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02/02/2016 | CEDH | N°001-160731

CEDH | CEDH, AFFAIRE MUHACIR ÇİÇEK ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-160731


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUHACIR ÇİÇEK ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 41465/09)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2016

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Muhacır Çiçek et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Val

eriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cham...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUHACIR ÇİÇEK ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 41465/09)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2016

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Muhacır Çiçek et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41465/09) dirigée contre la République de Turquie et dont neuf ressortissants de cet État – dont les noms figurent sur la liste en annexe – (« les requérants ») ont saisi la Cour le 23 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me M. Timur, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier que le décès de leur proche parent, M. Reşat Çiçek, survenu au cours d’une opération militaire, s’analyse en un manquement à l’obligation de protéger la vie qui incomberait à l’État en vertu de l’article 2 de la Convention. Ils reprochent également aux autorités de ne pas avoir mené d’enquête effective sur ce décès. Sur la base des mêmes faits, ils soutiennent aussi qu’il y a eu violation des articles 3, 6, 13 et 14 de la Convention.

4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont des ressortissants turcs résidant à Hakkari.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. Le 3 septembre 2008, vers 22 h 15, M. Reşat Çiçek, fils et frère des requérants, fut tué lors d’une opération militaire lancée par l’unité des opérations spéciales de la gendarmerie de Yüksekova.

8. Une enquête pénale fut ouverte dès le lendemain matin, le 4 septembre 2008. Le même jour, à 10 heures, le procureur de Yüksekova et les membres de l’unité de la gendarmerie exerçant les fonctions de police judiciaire se déplacèrent sur le lieu de l’incident.

9. Selon les rapports établis le 4 septembre 2008 par les gendarmes de l’unité de police judiciaire, les commandos de la gendarmerie, avertis qu’un petit nombre de militants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation armée illégale – le « PKK »), dont un dénommé Diyar, allaient commettre un attentat, s’étaient postés en embuscade le long de la route reliant le village de Suüstü au village de Büyükçiftlik. Toujours selon les rapports, deux gendarmes, positionnés après le premier pont passé le village de Suüstü, avaient aperçu, dans la lumière des phares d’une voiture qui serait passée sur la route, les silhouettes de trois personnes franchissant le pont à pied et s’apprêtant à passer sous celui-ci. Les deux gendarmes les auraient sommées de s’arrêter en leur criant : « Halte ! Gendarmerie ! » Les inconnus auraient alors ouvert le feu en direction des gendarmes et ceux-ci auraient riposté. Une des trois personnes serait décédée sur place et les deux autres se seraient enfuies en courant par le ruisseau.

10. L’équipe qui avait été mise en place sur le lieu de l’incident était composée de treize gendarmes, dont trois sous-officiers (un major, un adjudant-chef et un adjudant) et dix brigadiers-chefs (ou « sergents experts », uzman çavus), et d’un officier (commandant d’escadron), tous des militaires professionnels.

11. Selon le procès-verbal de l’examen technique du lieu de l’incident et des croquis effectués le 4 septembre 2008 sous l’autorité du procureur par un gendarme, adjudant-chef de la section de police judiciaire, le corps du défunt se trouvait à huit mètres de la route et à dix-sept mètres du pont, sur un terrain avec quelques saules. Autour du corps et entre le corps et la route dix douilles de 7,62 mm appartenant à des fusils d’assaut de type kalachnikov auraient été recueillies. À une dizaine de mètres du corps toujours dans la même direction par rapport au pont, vingt et une douilles de calibre 5,56 mm fabriquées par l’usine d’armement de l’État (MKE) auraient été retrouvées près d’un arbre. Sur le défunt, on aurait recueilli deux cartouches de calibre 7,62 mm non utilisées appartenant à des fusils d’assaut de type kalachnikov, un paquet de cigarettes, un téléphone mobile, un couteau de poche et une carte d’identité au nom de Reşat Çiçek. Toujours selon le procès-verbal, les fusils utilisés par les gendarmes lors de l’incident étaient un M16 appartenant à Z.S., l’adjudant-chef, et un HK 33 appartenant à M.A.A., l’un des brigadiers-chefs.

12. Le 4 septembre 2008, sur autorisation du juge d’instance pénal de Yüksekova, l’unité de police judiciaire de la gendarmerie établit que Reşat Çiçek avait, dans la journée du 3 septembre 2008, passé plusieurs appels à chacun des correspondants « Di », « Diyar2 » et « Iskender ».

13. Entre-temps, toujours le 4 septembre 2008, à 12 h 10, un médecin de l’hôpital de Yüksekova effectua en présence du procureur un examen externe détaillé du corps du défunt. Il observa la présence de multiples orifices d’entrée et de sortie de balles sur la tête, le cou, la poitrine et l’abdomen.

14. Le 4 septembre 2008 encore, à 15 h 45, une autopsie classique fut pratiquée par l’institut médicolégal de Hakkari. Elle permit de conclure que Reşat Ciçek avait été touché par cinq balles de fusil d’assaut à la tête, à la poitrine et à l’abdomen, et que les projectiles avaient atteint séparément des organes vitaux : le cerveau, le cœur, les poumons et le foie. L’autopsie révélait aussi la présence de trois blessures par des balles de gros calibre ou des éclats d’explosif, dont cinq auraient eu des impacts distincts et immédiatement mortels. Enfin, toutes les balles auraient été tirées de loin, c’est-à-dire à plus de 75 cm de distance pour des fusils à canon long.

15. Le 11 septembre 2008, le parquet de Yüksekova recueillit les dépositions des treize membres de la gendarmerie ayant participé à l’opération du 3 septembre 2008.

