DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE M. ÖZEL ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05)
Cette version a été rectifiée le 22 mars 2016
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.
Cet arrêt a été révisé conformément à l’article 80 du règlement de la Cour
par l’arrêt prononcé le 31 mars 2020.
ARRÊT
STRASBOURG
17 novembre 2015
DÉFINITIF
02/05/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire M. Özel et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05) dirigées contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet État, MM. Mehmet Özel, İsmail Erdoğan, Ali Kılıç et Salim Çakır et Mmes Betül Akan, Menekşe Kılıç, Güher Erdoğan et Şehriban Yüce (Ergüden) (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 avril 2005 (s’agissant de M. Özel et de Mme Akan, requête no 14350/05), le 22 avril 2005 (s’agissant de MM. Erdoğan et Kılıç et de Mmes Kılıç, Erdoğan et Yüce (Ergüden), requête no 15245/05) et le 24 avril 2005 (s’agissant de M. Çakır, requête no 16051/05) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. M. Özel et Mme Akan ont été représentés par Me F. Saraç, avocate à Istanbul. M. Çakır a été représenté par Me M.U. Yılmaz, avocat à Istanbul. Les autres requérants ont été représentés par Me R.P. Şat, avocat à Istanbul.
Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de leurs proches (article 2 de la Convention), d’un défaut d’équité de la procédure pénale et d’une durée excessive de cette procédure (article 6 de la Convention), ainsi que d’une absence de voies de recours effectives (article 13 de la Convention). Ils dénoncent en outre une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 21 octobre 2009, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
5. Le 28 août 2014, le président de la Chambre a invité les parties à soumettre des renseignements complémentaires concernant les faits (article 54 § 2 a) du règlement). Sur ce, les parties ont soumis des renseignements complémentaires.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants, MM. Mehmet Özel, Ali Kılıç, İsmail Erdoğan et Salim Çakır et Mmes Betül Akan, Menekşe Kılıç, Güher Erdoğan et Şehriban Yüce (Ergüden), sont nés respectivement en 1974, en 1955, en 1938, en 1954, en 1960, en 1956, en 1927 et en 1966.
A. Les circonstances du décès des proches des requérants
1. Les immeubles construits à Çınarcık
7. Au mois d’octobre 1994, le conseil municipal de Çınarcık se réunit et adopta une décision portant à une hauteur autorisée de six étages des permis de construire qui avaient été accordés à des promoteurs immobiliers pour l’édification d’immeubles sis à Kocadere, sur les lots 987, parcelle 1, et 1257, parcelle 1. Les pages 7 et 8 du procès-verbal de cette réunion, transcrivant les débats du conseil municipal, peuvent notamment se lire comme suit :
« H.D. : (...) lors de la réunion du conseil municipal du 17.10.1994, la zone réglementée a été portée à six étages à Kocadere, là où, sur le chantier appartenant à K.P., [les immeubles étaient déjà de] six étages. [Lors] du déplacement effectué sur les lieux, il a été constaté qu’il y avait deux autres immeubles de six étages à Kocadere. Je crois que la décision que nous avions prise alors est insuffisante. Je demande donc la modification de la zone réglementée pour les chantiers d’immeubles de six étages (...)
Le maire : (...) comme je l’ai dit lors de la réunion du 17.10.1994, notre ami nous propose de légaliser les constructions de six étages qui sont achevées, sans nous mêler des erreurs commises par le passé (...) Je l’ai déjà dit lors de la réunion de juin et je le répète, corrigeons les erreurs commises par le passé sans nous en mêler. Je reconnais que des erreurs ont été commises. Mais à compter de maintenant, plus personne ne pourra construire un étage de plus, nous ne le permettrons pas. Mais ce n’est pas nous qui avons commis cette erreur. Lorsque nous sommes arrivés [à la municipalité], la situation était déjà celle-ci.
N.P. : Monsieur le maire, trois personnes ont construit là-bas des immeubles de six étages. Avec quel culot. Et nous, nous donnons une prime à ces constructeurs (...) V.G. a construit là-bas des immeubles de six étages (...). À qui a-t-il demandé l’autorisation ? (...) je ne suis pas tenu de "nettoyer ses saletés". Nous l’avons décidé en juin, qu’il entoure [ses constructions] de béton. Qu’il les ensevelisse (...) Que la municipalité révise les plans de toute la région de Kocadere et autorise six étages (...).
Y.B. : la nouvelle municipalité est en fonction depuis sept mois. S’est-on rendu sur les lieux des immeubles de K.P. et V.G. pour dresser un procès-verbal de constat et une amende ? Qu’a-t-on fait jusqu’à présent ?
Le maire : leur procès est en cours. À ce jour, [leurs constructions] ne sont pas légales. Ils ont fait des immeubles de cinq-six étages, ce qui n’est pas légal (...) Ce n’est pas nous qui les avons autorisés. Il y a deux, trois immeubles. Il va falloir soit autoriser les six étages, soit les détruire (...) Si vous me le demandez, je dirais qu’il aurait fallu prévenir cette situation en son temps (...) Ne nous mêlons pas de cette saleté, prenons la décision d’autoriser les six étages et corrigeons cette erreur. Après cela, nous n’autoriserons plus de telles constructions (...)
Y.B. : Monsieur le maire, je n’ai pas eu de réponse à mes questions. Qu’a-t-on fait à propos de ces immeubles pendant les sept mois écoulés ?
Le maire : comme je l’ai dit, leur procès est en cours. Des personnes sont venues de l’Habitat pour faire des constats et des amendes ont été infligées par la municipalité. En outre, nous ne donnerons pas de permis [pour] ces immeubles avant (...) d’avoir infligé des amendes de deux cents ou trois cents millions de livres turques (...)
(...)
M.P. : Monsieur le maire, l’amende à laquelle vous faites référence est la deuxième étape du problème. Je vous rappelle que la première étape [liée à] votre responsabilité en tant que maire est la mise en œuvre de l’article 32 de la loi no 3194 sur l’urbanisme. En application de cette disposition législative, hormis [le cas] des constructions ne nécessitant pas de permis, lorsqu’il est établi par l’administration qu’une construction a été commencée sans permis ou est construite en contradiction avec le permis et ses annexes, la municipalité ou la préfecture procède immédiatement à un constat de l’état du chantier, et le chantier est immédiatement arrêté. Vous êtes en fonction depuis six mois, avez-vous ou non rempli cette obligation ?
Le maire : (...) je vous le répète, je n’ai pas autorisé ces constructions. (...) À mon entrée en fonction, elles étaient achevées et leurs toits posés.
(...) »
8. Les 8 et 12 juin 1995, un habitant de Çınarcık saisit la direction générale de la recherche et de l’application du ministère de l’Habitat et des Travaux publics, se plaignant du caractère selon lui illégal des constructions réalisées dans la municipalité de Çınarcık par la société V.G.
9. Le 13 octobre 1995, le conseil municipal de Çınarcık se réunit. À cette occasion, le chef des services techniques de la mairie informa les membres du conseil des conditions dans lesquelles le plan d’urbanisme de la municipalité pouvait être modifié. À ce sujet, le procès-verbal retranscrivant les délibérations du conseil municipal se lit comme suit :
« Le chef des services techniques de la mairie : Monsieur le maire, je souhaite vous rappeler les dispositions du règlement du plan d’urbanisme relatives à l’ajout d’étages aux constructions pour lesquelles un permis a été obtenu. Selon le règlement, deux conditions doivent être respectées pour un tel ajout : la première concerne la largeur de la rue, la deuxième porte sur l’infrastructure technique et sociale. Or, j’informe le conseil que ces deux conditions ne sont pas remplies dans les demandes reçues concernant l’ajout d’étages.
(...)
Le non-respect des conditions requises par le règlement devrait entraîner une sanction pénale (...) C’est à vous de décider (...) »
Au terme de ses délibérations, le conseil municipal fit droit à plusieurs demandes de modification du plan d’urbanisme de la municipalité.
10. Le 4 octobre 1996, le ministère de l’Habitat et des Travaux publics (« le ministère de l’Habitat ») invita la préfecture de Yalova à enjoindre à la municipalité en cause de prendre les mesures légales nécessaires à l’encontre des constructions érigées en violation de la réglementation sur l’urbanisme, à suivre les mesures prises par ladite municipalité et à en tenir informé l’habitant de Çınarcık qui avait saisi la direction susmentionnée.
11. Le 7 octobre 1996, le conseil municipal accepta que le nombre d’étages autorisé pour des immeubles déjà construits fût porté de cinq à six.
12. Le 30 mai 1997, le ministère de l’Habitat demanda au préfet de Yalova de prendre d’urgence les mesures énoncées aux articles 32 et 42 de la loi sur l’urbanisme (voir le droit interne pertinent, paragraphe 134 ci‑après) à l’encontre des constructions en cause et de leurs promoteurs.
13. Le 18 août 1997, la préfecture de Yalova informa le ministère de l’Habitat que, malgré la transmission des injonctions de ce dernier à la municipalité en cause, celle-ci s’était abstenue d’adopter la moindre mesure.
14. Par un courrier du 15 septembre 1997, le ministère de l’Habitat invita la préfecture de Yalova à donner un dernier avertissement à la municipalité pour que celle-ci se conformât à ses injonctions et qu’à défaut des mesures fussent prises contre ceux qui manqueraient à leurs obligations en application de la loi sur l’urbanisme.
15. Le 15 octobre 1998, le ministère de l’Habitat rappela notamment à la préfecture de Yalova que l’article 32 de la loi sur l’urbanisme ne permettait pas de modifier les plans d’urbanisme pour légaliser les constructions qui n’étaient pas conformes à leurs permis de construire, mais imposait au contraire de corriger les manquements à celui-ci.
2. Le séisme du 17 août 1999 et la destruction des immeubles situés à Çınarcık
16. Dans la nuit du 17 août 1999, la région d’Izmit, au bord de la mer de Marmara, fut touchée par un séisme d’une magnitude de 7,4 sur l’échelle de Richter. Ce tremblement de terre fut l’un des plus meurtriers de ces dernières années en Turquie. D’après les chiffres officiels, 17 480 personnes y trouvèrent la mort et 43 953 furent blessées[1].
17. Dix-sept immeubles furent détruits dans la ville de Çınarcık, dont dix dans les cités dites Çamlık sitesi[2] et Kocadere sitesi[3]. Dans ces cités, 195 personnes auraient trouvé la mort et des centaines d’autres auraient été blessées en raison de l’effondrement de leurs immeubles d’habitation.
18. Seher Özel, la mère de Mme Akan et de M. Özel, Mehmet et Şadiye Yüce, les parents de Mme Yüce (Ergüden), Hasan Kılıç, le fils de M. et Mme Kılıç, Kazim Erdoğan, le fils de M. et Mme Erdoğan, ainsi que Can Çakır, le fils de M. Çakır, furent ensevelis sous les décombres des immeubles d’habitation sis à Çınarcık dans lesquels ils se trouvaient au moment du séisme. M. Çakır aurait lui-même été bloqué pendant une dizaine d’heures sous les décombres. Mme Yüce (Ergüden) fut blessée et aurait elle-même sortie sa fille des décombres. La fille de Mme Akan serait restée plusieurs heures sous les décombres.
19. Selon un rapport médical en date du 18 août 1999, établi par un médecin de l’hôpital de Bursa, M. Çakır avait été placé en observation : il présentait des brûlures sur diverses parties du corps, un traumatisme corporel général ainsi que des difficultés respiratoires.
20. Le 24 août 1999, le procureur de la République de Yalova se rendit à Çınarcık avec des experts techniques et des policiers de la direction de la sûreté. Ce même jour, des procès-verbaux de constats des lieux concernant la cité Çamlık furent établis, à propos des lots 1648/15-1, parcelle 7, blocs C, D et E, 1649/15-1, parcelle 3, et 1927/15-1, parcelle 1, bloc E. Il ressort notamment de ces procès-verbaux que les experts ont procédé à des prélèvements sur les constructions détruites ou touchées par le séisme et qu’ils ont constaté, entre autres, que des coquilles de moules étaient présentes dans le béton, que le matériel utilisé lors de la construction était à base de sable de mer et que, par conséquent, le ciment avait perdu sa capacité de liant.
21. Le 25 août 1999, le procureur de la République de Yalova et des experts techniques se rendirent à la cité Kocadere. Ce même jour, ils établirent des procès-verbaux relatifs aux lots 1258/3-2, parcelle 1, 1256/3‑2 parcelle 5, bloc D, et 1257/3-2, parcelle 1. Il ressort notamment de ces procès-verbaux que les experts ont procédé à des prélèvements sur les constructions détruites ou touchées par le séisme et qu’ils ont, entre autres, constaté ce qui suit : des coquilles de moules étaient présentes dans le béton ; la granulométrie du béton était très mauvaise ; le béton n’avait pas été curé ; les étriers des édifices n’avaient pas été suffisamment resserrés au niveau des colonnes ; et, en raison de la corrosion des étriers, le fer n’avait pas adhéré au béton.
22. Par ailleurs, le 13 septembre 1999, Mme Akan avait demandé au tribunal de grande instance de Yalova de déterminer, dans le cadre d’un établissement des preuves, les causes de l’effondrement de l’immeuble D2 sis sur le lot 1649-15/1, parcelle 3, dans la cité Çamlık, sous les décombres duquel sa mère était décédée, et l’établissement des responsabilités à cet égard. Une expertise fut diligentée le jour même pour ce faire.
23. Le 13 octobre 1999, le rapport de l’expertise demandée établit ce qui suit :
« (...)
d) Manquements constatés après examen de l’immeuble effondré, des décombres et du projet.
1. La hauteur de l’immeuble a été augmentée de 2,80 m du fait de l’élévation du sous-sol au-dessus du niveau du sol et de sa transformation en rez-de-chaussée.
2. Les fondations de l’immeuble ont été rehaussées au niveau du sol meuble (terre végétale) dont la stabilité au regard des pressions exercées [ground safety stress] est faible, sans qu’aucune révision des calculs de stabilité (...) n’ait été faite.
3. L’immeuble a été alourdi par l’ajout d’un étage par rapport au nombre d’étages prévu dans le projet (...)
4. Ni le sous-sol prévu sur le plan, dont l’existence augmentait grandement la résistance aux séismes, ni les parois de soutènement en béton armé, qui devaient, selon les plans, entourer le sous-sol, n’ont été réalisés.
5. Les coquilles de moules retrouvées dans les morceaux de béton [prélevés dans les] décombres ont permis de conclure que du sable et des graviers de mer avaient été utilisés sans avoir été tamisés et triés, ce qui a largement contribué à diminuer la résistance du béton.
6. Il a été constaté que les armatures de fer à l’intérieur du béton avaient été sujettes à la corrosion. Il en a été déduit que du sable et des graviers de mer avaient été utilisés sans avoir été lavés et que le sel de mer avait corrodé le fer.
7. Les poutres brisées qui se trouvaient dans les décombres ont permis d’établir que la distance de 20 cm entre les étriers n’avait pas été respectée, les entrevous mesurant à certains endroits 30 cm (...)
8. (...) les tests de pression pratiqués sur les échantillons [de matériaux] ont permis de constater que la résistance à la pression était deux fois moins importante que ce qu’elle aurait dû être.
