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09/02/2016 | CEDH | N°001-160415

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-160415


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 582/05)

ARRÊT

Cet arrêt a été révisé conformément à l’article 80 du règlement de la Cour par un arrêt du 24 janvier 2017.

STRASBOURG

9 février 2016

DÉFINITIF

09/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Çelebi et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre c

omposée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges, ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 582/05)

ARRÊT

Cet arrêt a été révisé conformément à l’article 80 du règlement de la Cour par un arrêt du 24 janvier 2017.

STRASBOURG

9 février 2016

DÉFINITIF

09/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Çelebi et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 582/05) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt ressortissants de cet État, M. Hayati Çelebi, Mme Gürsel Arıca, Mme Nilsel İlter, M. Tunç Öz, Mme Ayşe Meltem Kısakürek, Mme Şebnem Saffet Kısakürek, Mme Selmin Kısakürek, Mme Pınar Tamer, Mme Fatma Füsun Hepdinç, M. Nejat Çömlekoğlu, Mme Melek Çömlekoğlu, M. Mustafa Dovan, M. Yaşar Özcan, M. Batı Özcan, Mme Nazmiye Turan, M. Mehmet Kazım Esin, Mme Nihal Esin, Mme Seda Akbaba, M. Osman Nuri Sünter et Mme Mahçure Özbakır (« les requérants »), ont saisi la Cour le 12 octobre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me S.E. İnal, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier une atteinte à leur droit à un procès équitable.

4. Le 14 septembre 2007, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le requérant Nejat Çömlekoğlu est décédé le 28 octobre 2008. Ses enfants, Melek Çömlekoğlu, Hatice Ferda Çömlekoğlu et Fatih M. Çömlekoğlu, ont fait savoir, par une lettre du 22 janvier 2009, qu’ils entendaient poursuivre la requête devant la Cour en leur qualité d’héritiers.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés entre 1918 et 1990. Ils résident en Turquie, à l’exception de M. Tunç Öz, qui réside en Allemagne.

A. La genèse de l’affaire

7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

8. Les requérants et/ou leurs proches vivaient dans la ville de Gölcük, dans des logements qu’ils avaient achetés dans les années 1970. La réception des travaux pour ces habitations avait eu lieu le 6 novembre 1975.

9. Le 17 août 1999, un séisme de magnitude d’environ 7,5 sur l’échelle de Richter frappa le nord-ouest de la Turquie. L’épicentre fut localisé dans la ville de Gölcük. Les secousses endommagèrent des milliers de logements, causant leur destruction. Des dizaines de milliers de personnes moururent ou furent portées disparues.

10. Les proches parents des requérants perdirent la vie lors du séisme ; en outre, les habitations des requérants furent détruites et leurs meubles et effets personnels furent endommagés.

B. La procédure en dommages et intérêts

11. À la suite de cet incident, le 4 mai 2000, les requérants, avec d’autres personnes, assignèrent l’entreprise de construction Yüksel İnşaat ve Tic. Ltd. Şti. (« l’entreprise de construction ») et ses associés, A.G.A., Y.D.S., M.S. et G.S., devant le tribunal de grande instance de Yalova et demandèrent des dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral subis. Dans leur requête introductive d’instance, s’appuyant sur les contrats de vente passés avec les parties défenderesses lors de l’achat des logements, les demandeurs invoquaient l’existence de vices cachés dans les constructions. Ils invoquaient également la responsabilité extracontractuelle des défendeurs. Ils réclamaient diverses sommes au titre de dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral, ainsi que des indemnités pour perte de soutien financier (destekten yoksun kalma tazminatı). Ils se plaignaient d’avoir été privés de soutien financier en raison de la mort de leurs proches parents, et/ou d’avoir été blessés sous les décombres, et/ou d’avoir perdu leurs logements. Ils exposaient que les dommages étaient dus à une construction de leurs logements non conforme aux normes parasismiques et à une mauvaise qualité du matériel utilisé. Ils indiquaient que l’entreprise et ses associés étaient solidairement responsables dans la mesure où, à leurs yeux, ces derniers avaient en pratique agi et conclu des actes au nom de l’entreprise.

Ils demandaient également au tribunal de décider de mesures provisoires afin d’empêcher les défendeurs de transférer leurs biens à des tiers.

12. Par un jugement en date du 27 décembre 2001, le tribunal rejeta la demande, sans en examiner le bien-fondé, au motif que la prescription de dix ans, prévue par l’article 125 du code des obligations, avait été atteinte. En effet, le tribunal décida que le délai de prescription pour l’introduction de l’action en dommages et intérêts avait commencé à courir à partir de la date de la fin des travaux, c’est-à-dire au plus tard à partir du 6 novembre 1975. Les passages pertinents de son jugement peuvent se lire comme suit :

« Dans leur requête introductive d’instance, les représentants des demandeurs soutiennent que leurs biens immobiliers, sis à Yalova, Kılıçköy, se sont effondrés lors du séisme survenu le 17 août 1999, que les proches de certains de leurs clients ont perdu la vie, que certains de leurs clients ont subis des dommages physiques et psychologiques, que l’ensemble de leurs clients ont subi de graves dépressions ; que les auteurs des dommages moraux et matériels sont les défendeurs ; que la responsabilité des défendeurs est basée sur les contrats de vente passés avec les parties défenderesses lors de l’achat des logements, sur l’existence de vices cachés dans les constructions et sur la responsabilité extracontractuelle des défendeurs ; que les défendeurs sont responsables personnellement non seulement en tant qu’associés de l’entreprise de construction, mais qu’ils avaient également agi en pratique et conclu des actes au nom de l’entreprise et aussi embauché du personnel (...).

Il est de phénomène connu que la Turquie est située dans une zone de tremblement de terre. Pour cela, des immeubles résistant au séisme doivent être construits. À cause du tremblement de terre, la conscience publique a été blessée. En raison de la douleur et de la peine ressenties ainsi que des pertes lors d’un tel évènement, l’on attend que la justice soit rendue. Et le juge, il agit dans la conscience de sa responsabilité envers la société. Ceci dit, lorsque la justice est rendue, les résultats objectifs et subjectifs de nos lois sont pris en considération. Le juge est lié par les règles juridiques. Sinon ce serait contraire à la loi.

Ainsi l’arrêt de la 2ème chambre pénale de la haute Cour de cassation no E.(2001/7015) et 2001/4778, daté du 21 mars 2001, exprime, en montrant le chemin le plus droit et clair, que « (...) considérant que, pour un ouvrage, il est nécessaire, de préparer le plan et le projet, de réaliser surtout des calculs statiques exacts, de construire cet ouvrage conformément à ce plan et à ce projet en utilisant du matériel approprié qualitativement et quantitativement, et d’inspecter la conformité de tous ces points par rapport à la législation en vigueur ; (...) que par exemple dans un ouvrage considéré comme ayant un vice caché, selon l’article 125 du code des obligations, par le renvoi au quatrième alinéa de l’article 126 du même code, il s’agit d’une responsabilité de dix ans dont le délai commence à courir à partir de la date de la fin de la construction, c’est-à-dire à la date de l’obtention du permis d’habitation de l’ouvrage ou à la date où il est supposé avoir été obtenu ; que si l’ouvrage s’effondre durant cette période la responsabilité pénale peut être engagée ; que si l’ouvrage s’effondre après l’écoulement de ce délai en raison d’un défaut la responsabilité pénale des (auteurs) ne peut plus être engagée dans la mesure où ils n’ont plus la faculté de résoudre le problème et eu égard au fait que l’on considère qu’il n’existe plus de lien de causalité ; que les points admis pour le vice caché sont également valables pour les fautes graves (...) ». Notre tribunal a accepté cette opinion.