16. Le 11 septembre 2008, le commandant d’escadron, M.B., fut entendu par le parquet. Dans sa déposition, il indiquait que, le jour de l’incident, il avait reçu l’ordre de son commandant de brigade (le général-brigadier) de prendre position entre le village de Suüstü et celui de Büyükçiftlik avec trois équipes en raison d’une information selon laquelle un petit nombre de terroristes du PKK devaient se retrouver près du ruisseau Akocak. Il précisait qu’il était parti vers 18 h 30 avec trois équipes pour l’endroit mentionné, que sept équipes au total participaient à cette opération, qu’il avait placé l’équipe no 7, composée de treize personnes, à l’endroit où l’incident en cause s’était déroulé par la suite, qu’il avait placé deux autres équipes dans d’autres endroits de passage potentiels des militants du PKK et qu’il était resté avec l’équipe no 7. Il indiquait que, vers 19 h 45, ils avaient entendu, venant du premier emplacement, des gendarmes lancer à voix forte : « Halte ! Couche-toi au sol ! Gendarmerie !» Toujours selon M.B., des coups de feu avaient alors été tirés sur les gendarmes et une des balles avait ricoché, le manquant lui-même de peu. Les gendarmes auraient riposté. L’affrontement n’aurait pas duré plus de dix secondes. M.B. précisait qu’il se trouvait à 100 mètres du lieu exact de l’accrochage et qu’il avait demandé par talkie-walkie aux soldats de l’emplacement no 1 ce qui s’était passé. L’un des soldats aurait répondu qu’il avait vu trois terroristes, qu’après la sommation des gendarmes les terroristes avaient ouvert le feu sur eux et qu’ils avaient immédiatement riposté. Le soldat lui aurait également dit que l’un des terroristes était tombé sous les balles devant eux et que les deux autres, probablement touchés, s’étaient enfuis en suivant le ruisseau. M.B. déclarait en outre que le soldat lui avait demandé l’autorisation de tirer sur les fuyards et qu’il la lui avait accordée. Quelques minutes plus tard, il se serait rendu avec les autres gendarmes à l’endroit de l’accrochage et il aurait vu par terre le corps d’un des terroristes. Il aurait immédiatement informé de la situation le centre de l’opération de la brigade et l’officier de liaison au commandement de la brigade lui aurait donné l’ordre de placer les soldats à des points stratégiques afin d’empêcher la fuite des autres terroristes. M.B. aurait ordonné aux gendarmes de se positionner comme indiqué par l’officier de liaison. Tout le monde serait resté sur place toute la nuit. Au lever du jour, les troupes auraient mené des recherches dans la zone afin de vérifier si l’un des deux terroristes en fuite avait succombé à ses blessures. Les recherches n’auraient pas abouti et les gendarmes auraient pris les précautions d’usage afin de préserver l’intégrité de la scène de l’incident en attendant l’arrivée du procureur.

17. Dans les dépositions qu’ils avaient faites devant le parquet le 11 septembre 2008 – séparément mais, en majeure partie, dans les mêmes termes – le sous-officier Z.S. et le brigadier-chef M.A.A., deux gendarmes qui avaient occupé la position no 1 et qui avaient ouvert le feu lors de l’incident, déclaraient que, le 3 septembre 2008, vers 18 h 30, leur équipe no 7 avait reçu l’ordre de se préparer pour une opération et qu’ils avaient quitté la caserne au coucher du soleil. Ils indiquaient que leur commandant les avait placés sur le côté gauche de la route, sous un arbre, et qu’ils étaient les plus proches du pont. Deux autres équipes auraient été placées ailleurs. Au bout d’une heure, les phares d’un véhicule franchissant le pont en direction de Büyükçiftlik auraient éclairé fugitivement une silhouette d’homme. Tout de suite après le passage du véhicule, trois personnes auraient franchi le pont et seraient descendues de la route. Z.A. et M.A.A. disaient avoir crié : « Gendarmerie ! Couchez-vous au sol ! » Ces personnes auraient répondu par des tirs en rafales vers les gendarmes tout en s’enfuyant dans le ruisseau qui passait sous le pont. Z.A. et M.A.A. auraient riposté et touché l’une des trois personnes et, probablement d’après eux, touché aussi l’une de celles qui s’enfuyaient par le ruisseau. Ils auraient ensuite informé le commandant de l’escadron, M.B., qui serait alors arrivé sur les lieux. Les gendarmes seraient restés sur place jusqu’à l’aube. Le terroriste qu’ils pensaient avoir blessé n’aurait pas été retrouvé.

18. Toujours le 11 septembre 2008, les onze autres gendarmes ayant fait partie de l’équipe no 7 déposèrent eux aussi devant le parquet, quasiment dans les mêmes termes. Ils indiquaient de plus que le commandant M.B. se trouvait dans l’équipe no 7 et que, une heure après leur arrivée, ils avaient entendu des soldats lancer à voix forte : « Halte ! Gendarmerie ! Couche-toi ! » Ils ajoutaient également que quelques gendarmes se trouvant près du commandant de l’escadron (y inclus le brigadier-chef chargé de la protection rapprochée du commandant) avaient rejoint quelques minutes après l’accrochage l’endroit où se trouvait le corps de la personne tuée, selon eux, par les tirs des gendarmes.

19. Dans sa déposition faite devant le parquet le 12 septembre 2008, un ex-militant du PKK, M.A., décrivait ses activités au sein de cette organisation et fournissait des renseignements sur plusieurs actions terroristes que des militants de sa connaissance auraient menées. Il indiquait notamment que les deux commandants régionaux du PKK, R.Z. et M.R., après avoir renoncé à une attaque planifiée contre le maire de Büyükçiftlik parce que celui-ci en aurait été informé, avaient chargé les militants Diyar et Alisir de tuer un habitant du village de Suüstü, T.O. Il ajoutait que Diyar et Alisir, accompagnés de Reşat Çiçek, qui aurait collaboré avec le PKK, s’étaient rendus chez T.O., mais que leur plan avait échoué car T.O., averti de la chose, se serait enfermé chez lui sous la protection de sa famille. Il relatait en outre que, à leur retour, Diyar, Alisir et Reşat Çicek avaient été piégés par les gendarmes, que Reşat Çiçek avait été tué, et que Diyar et Alisir avaient réussi à s’échapper, blessés respectivement seulement à la jambe et au dos car la plupart des balles auraient percuté les chargeurs et d’autres objets métalliques qu’ils portaient sur eux. Il assurait avoir vu Diyar et Alisir dans la montagne attendre l’arrivée des mules pour leur transfert dans un camp éloigné du PKK.