En conclusion : (...) l’immeuble a été construit en l’absence de tout contrôle technique ; un étage supplémentaire par rapport au nombre d’étages prévu dans le projet a été ajouté à la demande du propriétaire pour augmenter le nombre de logements et de boutiques. Par ailleurs, le fait que la municipalité n’a pas fait arrêter les travaux de construction donne à réfléchir. Il faut donc rechercher si un permis a été délivré pour les fondations superficielles de l’immeuble, lequel, dès le premier niveau, n’était donc pas conforme au projet. Si tel est le cas, il faut identifier les personnes qui, travaillant pour la municipalité, ont avalisé ce permis et rechercher s’il y a eu octroi ou non d’un permis d’habitation par la municipalité de Çınarcık. Dans l’affirmative, il faut déterminer l’identité des signataires de ce permis d’habitation. Il est possible que d’autres immeubles aient été construits sans le contrôle de la municipalité de Çınarcık. Les photographies prises montrent sur la même zone des immeubles à sept étages au-dessus du sol et d’autres à deux étages. Il faut donc rechercher quelles sont les raisons de cette disparité architecturale et quelle réglementation a été appliquée. »
B. La procédure pénale diligentée contre les promoteurs immobiliers
24. Le 6 septembre 1999, le procureur de la République de Yalova recueillit la déposition de V.G., promoteur immobilier de bâtiments qui s’étaient effondrés à Çınarcık. Ce dernier indiqua mener des activités professionnelles dans le domaine immobilier depuis neuf ans, et il ajouta avoir construit de très nombreux immeubles avec sa société en nom collectif V.G. et avec la société G. Arsa. Il déclara accepter de porter la responsabilité pour des carences relatives aux immeubles qu’il avait lui‑même construits, mais non pour des manquements concernant d’autres immeubles dans lesquels des personnes seraient décédées lors du séisme et dont il se serait contenté d’assurer la vente. Il argua ainsi que les immeubles situés sur les lots 1927/15-1, parcelle 1, bloc D, 1649/15-1, bloc C, et 1649/15-1, parcelle 3, bloc D, avaient été construits par İ.K. et Z.C. Il affirma ne pas être en mesure de dire qui avait construit les immeubles de la cité Çamlık qui s’étaient effondrés. Il déclara en outre n’être ni ingénieur en construction ni architecte et s’entourer de ce fait de personnes compétentes en la matière, qui, selon lui, devaient être considérées comme responsables.
25. Le jour même, V.G. fut placé en détention provisoire.
26. Le 14 septembre 1999, le procureur de la République de Yalova mit en accusation cinq personnes : les associés de la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi, à savoir V.G., C.G. et Z.C., ainsi que les responsables scientifiques de cette société, à savoir D.B. et İ.K. Il était reproché aux inculpés d’avoir causé, par négligence et imprudence, la mort de 166 personnes, ensevelies sous les décombres de trois immeubles qu’ils avaient construits sans respecter les normes en vigueur en la matière. Il ressort de l’acte d’accusation que plusieurs blocs – les blocs E sur le lot 1927, C et D sur le lot 1649 et A, C, D et E sur le lot 1648 – avaient été construits à Çınarcık, sur la place Çamlık, et que trois immeubles, qui s’étaient totalement effondrés, avaient été érigés dans la cité Kocadere, sur la place Hanburnu, sur les lots 1256 et 1258. Il ressort également de l’acte d’accusation que les experts ayant procédé à des prélèvements sur les immeubles qui s’étaient effondrés avaient notamment constaté ce qui suit : dans les immeubles en question, les étriers n’avaient pas été resserrés à la jonction entre les poutres et les colonnes ; des coquilles de moules avaient été retrouvées dans le béton ; ce dernier avait par conséquent présenté une faible résistance compte tenu de l’utilisation de sable et de graviers de mer ; les distances entre les colonnes et les étriers des poutres pouvaient atteindre 40 cm ; et il y avait des proportions insuffisantes de fer dans certaines colonnes.
27. La procédure pénale fut initiée devant le tribunal correctionnel de Yalova.
28. Au cours du mois de septembre 1999, le tribunal correctionnel de Yalova prononça, par contumace, le placement en détention provisoire de İ.K., D.B. et C.G.
29. Le 30 septembre 1999, Z.C. fut placé en détention provisoire.
30. Le 6 octobre 1999, le procureur de la République de Yalova écrivit à la direction générale des affaires pénales du ministère de la Justice pour l’informer des éléments suivants : de nombreux articles étaient publiés dans la presse locale et nationale à propos de V.G. ; eu égard au très grand nombre de personnes décédées, il y aurait une présence importante au procès tant de membres de la presse que de proches des victimes ; les audiences risquaient de se dérouler dans une ambiance tendue ; la prison de Yalova avait été fermée à la suite du tremblement de terre et les détenus se trouvaient par conséquent à la prison de Bursa ; la salle d’audience serait trop petite eu égard au nombre de participants à la procédure ; des risques d’enlèvement ou d’assassinat des accusés étaient plausibles ; et les mesures de prévention susceptibles d’être prises par les forces de l’ordre seraient insuffisantes, de sorte qu’il apparaissait préférable de transférer l’affaire vers un autre tribunal.
31. Le 14 octobre 1999, la direction générale des affaires pénales du ministère de la Justice saisit le procureur général près la Cour de cassation d’une demande visant au transfert de l’affaire du tribunal correctionnel de Yalova vers un autre tribunal correctionnel, en application de l’article 14 in fine du code de procédure pénale, aux fins d’assurer la sûreté publique lors du procès.
32. Le 15 octobre 1999, avant le début du procès devant le tribunal correctionnel de Yalova, la Cour de cassation, saisie de la question, décida de transférer l’affaire au tribunal correctionnel de Konya[4] pour des raisons de sécurité de la procédure et des accusés.
33. Sur ce, le 19 octobre 1999, le tribunal correctionnel de Yalova transféra le dossier de l’affaire au tribunal correctionnel de Konya.
34. Le 20 octobre 1999, M. Çakır déposa une demande d’admission à la procédure en tant que partie intervenante. Le même jour, Mme Akan et M. Özel demandèrent également à être admis à la procédure comme parties intervenantes et déclarèrent réserver leurs droits civils.
35. Le 29 octobre 1999, M. et Mme Erdoğan, M. et Mme Kılıç déposèrent des demandes similaires, et M. Çakır réitéra sa demande.
36. Le 20 novembre 1999, M. Çakır transmit un mémoire par lequel il demandait la condamnation pénale de V.G. et de ses associés et précisait vouloir réserver ses droits civils s’agissant des préjudices matériel et moral qu’il estimait avoir subis.
37. Le 29 novembre 1999, après le transfert de l’affaire au tribunal correctionnel de Konya, M. Çakır déposa à nouveau une demande de constitution de partie intervenante et déclara réserver ses droits civils. Mme Yüce (Ergüden) demanda également à être admise à la procédure pénale en tant que partie intervenante. De même, l’avocate de Mme Akan et de M. Özel présenta une demande d’intervention dans la procédure pour chacun de ses clients.
38. Le 29 décembre 1999, M. et Mme Erdoğan déposèrent une demande d’intervention dans la procédure sous réserve de leurs droits civils. Ils soutinrent à cet égard avoir subi une grande souffrance morale et un préjudice matériel du fait de la perte de leur fils. M. et Mme Kılıç déposèrent également une demande d’intervention. M. Çakır fut entendu en qualité de victime et déposa ses éléments de preuve à charge contre les accusés. L’avocat de M. Çakır demanda qu’il fût fait droit à la demande d’intervention dans la procédure de son client. Au terme de l’audience tenue le même jour, le tribunal correctionnel de Konya fit droit à cette demande d’intervention.
39. Le 28 janvier 2000, le tribunal correctionnel de Konya, ayant notamment examiné la demande de constitution de parties intervenantes de M. et Mme Erdoğan, releva que le nom de leur fils ne figurait pas dans la liste des victimes décédées énumérées dans l’acte d’accusation. Il demanda en conséquence le recueil du témoignage de ces requérants ainsi que de nouvelles informations sur les personnes décédées. Dans un mémoire du même jour, M. et Mme Erdoğan demandèrent l’adoption d’un acte d’accusation à l’endroit des fonctionnaires dont la responsabilité dans les faits litigieux était en cause.
40. Lors de l’audience du 21 février 2000, le tribunal correctionnel de Konya entendit les victimes, les accusés et leurs avocats. M. Çakır fut entendu en qualité de partie intervenante, et il déposa une requête par laquelle il demandait la condamnation des accusés mais aussi l’engagement de poursuites contre les responsables de la municipalité mis en cause.
41. D’après le procès-verbal de l’audience tenue le 20 mars 2000, Mmes Akan et Yüce (Ergüden) et M. Çakır avaient été entendus en qualité de parties intervenantes : Mme Akan avait réclamé la condamnation des accusés et demandé en outre la mise en accusation des fonctionnaires responsables dans le cadre de ce procès ; et l’avocate de M. Çakır avait également demandé la condamnation desdits fonctionnaires. Au terme de l’audience, le procureur de la République fut saisi d’une demande d’information aux fins de savoir quelles étaient les mesures adoptées par le parquet à l’endroit des responsables départementaux, ainsi que des responsables de la municipalité de Çınarcık et du ministère de l’Habitat. En outre, V.G. et Z.C. bénéficièrent d’une libération provisoire.
42. Le 21 avril 2000, M. Çakır demanda à nouveau l’engagement de poursuites contre le maire de Çınarcık et le directeur des services techniques et de l’architecture de la municipalité. M. et Mme Kılıç furent admis à la procédure comme parties intervenantes.
43. Le 30 juin 2000, M. Erdoğan fut admis à la procédure comme partie intervenante. M. Çakır fut entendu en qualité de partie intervenante, et il demanda l’adoption d’un acte d’accusation complémentaire aux fins de mise en cause, dans la procédure, des fonctionnaires municipaux ayant autorisé la construction des immeubles qui s’étaient effondrés. L’avocat de Mme Akan réitéra une demande formulée auparavant de prise de mesures conservatoires sur l’ensemble du patrimoine de V.G.
44. Le 22 septembre 2000, en cours de procédure, le procureur de la République de Yalova inculpa à nouveau les cinq accusés pour avoir causé la mort de plusieurs autres personnes, par suite d’imprudence et de négligence.
45. Le 12 octobre 2000, trois experts rattachés à l’université technique d’Istanbul établirent un rapport d’expertise portant examen de dix immeubles qui s’étaient effondrés – sept dans la cité Çamlık et trois dans la cité Kocadere.
Les conclusions de cette expertise peuvent se lire comme suit :
« Tectonique et sismicité de la région située entre Çınarcık et Yalova
(...) Cette région est l’une des plus dangereuses en termes de sismicité. De ce fait, cette région a été inscrite comme zone à risque majeur sur la carte des régions sismiques de Turquie.
Incidences du tremblement de terre d’Izmit du 17 août 1999 sur la région située entre Çınarcık et Yalova
Le tremblement de terre du 17 août 1999, d’une magnitude de 7,4 et dont l’épicentre était à Izmit, a créé une faille en superficie de 120 km de long entre Gölcük et Akyazı (...) Le segment de faille s’est rompu à une distance de 50 km de Çınarcık (...) La cause principale de ces destructions est la nature du sol et la qualité de la construction des immeubles.
Conclusions
La zone littorale située entre Çınarcık et Yalova est une région dangereuse au plus haut point en termes de sismicité (...) La cité Çamlık qui s’est effondrée avait été érigée sur un éboulement actif et un sol particulièrement meuble. Dans une région au risque sismique aussi élevé, il ne peut y avoir de raisons valables à l’octroi de permis de construire pour des immeubles de six, voire sept étages, sur des sols aussi meubles. Par ailleurs, l’absence de dommages sur des immeubles de six étages situés à 300 m de la cité Çamlık et construits sur un sol présentant des caractéristiques similaires et le fait que des personnes continuent à y vivre étayent l’hypothèse selon laquelle les immeubles de la cité Çamlık présentaient des défauts de construction.
(...)
Appréciation des projets et examen des permis
(...)
L’examen des projets a permis d’établir l’absence de documents attestant que des études de sols avaient été effectuées sur les terrains des constructions en question (...)
Rapports d’expertise versés au dossier
Les expertises effectuées sur demande du procureur de la République de Yalova (...) ont permis de constater les défauts communs suivants :
– La résistance du béton était insuffisante. La composition granulométrique des agrégats composant le béton était insuffisante et le béton contenait des coquilles de moules. Il a été établi que le dosage du ciment était insuffisant et que le sable n’avait pas été suffisamment nettoyé.
– Il n’y a pas eu de renforcement des étriers des éléments porteurs et les espaces de protection anticorrosive [paspayı] étaient insuffisants (...) En raison d’un début de corrosion sur certaines armatures métalliques, l’adhérence avec le béton avait diminué.
– (...)
– Il a été établi que le sol était meuble.
Établissement de la responsabilité des accusés et conclusions
Le propriétaire et promoteur de tous les immeubles litigieux [qui se sont] effondrés lors du tremblement de terre du 17 août est la société en nom collectif "V.G. Arsa ofisi". Les associés fondateurs en sont İ.K., Z.C., C.G. (...) L’étude des témoignages et documents contenus dans le dossier permet d’établir que le véritable organisateur [du projet] est en fait V.G. (...) C’est pourquoi la responsabilité de V.G. est évaluée à 2/8.
La responsabilité des autorités publiques qui ont permis l’urbanisation des quartiers de Çamlık et de Hanburnu et qui y ont autorisé des constructions de plusieurs étages sans faire procéder aux études géologiques requises, qui n’ont pas suffisamment contrôlé les projets dans la région, qui n’ont pas demandé d’études des sols (...), qui n’ont pas empêché la fabrication du béton avec des procédés déficients [et] qui n’ont pas surveillé le travail des responsables des applications techniques est évaluée à 2/8.
La responsabilité de C.G. est de 1,5/16 et celle de Z.C. est de 1,5/16 (...)
La responsabilité de İ.K. est de 3/16 parce qu’il était un associé de la société en nom collectif V.G., mais aussi parce qu’il était responsable de la conception architecturale et structurelle de sept immeubles et responsable des applications techniques (...)
La responsabilité de D.B. est de 1/8 parce qu’elle était responsable de la conception architecturale et structurelle de trois constructions et responsable des applications techniques.
(...) »
46. Le 23 octobre 2000, le tribunal correctionnel de Yalova, saisi à la suite de la délivrance de l’acte d’accusation du 22 septembre 2000 (paragraphe 44 ci-dessus), constata qu’une action similaire à l’encontre des accusés était pendante et demanda en conséquence la jonction des procédures.
47. Le 22 décembre 2000, le tribunal correctionnel de Konya s’estima incompétent pour connaître des faits reprochés eu égard à la nature de l’infraction en cause ; l’affaire fut alors renvoyée devant la cour d’assises de Konya.
48. Du 16 avril 2001 au 21 octobre 2004, la cour d’assises de Konya tint vingt-trois audiences.
Au cours de l’audience du 16 avril 2001, le procureur de la République déclara que le transfert de l’affaire à Konya était contraire aux règles de procédure et qu’il avait méconnu les droits des parties intervenantes. Selon lui, les raisons de sécurité invoquées pour justifier ce transfert n’existaient plus et la procédure aurait donc dû se poursuivre à Yalova, lieu de commission de l’infraction. Les requérants demandèrent également l’annulation de la mesure de transfert en question, estimant que les motifs de sécurité invoqués n’avaient plus lieu d’être. Le jour même, la cour d’assises de Konya rejeta cette demande, rappelant qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation l’affaire devait demeurer devant l’instance à laquelle elle avait été transférée, même si les motifs ayant justifié le transfert n’existaient plus. Les avocats de M. Özel, de Mme Akan, de M. et Mme Kılıç, ainsi que de M. et Mme Erdoğan présentèrent leurs arguments lors de cette audience.
