’espèce la requête a été introduite environ quatre ans et demi avant l’entrée en vigueur du recours mentionné par le Gouvernement

51. Elle rappelle aussi que certaines circonstances peuvent néanmoins justifier qu’elle s’écarte de la règle générale évoquée plus haut.

52. Il en est allé ainsi pour des requêtes répétitives lorsqu’un recours susceptible de remédier à un problème structurel avait été mis en place en droit interne, par exemple dans des affaires portant sur certaines atteintes au droit au respect des biens (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, CEDH 2004‑V, İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, CEDH 2006‑I, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010, et Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012) ou dans des affaires relatives à des durées excessives de procédures (Andrasik et autres c. Slovaquie (déc.), no 57984/00, 22 octobre 2002, Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002‑VIII, et Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013).

53. La décision Brusco, que le Gouvernement a citée et qui porte sur la question de la durée excessive d’une procédure, s’inscrit précisément dans ce cadre. En effet, la Cour a estimé dans cette affaire que les circonstances justifiaient qu’elle s’écarte de la règle générale, étant donné :

– que la fréquence croissante de ses constats de non-respect, par l’État italien, de l’exigence du « délai raisonnable » l’avait amenée à conclure que l’accumulation de ces manquements était constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention et à attirer l’attention du Gouvernement sur « le danger important » que la « lenteur excessive de la justice » représentait pour l’État de droit ;

– que l’absence de recours effectif permettant de dénoncer la durée excessive des procédures avait obligé les justiciables à soumettre systématiquement à la Cour de Strasbourg des requêtes qui auraient pu être instruites d’abord et de manière plus appropriée au sein de l’ordre juridique italien, et

– que cette situation risquait, à long terme, d’affaiblir le fonctionnement, au niveau tant national qu’international, du système de protection des droits de l’homme érigé par la Convention.

54. Or, en l’espèce, la Cour n’aperçoit aucune circonstance de cette nature.

55. La Cour estime par conséquent qu’il n’existe aucun élément de nature à justifier qu’elle s’écarte de la règle générale selon laquelle le respect de la condition d’épuisement des voies de recours doit s’apprécier à la date d’introduction de la requête.

56. En ce qui concerne l’affaire Uzun citée par le Gouvernement, la Cour observe que celle-ci se distingue de la présente espèce.

En effet, dans l’affaire Uzun la requête avait été introduite après l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle. S’il est vrai qu’en l’espèce la procédure engagée au sujet des décès des proches des requérants est toujours pendante devant les tribunaux, il convient de ne pas perdre de vue que la requête a été introduite le 11 mars 2008, c’est-à-dire bien avant la création de ce nouveau recours, et près de 24 ans après l’incident originel.

57. S’agissant de l’arrêt de la Cour constitutionnelle relatif au tremblement de terre de Van cité par le Gouvernement, la Cour observe que celui-ci concerne certes la portée du volet procédural de l’article 2, mais que cette question n’a en soi aucune incidence sur celle de la date à laquelle la condition d’épuisement des voies de recours doit être appréciée.

58. De surcroît, elle rappelle que la situation personnelle des requérants fait partie des circonstances dont il lui faut tenir compte dans l’examen de la question de l’épuisement des voies de recours (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012). Elle note que les griefs des intéressés portent sur l’article 2 de la Convention et qu’ils concernent la durée d’une procédure pénale pendante depuis le décès de leurs proches survenu en 1984, soit il y a plus de trente ans. Elle estime qu’il serait peu conforme à l’équité de leur demander d’épuiser une voie de recours créée plusieurs années après l’introduction de leur requête et ainsi d’allonger encore la durée de la procédure.

59. La Cour observe d’ailleurs qu’elle déjà statué en ce sens dans l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, §§ 42 à 45, 17 mars 2015) concernant l’article 3 de la Convention.

60. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Elle estime donc que les requérants n’ont pas à se voir opposer l’obligation de soumettre à la Cour constitutionnelle leur grief visant l’article 2 de la Convention, et rejette en conséquence l’exception du Gouvernement (ibidem).

61. Par ailleurs, constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable pour autant qu’il concerne MM. Lezgin et Şükrü Öztunç.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

62. Les requérants se plaignent que la procédure diligentée au sujet du décès de leurs proches ne soit pas arrivée à son terme. Ils considèrent par ailleurs que l’absence d’arrestation des accusés s’explique par la complaisance dont les autorités auraient fait preuve à l’égard de ceux-ci en raison de leur qualité de gardes de village.

63. Le Gouvernement considère que les autorités ont, après l’incident, pris d’office et sans retard toutes les mesures qui s’imposaient pour faire la lumière sur les circonstances précises du décès des proches des requérants et punir les responsables.