Il est évident qu’en date du 6 novembre 1975, un permis d’habitation de l’ouvrage a été obtenu pour l’appartement des demandeurs. Le délai de prescription de dix ans est plus que dépassé. Pour l’économie de la procédure et dans la mesure où il n’y aurait pas d’impact sur le résultat, une descente sur les lieux n’a pas été ordonnée. Les oppositions infondées des représentants des demandeurs [contre cette décision] n’ont pas été accueillies favorablement.

En conclusion, même si les représentants des demandeurs ont demandé la compensation pour l’appartement et les meubles endommagés, il y a lieu de rejeter leur demande en raison de l’expiration du délai de prescription de dix ans, conformément aux articles 125, 126/4 et 363/2 du code des obligations.

DIPOSITIF :

Dit rejeter la demande en raison de l’expiration du délai de prescription de dix ans (...) »

13. Les requérants se pourvurent en cassation. Ils adressèrent leur pourvoi à la 4ème chambre civile, mais l’affaire fut examinée par la 13ème chambre civile. Par un arrêt du 25 juin 2002, cette chambre confirma le jugement rendu en première instance dans les termes suivants:

« Rejeter toutes les objections infondées d’appel et confirmer le jugement qui est conforme à la loi et à la procédure, vu les écrits dans le dossier, les preuves sur lesquelles s’appuie le jugement, les raisonnements nécessaires et conformes à la loi ; et eu égard notamment à l’absence de conduite inappropriée dans l’appréciation des preuves. »

14. Le 4 septembre 2002, des requérants dans une affaire similaire, pendante devant une autre chambre de la Cour de cassation, demandèrent à la première présidence, par l’intermédiaire de Maître Şahin Mengü, qui représentait également les requérants dans la présente affaire, de renvoyer leur affaire devant l’assemblée générale aux fins d’harmonisation de la jurisprudence. Ils exposèrent que la position des différentes chambres de la Cour de cassation au sujet du point de départ de la prescription dans les affaires de tremblements de terre n’était pas uniforme. Ils indiquaient ce qui suit : le 25 juin 2002, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation, saisie de l’affaire donnant lieu à la présente requête (voir paragraphe 13, ci‑dessus), avait appliqué l’article 125 du code des obligations et avait considéré que le délai de prescription avait commencé à courir à partir de la date de réception des travaux ; auparavant, le 11 décembre 2001, dans une affaire concernant un autre tremblement de terre, la 4ème chambre civile de la Cour de cassation avait appliqué l’article 60 du code des obligations, précisant que le délai d’un an prévu par cette disposition ne commençait à courir qu’à partir de la date de l’incident, et avait cassé le jugement du tribunal du fond qui avait décidé en sens contraire ; de même, le 12 novembre 2001, dans une affaire de responsabilité pénale concernant également le tremblement de terre survenu le 17 août 1999, la 9ème chambre pénale de la Cour de cassation, préfigurant le constat opéré par la 4ème chambre, avait établi le point de départ de la prescription à la date de l’incident.

15. Le 5 septembre 2002, les requérants demandèrent la rectification de l’arrêt du 25 juin 2002. Ils mirent l’accent sur le fait qu’il y avait un lien de causalité entre l’acte délictuel des constructeurs et le préjudice survenu. Ils firent référence à la même jurisprudence que Maître Mengü avait invoquée la veille dans l’autre affaire (voir paragraphe 14, ci-dessus). Les requérants attirèrent par ailleurs explicitement l’attention sur le fait que, dans cette autre affaire, une demande de renvoi préjudiciel à l’assemblée générale aux fins d’harmoniser la jurisprudence avait été faite. Ils demandèrent à la chambre de la Cour de cassation saisie de la demande en rectification d’attendre l’issue de la demande de renvoi préjudiciel précitée.

16. Par une décision du 17 février 2003, notifiée aux requérants le 22 mai 2004, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation rejeta la demande en rectification d’arrêt. Les passages pertinents de son arrêt peuvent se lire comme suit :

« (...)

Rejeter la demande en rectification d’arrêt dans la mesure où elle n’est conforme à aucune des raisons énumérées à l’article 440 du code de la procédure civile et eu égard aux écrits dans le dossier et aux raisonnements nécessaires adoptés dans l’arrêt de la Cour de cassation.

(...) »

17. Par une décision du 22 février 2003, la première présidence de la Cour de cassation rejeta la demande des requérants dans l’autre affaire visant à l’harmonisation de la jurisprudence. Cette décision se lit comme suit :

« Étant donné la demande de Maître Şahin Mengü en date du 4 septembre 2002, concernant l’allégation du conflit entre les arrêts de la quatrième chambre civile no 2001/8406-12825 du 11 décembre 2001, de la treizième chambre civile no 2002/5489-7700 du 25 juin 2002 et de la neuvième chambre pénale no 2001/2534-2776 du 12 novembre 2001, les avis des présidents des chambres concernées ont été recueillis.

Il a été décidé ce qui suit :

Étant donné les différences de contenu, de nature et de faits, ayant pris en considération les avis des présidences des chambres concernées, en date du 20 février 2003, il a été décidé à l’unanimité qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’harmonisation de la jurisprudence. »

C. La procédure pénale à l’encontre des constructeurs

18. Le parquet de Yalova ouvrit une procédure pénale contre A.G.A., Y.D.S., M.S. et G.S., les associés de l’entreprise de construction, pour avoir causé involontairement la mort de plus de deux cents personnes.

À différentes dates, les requérants, avec plus d’une centaine d’autres personnes, se constituèrent parties civiles à la procédure pénale ainsi déclenchée.

19. À une date non précisée, après le dessaisissement du tribunal correctionnel de Yalova, la cour d’assises de Yalova fut saisie de l’affaire.

20. Le 24 avril 2006, la cour d’assises de Yalova condamna les prévenus A.G.A., M.S. et G.S. à une peine d’emprisonnement de deux ans et à une amende judiciaire de 60 livres turques (TRY – soit environ 36 euros (EUR) à l’époque des faits) chacun. Prenant en compte la bonne conduite des prévenus devant elle, la cour d’assises ramena la peine d’emprisonnement à un an et huit mois et l’amende à 50 TRY (soit environ 30 EUR à l’époque des faits). Elle décida également de suspendre l’exécution de ces deux sanctions en raison de l’absence de casier judiciaire des prévenus, de leur âge et de leur « propension à ne pas commettre un crime » à l’avenir. En ce qui concerne Y.D.S., la cour d’assises constata que le tribunal correctionnel avait rayé l’affaire du rôle, cet accusé étant décédé au cours de la procédure.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit interne pertinent

21. L’article 125 du code des obligations, qui fait partie du chapitre « Prescription/Délais/Dix ans », dispose que le délai de prescription est de dix ans, « lorsque cette loi n’en dispose pas autrement ».