49. Le 26 avril 2001, le tribunal correctionnel d’Istanbul ordonna la détention provisoire de C.G.
50. Le 3 mai 2001, la cour d’assises de Konya écrivit au procureur de la République de Konya pour demander l’établissement d’un rapport d’expertise additionnel à celui du 12 octobre 2000 sur les ruines des immeubles détruits, pour déterminer si leur construction avait été conforme aux projets initiaux et si les matériaux utilisés avaient été conformes aux standards.
51. Le 8 juin 2001, Mme Akan fut entendue. Elle déclara avoir perdu sa mère lors du séisme et avoir elle-même sorti son enfant des décombres. Elle affirma aussi que les accusés n’étaient pas les seuls coupables des faits litigieux, mais que les fonctionnaires de la municipalité et ceux de la chambre des architectes responsables du contrôle des constructions en cause étaient également coupables. Son avocat déclara avoir entendu, par ouï-dire, qu’un élargissement de l’instruction avait été décidé aux fins d’établir la responsabilité des fonctionnaires municipaux, et il demanda des informations aux fins de savoir si une décision portant injonction de poursuivre le maire de Çınarcık et les fonctionnaires en question avait été adoptée. Au cours de cette audience, M. Çakır fut également entendu comme partie intervenante, ainsi qu’une autre personne, laquelle déclara que le Conseil d’État avait adopté une décision le 4 octobre 2000 et que le maire de Çınarcık ne pouvait faire l’objet de poursuites d’après cette décision (paragraphe 89 ci-après).
Le même jour, V.G. fut à nouveau placé en détention provisoire.
52. Les 11 juin et 6 juillet 2001, la cour d’assises de Konya écrivit à la préfecture de Yalova ; elle lui demanda notamment si une quelconque procédure avait été engagée contre le maire de Çınarcık et les autres fonctionnaires dont la responsabilité pouvait être engagée en raison des conséquences du tremblement de terre.
53. Le 1er août 2001, la libération provisoire de V.G. et de C.G. fut prononcée. Dans un mémoire daté du même jour, Mme Akan et M. Özel demandèrent l’adoption d’un acte d’accusation contre les fonctionnaires dont la responsabilité était en cause dans la survenance des faits litigieux. M. Çakır soumit également un mémoire par lequel il demandait la condamnation des accusés ainsi que la poursuite, dans le cadre de la procédure pénale en cours, du maire et du directeur des affaires techniques et architecturales de la municipalité de Çınarcık.
54. Lors de l’audience du 1er octobre 2001, M. Çakır lut des procès‑verbaux de délibérations du conseil municipal de Çınarcık qui, selon lui, établissaient que les immeubles de la zone litigieuse avaient été construits sans autorisation préalable. Il argua à nouveau que la municipalité et les fonctionnaires étaient responsables de ce qui s’était passé.
55. Le 11 avril 2002, la cour d’assises releva que l’autorisation d’enquête pénale précédemment délivrée par le ministère de l’Intérieur à l’encontre du maire de Çınarcık et d’autres fonctionnaires (paragraphe 87 ci-après) avait été annulée par le Conseil d’État (paragraphe 89 ci-après) et qu’un avis de non-lieu à agir avait été adopté par l’inspection de l’administration.
56. Dans un mémoire du 16 juillet 2002, M. Çakır demanda que des poursuites fussent engagées contre le maire de Çınarcık et le directeur scientifique et architectural et que ces derniers fussent jugés dans le cadre de la procédure pénale en cours parce qu’ils auraient fermé les yeux sur les constructions litigieuses.
57. Le 24 juillet 2002, la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur, écrivit un document destiné à la cour d’assises dans lequel elle mentionna : – que la décision d’autorisation d’une enquête pénale du ministère de l’Intérieur du 4 mai 2000 avait été levée le 4 octobre 2000 par le Conseil d’État de sorte qu’aucune action n’avait été diligentée contre les fonctionnaires mis en cause (paragraphe 89 ci-après) ; – qu’un rapport d’examen effectué sur autorisation du ministère de l’Intérieur en date du 10 septembre 2001 avait également conclu qu’il n’y avait pas lieu de mener d’action à l’encontre des fonctionnaires mis en cause (paragraphe 91 ci-après) ; – qu’un autre rapport d’examen effectué sur autorisation du ministère de l’Intérieur le 25 janvier 2002 avait conclu qu’il n’y avait pas lieu de mener une action contre les fonctionnaires mis en cause (paragraphe 93 ci-dessous).
58. Lors de l’audience du 17 octobre 2002, la cour d’assises constata que le document de la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur avait été lu et versé au dossier.
59. Dans une requête du 11 novembre 2003, M. Çakır réclama une somme au titre des frais de procédure découlant du transfert de l’affaire à Konya et réserva ses droits quant à ces frais.
60. Le 18 novembre 2003, il réitéra sa demande d’adoption d’un acte d’accusation contre les fonctionnaires dont la responsabilité était en cause.
61. Le 1er mars 2004, Mme Akan et M. Özel déposèrent un mémoire sur le fond dans lequel ils invoquaient l’article 6 de la Convention pour se plaindre d’un défaut d’équité de la procédure, ainsi que d’une atteinte au principe du juge naturel en raison du transfert de l’affaire à Konya et d’une atteinte au droit de poursuite. Ils soutenaient que le fait de n’avoir pas obtenu une autorisation de poursuite – telle qu’exigée par la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (« loi no 4483 ») – à l’endroit des responsables municipaux était contraire au principe d’égalité devant la loi ainsi qu’aux articles 6 et 13 de la Convention.
62. Le 4 mai 2004, la cour d’assises de Konya prononça la disjonction de l’affaire en cours de celle concernant D.B. et İ.K., au motif que ces accusés demeuraient introuvables depuis près de trois ans, circonstance qui retardait la procédure en cours.
63. Le même jour, un mémoire commun fut déposé au greffe de cette juridiction par M. et Mme Kılıç ainsi que M. et Mme Erdoğan, lesquels demandèrent à réserver leurs droits civils. Dans un mémoire qu’elle soumit en tant que partie intervenante, Mme Yüce (Ergüden) déclara qu’en raison de carences et lenteurs des procédures civiles et pénales, les parts détenues dans la société des accusés avaient été vendues, ce qui à ses yeux constituait une perte de chance pour les futures actions en indemnisation. Elle précisa également que le maire de Çınarcık avait été condamné à trente-cinq mois d’emprisonnement en raison des pratiques architecturales qui se seraient développées à la cité Çamlık (paragraphe 85 ci-après) et qu’il avait été démis de ses fonctions.
64. Le 24 juin 2004, İ.K. fut placé en détention.
65. Le 5 juillet 2004, un nouveau rapport d’expertise fut établi à la demande de la cour d’assises. D’après ce rapport, six permis de construire différents avaient été délivrés à V.G., vingt-deux blocs avaient été édifiés à Çınarcık à propos desquels le dossier d’expertise ne contenait pas de permis d’habitation, et 195 personnes avaient été tuées sous les décombres de ces immeubles, dont 152 dans la cité Çamlık, 12 dans la cité Kocadere et 31 dans la cité V.G. Il ressort en outre de ce rapport que İ.K. était en charge du projet architectural des immeubles sis dans la cité Çamlık sur les lots 1927/15-1, parcelle 1, 1649/15-1, parcelle 3, et 1648/15-1, parcelle 7, et que D.B. était en charge du projet architectural des immeubles sis dans la cité Kocadere sur les lots 1258/3-2, parcelle 1, 1257/3-2, parcelle 1, et 1256/3‑2, parcelle 5. Le rapport précisait que la société en nom collectif V.G., dans laquelle İ.K. et Z.C. étaient associés, était par ailleurs en charge de la construction de tous ces immeubles.
66. Le 14 octobre 2004, le procureur de la République déposa ses réquisitions sur le fond. Il argua que 195 personnes étaient mortes dans les cités construites par V.G.: 115 personnes avaient été tuées sur les lots 1925, parcelle 1, 1648, parcelle 7, et 1649, parcelle 3, et 80 autres personnes dans d’autres immeubles. Le procureur soutint que ces décès n’avaient pas été causés par le seul séisme mais par le comportement des accusés qui, en toute connaissance des dangers que cela représentait, avaient utilisé des matériaux déficients. Il requit la condamnation des accusés sur le fondement des articles 383/2 et 40 du code pénal, demandant qu’elle fût prononcée à six reprises séparément, soit autant de fois que le nombre de permis de construire en cause.
67. Le 21 octobre 2004, la cour d’assises reconnut les accusés V.G., C.G. et Z.C. coupables de mise en danger de la vie d’autrui par négligence et imprudence et, en application de l’article 383/2 du code pénal, les condamna chacun à des peines de vingt ans d’emprisonnement lourd et de quatre ans et douze mois[5] d’emprisonnement, ainsi qu’à 360 000 000 livres turques[6] d’amende (TRL). La motivation de la cour d’assises peut se lire comme suit :
« (...) Les investigations menées sur les lieux et les rapports d’expertise établis, tant lors de l’enquête préliminaire que lors de la procédure de jugement, ont révélé que les immeubles qui se sont effondrés par suite de comportements fautifs proches de l’intention avaient été construits au mépris de nombre d’obligations légales en vigueur. Bien que la zone litigieuse ait été reconnue comme zone à risque sismique majeur, les études de sols n’ont pas été effectuées sur les lieux des chantiers de construction. Le béton, le fer et d’autres matériaux utilisés ne possédaient pas la résistance requise. Un grand nombre d’obligations énoncées dans le projet n’ont pas été respectées. Les constructions édifiées de cette façon se sont écroulées sous l’effet du tremblement de terre et les personnes qui ont une responsabilité dans ces effondrements n’avaient fait aucune tentative pour écarter le danger et [pallier] les irrégularités commises, de sorte qu’un lien de causalité directe a été établi entre ces comportements fautifs et les conséquences de ces effondrements.
(...) les dispositions relatives au concours réel d’infractions s’appliquent (...) En l’occurrence, la procédure concerne six permis de construire différents (...) En conséquence, les accusés ont été tenus pour responsables de six évènements distincts.
Au vu de la liste établie par le gouverneur du district de Çınarcık et de celle établie par la municipalité de Kocadere (...) 11 personnes ont perdu la vie sur la parcelle no 1, lot 1927 (1re partie), 28 sur la parcelle no 3, lot 1649 (2e partie), 76 sur la parcelle no 7, lot 1648 (3e partie) et 2 sur la parcelle no 5, lot 1256 (blocs A et B). Il n’a pu être établi avec certitude s’il y avait eu des morts sur les autres parcelles. Là où il n’a pu être établi s’il y avait eu ou non des morts, il est établi que les logements se sont effondrés. Dans ce cas, il faut reconnaître que dans ces logements la vie des personnes a été mise en danger. Par conséquent (...) il faut fixer la peine en appliquant pour chaque accusé quatre fois la dernière phrase de l’article 383/2 du code pénal en ce qui concerne les morts survenues dans quatre zones couvertes par un permis. Pour les deux zones couvertes par un permis où des pertes en vies humaines n’ont pu être établies, il faut appliquer deux fois la première phrase de l’article 382/2 du code pénal.
Toutes les constructions sont le fait du promoteur, à savoir la société "V.G. Arsa Ofisi" (...) Au moment des faits, les deux accusés V.G. et C.G. étaient associés dans cette société. L’accusé Z.C. était également associé dans la société pour les constructions avec permis. Z.C. était de plus propriétaire de cinq constructions avec permis. Dans la mesure où Z.C. a participé à l’édification des bâtiments, il doit être tenu pour responsable de tous les comportements (...) Même si tous les terrains avaient bien fait l’objet d’un permis de construire, aucun n’avait de permis d’habitation, c’est-à-dire de permis d’utilisation. Dans ce contexte, puisque perdurait à la date de l’infraction l’obligation de la société promotrice et de ses associés de combler les [carences] honteuses de ces constructions, [ceux-ci] sont également pénalement responsables des effondrements dus à ces [carences] honteuses durant toute cette période (...)
Comme cela a déjà été dit plus haut, les faits, de par leurs conséquences, sont une catastrophe. En raison de ces seuls comportements, 195 personnes ont perdu la vie et des dommages matériels dans des proportions difficilement quantifiables ont été subis. La responsabilité des accusés dans la réalisation de ces conséquences est très lourde. Comme l’ont souligné les rapports d’expertise, de telles modalités de construction dans une zone où les risques de séisme sont de 100 % constituaient un véritable appel à catastrophe (...) »
68. Le 4 novembre 2004, İ.K. fut également reconnu coupable d’homicides et blessures par imprudence. Il fut condamné à des peines de vingt ans d’emprisonnement lourd et de quatre ans et douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à une amende de 360 millions TRL.
69. Les accusés se pourvurent en cassation.
70. Par un arrêt du 27 juin 2005, prononcé le 6 juillet 2005, la Cour de cassation infirma la condamnation de V.G., C.G. et Z.C. pour les motifs suivants : l’absence de signature par un juge du procès-verbal d’audience du 20 mars 2000 ; la condamnation pour l’effondrement d’un immeuble sis sur le lot 1257, parcelle 1, non mentionné dans l’acte d’accusation ; l’absence de lecture de l’acte d’accusation du 22 septembre 2000 préalablement au recueil de la déposition des accusés ; l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
71. Par un arrêt du 18 juillet 2005, prononcé le 20 juillet 2005, la Cour de cassation infirma également la condamnation prononcée à l’encontre de İ.K., pour les motifs suivants : la condamnation pour l’effondrement d’un immeuble sis sur le lot 1257, parcelle no 1, non mentionné dans l’acte d’accusation ; l’absence de signature par un juge du procès-verbal d’audience du 20 mars 2000 ; le fait que les poursuites diligentées à l’encontre de l’intéressé auraient dû être jointes à celles menées contre les autres accusés ; l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
72. Du 18 juin 2005 au 11 avril 2006, la cour d’assises de Konya, saisie sur renvoi par la Cour de cassation après infirmation de l’arrêt du 21 octobre 2004, tint onze audiences. Le procès-verbal de préparation de l’audience du 18 juin 2005 comportait les noms des requérants sur la liste des parties intervenantes à la procédure.
73. Le 17 août 2005, la cour d’assises de Konya prononça la jonction de la procédure pénale diligentée contre İ.K. avec celle pendante contre V.G., C.G. et Z.C.
74. Le 31 janvier 2006, la cour d’assises décida de disjoindre la procédure concernant les accusés Z.C. et C.G., dans l’attente de leur arrestation.