20. Le 2 décembre 2008, les requérants portèrent plainte contre les gendarmes ayant participé à l’opération. Ils leur reprochaient d’avoir tué Reşat Çiçek d’une façon arbitraire. Ils contestaient la version des faits donnée par les gendarmes dans leurs dépositions, sans toutefois en développer une autre.

21. Le 13 février 2009, le procureur de la République de Yüksekova rendit une ordonnance de non-lieu au motif que les forces de l’ordre avaient agi en état de légitime défense, conformément à l’article 25 du code pénal. Il indiquait ce qui suit : le jour de l’incident, les gendarmes, informés d’un déplacement de certains membres du PKK, avaient lancé une opération militaire à proximité du village de Büyükçiftlik ; le sergent spécialiste M.A.A. et l’officier Z.S. avaient aperçu trois militants du PKK et les avaient sommés de ne plus bouger ; les militants avaient ouvert le feu sur les deux gendarmes, lesquels avaient riposté pour se défendre ; l’un des assaillants, Reşat Çiçek, touché par balles, était mort sur place et les deux autres militants avaient réussi à s’échapper.

22. Le 3 mars 2009, les requérants formèrent opposition contre ce non-lieu. Ils soutenaient que Reşat Çiçek était berger et que le dossier ne contenait aucune preuve qu’il eût apporté aide et assistance au PKK et participé à une opération de cette organisation la nuit de l’incident. Ils alléguaient que l’enquête pénale n’avait pas suffisamment éclairci la question d’une planification par des militants du PKK de l’assassinat de T.O. ni celle de la prétendue fuite de deux militants du PKK, ceux qui auraient accompagné Reşat Çiçek.

23. Par une décision du 31 mars 2009, le président de la cour d’assises de Van rejeta l’opposition des requérants au motif que l’enquête menée par le parquet était satisfaisante et ses conclusions fondées, et que le dossier ne contenait aucune preuve ni aucun indice nécessitant l’ouverture d’une action pénale.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

24. L’article 448 du code pénal sanctionne l’homicide volontaire par une peine de vingt-quatre à trente ans de réclusion. L’article 452 de ce code énonce que, en cas de décès survenu à la suite de coups et blessures infligés sans intention de donner la mort, l’auteur est passible d’au moins huit années de réclusion.

En revanche, selon l’article 25 du code pénal, quiconque se trouvant placé dans l’obligation de repousser une attaque illégitime dirigée contre lui ou contre d’autres personnes agit d’une façon proportionnée à l’attaque ne sera pas puni pour son acte.

25. Quant au pouvoir des forces de l’ordre de faire usage d’armes à feu, l’article 7 § 1 a) de la loi no 2803 du 12 mars 1983 sur l’organisation, la compétence et les attributions de la gendarmerie donne pour mission aux gendarmes de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de la contrebande et de la commission d’autres délits. Dans ce contexte, l’article 11 de ladite loi habilite les gendarmes à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leurs fonctions, selon les cas prévus par le droit interne à cette fin.

L’article 40 du règlement d’application de la loi no 2803 susmentionnée énonce que recourir à une arme à feu ne signifie pas forcément faire feu et que le tir doit être l’ultime recours. Il précise que la priorité doit être donnée à l’usage des moyens de défense non létaux, propres à contenir et contrôler l’individu dangereux et que, lorsque ces moyens se révèlent inefficaces, il faut avancer vers l’individu en présentant l’arme à des fins dissuasives. Il préconise d’utiliser la crosse en cas d’échec et, si le but n’est toujours pas atteint, les parties « davantage contondantes ou coupantes » de l’arme, et enfin, en dernier recours seulement, de faire feu.

En tout état de cause, toujours selon le même article, le recours à une arme à feu implique trois phases consécutives : d’abord, l’agent des forces de l’ordre tire trois coups de sommation en l’air, puis il vise les pieds de l’individu en cas de refus d’obtempérer ; le feu à volonté n’est autorisé que s’il n’y a aucun autre moyen de contrôler la situation.

Cependant, l’article 40 n’exclut pas de pouvoir déroger à cette règle en fonction des particularités de chaque situation. Il admet qu’il peut y avoir des cas justifiant que l’on ouvre directement le feu sur l’individu ; il précise qu’il est alors impératif de dresser un procès-verbal expliquant clairement les raisons ayant nécessité un tel geste.

26. Par ailleurs, la partie pertinente en l’espèce de l’article 16 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police, tel qu’il a été modifié par la loi no 5681 publiée au Journal officiel le 14 juin 2007, se lit comme suit :

« La police

(...)

c) peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter une personne faisant l’objet d’un mandat de détention ou d’arrestation (...) ou un suspect en flagrant délit, dans la mesure nécessaire à cet effet.

Avant de faire usage d’armes à feu, la police (...) doit d’abord dire « halte ! » (...) Si la personne continue à fuir, la police peut tirer un coup de sommation. Si, nonobstant ces avertissements, la personne continue à fuir et si aucun autre moyen de l’arrêter n’est envisageable, la police peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter la personne, dans la mesure nécessaire à cet effet (...) »

27. Pour les principes internationaux concernant l’utilisation des armes à feu par les forces de l’ordre, voir les arrêts Ülüfer c. Turquie (no 23038/07, § 41, 5 juin 2012), et Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 47-48, 12 mars 2013).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

28. Les requérants soutiennent que l’homicide de leur proche a emporté violation de l’article 2 de la Convention. Sur le terrain du même article, ils reprochent aussi aux autorités judiciaires d’avoir refusé de poursuivre les responsables du décès de leur proche.