22. L’article 126 du code des obligations, qui fait partie du chapitre « Prescription/Délais/Cinq ans », énumère les cas dans lesquels le délai de prescription est de cinq ans. Il se lit comme suit dans sa partie pertinente :

« Se prescrivent par cinq ans :

(...)

4. (...) toutes les actions découlant du contrat d’entreprise, à l’exception des actions à introduire contre l’entrepreneur lorsqu’il n’a pas exécuté le contrat ou ne l’a exécuté qu’imparfaitement, par un acte intentionnel ou par une négligence grave et surtout s’il a utilisé du matériel défectueux ou s’il a réalisé un ouvrage défectueux. »

23. L’article 60 du code des obligations, qui fait partie du chapitre concernant les obligations découlant d’actes illicites, prévoit un délai de prescription d’un an à partir de la découverte de l’événement à l’origine du préjudice ou à partir de la connaissance de l’auteur de celui-ci. Les deux premiers alinéas de cet article se lisent comme suit :

« L’action en dommages-intérêts ou en paiement d’une somme d’argent à titre de réparation morale se prescrit par un an à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne qui en est l’auteur, et, dans tous les cas, par dix ans à compter du jour où le fait dommageable s’est produit.

Toutefois, si les dommages-intérêts dérivent d’un acte punissable soumis par les lois pénales à une prescription de plus longue durée, cette prescription s’applique à l’action civile. »

24. Les passages pertinents de l’article 440 de l’ancien code de la procédure civile se lisent comme suit :

« I. Une rectification d’arrêt peut être demandée à la Cour de cassation, dans les 15 jours suivant la notification, pour les raisons suivantes :

1. Dans le cas où il n’a pas été répondu aux oppositions ayant un impact sur le jugement, invoquées dans le pourvoi en cassation et dans les observations en réponse de la partie adverse, versées au dossier dans le délai imparti.

2. Dans le cas où l’arrêt de la Cour de cassation contient des paragraphes contradictoires.

3. Dans le cas de l’émergence d’une fraude ou de la fausseté des documents affectant le bien-fondé de l’arrêt de la Cour de cassation.

4. Dans le cas où les arrêts de la Cour de cassation seraient contraires aux règles de la procédure et au droit.

II. Si la Cour de cassation estime que les oppositions auxquelles il n’a pas été répondu précédemment, n’ont pas d’impact sur le jugement, elle doit indiquer, dans l’arrêt qu’elle rendra sur le recours en rectification, les motifs pour chacune des oppositions qu’elle déclare irrecevables. »

25. L’article 40 de la loi no 7269 du 25 mai 1959 sur les aides à apporter et les mesures à prendre à la suite des catastrophes naturelles affectant la vie publique, telle qu’amendée le 4 avril 1985, se lit comme suit :

« Dans le cadre de la présente loi, les biens immobiliers destinés à la construction ou sur lesquels les logements sont construits seront transférés aux titulaires de droits (affectés par une catastrophe naturelle) après que ces derniers auront signé les titres représentant leurs créances (...) ».

26. Selon l’article 15 § 2 la loi no 2797 du 4 février 1983 relative à la Cour de cassation, les assemblées plénières civiles et pénales de la Cour de cassation ont pour mission de régler définitivement, par voie d’harmonisation de la jurisprudence, les conflits qui peuvent surgir entre les arrêts respectivement des chambres civiles et des chambres pénales.

27. D’après l’article 16 § 5 de la même loi, il appartient à la grande assemblée plénière de la Cour de cassation de régler définitivement les conflits qui peuvent surgir entres les arrêts :

- de l’assemblée plénière civile,

- de l’assemblée plénière pénale,

- des assemblées plénières civiles et pénales,

- de l’assemblée plénière civile et une chambre civile,

- de l’assemblée plénière civile et une chambre pénale,

- de l’assemblée plénière pénale et une chambre pénale,

- de l’assemblée plénière pénale et une chambre civile,

- d’une chambre civile et d’une chambre pénale.

28. L’article 45 de la même loi établit les règles de procédure à suivre pour l’harmonisation de la jurisprudence de la Cour de cassation. Il se lit comme suit :

« Le premier président demande à l’assemblée concernée l’harmonisation de la jurisprudence de son propre initiative ou sur les décisions prises par les chambres ou les assemblées générales de la Cour de cassation ou en cas d’une demande écrite du procureur général près la Cour de cassation. Les demandes doivent être motivées.

En cas de demandes motivées provenant d’autres instances et personnes, il appartient à l’assemblée de la première présidence de décider de la nécessité de recourir ou non à l’harmonisation de la jurisprudence. Cette décision est définitive.

En cas de modification ou suppression des arrêts d’harmonisation de la jurisprudence, la procédure susmentionnée est suivie.

Les délibérations de l’harmonisation de jurisprudence se poursuivent selon les décisions de principe qui ont été adoptées, et un arrêt est rédigé.

Pour les questions juridiques similaires, les arrêts d’harmonisation de la jurisprudence lient les assemblées plénières, les chambres ainsi que les tribunaux.

Le plus tôt possible après que les arrêts soient rendus, les résumés indiquant clairement la nature des arrêts d’harmonisation de la jurisprudence sont notifiés au ministère de la justice.

Les assemblées d’harmonisation de la jurisprudence peuvent conclure sur la question avec une autre opinion sans être liées par les motifs et les opinions exprimés dans les décisions des chambres et assemblées générales. »

29. Les articles 14 à 16, 104/A-1 et 2 et 108/-1, 2, 3 et 29 du Règlement intérieur de la Cour de cassation contiennent également des règles de procédure à suivre en cas d’harmonisation de la jurisprudence.

30. L’article 375 alinéa 1 (i) du code de procédure civile du 12 janvier 2011 se lit comme suit :

« 1. La réouverture d’une procédure peut être demandée pour les raisons suivantes :

(...)

(i) Dans le cas où la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt constatant que la décision [définitive interne] a été rendue en violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels. »

B. La jurisprudence interne pertinente

31. La Cour note que le tribunal de grande instance de Yalova s’est basé sur un arrêt de la 2ème chambre pénale de la Cour de cassation du 21 mars 2001 (voir paragraphe 12, ci-dessus). Il échet toutefois de relever, sans y attacher toutefois une importance particulière, que cet arrêt a été annulé par les chambres pénales réunies, le 29 mai 2011, au motif que la 2ème chambre s’était livrée à un examen de certaines questions liées au fond de l’affaire, dont le point de départ du délai de prescription, alors qu’elle devait se limiter à examiner le point soulevé par le pourvoi, à savoir la question de la qualification juridique des faits mis à la charge des prévenus (acte ayant causé un danger de calamité, qui a ensuite causé la mort d’autrui (article 383 de l’ancien code pénal), ou acte ayant causé la mort d’autrui (article 455/2 de l’ancien code pénal)).