75. Le 11 avril 2006, la cour d’assises de Konya condamna V.G. et İ.K. à une peine de dix-huit ans et neuf mois d’emprisonnement, ainsi qu’à 250 TRY[7] d’amende. M. Çakır, Mme Yüce (Ergüden), Mme Akan, M. Özel ainsi que M. et Mme Erdoğan étaient mentionnés en tant que parties intervenantes à la procédure. M. et Mme Kılıç étaient quant à eux mentionnés en tant que parties plaignantes. Dans sa motivation, la cour d’assises releva que les immeubles sis à Çınarcık avaient été détruits par le tremblement de terre, mais qu’il ressortait des examens effectués aussi bien lors de l’enquête préliminaire qu’au cours du procès et des rapports d’expertise que les immeubles qui s’étaient effondrés avaient été érigés sans qu’il eût été satisfait à nombre d’obligations légales. La cour d’assises souligna en outre ce qui suit : alors que la zone sinistrée avait été classée zone à risque sismique de premier degré, les immeubles avaient été construits sans réalisation d’études de sols ; le matériel de construction utilisé n’était pas de qualité et le béton n’était pas solide ; les immeubles ainsi érigés avaient été détruits sous l’impact du tremblement de terre ; les accusés avaient eu un comportement fautif ayant eu une incidence sur la survenance des destructions ; et il y avait un lien de causalité direct entre les destructions advenues et les morts causées. La cour d’assises estima en outre que les dispositions relatives au concours réel d’infractions s’appliquaient, qu’il fallait considérer que chaque projet de construction réalisé en application d’un permis constituait une infraction et que l’affaire soumise à son examen concernait cinq permis, à savoir à Çamlık le lot 1927, parcelle 1, le lot 1649, parcelle 3, et le lot 1648, parcelle 7, et à Kocadere le lot 1258, parcelle 1, et le lot 1256, parcelle 5. Il fut également relevé qu’aucune action concernant le lot 1257, parcelle 1, n’était en cours devant la cour d’assises. Eu égard aux listes établies par le gouverneur du district de Çınarcık et par la municipalité de Kocadere, la cour d’assises exposa que 11 personnes avaient perdu la vie sur la parcelle 1, lot 1927 (1re partie), 28 sur la parcelle 3, lot 1649 (2e partie), 76 sur la parcelle 7, lot 1648 (3e partie) et 2 sur la parcelle 5, lot 1256 (blocs A et B). Elle indiqua qu’il n’avait pas été possible de déterminer si des décès avaient eu lieu sur les autres parcelles mais qu’il était établi que des personnes vivaient dans les logements s’y trouvant et que leur vie avait été mise en danger. La cour d’assises releva également ce qui suit : toutes les constructions érigées sur ces parcelles étaient le fait de la société V.G. Arsa Ofisi ; au moment des faits, V.G. et C.G. étaient les associés de cette société et Z.C. était associé aux permis relatifs aux constructions ; même si les immeubles concernés avaient fait l’objet d’un permis de construire, aucun ne disposait d’un permis d’habitation, de sorte qu’était en cause la responsabilité pénale de la société constructrice et des associés.
76. Les accusés se pourvurent en cassation.
77. Le 16 avril 2006, la Cour de cassation adopta une décision portant transmission du dossier au procureur général près la Cour de cassation aux fins de lui permettre de soumettre son avis sur le pourvoi. Cette décision portait sur sa page de garde la mention « Détenus – la prescription est proche ».
78. Dans un mémoire du 5 février 2007, M. Çakır demanda à la Cour de cassation de confirmer en urgence la condamnation de première instance, au motif que la prescription de l’action était proche.
79. Le 6 février 2007, la Cour de cassation confirma la condamnation de V.G. Elle confirma également partiellement celle de İ.K., mais l’infirma en ce qui concernait la responsabilité de ce dernier dans la destruction survenue sur la parcelle no 1 du lot 1258 au motif qu’il était contraire à la loi de prononcer une décision de condamnation à l’encontre de cet accusé sans prendre en compte l’absence de preuves quant à sa qualité de responsable technique ou d’associé de la société de construction pour cet édifice.
80. Le 20 février 2007, la cour d’assises de Konya adopta deux décisions mettant un terme à la procédure pénale diligentée contre D.B. et C.G. pour cause de prescription de l’action pénale. Les poursuites diligentées contre Z.C. furent également, à une date non déterminée, abandonnées pour cause de prescription.
81. Le 15 mars 2007, la cour d’assises de Konya, saisie sur renvoi, mit un terme à la procédure pénale diligentée contre İ.K. en ce qui concernait sa responsabilité dans la destruction survenue sur la parcelle 1 du lot 1258 pour cause de prescription. Les noms des requérants figuraient sur la décision en tant que parties intervenantes.
82. Le 8 juin 2007, le procureur général près la Cour de cassation, saisi d’un recours en opposition par V.G. et İ.K. contre l’arrêt du 6 février 2007, estima qu’il n’y avait pas lieu de former ce recours.
C. La procédure pénale initiée contre le maire et le directeur des affaires techniques de la municipalité de Çınarcık avant le séisme
83. Auparavant, le 7 mai 1997, le préfet de Yalova avait estimé que le maire et le directeur des affaires techniques de Çınarcık devaient être poursuivis sur le fondement des articles 230 et 240 du code pénal pour manquement à leurs devoirs et usage de leurs fonctions à mauvais escient. Il leur reprochait notamment d’avoir, entre 1995 et 1996, procédé à des modifications des plans d’urbanisme et fermé les yeux sur l’édification de constructions illégales, de ne pas avoir assuré la destruction de celles-ci et de ne pas avoir infligé des amendes en conséquence.
84. Le 18 mars 1999, le Conseil d’État, saisi sur recours des intéressés, transmit le dossier au tribunal correctionnel de Yalova aux fins de poursuite des faits sur le fondement de l’article 240 du code pénal.
85. Le 28 février 2001, le tribunal correctionnel de Yalova, dans le cadre de l’action publique ainsi diligentée, reconnut les accusés coupables. Il estima établi que le maire avait autorisé, par la décision du conseil municipal du 13 octobre 1995, la modification des plans d’urbanisme de manière non conforme à la procédure – infraction relevant de l’article 230 du code pénal –, mais qu’eu égard à la nature de l’infraction et à la peine encourue il convenait de surseoir au prononcé d’une peine définitive, en application de l’article 1/4 de la loi no 4616 relative à la libération conditionnelle et au sursis des procédures et des peines pour les infractions commises jusqu’au 23 avril 1999. L’adoption par le conseil municipal en 1997 d’une décision annulant sa décision susmentionnée du 13 octobre 1995, avant l’exécution de cette dernière, fut considérée comme une circonstance atténuante par le tribunal : celui-ci porta les sanctions infligées au maire accusé à six mois d’emprisonnement, sur le fondement de l’article 240/2 du code pénal, et à 300 000 TRL d’amende. Eu égard au comportement du maire durant la procédure, ces peines furent réduites à cinq mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende judiciaire. Le maire fut également reconnu coupable d’avoir usé de ses fonctions à mauvais escient en procédant à nouveau, par une décision du conseil municipal du 14 février 1996, à la modification des plans d’urbanisme de manière non conforme à la procédure, et il fut condamné de ce fait à une peine d’un an d’emprisonnement, sur la base de l’article 240 du code pénal, et à une amende judiciaire de 300 000 TRL, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende. Il fut également reconnu coupable de ne pas avoir mis en recouvrement les amendes prononcées en application de l’article 42 de la loi no 3194, recouvrement qui avait été décidé par le conseil municipal le 22 mai 1996. Pour ne pas avoir veillé à assurer la destruction des chantiers illégaux, il fut par ailleurs condamné à une peine d’un an d’emprisonnement et à 42 0000 TRL d’amende, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 35 0000 TRL d’amende.
Le tribunal estima que les deux accusés étaient par ailleurs coupables de ne pas avoir arrêté la poursuite des chantiers réalisés en contradiction avec leurs permis de construire, de ne pas avoir pris de mesures pour assurer la destruction des parties construites illégalement et d’avoir ainsi usé de leurs fonctions à mauvais escient. Les accusés furent condamnés en conséquence chacun à un an d’emprisonnement et à 300 000 TRL d’amende, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende.
Au total, le maire de Çınarcık fut condamné à une peine de trente-cinq mois d’emprisonnement et à 1 100 000 TRL d’amende lourde et le directeur des affaires techniques à une peine de dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende lourde, peines qui furent assorties d’un sursis.
86. Le 5 mai 2003, la Cour de cassation confirma ce jugement.
D. Les procédures administratives
1. L’action aux fins de poursuite des fonctionnaires
87. Le 4 mai 2000, le ministère de l’Intérieur adopta une décision portant autorisation d’ouverture d’une enquête pénale, au regard de l’article 230 du code pénal, contre l’ancien maire et le maire en exercice de Çınarcık, l’ancien directeur et le directeur en exercice des services des sciences appliquées de la municipalité, ainsi que l’architecte et un fonctionnaire des services techniques, ces derniers ayant reconnu n’avoir jamais effectué de contrôle après la pose des fondations des immeubles sis à Çamlık, lots 1927/15‑1, parcelle 1, bloc E, 1649/15-1, parcelle 3, blocs C et D, et 1648/15-1, parcelle 7, blocs A, C, D, E, et des immeubles sis à Kocadere, lots 1256/3-2, parcelle 5, bloc D, 1257/3-2, parcelle 1, bloc D, et 1258/3-2, parcelle 1, bloc D.
88. Le 14 juillet 2000, Mme Akan et M. Özel saisirent la commission d’inspection du ministère de l’Intérieur d’une demande d’identification des fonctionnaires qui n’auraient pas rempli leurs fonctions de contrôle et de surveillance des constructions litigieuses. Se fondant sur les conclusions de l’expertise du 13 octobre 1999 (paragraphe 23 ci-dessus), ils demandèrent également l’adoption d’une ordonnance de poursuites à leur encontre. Déclarant vouloir mettre au jour toute la chaîne des responsabilités, ils soutinrent que le maire de Çınarcık, le conseil municipal, ainsi que les agents techniques et de direction responsables des contrôles et de la surveillance devaient également être poursuivis et jugés, en application de l’article 102 de la loi no 1580 sur les municipalités. Selon les deux requérants, la municipalité avait fermé les yeux sur la construction d’immeubles qui n’auraient pas satisfait aux exigences légales. Les intéressés rappelèrent également que la zone de construction en question était classée « zone à risque sismique majeur » et reprochèrent à la municipalité d’avoir autorisé des constructions trop élevées sur des sols instables. Enfin, il fallait également selon eux déterminer la responsabilité de la municipalité de Büyükşehir au motif que, lors de la construction et du dépôt des plans d’architecture, la zone litigieuse était rattachée à cette municipalité.
89. Le 4 octobre 2000, la 2e chambre du Conseil d’État, saisie sur recours des personnes contre lesquelles l’autorisation d’enquête pénale du ministère de l’Intérieur avait été délivrée (paragraphe 87 ci-dessus) et statuant en vertu de l’article 9 de la loi no 4483 (droit interne pertinent, paragraphe 133 ci‑après), leva l’autorisation d’enquête pénale accordée par le ministère de l’Intérieur. Selon le Conseil d’État, la responsabilité était imputable aux dessinateurs scientifiques du projet d’immeubles et nombre d’immeubles détruits le 17 août 1999 ne bénéficiaient pas d’un permis d’habitation.
90. Le 6 juillet 2001, les deux requérants susmentionnés saisirent la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur et, en fournissant de nouveaux éléments de preuve, réitérèrent leur demande tendant à l’engagement de poursuites contre les fonctionnaires mis en cause. Selon eux, au vu de ces éléments, ces fonctionnaires ne pouvaient se voir reprocher une simple négligence et leurs agissements constituaient un usage à mauvais escient de leurs fonctions.
91. Le 10 septembre 2001, un rapport d’examen fut établi sur autorisation du ministère de l’Intérieur du 15 août 2001 aux fins de rechercher si l’absence de réaction et de contrôle à l’ajout d’étages supplémentaires à plusieurs immeubles – à savoir ceux sis à Çamlık, lot 1927/15‑1, parcelle 1, bloc E, lot 1649/15-1, parcelle 3, blocs C et D, et lot 1648/15‑1, parcelle 7, blocs A, C, D, E, et à Kocadere, lot 1257/3‑2, parcelle 1, bloc D –, opéré en contradiction avec leurs permis de construire, constituait un manquement aux devoirs de la profession de la part de l’ancien maire et du maire en exercice de Çınarcık, de l’ancien directeur et du directeur en exercice des services des sciences appliquées de la municipalité, ainsi que de l’architecte et d’un fonctionnaire des services techniques. Ce rapport conclut qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre des agissements qui avaient été conformes à la procédure ; par conséquent, aucune action ne fut engagée à l’encontre des personnes susmentionnées.
92. Le 5 novembre 2001, Mme Akan et M. Özel saisirent à nouveau la direction des administrations locales du ministère de l’Intérieur aux fins d’information quant aux suites données à leurs diverses réclamations, faisant valoir notamment que leurs demandes tendant à obtenir la poursuite des fonctionnaires n’aboutissaient pas et que les faits qu’ils avaient dénoncé n’avaient toujours pas donné lieu à un examen préliminaire.
93. Le 25 janvier 2002, un nouveau rapport d’examen fut établi sur autorisation du ministère de l’Intérieur du 2 janvier 2002. Ce rapport conclut qu’il n’y avait pas lieu d’agir contre les fonctionnaires mis en cause pour avoir autorisé des édifices de six étages.
94. Le 4 février 2002, la direction susmentionnée répondit à la requête du 5 novembre 2001 (paragraphe 92 ci-dessus). Elle rappela tout d’abord que la décision du ministère de l’Intérieur autorisant une enquête avait été levée par la décision du Conseil d’État du 4 octobre 2000. Elle précisa ensuite, qu’en réponse notamment à la demande du 6 juillet 2001 (paragraphe 90 ci-dessus), un examen préalable sur autorisation du 15 août 2001 du ministère de l’Intérieur avait été effectué, lequel avait conclu que la question litigieuse avait préalablement été tranchée, que le Conseil d’État avait levé l’autorisation d’enquête et qu’il n’y avait donc pas lieu d’agir contre les personnes mises en cause. Enfin, elle mentionna que, prenant en compte les nouvelles allégations des intéressés, une nouvelle autorisation d’examen avait été adoptée le 2 janvier 2002 (paragraphe 93 ci-dessus).
95. Le 20 août 2002, se fondant sur l’article 53 de la loi no 2577 relative à la procédure administrative et faisant valoir l’existence de nouveaux éléments de preuve, les requérants saisirent le Conseil d’État d’une demande tendant à la levée de la décision du 4 octobre 2000 (paragraphe 89 ci‑dessus) et à la réouverture de la procédure.
96. Le 18 septembre 2002, la 2e chambre du Conseil d’État rejeta cette demande, sans examen au fond, au motif que la décision contestée était insusceptible de recours, renvoyant à cet égard à l’article 3 h) de la loi no 4483 et à l’article 9 de cette loi (droit interne pertinent, paragraphe 133 ci‑après).
97. Le 20 novembre 2002, les intéressés saisirent à nouveau le Conseil d’État, précisant ne pas avoir formé opposition contre la décision du 4 octobre 2000 portant annulation de l’autorisation d’enquête pénale, mais avoir formé une demande de réouverture de la procédure en vertu de la loi no 2577 sur la procédure administrative, ce qui constituait selon eux une voie de recours différente. Ils réitérèrent leur demande en ce sens.
98. Le 14 janvier 2003, le Conseil d’État rejeta cette demande après avoir constaté que la procédure en cause avait été menée au regard de la loi no 4483, laquelle ne prévoyait pas la réouverture de la procédure.
99. Le 8 avril 2004, saisie d’un recours de Mme Akan et de M. Özel contre le rapport du 25 janvier 2002 (paragraphe 93 ci-dessus), la 2e chambre du Conseil d’État rejeta celui-ci sans examen au fond au motif que n’était pas en cause une décision qui aurait pu faire l’objet d’un recours.
2. La saisine de la commission départementale des droits de l’homme
100. Le 25 février 2004, Mme Akan et M. Özel saisirent la commission départementale des droits de l’homme de Yalova (« la commission de Yalova »). Ils soutenaient que le transfert du procès pénal de l’endroit où avait eu lieu le séisme (Yalova) à Konya portait atteinte au principe du juge naturel et au droit de recours des victimes. Ils se plaignaient également de carences dans l’examen de leurs demandes de poursuite des fonctionnaires impliqués.
101. Le 6 avril 2004, cette commission releva que la commission d’enquête et d’appréciation des violations des droits de l’homme avait rédigé un rapport sur les faits litigieux et que ce dernier avait constaté que le changement du lieu du procès était dû à des raisons impérieuses, prévues par l’article 14 du code de procédure pénale, et ne portait pas atteinte aux droits de l’homme. De même, elle souligna que, selon les conclusions de ce rapport, l’annulation par le Conseil d’État de l’autorisation d’enquête contre les fonctionnaires dont la responsabilité avait été mise en cause et le refus de réouverture de la procédure n’étaient pas contraires aux droits de l’homme. En outre, elle indiqua que, toujours selon ce rapport, les plaignants avaient la possibilité de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de leurs griefs.