Ils allèguent en outre que celui-ci était blessé et qu’il n’a pas été conduit rapidement à l’hôpital. La négligence qu’ils dénoncent s’analyse, selon eux, en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

Invoquant ensuite l’article 6 de la Convention, ils soutiennent que le tribunal n’a pas entendu leur cause dans un délai raisonnable et qu’il n’était pas impartial.

Ils se plaignent de plus d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans la mesure où le décès de leur proche les aurait placés dans une situation financière difficile.

Invoquant l’article 13 de la Convention, ils ajoutent qu’ils n’ont pas disposé d’un recours effectif en droit interne pour faire valoir leurs doléances relatives aux articles susmentionnés de la Convention.

Invoquant de surcroît l’article 14 combiné avec l’article 2 de la Convention, ils soutiennent que le refus que leur auraient opposé les autorités judiciaires de poursuivre les responsables du décès de leur proche a constitué une discrimination fondée sur l’origine kurde de celui-ci.

En se fondant sur les mêmes faits, ils dénoncent enfin une violation de l’article 17 de la Convention.

29. Soutenant que les requérants n’ont pas saisi les tribunaux d’un recours en dommages-intérêts, le Gouvernement excipe du non‑épuisement des voies de recours internes.

30. Les requérants indiquent qu’ils ont introduit un recours en dommages-intérêts devant les tribunaux administratifs et que la procédure est toujours pendante. Ils estiment que ce dernier litige est distinct de la procédure pénale dont ils mettent l’effectivité en cause dans la présente affaire.

31. La Cour observe que les requérants, parties à la procédure pénale, ont formé opposition contre l’ordonnance de non-lieu rendue par le parquet. Ce faisant, les intéressés ont emprunté une voie qui, en l’espèce, était adéquate et suffisante aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Aussi n’avaient-ils pas à épuiser de surcroît les voies d’indemnisation évoquées par le Gouvernement, et ce pour les raisons que la Cour a maintes fois réitérées (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 47, 17 juin 2008, Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 25, 2 mars 2010, et Mehmet Köse c. Turquie, no 10449/06, § 53, 1er avril 2014 ).

Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

32. Par ailleurs, la Cour observe que les griefs tirés des articles 6, 13 et 17 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne sont, en réalité, que différents aspects de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle estime en l’espèce que ces griefs doivent être examinés uniquement sous l’angle de cette dernière disposition (voir, par exemple, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

33. Constatant que les griefs tirés des articles 2, 3 et 14 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

34. Les requérants dénoncent l’homicide de leur proche par les forces de l’ordre. Ils reprochent également aux autorités de ne pas avoir mené d’enquête effective sur son décès. La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 2 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...).

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

35. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il soutient que Reşat Çiçek faisait partie d’un groupe de militants armés du PKK qui auraient répondu à la sommation des gendarmes en ouvrant le feu et que ceux-ci ont tiré sur lui en situation de légitime défense.

A. Sur la question de savoir si le recours à la force meurtrière était « absolument nécessaire »

1. Thèses des parties

36. Les requérants soutiennent que leur proche était un simple berger et qu’il n’avait jamais aidé les militants du PKK. Sans présenter une version des faits différente de celle découlant de l’enquête menée au plan interne, ils affirment que, dans des cas similaires, les forces de l’ordre avaient maquillé des exécutions sommaires. Ils soutiennent aussi que l’État n’a pas pris les mesures qui s’imposaient pour protéger le droit à la vie des habitants de la zone de l’incident, qui courent selon eux de grands risques liés à la lutte qui opposerait les forces de sécurité et le PKK.

37. Le Gouvernement indique qu’il ressort du dossier d’enquête que les gendarmes ont sommé les militants armés du PKK de ne plus bouger, mais que ceux-ci ont ouvert le feu sur eux. Il ajoute que les gendarmes ont riposté en situation de légitime défense, dans le respect selon lui de la législation nationale et des textes internationaux relatifs à l’usage des armes mortelles par les forces de l’ordre. Il défend l’hypothèse selon laquelle l’incident en cause n’aurait pas eu lieu si les militants n’avaient pas ouvert le feu. Enfin, il avance que les deux militants du PKK se sont enfuis en emportant le fusil dont se serait servi le proche des requérants.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

38. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention, auquel aucune dérogation au titre de l’article 15 de la Convention ne saurait être autorisée en temps de paix. À l’instar de l’article 3 de la Convention, l’article 2 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil 1997-VI, Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008, et Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 96, 25 février 2014).

39. Les exceptions définies en son paragraphe 2 montrent que cette disposition vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais qu’il décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) de l’article 2 (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, Solomou et autres, précité, § 64, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 97).

40. L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 de la Convention. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se forger une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsqu’il est fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, Andronicou et Constantinou, précité, § 171, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII, et Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 142, 26 juillet 2007).

41. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des droits des particuliers requièrent également que son article 2 soit interprété et appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 99). En particulier, la Cour a estimé qu’il faut, lorsque cela est possible, procéder à des tirs d’avertissement avant d’ouvrir le feu (Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 66, 12 mars 2013).

42. Elle a également estimé que le recours à la force par des agents de l’État pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (McCann et autres, précité, § 200, Andronicou et Constantinou, précité, § 192, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 100).

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Sur l’allégation d’une exécution extrajudiciaire

43. La Cour note que, dans leurs observations, les requérants semblent soutenir que leur proche a pu être victime d’une exécution extrajudiciaire et que son corps a pu avoir été transporté par la suite sur le lieu de l’incident indiqué dans les rapports de la gendarmerie.

44. La Cour souligne qu’il lui faudrait des éléments convaincants pour conclure à l’existence d’une exécution extrajudiciaire et non de simples hypothèses comme celles que les requérants avancent sans les étayer par le moindre commencement de preuve. Elle relève que les intéressés ne présentent, par exemple, aucune thèse sur la question de savoir où se trouvait leur proche la nuit de l’incident s’il n’était pas avec le groupe mentionné dans les procès-verbaux portant sur les faits litigieux.