64. Il se dit conscient de la durée de la procédure en cause, arguant toutefois que les autorités ont mis en œuvre tous les moyens dont elles auraient disposé pour localiser les accusés et accélérer la procédure.

65. En ce qui concerne l’impossibilité de juger les accusés par contumace, il précise que la jurisprudence de la Cour de cassation relative à ce point se fonde sur le souci de préserver les droits de la défense, comme l’exigerait l’article 6 de la Convention.

66. Quant à la loi no 4616, le Gouvernement estime qu’il ne s’agit pas d’une loi d’amnistie. Il ajoute que, au regard de la peine encourue et compte tenu de la jurisprudence pertinente en la matière (paragraphes 31 et 32 ci‑dessus), les accusés ne pourront bénéficier de la réduction de peine prévue par cette loi. Il en déduit que celle-ci n’a aucune incidence sur la question de l’effectivité de la procédure.

2. L’appréciation de la Cour

67. La Cour rappelle que, en astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 de la Convention impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie par la mise en place d’ une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé.

68. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

69. La Cour réaffirme que l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux.

70. Elle rappelle par ailleurs qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. (voir, pour l’ensemble de ces principes, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 171 à 173 et 178, 14 avril 2015).

71. Ainsi, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires qui leur sont soumises (voir, mutatis mutandis, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, §§ 96-102, 1er décembre 2009, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 150-151, CEDH 2009) de sorte que les auteurs des actes de violence ne puissent jouir d’une impunité de fait (voir, en ce sens, Alikaj et autres c. Italie, no 47357/08, §§ 107 et 108, 29 mars 2011, et Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 98 à 101, CEDH 2013).

72. Elle rappelle enfin que le système pénal ne peut avoir aucune force dissuasive propre à assurer la prévention efficace d’actes illégaux lorsqu’à l’issue des procédures pénales les auteurs de ces actes bénéficient de la prescription de l’action publique en raison de l’inactivité des autorités étatiques (voir, par exemple, Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 85, 25 juin 2009, İbrahim Demirtaş c. Turquie, no 25018/10, §§ 31 à 39, 28 octobre 2014).

73. En l’espèce, la Cour observe que, trente ans après les faits, la procédure pénale engagée en 1984 au sujet du décès des proches des requérants est toujours pendante devant la cour d’assises de Hakkari.

74. Si les autorités d’enquête (parquet et juge d’instruction) semblent avoir mené les investigations avec célérité et renvoyé en jugement plusieurs accusés, la procédure qui s’en est suivi a été marquée par deux périodes de lenteurs, voire de complète inertie, particulièrement longues.

75. Une première période de ce type est intervenue dès le début de la procédure et s’est poursuivie jusqu’au 16 juillet 2002 en raison de l’impossibilité de présenter les accusés à leurs juges.

76. Aucun élément du dossier ne permet d’affirmer que les autorités ont été animées, durant cette période, de toute la détermination nécessaire pour appréhender les intéressés et les mettre à la disposition de la justice.

77. Une seconde période de lenteur s’est ouverte après le deuxième arrêt de cassation, prononcé le 30 juin 2006.

78. À cette date, la haute juridiction a considéré que la cour d’assises ne pouvait prononcer une condamnation sans avoir entendu à nouveau les accusés après le premier arrêt de cassation. Or les intéressés s’étaient une nouvelle fois soustraits à la justice et la cour d’assises n’a pu statuer sur le fond de l’affaire.

79. La Cour ne doute pas que, durant cette période, les autorités ont activement recherché les accusés : les perquisitions réalisées par les forces de l’ordre dénotent la volonté manifeste de ces dernières d’appréhender les fugitifs pour les faire comparaître devant la juridiction de jugement.

80. S’il est vrai que ces démarches ne semblent pas avoir abouti, il convient de ne pas perdre de vue que les autorités sont tenues à une obligation de moyens et non de résultat.

81. Toutefois, aux yeux de la Cour, cela ne signifie pas que l’État soit exempt de toute responsabilité dans l’impossibilité de mener le processus judiciaire à son terme. En effet, au-delà de la fuite des accusés, la situation de blocage dans laquelle se trouve la procédure est largement due aux règles de droit interne régissant le contentieux pénal et à l’interprétation qu’en fait la Cour de cassation.

82. En effet, selon la jurisprudence de la haute juridiction, l’article 247 § 3 du code de procédure pénale interdit de condamner un accusé en fuite si ce dernier n’a pas été entendu par la juridiction de jugement après un arrêt de cassation, et ce même s’il a déjà été entendu durant la procédure ayant précédé cet arrêt.