102. La commission de Yalova releva en outre qu’un des membres de la commission d’enquête et d’appréciation des violations des droits de l’homme avait fait les observations complémentaires suivantes :
« 1. L’augmentation du nombre des étages sans autorisation du conseil municipal et les modifications apportées aux plans d’architecture, de même que le non-respect des plans d’architecture établis au regard du caractère "à risque" de la zone constituent une atteinte au droit à la vie ;
2. Le transfert, pour des raisons de sécurité, de l’affaire à Konya et non dans un département plus proche de Yalova a porté atteinte au droit au juge et au droit de recours des victimes. Il est nécessaire que le ministère de la Justice accorde une aide financière aux plaignants pour leur permettre de suivre la procédure (...)
3. Constituent une atteinte aux droits de l’homme le fait de n’avoir pu, après annulation par le Conseil d’État de l’autorisation d’enquête fondée sur la loi no 4483, procéder, [eu égard aux] nouvelles preuves soumises, à un nouvel examen des faits litigieux [et] l’absence de réouverture de la procédure (...) [il en va de même de] l’absence de droit de recours au bénéfice des plaignants après l’annulation de l’autorisation de poursuite des fonctionnaires. »
103. Le 29 avril 2004, la préfecture de Yalova écrivit à l’avocate des requérants pour l’informer et lui transmettre cette décision.
3. Les actions en indemnisation
a) Les actions en dommages et intérêts
104. À une date non précisée, Mme Akan et M. Özel avaient saisi le tribunal administratif de Bursa d’une action en dommages et intérêts, dirigée contre le ministère de l’Intérieur, le maire de Çınarcık, le ministère de l’Habitat et le maire de Büyükşehir (Istanbul), afin d’obtenir une réparation de leurs dommages matériel et moral. Ils soutenaient que les instances administratives intimées à la procédure avaient autorisé des constructions dans des zones à grand risque sismique, et ce, selon eux, sans veiller à l’utilisation de techniques de construction appropriées, et qu’elles avaient délivré des autorisations de construction et d’habitation sans contrôles adéquats, commettant ainsi, à leurs dires, une faute de service.
105. Le 30 octobre 2000, le tribunal administratif de Bursa rejeta cette demande pour cause de forclusion, considérant que les intéressés auraient dû intenter leur action dans les soixante jours ayant suivi l’établissement du rapport d’expertise du 13 octobre 1999 (paragraphe 23 ci-dessus), date à laquelle ils avaient eu connaissance des manquements allégués.
106. Le 4 mars 2003, le tribunal administratif régional de Bursa, saisi d’un recours contre cette décision, rejeta celui-ci et confirma la décision de première instance.
b) L’action en remboursement de frais
107. Le 2 août 2004, M. Çakır saisit le ministère de la Justice d’une demande de remboursement et de prise en charge des frais afférents aux déplacements qu’il disait avoir effectués à Konya pour suivre le procès pénal et participer à ce dernier.
108. Le 31 août 2004, le ministère de la Justice rejeta cette demande.
109. Le 16 mai 2006, le tribunal administratif d’Ankara, saisi par l’intéressé d’un recours contre cette décision, estima que la décision de transfert de l’affaire de Yalova à Konya était une décision juridictionnelle et non administrative, et qu’elle était dès lors insusceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
E. Les procédures civiles contre les promoteurs
1. La procédure civile intentée par Mme Akan et M. Özel
110. Entretemps, le 27 septembre 1999, Mme Akan et M. Özel avaient saisi le tribunal de grande instance de Yalova (« le TGI ») d’une action en dommages et intérêts dirigée contre la société en nom collectif V.G., V.G. lui-même, İ.K., Z.C. et la mairie de Çınarcık.
111. Lors des audiences qui se tinrent entre le 29 septembre 2004 et le 17 septembre 2007, le TGI prononça l’ajournement de l’affaire dans l’attente de l’aboutissement de la procédure pénale, alors pendante devant la cour d’assises de Konya.
112. Le 17 septembre 2007, le TGI observa que la cour d’assises de Konya avait condamné V.G. et İ.K. pour cinq infractions, dont une concernant l’effondrement de trois blocs sis sur le lot 1256, et que cette condamnation était devenue définitive et avait été adoptée à la lumière d’un rapport d’expertise de l’université technique d’Istanbul du 12 octobre 2000 ayant établi la responsabilité des accusés. Ce rapport d’expertise fut versé au dossier de l’affaire et le TGI demanda une nouvelle expertise aux fins d’établir le préjudice matériel des plaignants résultant de la perte de leur appartement.
113. Le 19 novembre 2007, un expert évalua à 5 015 TRY le préjudice matériel subi.
114. Lors de l’audience du 14 janvier 2008, les plaignants contestèrent les conclusions de cette expertise.
115. Le 2 décembre 2008, le TGI, statuant en qualité de tribunal de la consommation, rejeta la demande d’indemnisation en ce qu’elle avait été introduite contre V.G. et contre la mairie de Çınarcık respectivement pour absence de preuves et pour incompétence. Il estima en outre que la demande d’indemnisation afférente aux biens meubles perdus qui avait été formulée par les demandeurs devait être considérée comme ayant été abandonnée en cours de procédure. Enfin, le TGI fit partiellement droit à la demande d’indemnisation, en condamnant la société en nom collectif V.G. et Z.C. à payer aux requérants 2 091,43 TRY conjointement au titre du préjudice matériel et la somme de 2 000 TRY chacun au titre du préjudice moral.
116. Le 13 mars 2009, Mme Akan et M. Özel se pourvurent contre ce jugement. Dans leur mémoire en pourvoi, ils arguèrent que la responsabilité de V.G. avait été établie par la cour d’assises de Konya et que, si les juridictions civiles n’étaient pas tenues par les conclusions des juridictions pénales, il n’en allait pas de même lorsqu’étaient en cause les réalités factuelles établies. Ils reprochèrent au TGI d’avoir statué en qualité de tribunal de la consommation, alors qu’il aurait été question d’une action purement civile. Enfin, ils soutinrent que les montants alloués au titre de l’indemnisation étaient insuffisants de sorte que, selon eux, la décision du TGI était contraire aux articles 2 et 13 de la Convention et portait en outre atteinte à leur droit de propriété.
117. Le 28 février 2010, la Cour de cassation infirma le jugement du TGI.
118. Le 28 juin 2010, un rapport d’expertise fut établi : il évalua le préjudice matériel des requérants correspondant à la valeur de l’appartement perdu lors du séisme à 2 750 TRY.
119. Le 23 novembre 2010, saisi sur renvoi par la Cour de cassation, le TGI rejeta à nouveau la demande d’indemnisation dirigée contre V.G. pour absence de preuves, considérant que celui-ci n’avait pris part ni à la construction ni à la vente de l’immeuble en cause. Le TGI rejeta également la demande d’indemnisation dirigée contre la municipalité pour incompétence, au motif que les faits relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il releva que la demande introduite contre İ.K. avait été abandonnée. Il estima, sur le fondement de l’article 409 du code de procédure civile, que la demande relative aux biens meubles devait être considérée comme n’ayant pas été introduite. Enfin, il condamna solidairement la société en nom collectif V.G. et Z.C. à payer 3 600 TRY au titre du préjudice matériel subi et une somme 2 000 TRY à chaque demandeur au titre du préjudice moral.
120. Le 15 novembre 2011, la Cour de cassation confirma ce jugement.
2. La procédure civile intentée par M. Çakır
121. Par ailleurs, le 11 novembre 1999, M. Çakır et son épouse avaient saisi le TGI d’une action en indemnisation dirigée contre la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm, la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi, V.G. et İ.K. Ils réclamaient chacun 15 000 TRL au titre du préjudice matériel, 500 000 TRL au titre du préjudice moral et une somme à calculer au titre de la perte de soutien.
122. Le 29 décembre 2008, le TGI estima établi que le promoteur de l’immeuble sous les décombres desquels était décédé le fils du requérant était la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi et que le projet architectural avait été établi par İ.K. qui en était également le responsable scientifique. Il observa en outre, à la lumière du rapport d’expertise du 12 octobre 2000 établi à la demande de la cour d’assises de Konya, que les instances publiques qui avaient délivré un permis étaient responsables à hauteur de 2/8 et que les personnes en charge de l’édification l’étaient à hauteur de 6/8. Le TGI estima que la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi et İ.K. étaient donc responsables à hauteur de 6/8.
Le TGI rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il fit partiellement droit aux demandes d’indemnisation du requérant et de son épouse. La société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi fut ainsi condamnée à verser au requérant 1 170 TRY au titre des biens meubles perdus, 5 317,40 TRY au titre de la perte de soutien financier et 4 500 TRY au titre du préjudice moral subi.
123. Le 18 novembre 2009, la Cour de cassation infirma ce jugement au motif que la juridiction compétente pour connaître du litige était le tribunal de la consommation.
124. Par un jugement rendu le 1er avril 2010, le TGI, saisi sur renvoi et statuant en qualité de tribunal de la consommation, rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il rejeta de même la demande en ce qu’elle concernait İ.K. au motif qu’à sa mort, survenue après l’introduction de l’action, ses héritiers n’avaient pas accepté la succession. Le TGI fit cependant partiellement droit à la demande d’indemnisation dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi. À cet égard, il accorda à M. Çakır 1 014 TRY au titre des biens meubles perdus, 4 607,85 TRY au titre de la perte de soutien et 4 500 TRY au titre du préjudice moral.
125. Le 9 mars 2011, la Cour de cassation infirma ce jugement.
126. Le 13 novembre 2011, elle rejeta le recours en rectification formé contre son arrêt.
127. Le 29 décembre 2011, statuant sur renvoi, le TGI rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il rejeta de même la demande en ce qu’elle concernait İ.K. au motif qu’à sa mort, survenue après l’introduction de l’action, ses héritiers n’avaient pas accepté la succession. Le TGI fit cependant partiellement droit à la demande d’indemnisation dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi. À cet égard, il accorda à M. Çakır 1 560 TRY au titre des biens meubles perdus, 7 089 TRY au titre de la perte de soutien et 4 500 TRY au titre du préjudice moral.
3. La procédure civile intentée par Mme Yüce (Ergüden)
128. De même, le 16 février 2000, Mme Yüce (Ergüden) et trois membres de sa famille avaient saisi le TGI d’une action en indemnisation des préjudices subis du fait du décès de leurs parents, réclamant chacun 1 milliard de TRL au titre du préjudice moral y afférent et 9 milliards de TRL au titre du préjudice matériel. L’action était dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi.
129. Le 26 décembre 2007, le TGI, statuant en qualité de tribunal de la consommation, fit partiellement droit à la demande relative au préjudice matériel subi, accordant une somme de 3 092, 93 TRY à partager entre les différents plaignants, à hauteur de leurs parts respectives dans la succession de leurs parents. Le TGI accorda également une somme de 1 000 TRY pour le préjudice moral résultant du décès de la mère des demandeurs et 1 000 TRY pour le préjudice moral causé par le décès de leur père.
130. Le 28 mars 2008, la partie défenderesse se pourvut en cassation.
131. Le 20 novembre 2008, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi par un arrêt devenu définitif le 27 janvier 2009.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
132. En application de l’article 14 de la loi no 1412 du 4 avril 1929 relative à la procédure pénale qui était en vigueur à l’époque des faits[8], le juge ou le tribunal compétent qui, pour des motifs juridiques ou matériels, était dans l’impossibilité d’exercer sa compétence territoriale ou qui estimait que la poursuite de la procédure dans son ressort de compétence apparaissait comme dangereuse pour la garantie de l’action publique, pouvait décider de transférer l’affaire à un autre tribunal de même degré. Il appartenait au ministère de la Justice de demander le transfert de l’affaire pour des raisons tenant à la garantie de l’action publique.
133. D’après la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, adoptée le 2 décembre 1999, les fonctionnaires ne peuvent être jugés pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative compétente. Les décisions portant autorisation ou refus d’autorisation d’enquête peuvent faire l’objet d’un recours.
Selon l’article 3 h) de cette loi, la compétence en matière d’ouverture d’une enquête à propos des maires des grandes villes et des maires des villes ainsi qu’à propos des membres de leurs conseils municipaux et du conseil général du département, appartient au ministre de l’Intérieur.
Selon les dispositions de l’article 9 de cette loi, la 2e chambre du Conseil d’État est compétente pour examiner notamment les recours formés contre les décisions relevant de l’article 3 h) de la loi et les décisions prises sur recours sont définitives.
134. L’article 32 de la loi sur l’urbanisme no 3194 du 3 mai 1985, publiée au Journal officiel le 9 mai 1985, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« Les constructions réalisées sans permis ou en contradiction avec le permis et ses annexes
Article 32. Aux termes des dispositions de cette loi, lorsque – en dehors des constructions pouvant être réalisées sans permis – (...) il est constaté qu’une construction a été commencée sans permis ou a été érigée en contradiction avec le permis et ses annexes, l’état de la construction est évalué (...) par la municipalité ou la préfecture. La construction [fait l’objet d’une apposition de scellés] et le chantier [est] immédiatement arrêté. L’arrêt du chantier est considéré comme notifié au propriétaire de la construction par l’affichage sur les lieux de la construction du procès-verbal d’arrêt. Une copie de cette notification est remise au muhtar. À compter de cette date, au plus tard dans le délai d’un mois, le propriétaire de la construction, soit en mettant sa construction en conformité avec le permis, soit en obtenant un permis, demande la levée des scellés auprès de la municipalité ou de la préfecture. S’agissant d’une construction non conforme au permis, s’il est constaté, après examen, que cette non-conformité a été [corrigée] ou qu’un permis a été obtenu et que la construction est conforme à ce permis, les scellés sont levés par la municipalité ou la préfecture et la poursuite de la construction sera autorisée. »
L’article 42 de cette loi fixait les sanctions administratives applicables aux constructions non conformes aux dispositions de la loi.
135. La loi no 7269 du 15 mai 1959 relative aux mesures de préventions et de secours à adopter en raison des répercussions des catastrophes sur la vie en général, publiée au journal officiel le 25 mai 1959, définit les mesures de prévention et de secours à adopter pour faire face aux catastrophes naturelles.
136. Le règlement relatif aux constructions à bâtir sur les zones de catastrophes du 2 septembre 1997, modifié le 2 juillet 1998, définissait notamment les critères techniques auxquels devaient satisfaire les bâtiments construits dans les zones de catastrophes.
Le 6 mars 2007 fut publié au journal officiel un nouveau règlement relatif aux constructions à bâtir sur les zones de catastrophes.
137. Le 27 août 1999, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida d’établir une commission de recherches chargée d’examiner l’ensemble des mesures prises avant, pendant et après le tremblement de terre. Le 23 décembre 1999, cette commission rendit son rapport, lequel peut notamment se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« VI. Appréciation :
(...)
Malgré la création de cellules de crise qui ont commencé à travailler après le tremblement de terre, nous avons pu constater que les comités d’aide et de sauvetage ainsi que les responsables de la défense civile n’étaient pas suffisamment organisés et qu’il y a eu des retards dans les interventions.
Après le séisme du 17 août, notre société a pu clairement observer que l’assistance s’était transformée en chaos à cause des carences existant dans la préparation et l’organisation. Alors que dans les situations de catastrophes de nature à influer sur la vie de la population le pouvoir revient aux dirigeants publics, ceux-ci n’ont pas fait preuve de suffisamment de sagacité. Cela s’explique indubitablement par l’importance de la zone touchée par le séisme, l’interruption des communications, les coupures d’énergie et l’inaccessibilité des infrastructures.