32. Dans leur demande en rectification (paragraphe 15, ci-dessus) et dans leur requête devant la Cour les requérants se sont référés à deux autres arrêts de la Cour de cassation. Ces arrêts peuvent se résumer comme suit.

1. Arrêt de la 9ème chambre pénale de la Cour de cassation du 12 novembre 2001

33. L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la 9ème chambre de la Cour de cassation du 12 novembre 2001 concerne la responsabilité pénale de deux personnes qui avaient construit un immeuble en 1988-1989, immeuble qui avait effondré lors du séisme du 17 août 1999, causant entre autres la mort de plusieurs personnes.

34. L’acte d’accusation précisa que les prévenus étaient poursuivis sur base de l’article 383 de l’ancien code pénal pour avoir exposé autrui à un danger et causé la mort d’autrui par imprudence.

35. La juridiction du fond estima que le délit prévu à l’article 383 de l’ancien code pénal était un délit de risque, et qu’un délit de risque était considéré comme ayant été commis à la date où le risque était né. En l’occurrence, selon elle, la date de la naissance du risque était celle où les prévenus avaient construit un immeuble qui n’était pas conforme au règlement en matière de séisme, aux calculs statiques et au projet de béton armé, et avaient mis cet immeuble à l’usage. D’après le permis de l’usage, cette date se situait en 1988 et 1989. Le délai de prescription étant de cinq ans, l’action publique était prescrite.

36. La 9ème chambre pénale de la Cour de cassation cassa ce jugement en considérant que pour le délit reproché aux prévenus le moment de la commission du délit était celui où le dégât et la calamité causant le danger public s’étaient produits. En l’espèce, le dégât et la calamité consistaient en l’effondrement de l’immeuble. Étant donné que la date du séisme, qui n’était pas en soi un dégât ou une calamité mais en était un facteur, et celle de l’effondrement de l’immeuble se coïncidaient, la date de la commission du délit était le 17 août 1999, date à laquelle l’immeuble s’était effondré. C’était donc à partir de cette date que le délai de prescription avait commencé à courir.

2. Arrêt de la 4ème chambre civile de la Cour de cassation du 11 décembre 2001

37. L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la 4ème chambre de la Cour de cassation du 11 décembre 2001 concerne également les suites du séisme du 17 août 1999. Une des personnes lésées avait introduit une demande en dommages et intérêts contre des personnes responsables d’une société de construction.

La juridiction du fond déclara l’action prescrite en vertu des articles 125, 126 et 363 du code des obligations, en considérant que le délai de dix ans prévu par l’article 125 du code des obligations avait commencé à courir à partir du moment où l’immeuble avait été construit.

Ce jugement fut cassé par la Cour de cassation sur base des motifs suivants :

« Dans sa requête introductive d’instance, le demandeur invoquait le décès de sa mère et la destruction d’un immeuble lors du tremblement de terre de 1999 en raison de l’existence de vices cachés dans les constructions et de l’acte illicite des constructeurs, et il demandait diverses sommes au titre de dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral.

Les défendeurs ont fait valoir la prescription, d’une part ; ils ont soutenu qu’ils n’étaient pas responsables, d’autre part.

Le tribunal du fond a constaté que le préjudice avait été causé en raison du tremblement de terre ; mais qu’un délai de plus de dix ans s’était écoulé depuis la construction de l’immeuble en question. En application des articles 125, 126 et 363 du code des obligations, le tribunal a rejeté la demande des requérants, sans en examiner le bien-fondé, au motif que la prescription de dix ans avait expiré.

D’après les preuves, le dossier contient un projet de construction de 1972. Toutefois, le dossier ne contient pas de preuve ferme quant à la date de la livraison de la construction. Cependant, il n’est pas contesté entre les parties que la construction de l’immeuble a été terminée plus de dix ans avant le tremblement de terre. La contestation porte sur la date du point de départ de la prescription. Autrement dit, la question est de savoir si le délai de prescription commence à la date où l’immeuble a été construit et livré ou à la date où le préjudice est survenu.

La prescription n’est pas une institution du droit matériel. Autrement dit, la prescription n’est pas un fait qui génère ou modifie une obligation ; elle est un outil de défense éliminant l’exigibilité d’un droit déjà né et existant. De ce point de vue, la prescription élimine non pas l’existence d’une créance mais son exigibilité. (...)

Par conséquent, pour que les délais prévus par les lois puissent commencer à courir, le droit en question doit être en état, en situation d’exigibilité. (...) Même si un droit existe, l’on ne peut pas le revendiquer si les conditions pour son exigibilité ne se sont pas réalisées.

Dans le cas d’espèce, il ne prête pas à controverse que l’immeuble qui a été construit en 1972 et s’est effondré en date du 17 août 1999 n’a pas été construit conformément au Cahier des charges des clauses techniques des édifices de construction et au Règlement relatif aux édifices à réaliser dans les zones sinistrées. Le demandeur réclame donc (l’indemnisation du) préjudice subi en raison d’un immeuble construit en 1972 mais détruit à la suite du séisme.

Selon la règle générale du droit de la responsabilité, pour qu’une personne puisse être responsable en raison de l’acte délictuel, il faut tout d’abord qu’il existe un acte contraire à la loi, qu’un préjudice soit né, qu’il y ait une faute dans la survenance du préjudice et qu’il y ait un lien de causalité entre l’acte délictuel et le préjudice.

Dans le cas concret, il est évident que les défendeurs, qui n’ont pas respecté les conditions prévues par les règlements en matière de construction, ont agi d’une manière contraire à la loi. L’existence du préjudice est aussi indiscutable. Le débat se concentre sur le point de savoir si les défendeurs sont responsables ou non pour l’avènement du préjudice et s’il existe un lien de causalité adéquat entre le préjudice et l’acte contraire au droit.

Le demandeur allègue que les défendeurs n’ont pas construit l’immeuble conformément aux règlements, que l’immeuble s’est effondré en raison de l’effet du séisme, que si l’immeuble avait été construit en conformité avec les règles prévues par les dispositions juridiques, la destruction et par conséquent le préjudice ne seraient pas survenus ; que pour ces raisons les défendeurs sont responsables. Tout d’abord, il faut examiner la question de savoir si les défendeurs sont responsables dans la survenance du préjudice. Effectivement l’ouvrage n’a pas été construit selon les conditions prévues. Cela signifie que les défendeurs ont agi d’une manière contraire à la loi ; ainsi il est établi qu’ils sont responsables.