45. Par conséquent, à la lumière des éléments dont elle dispose et en l’absence de preuves tangibles, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle le proche des requérants aurait été victime d’une exécution extrajudiciaire par les agents de l’État relève de l’hypothèse et de la spéculation. Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas établi au-delà de tout doute raisonnable que le proche des requérants a été tué délibérément par les forces de l’ordre.

ii. Sur la préparation et la conduite de l’opération

46. La Cour accepte l’explication du Gouvernement selon laquelle l’action menée par les gendarmes visait la réalisation de deux des objectifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention, à savoir l’arrestation régulière et la défense contre la violence illégale. Elle note également que nul ne conteste que le proche des requérants a succombé sous les balles des gendarmes. Il s’ensuit que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010). Dans ce contexte, la Cour doit rechercher non seulement si le recours à une force potentiellement meurtrière contre le proche des requérants était légitime, mais aussi si l’opération était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques liés à l’usage de la force meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004-XI). Elle doit également examiner si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005-VII).

47. La Cour rappelle que, pour que l’obligation de l’État de protéger la vie soit respectée, il est essentiel que la préparation d’une opération d’arrestation susceptible d’entraîner l’utilisation d’armes à feu s’accompagne d’une analyse de l’ensemble des informations disponibles sur la situation, y compris – et c’est là le minimum – sur la nature de l’infraction commise par la personne devant être appréhendée et sur le danger – le cas échéant – qu’elle représente (Natchova et autres, précité, § 103).

48. Aussi, en l’espèce, la Cour examinera-t-elle d’abord l’action des gendarmes ayant fait usage de la force meurtrière pour ensuite se pencher sur la question de savoir si l’opération en cause a été bien organisée et contrôlée.

α) Action des gendarmes

49. Il convient de rappeler que, le jour de l’incident, leurs supérieurs avaient informé les gendarmes que plusieurs militants du PKK, supposés être armés et dangereux, se rassembleraient dans un certain endroit et que des équipes des forces de l’ordre prendraient position dans cette zone. La Cour note à cet égard qu’il n’est pas contesté que les gendarmes participant à cette opération avaient reçu l’instruction de riposter s’ils étaient visés par des tirs.

50. La Cour note aussi que l’opération en cause s’est déroulée la nuit et que les gendarmes n’étaient pas équipés du matériel de vision nocturne. C’est grâce au bref éclairage produit par les phares d’une voiture qui passait sur la route proche que les gendarmes ont pu remarquer pour la première fois des personnes arriver dans la zone dans laquelle ils avaient pris position.

51. Quant au déclenchement de l’affrontement, la Cour estime que la position des douilles, telle qu’elle a été établie par le procès-verbal de l’examen du lieu de l’incident et les croquis effectués le 4 septembre 2008, confirme la version des faits présentée par les gendarmes. Ces derniers se tenaient effectivement près d’un arbre, dans l’obscurité, à une dizaine de mètres des suspects, lorsqu’ils les ont sommés de ne plus bouger et de se coucher au sol et que l’affrontement s’est déclenché. Selon le procès-verbal du lieu de l’incident, les militants du PKK ont tiré au moins dix balles de kalachnikov en direction des gendarmes. Ces derniers ont tiré vingt et une balles au moins, dont il semble que huit ont touché Recep, le proche des requérants. Selon le témoignage de M.A., les deux autres militants ont aussi été blessés par plusieurs balles.

52. La Cour déduit de ces constats que la riposte des gendarmes aux tirs des suspects se fondait sur leur conviction honnête que tous les suspects étaient armés et qu’il fallait tout faire pour les neutraliser. Le fait qu’il n’est pas suffisamment établi par la suite que le proche des requérants ait été armé (la Cour n’est pas entièrement convaincue par l’hypothèse selon laquelle les deux autres suspects, blessés par balles et essayant de s’enfuir au plus vite, aient transporté un éventuel fusil d’assaut supplémentaire qui aurait été celui du proche des requérants) ne change pas cette déduction.

53. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour admet que les gendarmes pensaient de bonne foi, compte tenu des informations et des instructions qu’ils avaient reçues, que, s’ils étaient la cible de tirs, il serait nécessaire de faire feu sur les suspects, tous présumés armés et dangereux, et ce dans le but de se protéger eux-mêmes, de protéger la vie des autres gendarmes et d’arrêter leurs assaillants. Se conformant aux instructions de leurs supérieurs, les gendarmes ont donc fait usage de la force meurtrière en estimant ce recours absolument nécessaire.

54. Il s’ensuit que les actes des militaires n’ont pas emporté, à eux seuls, violation de l’article 2 de la Convention.

55. La question se pose cependant de savoir si l’opération menée par les gendarmes dans son ensemble a été contrôlée et organisée dans le respect des exigences de cette disposition et si le droit à la vie du suspect non armé a été dûment pris en considération.

β) Organisation et contrôle de l’opération

56. La Cour relève en premier lieu que les gendarmes disposaient de renseignements relativement vagues selon lesquels des terroristes en petit nombre devaient se retrouver près d’un ruisseau. Les gendarmes ne savaient pas, avant l’opération, si les militants, présumés armés, seraient ou non accompagnés par des guides, des sympathisants ou d’autres individus non armés.

57. La Cour note encore que l’une des caractéristiques de l’opération en question est qu’elle s’est déroulée la nuit : les gendarmes ont quitté leur caserne au coucher du soleil et, lorsqu’ils ont pris position dans la zone dans laquelle ils devaient surveiller l’arrivée des suspects, l’obscurité était totale. Elle estime que les officiers chargés d’organiser l’embuscade devaient savoir dès la phase de préparation que l’opération se déroulerait la nuit.