Cela étant, il y a eu des retards dans la pratique parce que les responsables dans ces départements classés zones à risque sismique majeur ne disposaient [ni] de plans définissant les mesures à adopter face à une catastrophe de ce type, ni d’un plan définissant le rôle et les compétences de chacun en cas de tremblement de terre, ou parce qu’ils n’avaient pas envisagé un tel scénario. Or, compte tenu de la situation critique de la région et de l’éventualité du pire, ils auraient dû être préparés et [auraient dû] pouvoir intervenir de manière efficace (...) Certes, les dirigeants publics siégeant dans les cellules de crise ont poursuivi leur travail avec bonne volonté et abnégation. Il a néanmoins été constaté qu’ils n’étaient pas préparés à une catastrophe naturelle, qu’ils ne disposaient pas de plans et programmes d’intervention d’urgence et que, même s’ils en disposaient, ils n’avaient pu les appliquer en raison du choc causé par l’horreur de la catastrophe.
(...)
Un autre organe [qui] n’a pas agi de manière efficace et suffisante lors des opérations de sauvetage est la direction générale de la défense civile (...) Les équipes de sauvetage civil, en nombre très limité (...) avec approximativement 110 personnes, ont littéralement disparu au milieu des 13 600 immeubles qui se sont effondrés le 17 août. Dès lors, un grand nombre de personnes qui auraient pu être dégagées des décombres ne l’ont pas été et ont succombé. S’il y avait eu, lors des opérations de sauvetage, des équipes de sauvetage civil pour orienter et surveiller les volontaires non formés et sans expérience, il est certain qu’[un plus grand nombre] de nos concitoyens seraient toujours en vie aujourd’hui.
Ce sont les municipalités qui réglementent l’urbanisme dans les départements et les districts. Il a été constaté que ces compétences importantes dévolues aux municipalités au nom de la décentralisation ont été utilisées (...) à des fins politiques (...) Les dirigeants locaux et les municipalités ont utilisé à mauvais escient les prérogatives légales qui leur avaient été attribuées et [ont] transformé leurs villes en amas de béton.
(...) »
EN DROIT
138. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et aux griefs, la Cour décide de joindre celles‑ci.
I. SUR L’OBJET DES REQUÊTES ET LES PARTIES REQUÉRANTES
A. Quant à l’objet des requêtes
139. La Cour constate que dans leurs formulaires de requête, les requérants exposent que le procès pénal instruit devant la cour d’assises de Konya fut le plus important après le séisme, eu égard notamment au nombre de victimes concernées. Ils énoncent que ce procès relatif à une atteinte grave au droit à la vie, mettait en cause, au côté d’une faute lourde du promoteur immobilier et de ses associés, une faute lourde de l’administration mais que malgré tous leurs efforts, l’ensemble des responsables ne furent pas poursuivis. Ils énoncent en outre que la zone de survenance du séisme avait, des années auparavant, été déclarée zone de catastrophes de sorte que les constructions y étaient soumises à des règles spécifiques. Au mépris de celles-ci et des exigences des plans d’urbanisme et d’architecture, des autorisations municipales auraient été accordées pour des immeubles de 5 étages et pour des immeubles de plus de 5 étages, construits frauduleusement. Alors que les constructions auraient dû être érigées en conformité avec les spécificités de cette zone (proximité des espaces de fer, deux étages en sous-sols), cela n’aurait pas été le cas des immeubles dans lesquels les proches des requérants perdirent la vie. De plus, ils reprochent aux autorités municipales de s’être abstenues d’exercer les contrôles nécessaires pour vérifier la conformité des immeubles ou empêcher leur édification, et ils estiment que ces carences sont autant de négligences ayant contribué à causer la mort de leurs proches.
140. Les requérants dénoncent également une faute lourde de l’administration en raison de carences dans l’organisation des secours après le séisme et de l’absence d’un « plan catastrophe » prévu par la préfecture. Ils exposent notamment que les recherches des personnes ensevelies sous les décombres n’ont pu être menées que plusieurs heures après la catastrophe, une liste des blessés et des morts n’a pu être établie et les blessés n’ont pu être conduits à l’hôpital. Selon eux, la circonstance que l’administration ne se soit pas préalablement préparée pour faire face à des catastrophes naturelles, avaient augmenté le nombre de morts.
141. Ensuite, invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants soutiennent que la mort de leurs proches, survenue lors du tremblement de terre du 17 août 1999, constitue une atteinte au droit à la vie. Tout en reconnaissant qu’il était question d’une catastrophe naturelle, ils se plaignent de n’avoir pu obtenir l’engagement de poursuites contre toutes les personnes qu’ils tenaient pour responsables. Ils allèguent qu’en raison des modifications des plans d’urbanisme sans prise en compte de la circonstance que la zone de construction était une zone de catastrophes, le droit à la vie de leurs proches a été méconnu.
142. Se fondant sur l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent en outre d’un défaut d’équité de la procédure pénale, et notamment d’une atteinte au droit au juge naturel qu’auraient constitué le transfert de la procédure de Yalova à Konya – ville située selon eux à une dizaine d’heures de route – et les difficultés qui en seraient résultées pour le suivi de la procédure par eux. Ils dénoncent à cet égard une atteinte à leur droit de recours judiciaire. Ils se plaignent également d’une durée excessive de la procédure pénale.
143. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants dénoncent en outre une impossibilité d’engager des poursuites contre les fonctionnaires mis en cause, en dépit, à leurs dires, de l’établissement de la responsabilité de ces derniers par expertise. Ils se plaignent également de ne pas avoir bénéficié d’une voie de recours effective qui leur aurait permis d’obtenir une indemnisation du préjudice subi ce tant devant les juridictions administratives que devant les instances civiles.
144. Enfin, les requérants invoquent l’article 1 du Protocole no 1 faisant valoir la perte de leur logement ou de celui de leurs proches décédés.
145. La Cour rappelle que maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les parties en cause. Un grief se caractérise en effet par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). En l’espèce, la Cour estime qu’il convient de tenir compte de l’ensemble des faits dénoncés par les requérants au regard de l’atteinte au droit à la vie de leurs proches, sous le volet substantiel de l’article 2 de la Convention. Elle considère en outre que les faits dénoncés par les requérants sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention en ce qu’ils ont trait au déroulement de la procédure pénale et à l’impossibilité d’obtenir l’engagement de poursuites pénales contre les fonctionnaires doivent également être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, dans son volet procédural.
Les griefs des requérants tirés du défaut d’équité de la procédure, de l’absence d’une voie de recours effective pour obtenir une indemnisation et de l’atteinte à leur droit de propriété restent quant à eux à examiner sous l’angle des articles invoqués à leur appui, à savoir les articles 6 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 respectivement.
B. Quant aux parties requérantes à la présente affaire
146. La Cour relève que, dans ses observations soumises après communication de l’affaire au Gouvernement, l’avocate de Mme Akan a mentionné, sans autre précision, que celle-ci agissait en son nom personnel et au nom et pour le compte de sa fille.
147. Or, la Cour observe que le formulaire de requête de Mme Akan ne comportait aucune mention quant à la qualité de partie requérante de sa fille. Dès lors, eu égard à la formulation de la requête ainsi qu’à la forme dans laquelle cette circonstance a été portée à sa connaissance et au stade auquel elle l’a été, la Cour estime que Mme Akan doit être considérée comme ayant introduit sa requête en son seul nom personnel.
II. SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Les arguments des parties
1. Arguments du Gouvernement
148. Le Gouvernement argue tout d’abord que les requérants ont omis d’épuiser les voies de recours internes étant donné qu’ils n’auraient pas soulevé, en substance, les griefs qu’ils soumettent dans le cadre de leurs requêtes, ni invoqué une violation de la Convention.
149. En outre, le Gouvernement, se fondant sur l’article 125 de la Constitution, soutient que les requérants avaient la possibilité de mettre en cause la responsabilité objective de l’administration sur la base de la théorie du risque social – recours qui, selon le Gouvernement, leur aurait permis d’obtenir une indemnisation.
Les requérants auraient également pu intenter des actions en indemnisation contre d’autres personnes privées et autorités, tels le constructeur des immeubles en question ou l’ingénieur responsable de leur édification, ce dont ils se seraient abstenus.
150. Enfin, au soutien de ses arguments sur le bien-fondé des griefs tirés de l’article 13, le Gouvernement argue que les personnes responsables de la construction des immeubles effondrés ont été condamnées. Il expose à cet égard qu’en vertu de l’article 34 de la Convention, s’il a été remédié au grief d’une personne, celle-ci ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention. Selon le Gouvernement, bien que les requérants n’aient pas obtenues de décisions conformes à leurs attentes, il faut considérer qu’il a été remédié à leur grief.
2. Arguments des requérants
151. Les requérants réfutent les arguments du Gouvernement.
M. et Mme Kılıç, M. et Mme Erdoğan ainsi que Mme Yüce (Ergüden) allèguent avoir épuisé les voies de recours internes. Ils arguent en outre que, si certaines parties intervenantes à la procédure pénale ont intenté des actions contre les agents publics mis en cause devant les juridictions administratives, celles-ci ont rejeté leurs demandes d’indemnisation par des motifs qui n’auraient pas été prévus par la loi. De même, les actions en indemnisation intentées par certains plaignants devant les juridictions civiles auraient perduré de nombreuses années sans aboutir. À cet égard, les requérants susmentionnés exposent que les locaux du TGI de Yalova ont subi des dégâts lors du séisme, que le TGI a été déménagé à plusieurs reprises et que les juges en charge de l’affaire ont été également changés plusieurs fois, de sorte que les actions de plusieurs victimes seraient toujours en cours. Les requérants n’espèrent plus obtenir une quelconque indemnisation par ce biais. Ils soutiennent que, eu égard aux décisions rendues et au délai écoulé, les actions en indemnisation relatives au tremblement de terre ne sont pas effectives.
152. En réponse à une demande d’informations complémentaires adressée aux parties par la Cour, l’avocat de M. et Mme Erdoğan et de M. et Mme Kılıç a informé la Cour que, en raison d’un défaut d’effectivité du recours civil en indemnisation et du coût de la procédure, ses clients avaient renoncé à mener cette dernière à terme. Il soutient qu’en tout état de cause il n’existe pas de voies de recours effectives en matière d’indemnisation.
153. MM. Çakır et Özel et Mme Akan réfutent les arguments du Gouvernement quant à l’existence d’une voie de recours en indemnisation qui serait effective. À cet égard, ils arguaient, à la date de soumission de leurs observations, que la procédure en indemnisation durait depuis onze ans, qu’il était dès lors impossible d’obtenir un résultat effectif et que la somme qui serait allouée ne saurait en tout état de cause être satisfaisante. Ils exposaient en outre que, alors que l’affaire aurait été pendante devant la Cour de cassation, la juridiction de première instance avait estimé que V.G. n’était pas pénalement tenu d’indemniser les plaignants. Ils ajoutaient que, au demeurant, même si une quelconque indemnisation leur était octroyée, la société mise en cause n’avait pas les fonds pour les payer, de sorte qu’il n’existerait pas de recours effectif pour obtenir une indemnisation. Citant les affaires Mahmut Aslan c. Turquie (no 74507/01, 2 octobre 2007), et Ali Kemal Uğur et autres c. Turquie (no 8782/02, 3 mars 2009), ils dénonçaient une absence de voies de recours effectives pour se plaindre de la durée de la procédure.
154. M. Özel et Mme Akan arguent par ailleurs, s’agissant de la procédure administrative en indemnisation, que les juridictions administratives ont, en l’espèce, appliqué le délai de forclusion relatif aux actes administratifs et non le délai prévu à l’article 13 du code de procédure administrative. Ils précisent que lesdites juridictions n’ont pas appliqué le délai de forclusion d’un an – allant ainsi, à leurs dires, à l’encontre de la jurisprudence interne –, raison pour laquelle leur demande aurait été rejetée. Pour les requérants, ce rejet est contraire à la loi et à la jurisprudence interne et, par ailleurs, il avait pour but de protéger l’administration.
B. L’appréciation de la Cour
155. À titre liminaire, la Cour estime utile de souligner que les arguments du Gouvernement tirés du non-épuisement des voies de recours internes, bien que formulés de façon générale au regard de l’ensemble de la requête, ont directement trait à l’article 2 de la Convention et doivent donc être examinés en lien avec cet article.
156. De même, eu égard à la qualification juridique des faits opérée dans la présente affaire (paragraphe 145 ci-dessus), la Cour estime que les arguments du Gouvernement selon lesquels il aurait été remédié au grief des requérants tiré de l’article 13 de la Convention (paragraphe 150 ci‑dessus) relèvent du volet procédural de l’article 2 de la Convention et doivent être traités avant que ne soit examiné le fond de l’affaire.
1. Quant à la qualité de victimes des requérants
157. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits)). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Eckle, précité, §§ 69 et suivants).
158. En l’espèce, le Gouvernement invoque la condamnation pénale des constructeurs des immeubles effondrées pour soutenir qu’il aurait été remédié au grief des requérants. Or, eu égard à la nature des exigences procédurales de l’article 2 et à la circonstance que cette condamnation ne saurait aucunement s’entendre comme constitutive d’une quelconque réparation, la Cour rejette l’argument du Gouvernement à cet égard.
2. Quant à l’épuisement des voies de recours internes
159. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, § 71, 25 mars 2014). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (ibidem, § 74). Par contre, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (ibidem, §§ 73‑74).
160. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, et Vučković et autres, précité, § 76). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Kurić et autres, précité, § 286).
161. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de l’État contractant concerné, mais également du contexte dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant. Il lui faut dès lors examiner si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de la cause, le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 59, CEDH 2000‑VII).
162. De surcroît, lorsqu’un requérant a le choix entre différents recours possibles et que leur effectivité comparée ne s’impose pas d’elle-même, la Cour a tendance à interpréter l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes en faveur du requérant (Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 33, Recueil 1996‑IV, et Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III).
163. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours invoqué par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que ledit recours a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Vučković et autres, précité, § 77).
164. En l’espèce, quant à la première branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement, s’agissant tout d’abord du grief des requérants relatif à un manque de promptitude et d’efficacité des secours d’urgence tout de suite après le séisme (paragraphe 140 ci‑dessus), la Cour observe, au vu des éléments dont elle dispose, que ces derniers n’ont pas spécifiquement saisi les instances nationales pour dénoncer et se plaindre des défaillances alléguées dans l’organisation et la mise en œuvre des secours d’urgence. Il s’ensuit que ce grief des requérants doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
165. Ensuite, au vu des pièces du dossier, la Cour constate, s’agissant du restant des griefs tirés de l’article 2 de la Convention, que les requérants ont fait valoir les griefs dont ils l’ont par la suite saisie, et ce à plusieurs occasions et au cours de diverses procédures devant les instances nationales – aussi bien pénales, civiles, qu’administratives (pour le détail des procédures en question, voir les paragraphes 24-82, 88-99 et 104‑131). S’agissant de leur prétendu manquement à invoquer spécifiquement les dispositions de la Convention, la Cour constate que les diverses procédures intentées et les mémoires soumis devant les instances nationales englobaient l’essence même des droits invoqués devant elle. Partant, elle estime qu’il convient de rejeter l’exception du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas soulevé, ne serait-ce qu’en substance, leurs griefs devant les instances nationales.