83. La Cour note que le Gouvernement invoque l’article 6 de la Convention pour justifier l’approche de la Cour de cassation. À cet égard, elle estime utile de rappeler qu’en vertu d’une jurisprudence bien établie, le fait qu’une procédure se déroule en l’absence du prévenu n’est pas en soi incompatible avec l’article 6 de la Convention. En effet, un déni de justice n’est constitué que lorsqu’un individu condamné in absentia ne peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé de l’accusation en fait comme en droit, et qu’il n’est pas établi qu’il a renoncé à son droit de comparaître et de se défendre ou qu’il a eu l’intention de se soustraire à la justice (voir, pour l’exposé de cette jurisprudence, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 81 et suivants, CEDH 2006‑II, et Baratta c. Italie, no 28263/09, § 77, 13 octobre 2015).

84. Elle observe pourtant qu’en l’espèce le but du renvoi de l’affaire devant la cour d’assises le 14 juin 2005 était l’examen de la condamnation à la lumière de la nouvelle législation afin qu’en fussent appliquées les éventuelles dispositions plus douces. À l’issue de cet examen la juridiction de première instance s’est contenté de transformer la réclusion criminelle à perpétuité en réclusion criminelle à perpétuité aggravée et ce lors d’une audience à laquelle l’avocat des accusés a participé.

85. La Cour ne voit pas en quoi il aurait été impératif d’entendre à nouveau les accusés lors de cette audience alors que ces derniers étaient en fuite et qu’ils étaient représentés par un avocat.

86 L’approche adoptée en l’espèce par la haute juridiction – qui consiste à exiger dans ce type de renvoi la présence des accusés alors même qu’ils ont connaissance de la procédure, qu’ils sont représentés par un avocat et que tout indique qu’ils cherchent à se soustraire à la justice – relève selon la Cour d’un formalisme excessif.

87. Il n’existe aux yeux de la Cour aucun argument indiscutable susceptible de justifier une telle faveur faite à un accusé en fuite puisse prendre le pas sur les impératifs de protection de l’article 2 et vider de sa substance l’obligation procédurale découlant du droit à la vie, lequel forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme et constitue un attribut inaliénable de la personne (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 241, CEDH 2010, et Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 87, CEDH 2001‑II) sans lequel la jouissance de l’un quelconque des autres droits et libertés serait illusoire (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 37, CEDH 2002‑III).

88. De surcroît, la Cour observe que l’atteinte à la protection procédurale du droit à la vie, loin d’être limitée, est particulièrement grave : le droit reconnu aux accusés en fuite ne conduit pas à un simple ralentissement de la procédure pendant un court intervalle, mais à une véritable paralysie pour une période indéterminée. Dès lors, la situation en cause va très au-delà de ce qui est justifié pour assurer un juste équilibre entre les droits des accusés et ceux des victimes.

89. En conclusion, le cadre législatif mis en place par l’État et, en particulier, les règles régissant le procès pénal telles qu’elles ont été interprétées par les tribunaux ont empêché, en l’espèce, que la procédure menée au sujet du quadruple homicide dont les proches des requérants ont été victimes, et qui dure depuis trente ans, fût suffisamment effective pour satisfaire aux exigences de l’article 2 de la Convention, et tout particulièrement à l’impératif de célérité qu’elle implique.

90. Partant, il y a eu violation de ladite disposition sous son volet procédural.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

91. Chacun des requérants demande 300 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 500 000 EUR pour préjudice moral.

92. Aucune demande au titre des frais et dépens n’a été présentée dans le délai imparti.

93. Le Gouvernement conteste les prétentions pécuniaires des requérants. Il estime qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation alléguée et l’indemnité réclamée pour dommage matériel. Quant au dommage moral, il estime que les sommes réclamées sont excessives eu égard à la pratique de la Cour en la matière.

94. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande formulée à ce titre. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants la somme de 30 000 EUR pour dommage moral.

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable dans le chef de MM. Şükrü Öztünç et Lezgin Öztünç ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour l’autre requérant ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des deux requérants (MM. Şükrü Öztünç et Lezgin Öztünç), dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de la juge Karakaş.

J.L.
A.C.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE

DE LA JUGE KARAKAŞ

J’ai voté contre la recevabilité de la requête. Je suis d’avis que nous aurions dû accueillir l’exception soulevée par le Gouvernement pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que les requérants n’avaient pas introduit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

Il est primordial que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour est chargée de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations au titre de la Convention. Elle ne peut ni ne doit se substituer aux autorités nationales. C’est à elles qu’il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection.