58. Sur ce point, la Cour relève que les soldats participant à l’opération n’étaient pas équipés de lunettes de vision nocturne et qu’ils n’étaient donc pas en mesure de distinguer le nombre des éventuels suspects et de voir s’ils étaient ou non armés. Il est vrai qu’il devait être prévisible pour les officiers organisateurs de l’opération que ce manquement serait source de graves difficultés pour les gendarmes.

59. Cependant, la Cour considère que, même si les organisateurs de l’opération avaient assuré que les gendarmes participant à l’opération disposaient de matériel de vision nocturne, cela n’était pas susceptible de changer radicalement le déroulement des faits dans les circonstances particulières de la présente affaire.

60. En effet, tant les officiers de gendarmes organisateurs de l’opération que les gendarmes exécutant l’opération pouvaient légitimement espérer que suite à la sommation, les personnes suspectes se soumettraient et se conformeraient aux consignes des gendarmes. Or, les présumés militants armées en question ne l’ont pas fait, mais ils ont répliqué en ouvrant un feu nourri d’armes automatiques sur les gendarmes à une distance très proche, une dizaine de mètres seulement.

61. La Cour estime que, dans les circonstances de l’affaire, même s’ils avaient eu du matériel de vision nocturne, il aurait été difficile, voire impossible, pour les gendarmes de distinguer au sein d’un petit groupe de militants armés, se trouvant tout près d’eux et utilisant des fusils d’assaut, ceux qui avaient des fusils et celui qui ne l’avait pas et, notamment, de diversifier leurs tirs en fonction de cette sélection. Elle observe sur ce point que l’échange des tirs n’a duré que dix secondes environ. Par ailleurs, les emplacements des cartouches et du corps, tels qu’indiqués dans les documents concernant le déroulement de l’incident en question, montrent que Recep Çiçek se trouvait, lors de l’accrochage, à l’endroit à partir duquel l’une ou les deux autres personnes ont tiré sur les gendarmes.

62. En somme, la Cour estime que si les officiers organisateurs de l’opération avaient demandé aux gendarmes participant à l’opération de vérifier d’abord si certains militants dans le groupe n’étaient pas armés et de les épargner même en cas d’une attaque brutale de la part de ce groupe avec des fusils d’assauts, ils auraient imposé une charge disproportionnée à ces gendarmes.

63. La Cour prend aussi en considération que Recep Çiçek, le proche des requérants, en accompagnant pendant la nuit les militants armés d’une organisation illégale recherchés par les forces de l’ordre, avait au moins pris le risque de se trouver au milieu d’un accrochage armé.

64. Par conséquent, même si l’opération des gendarmes au cours de laquelle le proche des requérants a perdu la vie avait quelques manquements, notamment l’absence de matériel de vision nocturne, la Cour ne saurait en conclure, dans les circonstances de l’espèce, que l’opération n’a pas été préparée et contrôlée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie de personnes non armées.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

B. Sur l’allégation relative à une insuffisance de l’enquête

1. Thèses des parties

65. Les requérants dénoncent une insuffisance de l’enquête menée par le parquet. Ils allèguent à cet égard que l’autopsie du corps de leur proche n’a pas été complète et que certains témoins additionnels n’ont pas été entendus.

66. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il soutient que le parquet a mené d’office une enquête complète et détaillée en vue de l’établissement des faits. Il indique que le dossier incluait, entre autres, les procès‑verbaux qui auraient mis en évidence le déroulement de l’incident, les dépositions – selon lui recueillies rapidement après l’incident – de tous les gendarmes ayant participé à l’opération en question et le rapport de l’autopsie détaillée qui aurait été pratiqué sur le corps du proche des requérants. Il ajoute que la déposition d’un membre du PKK arrêté par la suite a fourni des détails qui auraient permis d’éclairer le déroulement des incidents ayant abouti au décès du proche des requérants.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

67. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 135). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 71, 3 mai 2012).

68. La Cour rappelle ensuite que l’enquête menée doit être effective également en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables (Ramsahai et autres c. Pays‑Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (Yelden et autres, précité, § 73, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 137).

69. La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Yelden et autres, précité, § 74, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 138).

70. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

71. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr, précité, § 148, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 140).

b) Application de ces principes à la présente espèce

72. La Cour observe en premier lieu que les autorités judiciaires ont rapidement ouvert une enquête. Le procureur de Yüksekova, accompagné des gendarmes exerçant les fonctions de police judiciaire, s’est rendu sur le lieu de l’incident. Tous les gendarmes qui avaient participé à l’opération en cause, y compris les deux gendarmes qui avaient ouvert le feu, ont été identifiés dès le début de l’enquête. Par ailleurs, un examen des lieux et des croquis détaillés ont été rapidement effectués. Ces recherches ont permis de situer l’emplacement du corps du défunt et celui des balles de différents calibres utilisées lors de l’incident ainsi que la position approximative des gendarmes ayant riposté en faisant feu. Dans la semaine qui a suivi l’incident, le parquet a entendu tous les gendarmes de l’équipe qui avait participé à l’opération. L’autopsie effectuée après l’incident a permis de conclure sans équivoque que les causes du décès étaient les cinq blessures dues aux balles susceptibles de causer séparément et immédiatement la mort. La Cour estime que les autorités ont bien procédé à l’enquête avec célérité.

73. Cependant, elle observe que certains éléments d’enquête décisifs faisaient défaut. En premier lieu, même si les gendarmes impliqués dans l’affaire ont été rapidement entendus par le parquet, aucune mesure ne semble avoir été prise aux fins d’éviter le risque de collusion entre leurs différentes dépositions. Ces dernières sont souvent identiques au mot près. L’absence d’une telle mesure s’analyse en une lacune importante affectant le caractère adéquat de l’enquête dans l’établissement exact des faits (voir, mutatis mutandis, Ramsahai et autres, précité, § 330).