166. Quant à la seconde branche de l’exception du Gouvernement selon laquelle les requérants auraient pu saisir les instances nationales aux fins de mise en cause de la responsabilité objective de l’administration, la Cour rappelle avoir déjà constaté que, d’après l’article 125 de la Constitution, la responsabilité objective entre en jeu lorsqu’il a été établi que, dans les circonstances d’un cas donné, l’État a manqué à son obligation de maintenir l’ordre et la sûreté publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et cela sans qu’il faille établir l’existence d’une faute délictuelle imputable à l’administration (parmi d’autres, Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 32, 6 juillet 2006). Elle souligne en outre que ce recours ne pouvait déboucher que sur l’allocation d’une indemnité. Or, la Cour rappelle que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 84, 24 janvier 2008). En l’espèce, elle observe, au vu des pièces du dossier et des informations dont elle dispose, que Mme Akan et M. Özel ont tenté d’introduire une action en responsabilité pour faute devant les juridictions administratives (paragraphes 104-106). Ils ont en outre saisi les juridictions civiles d’une action en indemnisation du préjudice tant matériel que moral résultant du décès de leur proche (paragraphes 110‑120). Elle constate que Mme Yüce (Ergüden) et M. Çakır ont également saisi les juridictions civiles d’une action en indemnisation (paragraphes 121‑131 ci-dessus). Dès lors, elle estime qu’on ne saurait reprocher à ces requérants de ne pas avoir, en sus, saisi les juridictions administratives d’une action contre l’État qui ne pouvait aboutir qu’à l’octroi de dommages et intérêts.
167. Quant aux autres requérants, la Cour réitère que c’est au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Elle rappelle en outre qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte ainsi que de la situation personnelle du requérant et rechercher si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, un requérant peut passer pour avoir fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 86, CEDH 2000‑VII). À cet égard, entre également en ligne de compte la situation d’insécurité et de vulnérabilité dans laquelle se trouve un requérant (Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, § 59 in fine, Recueil 1997‑VIII). En l’espèce, au vu de l’ampleur de la catastrophe à l’origine des griefs et des conséquences dramatiques en étant résulté pour les requérants, de la particulière vulnérabilité dans laquelle ils se trouvaient après ceux-ci, du constat qu’ils ont, au cours de la procédure pénale, soumis des mémoires dans lesquels ils déclaraient agir sous réserve de leurs droits civils (paragraphes 34, 38 et 63 ci-dessus), la mise en jeu de la responsabilité de l’État n’aurait pas dû reposer sur leur seule diligence (mutatis mutandis, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, § 112, CEDH 2008 (extraits)).
Au demeurant, la Cour ne peut que constater que le Gouvernement n’a pas soumis d’exemples de cas où ce recours aurait été intenté avec succès dans une situation comparable. Au vu de tout ce qui précède, il convient de rejeter également cette branche de l’exception du Gouvernement.
168. Enfin, quant à la dernière branche de l’exception du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas intenté d’action civile en indemnisation contre certaines personnes, la Cour rappelle comme précédemment constaté (paragraphe 166 ci-dessus), que Mmes Akan et Yüce (Ergüden) et MM. Özel et Çakır ont saisi les juridictions civiles d’une action en indemnisation du préjudice tant matériel que moral résultant du décès de leurs proches. Pour les autres requérants, à savoir M. et Mme Erdoğan ainsi que M. et Mme Kılıç, la Cour observe que ceux-ci affirment avoir renoncé à mener cette action à son terme en raison d’un défaut d’effectivité du recours en question – compte tenu de la longueur de la procédure y afférente – et eu égard au coût de cette dernière. Au vu des circonstances de la cause et des arguments des parties, la Cour estime que cette branche de l’exception pose des questions étroitement liées au fond des griefs soulevés à cet égard par les requérants. Partant, elle décide de la joindre au fond (voir paragraphe 199 ci-après).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
169. Les requérants allèguent une violation de l’article 2 de la Convention ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
A. Quant à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention
170. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire, mais aussi à prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Elle rappelle que si cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, elle vaut également lorsque le droit à la vie se trouve menacé par une catastrophe d’origine naturelle (Boudaïeva et autres, précité, §§ 128-130).
171. À cet égard, après avoir précisé, s’agissant des dangers naturels, que la portée des obligations positives imputables à l’État dépendait de l’origine de la menace et de la mesure dans laquelle les risques étaient susceptibles d’être réduits, la Cour a clairement affirmé que ces obligations valaient dans le cas de dangers imminents et clairement identifiables, et particulièrement s’agissant des calamités récurrentes affectant les zones d’habitation (ibidem, § 137). Ainsi, l’applicabilité de l’article 2 de la Convention et la responsabilité de l’État ont été reconnues dans le cas de catastrophes naturelles ayant eu de profondes répercussions en termes de vies humaines. En l’espèce, les griefs des requérants doivent être examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention dans ses volets substantiel et procédural.
172. En effet, la Cour estime que les griefs des requérants impliquent qu’elle se prononce tout d’abord sur l’obligation de prévention des désastres et de protection des populations contre leurs effets. La Cour examinera ensuite l’allégation des requérants portant sur l’absence de poursuites de l’ensemble des personnes ayant pris part à l’édification des constructions en cause, ainsi que celle portant sur la conduite de la procédure pénale initiée.
B. Sur la recevabilité
1. Quant à la prévention des désastres et à la protection de la population contre leurs effets
173. La Cour observe que les séismes sont des évènements sur lesquels les États n’ont pas de prise et pour lesquels la prévention ne peut consister qu’à adopter des mesures visant à la réduction de leurs effets pour atténuer au maximum leur dimension catastrophique. À cet égard, la portée de l’obligation de prévention consiste donc essentiellement à adopter des mesures renforçant la capacité de l’État à faire face à ce type de phénomènes naturels violents et inattendus que peuvent être les tremblements de terre.
174. Dans un tel contexte, la Cour estime que la prévention comprend notamment l’aménagement du territoire et la maîtrise de l’urbanisation. En l’espèce, elle observe, au vu des pièces du dossier, que les autorités nationales étaient parfaitement conscientes du risque de séisme auquel était soumise la région sinistrée. Ainsi, les plans d’aménagement du territoire intégraient cette information et la zone de survenance du séisme était classée « zone de catastrophes ». De même, la délivrance de permis d’urbanisme dans cette zone était soumise à des conditions particulières et tout ouvrage devait en conséquence respecter des normes de construction spécifiques. Chargées de réglementer l’occupation et l’utilisation des sols par la délivrance des permis de bâtir, les autorités locales avaient donc un rôle et une responsabilité première dans la prévention des risques.
175. Or, dans les circonstances de l’espèce, la Cour observe que le séisme a eu des répercussions catastrophiques en termes de vies humaines en raison de l’effondrement d’immeubles qui ne répondaient pas aux normes de sécurité et de construction applicables à la zone concernée. À cet égard, il apparaît établi, au vu des constats opérés au cours des procédures devant les instances nationales chargées d’enquêter sur la question, que les autorités locales dont le rôle était de contrôler et de surveiller ces constructions ont manqué à leurs obligations en la matière.
176. La Cour relève ainsi qu’avant le séisme, des poursuites avaient été diligentées contre le maire de Çınarcık et le directeur des affaires techniques de la municipalité pour avoir procédé à des modifications des plans d’urbanisme sans respecter les procédures requises pour ce faire et qu’ils ont été condamnés au pénal de ce fait (paragraphes 83-86 ci-dessus). En outre, elle observe que la responsabilité des pouvoirs publics dans l’effondrement des immeubles situés dans la zone sinistrée a bien été reconnue par des expertises et par une commission parlementaire (paragraphes 45 et 137 ci‑dessus). Pour autant, la décision du ministère de l’Intérieur d’autoriser une enquête contre les agents publics impliqués a été levée par une décision définitive du Conseil d’État du 4 octobre 2000 ; circonstance qui fut constatée dans le procès-verbal de l’audience tenue par la cour d’assises le 11 avril 2002, date à laquelle tous les requérants peuvent être considérés comme ayant pu en être informés (paragraphe 55 ci‑dessus).
Qui plus est, la demande de levée de la décision du Conseil d’État du 4 octobre 2000 et de réouverture de la procédure contre les agents publics impliqués, formulée par Mme Akan et M. Özel, a été par ailleurs rejetée par le Conseil d’État le14 janvier 2003 (paragraphe 96 ci-dessus).
177. Or, à supposer même que cette voie de recours puisse être prise en compte au regard des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention, il convient de noter que les requêtes ont été introduites les 16, 22 et 25 avril 2005, soit plus de six mois après la décision du 4 octobre 2000 et plus de six mois après l’audience de la cour d’assises du 11 avril 2002 et même plus de six mois après la décision du 14 janvier 2003. Au demeurant, Mme Akan et M. Özel ont clairement été informés de la possibilité de saisir la Cour de leurs griefs par la décision de la commission départementale des droits de l’homme du 6 avril 2004, ce dont ils se sont pourtant abstenus également jusqu’au 16 avril 2005.
178. Certes, dans ses observations, le Gouvernement n’a présenté aucune exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. La Cour rappelle toutefois avoir déjà jugé que la règle de six mois est une règle d’ordre public et, par conséquent, avoir compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012), même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 71, 8 novembre 2011). Dès lors, eu égard aux constats opérés ci‑dessus quant à la date à laquelle le délai de six mois avait commencé à courir pour Mme Akan et M. Özel (paragraphe 176 in fine ci-dessus), et quant à la date à laquelle les autres requérants pouvaient être considérés comme informés de la levée de l’autorisation d’enquête contre les fonctionnaires (paragraphe 176 ci-dessus), elle estime que cette partie du grief est tardive et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Quant à la conduite de la procédure pénale
179. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et relevant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
C. Sur le fond
180. Eu égard aux constats opérés précédemment quant aux griefs des requérants afférents à l’obligation de prévention des désastres, de protection des populations contre leurs effets et à la mise en œuvre de secours immédiats et de mesures d’urgences (paragraphes 164 et 178 ci-dessus), il convient désormais de se prononcer uniquement sur les allégations des requérants afférents à la conduite de la procédure pénale, question relevant de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention.
1. Les arguments des requérants
a) Les arguments de MM. Çakır et Özel et de Mme Akan
181. Les requérants soutiennent que la procédure pénale menée en l’espèce n’a pas permis de faire condamner l’ensemble des personnes qu’ils tenaient pour responsables à hauteur de leurs responsabilités respectives : le système judiciaire pénal n’aurait pas fonctionné tant en raison d’une insuffisance de la législation en matière de catastrophes naturelles que de l’application des règles de la prescription pénale. En outre, contrairement à ce qu’affirmerait le Gouvernement, toutes les personnes n’ont pas été poursuivies et condamnées. À cet égard, les requérants précisent que, malgré l’existence d’un mandat d’arrêt à l’encontre de D.B. et l’écoulement de nombreuses années, celle-ci n’a pas été arrêtée et n’a pas non plus pris part à la procédure. Ils indiquent qu’il en va de même pour C.G. et Z.C. Ils ajoutent que, au demeurant, parmi les cinq personnes poursuivies au cours du procès pénal, quatre d’entre elles ont bénéficié de l’abandon des poursuites, dont un abandon partiel s’agissant de İ.K., pour cause de prescription.
182. Les requérants soutiennent en outre que l’État avait le devoir de punir les agents publics mis en cause dans la survenance du décès de leurs proches. Ils précisent à cet égard que des expertises avaient établi les responsabilités en cause, mais que les poursuites n’ont pourtant pas été permises.
b) Les arguments de M. et Mme Kılıç, M. et Mme Erdoğan et de Mme Yüce (Ergüden)
183. Les requérants exposent que l’État a manqué à son devoir d’arrêter et de juger à temps les personnes privées responsables à leurs yeux, de sorte que celles-ci auraient bénéficié de la prescription.
184. En outre, les requérants estiment que l’absence de poursuite des agents publics dont la responsabilité aurait été établie par expertise a porté atteinte au droit de recours effectif. À cet égard, ils dénoncent la législation en vigueur en ce que la poursuite de certains fonctionnaires n’a pu être faite, et ce alors même que leur responsabilité aurait été établie par expertise.
2. Les arguments du Gouvernement
185. Citant les principes énoncés dans l’affaire Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, §§ 91-92, CEDH 2004‑XII) quant aux réponses judiciaires à apporter dans le cas d’une allégation de violation du droit à la vie, le Gouvernement indique que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités internes ont mené une enquête approfondie. Ainsi, des expertises auraient été faites, des rapports auraient été préparés et les parties auraient pu soumettre leurs observations sur ces rapports. De plus, les juridictions internes auraient examiné les demandes d’intervention et apprécié dans quelle mesure les intervenants étaient vraiment liés à l’affaire ou non. Enfin, les juridictions internes auraient rassemblé les preuves et les auraient examinées avec attention.
186. Le Gouvernement estime que la présente affaire se caractérise par la promptitude avec laquelle les autorités auraient débuté l’enquête, cette circonstance étant à ses yeux digne d’importance. Il indique que les procès‑verbaux d’examen des lieux ont été préparés les 24 et 25 août 1999, que V.G. a été entendu le 6 septembre 1999 et que l’acte d’accusation et l’acte additionnel d’accusation ont été respectivement rédigés le 16 septembre 1999 et le 22 septembre 2000. Il argue en outre qu’aucun retard dans le déroulement de la procédure pénale ne saurait être imputable aux autorités internes et que le transfert de l’affaire à Konya n’a pas entravé la participation des requérants à la procédure.
Il soutient dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
3. L’appréciation de la Cour
a) Les principes généraux
187. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız, précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance des justiciables et assurer leur adhésion à l’État de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 116, 18 juin 2013).
188. La Cour souligne en outre que l’article 2 précité impose aux autorités une obligation d’enquête officielle dans le domaine des activités dangereuses lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’évènements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics. En effet, ceux-ci sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires permettant d’identifier et d’établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou d’autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II, et Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII).
189. La Cour rappelle également que les principes dégagés en matière de réponses judiciaires à apporter aux accidents dus à des activités dangereuses se prêtent également à une application dans le domaine des catastrophes naturelles. Dans les cas de mort d’homme résultant d’événements mettant en cause la responsabilité de l’État à raison de son obligation de prendre des mesures positives de prévention, le système judiciaire exigé par l’article 2 de la Convention doit comporter un mécanisme d’enquête officielle, indépendant et impartial, répondant à certains critères d’effectivité et de nature à assurer la répression pénale dans la mesure où les résultats des investigations la justifient (Boudaïeva, § 142). En pareil cas, les autorités compétentes doivent faire preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires et procéder d’office à des investigations propres, d’une part, à déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire et, d’autre part, à identifier les agents ou les organes de l’État impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances (ibidem, § 142).
190. Par ailleurs, les exigences de l’article 2 de la Convention s’étendent au-delà du stade de l’enquête officielle lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la vie par la loi (Öneryɪldɪz précité, § 95, et Boudaïeva précité, § 143).
b) L’application des principes à la présente espèce
191. La Cour rappelle que l’obligation procédurale sous l’angle de l’article 2 de la Convention est indépendante du point de savoir si l’État est finalement jugé responsable du décès des intéressés (Šilih c. Slovenie [GC], no 71463/01, § 156, 9 avril 2009). En effet, l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante (ibidem, § 159, et G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, § 83, 1er décembre 2009 et les références jurisprudentielles y citées).
192. En l’espèce, la Cour observe que des poursuites pénales ont été diligentées contre les promoteurs immobiliers des immeubles qui se sont effondrés et les personnes privées directement impliquées dans leur édification. Elle note en outre que ces poursuites portaient sur la mort de 195 personnes. Fractionnées en différents dossiers d’enquête, les affaires furent jointes puis disjointes au fil du temps (paragraphes 46, 62, 73 et 74 ci‑dessus). Cela étant, les différentes procédures en cause tirent leur origine des mêmes faits, à savoir les malfaçons dont étaient entachés les immeubles qui s’étaient effondrés, de sorte qu’il s’agit en l’occurrence, pour la Cour, d’apprécier une seule et même enquête, peu importe que les procédures aient ou non été disjointes au fil du temps.