En effet, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Toutefois il existe des exceptions qui peuvent se justifier par les circonstances d’une affaire donnée (Baumann c. France, no [33592/96](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2233592/96%22%5D%7D), § 47, CEDH 2001‑V, Brusco c. Italie (déc.), no [69789/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2269789/01%22%5D%7D), CEDH 2001‑IX). En particulier, la Cour s’est déjà écartée de ce principe général par exemple dans des affaires dirigées contre l’Italie, la Croatie ou la Slovaquie qui concernaient des voies de recours pour durée excessive de la procédure (Brusco, précitée, Nogolica c. Croatie (déc.), no [77784/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2277784/01%22%5D%7D), CEDH 2002‑VIII, Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos [57984/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2257984/00%22%5D%7D), [60237/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260237/00%22%5D%7D), [60242/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260242/00%22%5D%7D), [60679/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260679/00%22%5D%7D), [60680/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260680/00%22%5D%7D), [68563/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2268563/01%22%5D%7D) et [60226/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2260226/00%22%5D%7D), CEDH 2002‑IX, voir aussi İçyer c. Turquie (déc.), no [18888/02](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2218888/02%22%5D%7D), CEDH 2006‑I).

Dans l’affaire İçyer (précitée, § 75), où le requérant soutenait qu’il n’était pas tenu d’exercer le nouveau recours offert par la loi d’indemnisation (entrée en vigueur après l’introduction de la requête devant la Cour), la Cour a dit que, dans des cas exceptionnels, elle pouvait adopter une position différente et s’écarter de la règle si les circonstances des affaires concernées le justifiaient (voir aussi la décision Charzyński c. Pologne, no 15212/03, CEDH 2005‑V).

Pour pouvoir être jugée effective, une voie de recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no [47940/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2247940/99%22%5D%7D), § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no [56581/00](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2256581/00%22%5D%7D), § 46, CEDH 2006‑II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non‑utilisation du recours en question (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 71, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no [10249/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2210249/03%22%5D%7D), § 70, 17 septembre 2009).

Dès lors qu’il existe au niveau national un recours permettant aux juridictions internes d’examiner, au moins en substance, le grief de violation d’un droit protégé par la Convention, c’est ce recours qui doit être exercé (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004‑III). Pour conclure à l’existence d’un tel recours, la Cour prend en compte le caractère effectif et accessible des recours existants (voir par exemple Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 88-90, 25 mars 2014). De même, dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie (no 10755/13, 30 avril 2013), la Cour a estimé, après avoir examiné les principaux aspects de la voie de recours individuel nouvellement ouverte devant la Cour constitutionnelle turque, qu’elle ne disposait d’aucun élément lui permettant de dire que ce nouveau recours ne présentait pas des perspectives de redressement approprié des griefs tirés de la Convention, et que par conséquent, il incombait à l’individu qui se considérait comme victime d’éprouver les limites de cette protection (§ 69).

La jurisprudence de la Cour constitutionnelle au sujet des griefs dénonçant sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention la durée de la procédure devant les différentes juridictions nationales a été déjà déclarée conforme à notre jurisprudence (voir par exemple Olcay Koç c. Turquie (déc.), no 8362/14, 24 juin 2014, §§ 24-28). La Cour constitutionnelle conclut le cas échéant à une violation du droit à une procédure d’une durée raisonnable devant le tribunal de première instance même si l’affaire est encore pendante.

Le cas d’espèce concerne la durée d’une procédure pendante depuis plus de trente ans. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale et soutiennent qu’ils ne disposent d’aucune voie de recours effective. Cependant, la Cour a préféré examiner leurs griefs sous l’angle du volet procédural de l’article 2. Cette requalification est sans incidence en ce qui concerne la question de l’épuisement des voies de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il s’agit ici d’une affaire d’homicide entre des particuliers et l’État a l’obligation d’organiser son système judiciaire de manière à faire en sorte qu’il fonctionne d’une manière efficace dans des délais raisonnables. À cet égard, la présente affaire diffère de l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, 17 mars 2015), qui concernait une procédure pénale dirigée contre des policiers, des agents de l’État, pour des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et dans laquelle la Cour a conclu à la violation du volet matériel et du volet procédural de cet article.

Contrairement à la majorité, je pense que, dans le cas d’espèce, le fait d’exercer le recours individuel ouvert devant la Cour constitutionnelle n’aurait pas contribué à allonger la durée de la procédure (voir le paragraphe 57 de l’arrêt), puisque la Cour constitutionnelle n’aurait pas eu à attendre la fin de la procédure pendante pour rendre sa décision (voir par exemple Olcay Koç, décision précitée). Au contraire, une décision de la Cour constitutionnelle constatant une violation des droits des requérants en raison de la durée de la procédure aurait eu pour effet de mettre fin à cette procédure qui est pendante depuis plus de 30 ans.

En conclusion, je pense que dans la présente affaire, plusieurs éléments militent en faveur d’une exception et, par conséquent, la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

Toutefois, comme la majorité a déclaré la requête recevable, j’ai également voté en faveur du constat de violation de l’article 2 en son volet procédural.


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