74. Quant à la question de savoir si le proche des requérants avait fait usage d’une arme à feu juste avant sa mort, la Cour constate que, lors de l’examen externe du corps de même que lors de l’autopsie, les autorités n’ont pas recherché la présence d’éventuelles traces de l’utilisation d’armes à feu par le proche des intéressés. Il ressort du dossier que les autorités semblent avoir accepté comme une certitude que celui-ci était armé, alors même qu’aucune arme susceptible d’avoir été la sienne n’a été retrouvée sur place. Toujours sur ce point, la Cour note également qu’aucune recherche n’a été faite non plus pour déterminer, à partir des douilles retrouvées sur le lieu de l’incident, quel avait été le nombre des armes à feu utilisées par les suspects pendant l’accrochage avec les gendarmes. Elle observe que le Gouvernement n’a apporté aucune explication quant à ces lacunes importantes.

75. Par ailleurs, la Cour constate aussi que les requérants n’ont point été entendus par les autorités judiciaires. Celles-ci ne semblent pas avoir fait des recherches suffisantes afin de vérifier la thèse selon laquelle le proche des intéressés aurait été tué de façon arbitraire, par exemple avant l’embuscade de manière préméditée ou délibérément pendant l’accrochage par des gendarmes qui l’auraient su sans arme. Même si les requérants n’ont pu apporter de preuves tangibles en faveur de leurs allégations (voir le paragraphe 45 ci-dessus), le fait que pareilles hypothèses n’ont fait l’objet d’aucun examen au prétexte que les autorités ne leur auraient pas accordé de crédibilité constitue aussi une carence ayant entaché l’enquête.

76. La Cour note aussi que d’autres manques de précautions dans l’organisation de l’opération d’arrestation, telles que l’omission d’informer les soldats exécutant l’opération de l’éventualité de la présence de personnes non armées dans le groupe ainsi que la négligence de fournir aux soldats partant pour l’opération de nuit le matériel de vision nocturne, n’ont pas fait l’objet d’un examen dans le cadre de l’enquête nationale.

77. La Cour conclut que les déficiences qu’elle a observées ont nui à la qualité de l’enquête et affaibli la capacité de celle-ci à déterminer si l’opération antiterroriste avait été préparée et menée par les autorités de manière à réduire autant que possible le recours à la force meurtrière à l’encontre du proche des requérants. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du caractère incomplet de l’enquête menée sur les circonstances ayant entouré le décès en question.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

78. Les requérants allèguent aussi que leur proche ne serait pas mort sur le coup et que, blessé, il n’aurait pas été conduit rapidement à l’hôpital. Ils soutiennent que ce qu’ils qualifient de négligence constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

Invoquant également l’article 14 combiné avec l’article 2 de la Convention, les requérants reprochent aux autorités judiciaires d’avoir refusé de poursuivre les responsables de la mort de leur proche et que ce refus a constitué une discrimination qui serait fondée sur son origine kurde.

79. Quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention, la Cour rappelle que le manque de soins médicaux appropriés, y inclus l’écoulement d’un important laps de temps avant que de tels soins médicaux ne soient prodigués à un individu blessé lors d’une opération militaire, peut constituer un traitement contraire à la Convention (voir, par exemple, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII). Elle rappelle aussi que l’article 3 de la Convention ne s’applique pas s’agissant de traitements infligés après le décès de la personne concernée (voir, par exemple, Akpınar et Altun c. Turquie, no 56760/00, § 82, 27 février 2007). Elle rappelle en outre que des allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004, et Ay c. Turquie, no 30951/96, § 47, 22 mars 2005), une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000 IV).

80. Dans la présente affaire, la Cour constate que, bien que les requérants aient soutenu que leur proche a manqué de soins appropriés après avoir été touché par les balles des gendarmes, ils ne présentent dans leur requête aucun élément susceptible d’étayer leurs allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. En particulier, ils ne fournissent aucun indice laissant penser que leur proche ait survécu, même un court moment, à ses blessures. Il ressort au contraire des documents figurant dans le dossier, notamment le rapport d’autopsie, que cinq des balles ayant touché le proche des intéressés avaient été séparément et immédiatement mortelles puisqu’elles avaient atteint des organes vitaux comme le cerveau, le cœur, les poumons et le foie.

81. La Cour observe en outre que les requérants n’ont aucunement étayé devant les instances nationales leurs allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention sur la personne de leur proche. Aussi la Cour estime‑t‑elle qu’ils ne pouvaient légitimement escompter que des investigations approfondies fussent menées sans qu’eux-mêmes ou leur avocat ne fournissent aux autorités compétentes un fondement plus solide à leurs doléances (voir, par exemple, Erol c. Turquie (déc.), no 15323/03, 26 février 2008). Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 3 de la Convention.

82. Quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention, la Cour note qu’il n’est pas étayé. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

84. Mme Muhacır Çiçek et M. Halit Çiçek (respectivement la mère et le père de Reşat Çiçek) réclament chacun 100 000 euros (EUR), et les autres requérants (frères ou sœurs de Reşat) réclament chacun 20 000 EUR pour préjudice matériel. Ce montant, au total 340 000 EUR, correspond selon eux à la perte de revenus résultant du décès de leur proche.

Par ailleurs, Mme Muhacır Çiçek et M. Halit Çiçek demandent chacun 100 000 EUR et les autres requérants demandent chacun 20 000 EUR, soit 340 000 EUR au total, pour préjudice moral.

85. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il soutient en particulier que les requérants n’ont produit aucun élément de preuve ni indice laissant à penser que leur proche exerçait une quelconque activité professionnelle légale.

86. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

En revanche, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 10 000 EUR conjointement à tous les requérants pour dommage moral.

B. Frais et dépens

87. Les requérants demandent également 178 261 EUR pour les frais et dépens qu’ils auraient engagés devant la Cour. Ils indiquent que ce montant couvre les honoraires de leurs conseils (dont 25 % de la réparation qui serait accordée par la Cour) et divers frais d’expédition et de traduction. Ils présentent à cet égard un décompte horaire et prennent pour référence le tarif minimum des honoraires d’avocat du barreau de Van.