193. La Cour observe ensuite que les requérants ont pris part à la procédure pénale ainsi diligentée et se sont constitués parties intervenantes. Débutée le 14 septembre 1999, cette procédure pénale entreprise contre cinq accusés, a pris fin le 15 décembre 2011, soit après plus de douze ans, par la seule condamnation de deux d’entre eux, dont l’un a par ailleurs bénéficié de l’abandon partiel des poursuites pour cause de prescription (paragraphes 73‑79 ci-dessus). Durant ce laps de temps, deux accusés sont demeurés introuvables pendant plusieurs années (paragraphe 62 ci‑dessus) dont D.B., laquelle ne fut par ailleurs jamais, de fait, attraite devant les instances pénales, de sorte que la mesure même de son implication ou non, dans les circonstances litigieuses, ne put être établie par les juridictions pénales. De plus, les poursuites pénales contre trois accusés ont été abandonnées pour cause de prescription (paragraphe 80 ci‑dessus) sans que leur responsabilité dans la survenance des faits litigieux ait pu être établie.
194. Or la Cour rappelle que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle souligne en outre que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec lesquelles les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86).
195. Tout en reconnaissant que l’affaire présentait une indéniable complexité en raison du nombre de victimes, la Cour relève que seuls cinq accusés étaient impliqués et que les rapports d’expertise déterminant les malfaçons et les circonstances à l’origine de l’effondrement des immeubles en question ainsi que les responsabilités en cause avaient très tôt été établis – à savoir dès le mois d’août 1999 (paragraphes 20-21 ci-dessus) et le mois d’octobre 2000 (paragraphe 45 ci-dessus). Elle note cependant qu’une nouvelle demande d’expertise de la cour d’assises du 3 mai 2001 n’a été satisfaite que le 5 juillet 2004 (paragraphe 65 ci-dessus), soit plus de trois ans et deux mois après.
196. L’importance de l’enjeu de l’enquête menée en l’espèce quant à la mise au jour des responsabilités en cause, des circonstances dans lesquelles les immeubles précités avaient été érigés et des raisons d’être de l’effondrement de ces bâtiments aurait pourtant dû inciter les autorités internes à traiter promptement le dossier afin de prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration.
197. En effet, s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance des justiciables et leur adhésion à l’état de droit (Šilih précité § 96). En l’occurrence, la Cour ne peut que constater que la durée de la procédure litigieuse ne satisfait aucunement à l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire. Ainsi, la procédure pénale fut menée de telle manière qu’au terme de celle-ci seuls deux accusés furent effectivement jugés responsables. Les trois autres accusés bénéficièrent quant à eux d’une prescription.
198. De surcroît, la Cour rappelle avoir déjà admis, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, que l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre de personnes exerçant des fonctions publiques, en raison du refus d’autorisation des autorités administratives, posait problème au regard de l’article 2 de la Convention (par exemple, Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 83, 27 janvier 2015). En l’espèce, elle constate que les tentatives de certains requérants auprès des autorités compétentes aux fins d’obtenir que des fonctionnaires fassent l’objet d’une enquête pénale sont demeurées vaines (paragraphes 88-99 ci-dessus). À cet égard, la Cour relève que faute d’autorisation administrative préalable, une telle enquête pénale n’a pas été diligentée à l’encontre des fonctionnaires dont les manquements et les défaillances dans la surveillance et le contrôle des édifices détruits –constatés par expertise (paragraphe 45 ci-dessus) et relevés par le ministre de l’Intérieur (paragraphe 87 ci-dessus) – auraient alors peut-être pu être établis.
199. Quant à la possibilité pour les requérants d’entamer une action en dédommagement contre les personnes privées ayant pris part à l’édification des immeubles qui se sont effondrés, la Cour rappelle que l’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite que si les mécanismes de protection prévus en droit fonctionnent effectivement en pratique (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 53, CEDH 2002‑I, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006). Or, en l’espèce, la Cour ne peut que relever que les requérants qui se sont engagés dans la voie de l’indemnisation civile ont dû attendre entre huit et douze ans, selon les cas (paragraphes 110-131 ci-dessus), avant que les juridictions civiles ne rendent leurs jugements. La Cour souligne par ailleurs la modicité des sommes accordées aux requérants concernés au titre du préjudice moral résultant de la perte de leurs proches, au regard de sa propre jurisprudence en la matière. Elle estime donc que le recours civil en indemnisation n’était pas, dans les circonstances de la présente affaire, une voie de droit pouvant passer pour effective, et elle rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement à cet égard.
200. Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
201. Les requérants se plaignent du défaut d’équité de la procédure et de ne pas avoir bénéficié d’une voie de recours effective qui leur aurait permis d’obtenir une indemnisation du préjudice subi. Ils invoquent les articles 6 et 13 de la Convention. Enfin, les requérants invoquent une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
202. Le Gouvernement réfute les allégations des requérants.
203. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphe 200 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente affaire. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé des autres griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, pour une approche similaire, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
204. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
205. M. Özel réclame 40 000 TRL au titre du préjudice matériel et 500 000 TRL au titre du préjudice moral résultant de la mort de sa mère.
206. Mme Akan réclame 40 000 TRL au titre du préjudice matériel subi. Elle demande aussi 500 000 TRL au titre du préjudice moral résultant de la mort de sa mère, ainsi que de la souffrance, de la peur et du traumatisme qui lui auraient été causés par la circonstance que sa fille de 9 ans serait demeurée plusieurs heures sous les décombres. Elle réclame également 23 000 TRL au titre du préjudice matériel pour ses frais de déplacement et d’hébergement et ceux de son avocat pour suivre la procédure pénale, ainsi que 5 000 TRL au titre du préjudice matériel pour les frais de son avocat pour suivre la procédure à Ankara devant le ministère de l’Intérieur et le Conseil d’État. En outre, elle demande 20 000 TRL au titre du préjudice matériel correspondant à la valeur des meubles de l’appartement qu’elle dit avoir perdus. Elle demande enfin 300 000 TRL au titre du préjudice moral qui aurait été subi par sa fille.
207. M. Çakır réclame 18 000 TRL au titre des frais de route qui auraient été occasionnés pour le suivi du procès pénal. Il soumet à titre de justificatifs des photocopies de billets de train. Il réclame également 20 000 TRL au titre de la valeur des biens qui auraient été détruits dans l’appartement qu’il dit avoir perdu. Il précise à cet égard ne pas être en mesure de soumettre, eu égard au temps écoulé, ni une liste exhaustive des biens en question ni les documents pouvant en établir la valeur. Il demande en outre une somme de 90 000 dollars américains au titre de la perte de salaire occasionnée selon lui par sa présence au procès pénal. M. Çakır réclame également 750 000 TRL au titre du préjudice moral subi en raison du décès de son fils et de l’angoisse dans laquelle il se serait trouvé jusqu’au quatrième jour suivant le séisme, date à laquelle il aurait lui-même sorti le corps de son fils des décombres. Il expose également qu’il est resté une dizaine d’heures sous les décombres et en a ressenti de la peur, de sorte qu’il souffrirait désormais de claustrophobie. De même, il indique souffrir de sentiments d’angoisse et de tristesse liés à la circonstance que sa femme serait restée huit heures sous les décombres. Il met également en avant la fatigue qui lui aurait été occasionnée par les trajets pour suivre le procès et la durée de la procédure.
208. M. et Mme Kılıç réclament 250 000 TRL chacun au titre du préjudice moral causé par le décès de leur fils et 250 000 TRL chacun au titre de la perte de soutien financier qui en serait résultée. Au titre du préjudice matériel correspondant aux déplacements de leur avocat pour suivre le procès, ils réclament également 18 000 TRL conjointement pour la procédure pénale à Konya et 5 000 TRL conjointement pour la procédure administrative à Yalova.
209. M. et Mme Erdoğan réclament chacun 250 000 TRL conjointement pour le dommage moral causé par le décès de leur fils et 250 000 TRL au titre de la perte de soutien financier qui en serait résultée. Au titre du préjudice matériel correspondant aux déplacements de leur avocat pour suivre le procès, ils demandent également 18 000 TRL conjointement pour la procédure pénale à Konya et 5 000 TRL conjointement pour la procédure administrative à Yalova.
210. Mme Yüce (Ergüden) réclame 500 000 TRL au titre du préjudice moral résultant de la perte de ses parents, ainsi que 500 000 TRL pour sa souffrance personnelle due aux heures qu’elle aurait passées sous les décombres, à la peur qu’elle aurait ressentie, au coût du soutien psychologique auquel elle dit avoir dû recourir et à la fatigue qui lui aurait été occasionnée par les déplacements liés au procès. Au titre du préjudice matériel correspondant à ses déplacements pour suivre le procès, elle réclame 36 000 TRL pour la procédure à Konya et 5 000 TRL pour la procédure à Yalova.
Elle demande en outre 120 000 TRL au titre du préjudice matériel correspondant à la valeur de son appartement et des meubles qu’elle aurait perdus lors du séisme, ainsi que 30 000 TRL au titre du préjudice matériel correspondant selon elle à sa part d’héritage sur la valeur de l’appartement de sa mère et des meubles de cette dernière.
211. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il argue que les requérants n’ont pas étayé par des pièces justificatives leurs réclamations au titre des préjudices matériels allégués. Il expose en outre que leurs réclamations au titre des préjudices moraux sont inacceptables, énonçant qu’une compensation au titre de la satisfaction équitable ne saurait déboucher sur un enrichissement sans cause.
212. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et les dommages matériels allégués et elle rejette donc les demandes y afférentes. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer, au titre du préjudice moral, 30 000 euros (EUR) conjointement à Mme Akan et M. Özel, 30 000 EUR conjointement à M. et Mme Kɪlɪç, 30 000 EUR conjointement à M. et Mme Erdoğan, ainsi que 30 000 euros (EUR) à chacun des autres requérants à savoir, Mme Yüce (Ergüden) et M. Çakɪr.
B. Frais et dépens
213. M. Çakır demande 15 000 TRL au titre de divers frais et dépens de la procédure interne et 25 000 dollars au titre des frais d’avocat engagés devant la Cour et devant les juridictions internes. Il demande aussi une somme s’élevant à 25 % du montant des indemnités qui pourraient lui être allouées pour les frais d’avocat devant la Cour, correspondant selon lui à la somme indiquée sur la convention d’honoraires le liant à son avocat. Il soumet cette dernière à titre de justificatif.
214. M. et Mme Kılıç réclament 15 000 TRL conjointement pour divers frais afférents à la procédure interne, ainsi que 50 000 dollars conjointement pour les frais d’avocat afférents à la procédure interne et à la procédure engagée devant la Cour.
215. M. et Mme Erdoğan demandent 15 000 TRL conjointement pour divers frais afférents à la procédure interne et à la procédure devant la Cour, ainsi que 50 000 dollars conjointement pour les frais d’avocat afférents à la procédure interne et à la procédure engagée devant la Cour.
216. Mme Yüce (Ergüden) réclame 15 000 TRL au titre de divers frais afférents à la procédure interne. Elle demande aussi une somme s’élevant à 25 % du montant des indemnités qui pourraient lui être allouées pour les frais d’avocat, correspondant selon elle à la somme indiquée sur la convention d’honoraires la liant à son avocat et soumise au dossier.
217. M. Özel demande une somme équivalant à 25 % du montant des indemnités compensatoires qui pourraient lui être allouées pour les frais d’avocat, correspondant à la somme indiquée sur la convention d’honoraires le liant à son avocat[9].
218. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il expose que, à l’exception de M. Çakır, les requérants n’ont pas soumis de documents venant étayer leurs prétentions.
219. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, faute de documents venant suffisamment étayer leurs réclamations, la Cour rejette les demandes relatives aux frais et dépens présentées par M. et Mme Kılıç et M. et Mme Erdoğan[10]. En revanche, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 4 000 EUR pour la procédure devant elle, et elle l’accorde à chacun des requérants, M. Çakır, Mme Yüce (Ergüden) et M. Özel[11].
C. Intérêts moratoires
220. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement tiré du non‑épuisement de la voie de recours civile et la rejette ;
3. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention, relativement au décès des proches des requérants, sous son volet procédural, pour autant qu’est concernée la procédure pénale menée par les instances nationales, et irrecevable pour autant que sont concernés les manquements allégués en matière de prévention des catastrophes, mise en œuvre de secours immédiats et de mesures d’urgence ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 30 000 EUR (trente mille euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à Mme Akan et M. Özel ;
ii. 30 000 EUR (trente mille euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à M. et Mme Kılıç ;
iii. 30 000 EUR (trente mille euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à M. et Mme Erdoğan ;
iv. 30 000 EUR (trente mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacun des requérants Mme Yüce (Ergüden) et M. Çakır ;
v. 4 000 EUR (quatre mille euros), à chacun des requérants M. Çakır, Mme Yüce (Ergüden) et M. Özel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ces derniers, pour frais et dépens[12] ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithPaul Lemmens
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
P.L.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
Je regrette de ne pouvoir partager l’avis de mes collègues selon lequel « il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé des (...) griefs tirés des articles 6 et article 13 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention » (paragraphe 203 de l’arrêt).
À mon avis, on ne saurait dire que l’examen de ces griefs, ou du moins de celui tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, n’ajouterait rien au constat de violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention. La Cour a examiné séparément de tels griefs dans des affaires posant des problèmes comparables à ceux soulevés par la présente espèce (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 119‑157, CEDH 2004‑XII, et Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, §§ 166-198, CEDH 2008 (extraits)). Dans ces circonstances, j’estime que la Cour devait examiner ces griefs (voir mes opinions en partie dissidentes dans les affaires Yiğitdoğan c. Turquie (no 2), no 72174/10, 3 juin 2014, et Balta et Demir c. Turquie, no 48628/12, 23 juin 2015). Pour cette raison, j’ai voté contre le point 5 du dispositif.
Ne sachant pas quelle pourrait être la conclusion de l’examen de ces griefs, je me suis vu dans l’obligation de voter également contre le point 7 du dispositif, par lequel la demande de satisfaction équitable est rejetée « pour le surplus ».
* * *
[1]. Selon les mêmes sources, 13 600 immeubles se sont effondrés, soit 285 211 logements et 42 902 lieux d’affaires.
[2]. Dans la cité Çamlık, les constructions en question étaient sur les lots 1927/15-1, parcelle 1, bloc E, 1649/15-1, parcelle 3, blocs C et D, et 1648/15-1, parcelle 7, blocs A, C, D, E.
[3]. Dans la cité Kocadere, les constructions en cause étaient sur les lots 1256, 1257, 1258/3‑2, parcelles 5 et 1, bloc D.
[4]. Au vu des cartes routières, une distance d’environ 544 km sépare les deux villes.
[5]. Un mois équivalait à trente jours selon la loi sur l’exécution. Douze mois judiciaires ne formaient pas une année civile.
[6]. Environ 195 euros (EUR).
[7]. Environ 159 EUR.
[8]. Le 4 décembre 2004 a été adoptée la loi n° 5275 sur la procédure pénale, publiée au Journal officiel le 17 décembre 2004.
[9]. Rectifié le 22 mars 2016 par la suppression de la mention « qui serait ».
[10]. Rectifié le 22 mars 2016 par la suppression de la mention « ainsi que M. Özel ».
[11]. Rectifié le 22 mars 2016 par l’ajout de la mention « et M. Özel ».
[12]. Rectifié le 22 mars 2016 par l’ajout de la mention « et M. Özel ».