Quant à la question de savoir s’il existe un lien de causalité adéquat entre le fait illicite et le préjudice, il faut noter que le résultat préjudiciable qui constitue l’objet du litige est survenu à la suite du séisme. Autrement dit, le préjudice, l’effet des actes des défendeurs contraires aux règlements n’a pu se réaliser qu’en raison du séisme. Dans ces conditions, la question qui doit faire l’objet de discussion est celle de savoir si le fait d’avoir agi à l’encontre des règlements a eu des effets sur le résultat dommageable. Dans le rapport d’expertise versé au dossier, il est constaté que l’immeuble n’a pas été construit conformément au règlement, mais les effets du séisme n’ont pas fait l’objet de discussion. Parce que le tribunal du fond a rejeté la demande en raison de la prescription. Dans ce contexte, en prenant en considération le fait qu’il n’y aurait pas eu de préjudice s’il n’y avait pas eu de séisme, l’on peut penser que le préjudice est seulement le résultat de l’existence du séisme. Toutefois, si le résultat apparent est comme tel, la situation réelle est que les défendeurs n’ont pas construit l’immeuble résistant au séisme. Si l’immeuble avait été construit conformément aux règlements en matière de construction et aux conditions techniques, mais avait était détruit à la suite du séisme, dans ces conditions il n’aurait pas été possible d’engager la responsabilité des défendeurs, car le lien de causalité entre le fait illicite et le préjudice aurait été coupé. S’il n’y avait jamais eu de séisme, il n’y aurait pas eu de préjudice, et par conséquent il n’y aurait pas eu d’action contre les défendeurs pour l’acte illicite qu’ils ont commis il y a tant d’années. Autrement dit, il n’y aurait pas d’engagement de la responsabilité des défendeurs pour leur acte illicite dans ce contexte en supposant que cet acte engendrerait un jour du préjudice.

En ce qui concerne la question de savoir si la demande a été introduite après le délai de prescription, le deuxième chapitre du code des obligations, intitulé « les obligations découlant d’actes illicites », comprend les articles 41 à 60 et contient les dispositions concernant les actes délictuels.

L’article 60 qui se trouve dans ce chapitre, quant à lui, a comme titre : « Prescription ». L’article en question prévoit qu’une action visant à obtenir une indemnisation par la personne lésée en raison d’un acte délictuel se prescrit après un an à partir de la date de la connaissance du dommage et de l’auteur de celui-ci, et au plus tard après dix ans à partir de l’événement à l’origine du dommage. Dans la suite de l’article, il est prévu que dans le cas où l’acte délictuel constitue un délit, ces délais sont liés aux délais prévus par la loi pénale. Toujours dans le même article, eu égard à la partie de phrase « (...) à partir de l’événement à l’origine du dommage (...) » (« (...) zararı müstelzim fiilin vukuundan itibaren (...) »), l’on comprend qu’à côté de l’acte illicite la réalisation du préjudice est également visé. Autrement dit, malgré l’existence de l’acte illicite, si le préjudice ne s’est pas réalisé, il ne serait pas question que le délai de prescription commence à courir. Dans le cas concret, l’acte illicite s’est réalisé d’abord alors que le préjudice l’a été plus tard.

En appliquant cette structure de l’article au cas concret, l’on doit arriver au résultat suivant : l’existence du préjudice est une condition préalable pour que quelqu’un puisse demander une indemnisation. En effet, dans le cas où l’indemnisation constitue la raison juridique d’une action, il faut qu’elle soit existante et que son montant soit évalué ou évaluable. Par ailleurs, et la condition la plus importante, il faut que ce préjudice puisse être exigible. Comme dans le cas d’espèce, l’acte illicite du défendeur s’est réalisé à la date de la construction de l’ouvrage. Toutefois, à cette date-là le préjudice du demandeur dont la nature et la portée font l’objet du cas d’espèce n’était pas encore né. Il va de soi que le demandeur ne puisse pas introduire une telle action tant qu’il n’y a pas un tel préjudice. Le délai de prescription ne commence pas à courir à l’encontre de quelqu’un qui n’est pas en situation d’agir.

Si l’immeuble détruit a été construit conformément aux descriptions dans le contrat de construction établi entre les défendeurs et le propriétaire de la construction, le propriétaire de la construction n’aura pas de demande sur base du contrat. Celui qui a acquis l’immeuble, construit conformément à ce qui a été décrit dans le contrat, du maître de l’ouvrage n’aura pas non plus de demande. Parce qu’une telle responsabilité découle du contrat. C’est pour cette raison que les délais prévus pour les vices cachés n’auront pas à être appliqués dans le cas d’espèce. L’un concerne l’acte délictuel tandis que l’autre concerne la responsabilité contractuelle. Donc, l’on ne saurait arriver aux mêmes conséquences juridiques lorsque les parties et les raisons de la responsabilité juridique sont différentes.

À la lumière de la réglementation juridique et des faits disponibles, même si la construction de l’immeuble était contraire au règlement, le préjudice n’étant pas encore né à l’époque mentionné, le demandeur n’aurait pas de droit à la réclamation. Faire courir le délai de prescription pour un droit, le droit à l’indemnisation en l’occurrence, à une date où ce droit n’est pas encore né rend difficile, voire impossible, son exigibilité. À l’époque de la construction, l’acte illicite du défendeur a été réalisé. Mais le préjudice n’est pas encore survenu. Comme dans le cas concret, tout acte illicite ne cause pas forcément de préjudice. Le préjudice est né suite au séisme en raison de l’acte illicite lors de la construction de l’immeuble.

Dans le cas d’espèce, le séisme, c’est-à-dire le résultat causant le préjudice, étant survenu le 17 août 1999, cette action, introduite le 11 août 2000, l’a été dans le temps imparti. Ce délai correspond au délai prévu à l’article 60 du code des obligations. Eu égard à la date de l’introduction, il n’est plus nécessaire d’examiner la question de savoir si le délai plus long de la procédure pénale doit être appliqué ou non.

À la lumière de ce qui précède, le rejet de la demande en raison de prescription n’est pas conforme à la procédure, à la loi et aux éléments concrets du dossier. Il appartient donc au tribunal de décider de l’indemnisation en prenant en considération le cas concret et le déroulement des faits pour l’évaluation du montant. Le manquement précité doit donc conduire à la cassation. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

38. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit à un procès équitable, en raison de l’absence d’un examen au fond de leur demande et de la divergence de jurisprudence entre les différentes chambres de la Cour de cassation quant au commencement du délai de prescription pour l’introduction de l’action en indemnisation. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention dont la partie pertinente en l’espèce se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

39. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

40. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que, en l’espèce, au regard de l’article 40 de la loi no 7269 sur les aides à apporter et les mesures à prendre à la suite des catastrophes naturelles affectant la vie publique, il existe une voie de recours permettant aux victimes du désastre d’obtenir la réparation des préjudices éventuellement subis, étant donné que lesdites victimes auraient droit à un prêt octroyé par le ministère des Travaux publics et du logement (Bayındırlık ve İskan Bakanlığı). En se référant aux informations fournies par la direction des travaux publics du département de Yalova, il précise que les requérants Melek Çömlekoğlu, Nejat Çömlekoğlu, Hayati Çelebi, Pınar Tamer, Osman Nuri Sünter, Seda Akbaba, Selmin Kısakürek, Fatma Füsun Hepdinç et Nilsel İlter ont déjà bénéficié de ce prêt. Le Gouvernement admet que cette liste ne correspond pas à la liste complète des requérants et que, par conséquent, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées par tous les requérants.