88. Le Gouvernement soutient que cette prétention est excessive et qu’elle n’est étayée par aucune pièce justificative. Il estime que le tarif minimum des barreaux ne peut pas constituer une base pour le calcul des frais d’avocat.

89. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR, tous frais confondus, et l’accorde à tous les requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

90. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention ;

6. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros) conjointement à tous les requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) conjointement à tous les requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Laffranque et Turković.

J.L.
S.H.N.

ANNEXE

Nom des requérants
dans la requête no 41465/09

1. Mme Muhacır Çiçek, née en 1957.

2. M. Halit Çiçek, né le 28.08.1964.

3. M. Neşat Çiçek, né en 1982.

4. M. Sadık Çiçek, né en 1986.

5. Mme Nurdan Çiçek, née en 1987.

6. Mme Hatice Çiçek, née en 1991.

7. Mme Cemile Çiçek, née en 1993.

8. Mme Şehriban Çiçek, née en 1995.

9. Mme Türkan Çiçek, née en 1989.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES LAFFRANQUE ET TURKOVIĊ

(Traduction)

1. Si nous partageons l’avis de la majorité de la chambre selon lequel il y a eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, nous serions quant à nous allées plus loin et aurions aussi conclu à la violation de cet article sous son volet matériel.

2. Comme le souligne l’arrêt au paragraphe 40, l’importance de la protection accordée en vertu de l’article 2 est si cruciale que la Cour doit examiner avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que des membres des forces de l’ordre de Yüksekova ont abattu Reşat Ҫiҫek, fils et frère des requérants.

3. Au paragraphe 76 de l’arrêt, la majorité conclut à la violation de l’article 2 de la Convention en raison du caractère incomplet de l’enquête menée sur les circonstances du décès en question. Non seulement nous souscrivons à cette conclusion, mais nous estimons également que les graves lacunes de l’enquête ont empêché d’établir que le recours à la force avait été rendu absolument nécessaire ou avait été strictement proportionné à l’un des buts mentionnés à l’article 2 et que l’opération militaire autorisée avait été préparée et menée par les autorités de manière à réduire autant que possible le recours à la force meurtrière contre le proche des requérants (pour les principes généraux à ce sujet, voir les paragraphes 39 et 46-48 de l’arrêt). Nous tenons en particulier à souligner certains aspects troublants de l’affaire :

a) Les forces de l’ordre ne disposaient que de renseignements vagues selon lesquels des terroristes présumés (des militants du PPK) pourraient se trouver près du ruisseau cette nuit-là. Or on leur a donné à penser que les terroristes présumés seraient tous armés et dangereux (paragraphes 49 et 56 de l’arrêt). Il ressort du dossier que lors de la préparation de l’opération les gendarmes ont reçu l’instruction de riposter, en cas d’attaque, en tirant sur l’ensemble du groupe de terroristes présumés (paragraphe 49 de l’arrêt).

b) Il était clair que l’opération se déroulerait de nuit. Or les forces de l’ordre n’étaient pas correctement préparées et équipées pour intervenir en situation d’obscurité totale. On ne leur avait pas fourni le matériel spécial de vision nocturne qui permet de distinguer les personnes armées de celles qui ne le sont pas (paragraphe 50 de l’arrêt). Les officiers chargés d’organiser l’opération n’avaient ni anticipé ni prévu de solution pour distinguer les personnes armées des personnes non armées susceptibles de se trouver dans la zone d’intervention. Ils n’avaient à aucun moment envisagé l’éventuelle présence de guides ou d’autres civils dans le groupe de terroristes présumés.

c) Reşat Ҫiҫek a été tué par huit balles, dont cinq l’ont touché à la tête, à la poitrine et à l’abdomen (paragraphe 14 de l’arrêt). Selon la loi, le recours à une arme à feu par un agent des forces de l’ordre implique trois phases consécutives, consistant d’abord à tirer trois coups de sommation en l’air, puis à viser les pieds de l’individu en cas de refus d’obtempérer, et enfin à faire feu à volonté s’il n’y a aucun autre moyen de contrôler la situation (paragraphe 25 de l’arrêt). Étant donné que Reşat Ҫiҫek se trouvait à une dizaine de mètres du pont où les gendarmes s’étaient postés en embuscade, qu’il était probablement non armé (on n’a pas retrouvé d’armes à côté de son corps) et que les gendarmes étaient à treize contre seulement trois terroristes présumés (paragraphe 16 de l’arrêt), il nous semble incorrect de dire qu’il n’y avait pas d’autre moyen de contrôler la situation – dans laquelle on s’attendait apparemment à ce que les terroristes présumés tirent les premiers – que de tirer sans discernement sur le groupe, action qui a provoqué la mort instantanée de Reşat Ҫiҫek.

d) Contrairement à la majorité, nous estimons que le fait que Reşat Ҫiҫek, en accompagnant des membres armés de l’organisation illégale, ait volontairement pris le risque de se trouver au milieu d’un échange de tirs (paragraphes 17 et 63 de l’arrêt) est dénué de pertinence quant à l’obligation des autorités de prendre toutes les mesures possibles pour limiter les pertes humaines lors d’une opération militaire autorisée.

6. Eu égard à ce qui précède, nous considérons contrairement à la majorité que les lacunes dans la préparation et le contrôle de l’opération au cours de laquelle Reşat Ҫiҫek a trouvé la mort ne se résument pas à quelques carences mineures, mais que l’opération n’a pas été préparée et contrôlée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie d’autrui. En outre, nous estimons que les éléments de preuve en l’espèce ne sont pas de nature à convaincre la Cour que le recours à la force avait été rendu absolument nécessaire dans le cadre de la légitime défense. Compte tenu des éléments dont dispose la Cour, nous ne sommes pas convaincues de cela et, en conséquence, ne voyons pas de justification à l’homicide en question au regard de l’article 2 de la Convention.


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