Le Gouvernement indique par ailleurs que les victimes peuvent intenter un recours de plein contentieux (tam yargı davası) contre les autorités administratives compétentes pour « faute de service », et ce conformément à la procédure administrative en vigueur. Il expose aussi que les requérants Nihal Esin, Mehmet Kazım Esin, Osman Nuri Sünter, Melek Çömlekoğlu, Batı Özcan, Yaşar Özcan, Nejat Çömlekoğlu, Nilsel İlter, Selmin Kısakürek, Tunç Öz, Mustafa Dovan et Hayati Çelebi ont saisi le tribunal administratif de Bursa d’un tel recours de plein contentieux. Le Gouvernement affirme que certaines de ces procédures se sont terminées par un jugement du tribunal administratif de Bursa et que les requérants concernés ont fait appel. Il ajoute que toutes les procédures en question sont encore pendantes. Il conclut que les requérants précités n’ont pas épuisé les voies de recours internes.

41. Les requérants considèrent pour leur part que l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement n’est pas fondée. Ils soutiennent d’emblée que la possibilité pour eux de bénéficier d’un prêt ne peut pas être considérée comme un remède effectif. Ils expliquent que leur demande devant le tribunal de grande instance avait pour objet le dédommagement des préjudices matériel et moral et de la perte de soutien financier causés par le tremblement de terre. Ils indiquent que celui-ci avait détruit leurs logements et qu’il avait touché également d’autres personnes avec un bilan s’élevant à plus de deux cents morts, et ils précisent que certaines des victimes avaient perdu plusieurs membres de leurs familles. Ils ajoutent que cet incident avait causé un grand traumatisme, car, d’une part, d’autres habitations situées à proximité de leurs logements avaient mieux résisté en raison de leur conformité plus grande aux normes de construction parasismique et, d’autre part, les logements construits par l’entreprise de construction pour les proches de ses propres associés étaient restés intacts. Les requérants indiquent en outre que leur demande de dédommagement moral n’était pas moins importante que leur demande de dédommagement matériel. Ils indiquent aussi que, en tout état de cause, le dédommagement matériel alloué n’a été compensé que partiellement par le prêt accordé qu’ils doivent par ailleurs rembourser.

En ce qui concerne l’engagement de la procédure administrative pour « faute de service », les requérants soutiennent que cette procédure ne constitue en aucun cas une voie alternative à celle par laquelle ils ont mis en cause la responsabilité de la société constructrice et de ses associés. Ils estiment que, en l’occurrence, même si chacun d’entre eux a subi un dommage qui lui est propre, les agissements selon eux illicites des personnes et institutions en cause et les types de responsabilité y relative sont multiples et différents.

42. Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], no 17153/11 et 29 autres requêtes, § 69, 25 mars 2014, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 220, CEDH 2014 (extraits), et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 83, 18 septembre 2015).

43. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (voir Vučković et autres, précité, § 70, Mocanu et autres c. Roumanie, précité, § 221, et Gherghina, décision précitée, § 84).

44. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir Vučković et autres, précité, § 71, Mocanu et autres c. Roumanie, précité, § 223, et Gherghina, décision précitée, § 85). Cependant, comme indiqué précédemment, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (voir Vučković et autres, précité, § 73, Mocanu et autres c. Roumanie, précité, § 223, et Gherghina, décision précitée, § 86).

45. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (voir Vučković et autres, précité, § 77, Mocanu et autres c. Roumanie, précité, § 225, et Gherghina, décision précitée, §§ 88-89).

46. En l’espèce, la Cour relève que, par leur action introduite le 4 mai 2000 devant le tribunal de grande instance de Yalova, les requérants ont cherché à mettre en cause la responsabilité de la société constructrice et de ses associés pour les éventuelles irrégularités commises au moment de la construction. S’il est vrai qu’il existe des voies de recours administratives contre des personnes publiques pour leur part de responsabilité relative aux dommages causés par l’incident, la Cour souligne que ces voies de recours n’ont pas le même objet et qu’elles ne sont pas destinées à mettre en cause la responsabilité des constructeurs. Elle note par ailleurs que la possibilité d’obtenir un prêt sur le fondement de l’article 40 de la loi no 7269 ne peut pas être assimilée à une voie de recours pour la simple raison, entre autres, qu’il s’agit d’un prêt à rembourser et non d’un dédommagement matériel ou moral.

47. Il convient par conséquent de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

48. Aussi, se conformant à sa jurisprudence, la Cour estime, eu égard à l’objet de la présente affaire et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, que les enfants de M. Nejat Çömlekoğlu possèdent un intérêt légitime à maintenir la requête au nom du défunt. Elle leur reconnaît dès lors qualité pour se substituer désormais à ce requérant. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler M. Nejat Çömlekoğlu « le requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses enfants (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999-VI, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 1, 19 février 2009).

49. Constatant par ailleurs que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour déclare la requête recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

50. Les requérants soutiennent que le rejet, pour cause de prescription, de leur demande en indemnisation des préjudices a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. De surcroît, ils soutiennent que du fait de la divergence de jurisprudence entre les différentes chambres de la Cour de cassation, quant au commencement du délai de prescription pour l’introduction d’une demande en indemnisation des préjudices occasionnés par le tremblement de terre du 17 août 1999, ils n’ont pas eu droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils allèguent que pour des raisons inconnues leur pourvoi a été examiné par la 13ème chambre de la Cour de cassation alors qu’ils avaient adressé leur pourvoi à la 4ème chambre : d’après les requérants, si leur pourvoi avait été examiné par la chambre saisie par eux, cette dernière aurait suivi sa jurisprudence en la matière et aurait décidé de faire courir le délai de prescription à compter de la date du tremblement de terre.

Par ailleurs, les requérants affirment que la cour d’assises de Yalova, dans son arrêt du 24 avril 2006 condamnant les associés de la société constructrice, a fait courir le délai de la prescription pour la responsabilité pénale à partir de la date de l’incident, ce qui militerait également en faveur de leur thèse.

51. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. En se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, il expose que le droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6 de la Convention n’est pas absolu et qu’il peut être soumis à des limitations prenant la forme d’une réglementation par l’État des délais de prescription. En ce qui concerne la présente espèce, il indique que les juridictions internes ont rejeté la demande des requérants en raison de la prescription. Il considère que l’absence d’un arrêt de principe rendu par la Cour de cassation sur la question du point de départ du délai de prescription prévu par la loi ne signifie pas que les décisions desdites juridictions sont contraires au droit interne. Le Gouvernement conclut que les requérants ont eu la possibilité d’introduire des demandes en indemnisation, à la fois devant les juridictions judiciaires et devant les juridictions administratives. Ils ont donc pu faire valoir les droits qu’ils revendiquent sur base du droit interne.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

52. La Cour se réfère à son arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, 20 octobre 2011), dans lequel elle a rappelé les principes applicables aux affaires portant sur des divergences de jurisprudence (ibidem, §§ 49-58 et 61). Ces principes peuvent se résumer comme suit :

a) La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes : c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Saez Maeso c. Espagne, no 77837/01, § 22, 9 novembre 2004). Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Kouchoglou c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007) et, excepté lorsque l’appréciation par les autorités est révélatrice d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation faite de la législation interne par ces juridictions (voir, par exemple, Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 118, 24 juin 2008).

b) En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 103, série A no 22, Gregório de Andrade c. Portugal, no 41537/02, § 36, 14 novembre 2006, et Ādamsons, précité, § 118).

c) Les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être considéré comme contraire à la Convention (Santos Pinto c. Portugal, no 39005/04, § 41, 20 mai 2008, et Tudor Tudor c. Roumanie, no 21911/03, § 29, 24 mars 2009).

d) Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable, consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, consistent à déterminer s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (voir, entre autres, Iordan Iordanov et autres c. Bulgarie, no 23530/02, §§ 49-50, 2 juillet 2009, et voir aussi, Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, §§ 34‑40, CEDH 2007–V (extraits), Ştefan et Ştef c. Roumanie, nos 24428/03 et 26977/03, §§ 33-36, 27 janvier 2009, Schwarzkopf et Taussik c. République tchèque (déc.), no 42162/02, 2 décembre 2008, Tudor Tudor, précité, § 31, et Ştefănică et autres c. Roumanie, no 38155/02, § 36, 2 novembre 2010).

e) L’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit (voir, parmi d’autres, Beian (no 1), précité, § 39, Iordan Iordanov et autres, précité, § 47, et Ştefănică et autres, précité, § 31).

f) Le principe de la sécurité juridique tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de décisions de justice divergentes risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit (Păduraru c. Roumanie, no 63252/00, § 98, CEDH 2005-XII (extraits), Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06, 44700/06, 44722/06, 44725/06, 49388/06, 50034/06, 694/07, 757/07, 758/07, 3326/07, 3330/07, 5062/07, 8130/07, 9143/07, 9262/07, 9986/07, 11197/07, 11711/07, 13995/07, 14022/07, 20378/07, 20379/07, 20380/07, 20515/07, 23971/07, 50608/07, 50617/07, 4022/08, 4021/08, 29758/07 et 45249/07, § 56, 1er décembre 2009, Ştefan et Ştef, précité, §33, et Ştefănică et autres, précité, § 38).

g) Cependant, les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante (Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008). En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration (Atanasovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).

h) Enfin, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause (voir, en ce sens, Uçar c. Turquie (déc.), no 12960/05, 29 septembre 2009).

b) Application à la présente espèce

53. La Cour note qu’en déclarant irrecevable l’action des requérants au motif qu’elle était prescrite, les juridictions turques semblent avoir restreint le droit d’accès des requérants à un tribunal. Elle estime toutefois qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant la question de savoir si cette limitation du droit d’accès à un tribunal constitue en soi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle estime qu’il s’impose avant tout d’examiner le grief tiré de l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la Cour de cassation.

54. À cet égard, la Cour observe d’emblée que la présente affaire se différencie de l’affaire Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, en ce qu’elle porte non pas sur des disparités alléguées de jurisprudence entre les arrêts émanant de deux instances juridictionnelles suprêmes n’entretenant pas de rapports hiérarchiques, distinctes et autonomes (ibidem, § 59), mais sur des divergences existant dans la jurisprudence de la seule Cour de cassation. À l’instar notamment de l’affaire Beian (no 1) (précitée, § 38), c’est donc la plus haute juridiction dans l’un des ordres de juridiction qui est à l’origine de la divergence jurisprudentielle dénoncée par les requérants.

55. Si les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial (voir paragraphe 52 c), ci-dessus), la Cour souligne cependant que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). Par conséquent, si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient elle-même source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans le système judiciaire (Beian (no 1), précité, § 39).

56. Pour bien comprendre la portée de la divergence de jurisprudence dont se plaignent les requérants, il est nécessaire de rappeler les dispositions légales qui font l’objet des interprétations en cause. Il s’agit des articles 60 et 125 du code des obligations, qui règlent la prescription des actions en dommages et intérêts en droit civil.

L’article 125 contient la règle générale. Selon cette disposition, toutes les actions se prescrivent par dix ans, lorsque la loi n’en dispose pas autrement. D’après l’interprétation adoptée par le tribunal de grande instance de Yalova (paragraphe 12, ci-dessus), confirmée par la 13ème chambre de la Cour de cassation (paragraphe 13, ci-dessus), cette disposition s’applique notamment aux actions en réparation du dommage résultant de vices cachés.

L’article 60 alinéa 1er fixe le délai de prescription à un an à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne qui en est l’auteur lorsqu’il s’agit d’une responsabilité pour des actes illicites, c’est-à-dire contrevenant aux lois ou aux règlements. Toutefois, l’action doit être introduite au plus tard dix ans après l’évènement à l’origine du dommage, ce délai étant un délai absolu.

Selon l’article 60 alinéa 2, si l’acte illicite à l’origine des dommages-intérêts est punissable selon les lois pénales et à cet égard soumises à une prescription de plus longue durée, les règles concernant la prescription pénale s’appliquent.

57. La Cour observe que les différentes chambres de la Cour de cassation ont adopté des positions divergentes dans leur interprétation des règles de prescription, et ce alors que les faits qui leur étaient soumis étaient quasi identiques ou similaires. La question soulevée par la présente requête est celle de savoir si ces divergences de jurisprudence ont porté atteinte au droit des requérants à un procès équitable en enfreignant le principe de la sécurité juridique et l’équité de la procédure.

58. Quant à l’interprétation et l’application des dispositions légales précitées, plus particulièrement en ce qui concerne le point de départ des délais de prescription respectifs, la Cour note que les requérants se sont référés, tant dans leur demande en rectification devant la Cour de cassation que dans leur requête devant la Cour, aux éléments suivants :

- la 9ème chambre pénale avait estimé que le moment de la commission du délit, dans une affaire concernant la responsabilité pénale de constructeurs d’immeubles effondrés lors du tremblement de terre de 1999, n’était pas le moment auquel l’immeuble avait été construit, mais le moment auquel l’immeuble s’était effondré ;

- la 4ème chambre civile avait appliqué aux demandes résultant du tremblement de terre de 1999 l’article 60 du code des obligations, et avait considéré que le délai de dix ans (alinéa 2) ne pouvait pas commencer à courir avant la survenance du préjudice, c’est-à-dire avant le tremblement de terre ;

- dans l’affaire des requérants, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation s’est ralliée, sans motivation substantielle, au jugement du tribunal de Yalova qui avait appliqué l’article 125 du code des obligations et qui avait considéré que le délai de dix ans avait commencé à courir à la date où le permis d’habitation de l’immeuble avait été obtenu.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater qu’il existait une divergence de jurisprudence entre les différentes chambres. Alors que la 4ème chambre civile, suivant l’exemple de la 9ème chambre pénale, prenait la date du tremblement de terre comme le point de départ du délai de prescription, la 13ème chambre civile situait le point de départ à une date beaucoup plus avancée. Le résultat était que selon la 4ème chambre civile une action en dommages et intérêts était encore possible, alors que pour la 13ème chambre le délai pour introduire une action s’était déjà expiré au moment où le tremblement de terre avait eu lieu, et donc au moment où les dommages surgissaient.

60. Ces interprétations divergentes quant au point de départ pour le calcul du délai de prescription d’une action en responsabilité civile contre les constructeurs ont créé une situation d’incertitude jurisprudentielle de nature à porter atteinte au principe de la sécurité juridique. Cette incertitude a en l’espèce joué contre les requérants.

61. Le système turc prévoyait un mécanisme permettant d’éliminer la contradiction entre les différentes chambres de la Cour de cassation. En effet, la loi no 2797 relative à la Cour de cassation et le Règlement intérieur de la Cour de cassation offraient la possibilité à l’assemblée plénière, en réponse notamment à une demande de renvoi préjudiciel émanant d’une partie dans une affaire pendante devant une des chambres de la Cour, d’harmoniser la jurisprudence (paragraphes 26-28, ci-dessus). Cependant, la mise en œuvre de la procédure devant l’assemblée plénière dépendait dans un tel cas d’une décision de la première présidence de la Cour de cassation.

62. Dans leur demande en rectification, les requérants ont indiqué à la 13ème chambre que l’arrêt à rectifier n’était pas compatible avec des arrêts rendus antérieurement par d’autres chambres de la Cour de cassation. En outre, ils se sont explicitement référés à une demande en harmonisation de la jurisprudence déposée la veille par des requérants dans une autre affaire similaire, devant une autre chambre, et ils ont demandé à la 13ème chambre de surseoir à statuer sur leur demande jusqu’à ce qu’une décision soit prise relative à la demande en harmonisation de la jurisprudence dans cette autre affaire.

63. La Cour note l’enjeu pour les requérants, qui avaient souffert des dommages matériels et moraux considérables et en avaient demandé la réparation. Alors qu’ils pouvaient s’attendre à entendre casser le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Yalova, au vu de la jurisprudence existante à l’époque de certaines chambres de la Cour de cassation, leur pourvoi fut rejeté sur base d’une autre interprétation de la loi que celle adoptée par ces autres chambres.

64. Alors que la 13ème chambre avait par la suite l’occasion de revoir sa jurisprudence, elle rejeta la demande en rectification de son arrêt sans motivation substantielle (paragraphe 16, ci-dessus), et en tout cas sans prêter une attention explicite à la divergence entre sa jurisprudence et celle d’autres chambres, alors que son attention y avait été explicitement attirée. Quelques jours plus tard, la première présidence rejeta la demande en harmonisation de la jurisprudence émanant des requérants dans l’autre affaire, se référant en particulier aux différences de contenu, de nature et de faits entre les arrêts divergents (paragraphe 17, ci-dessus).

65. La Cour n’a pas à se prononcer sur l’opportunité de ne pas renvoyer l’autre affaire à l’assemblée plénière, ni sur l’opportunité de décider sur la demande des présents requérants en rectification d’arrêt sans attendre, ou du moins sans formellement attendre, l’issue de l’examen de la demande précitée de renvoi à l’assemblée plénière. Il lui suffit de constater que le mécanisme pour harmoniser la jurisprudence au sein de la Cour de cassation n’a pas été mis en œuvre, et qu’il n’a donc pas pu apporter une solution au problème de divergence de jurisprudence dont les requérants se plaignaient.

66. Les contradictions manifestes dans la jurisprudence de la Cour de cassation et la défaillance du mécanisme conçu pour assurer l’harmonisation de la pratique au sein de cette haute juridiction, ont eu pour effet que l’action en responsabilité dirigée par les requérants contre les constructeurs fut déclarée irrecevable, alors que d’autres personnes dans une situation similaire ont pu obtenir un examen au fond de leur demande. La Cour en conclut que, dans les circonstances particulières de l’affaire, la cause des requérants n’a pas fait l’objet d’un procès équitable devant la Cour de cassation.

67. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

69. Les requérants réclament chacun 100 000 euros (EUR), soit un total de 2 000 000 EUR, au titre des préjudices matériel et moral qu’ils disent avoir subis.

70. Le Gouvernement conteste ces prétentions et prie la Cour de les rejeter. Il soutient que les requérants n’ont pas détaillé leur demande et n’ont fourni aucun élément de preuve.

71. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel les actions des requérants en dommages et intérêts auraient abouti si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu de leur accorder une indemnité à ce titre (voir, mutatis mutandis, Lupaş et autres c. Roumanie, nos 1434/02, 35370/02 et 1385/03, § 101, CEDH 2006‑XV (extraits), et L’Érablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 48, CEDH 2009 (extraits)).

72. La Cour relève que l’article 375, alinéa 1 (i) du nouveau code de procédure civile (paragraphe 30, ci-dessus) énumère, parmi les motifs de réouverture d’une procédure, un arrêt définitif de la Cour constatant une violation de la Convention. Dans ces circonstances, la Cour considère que le redressement le plus approprié de la violation de la Convention constatée en l’espèce serait de rouvrir la procédure (Tanay c. Turquie, no 18753/04, § 41, 9 décembre 2008, et T.Ç. et H.Ç. c. Turquie, no 34805/06, § 95, 26 juillet 2011 ; voir, mutatis mutandis, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 47, 17 juillet 2007).

73. Pour les principes généraux en matière du dommage moral pour les affaires de l’article 6 (notamment en ce qui concerne les affaires de la durée et de la non-exécution) dont les procédures sont engagées par un groupe de personnes œuvrant de concert qui ont invoqué les mêmes motifs de fait et de droit et poursuivi les mêmes buts, la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Arvanitaki-Roboti et autres c. Grèce [GC], no 27278/03, §§ 26-27, 15 février 2008, et Kakamoukas et autres c. Grèce [GC], no 38311/02, §§ 39‑44, 15 février 2008), jurisprudence qui peut également être appliquée au cas d’espèce.

74. En l’occurrence, compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer 4 500 EUR conjointement aux héritiers de M. Nejat Çömlekoğlu (Melek Çömlekoğlu, Hatice Ferda Çömlekoğlu et Fatih M. Çömlekoğlu ) et 4 500 EUR à chacun des dix-neuf autres requérants au titre du préjudice moral (soit un total de 90 000 EUR).

B. Frais et dépens

75. Les requérants n’ont pas demandé le remboursement de frais et dépens exposés par eux devant les juridictions internes ou devant la Cour.

76. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

77. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit ;

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) conjointement aux héritiers de M. Nejat Çömlekoğlu (Melek Çömlekoğlu, Hatice Ferda Çömlekoğlu et Fatih M. Çömlekoğlu) et 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) à chacun des dix-neuf autres requérants au titre du préjudice moral (soit un total de 90 000 EUR (quatre-vingt-dix mille euros)), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-160415
Date de la décision : 09/02/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : ÇELEBİ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : INAL S.E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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