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27/10/2015 | CEDH | N°001-158158

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖZPOLAT ET AUTRES c. TURQUIE, 2015, 001-158158


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZPOLAT ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 23551/10)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le 4 octobre 2016

STRASBOURG

27 octobre 2015

DÉFINITIF

27/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Özpolat et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée

de :

Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZPOLAT ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 23551/10)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le 4 octobre 2016

STRASBOURG

27 octobre 2015

DÉFINITIF

27/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Özpolat et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23551/10) dirigée contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet État, M. Hayri Özpolat, Mmes Hava Gezen[1], Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat et Emine Özpolat, MM. Selahattin Özpolat et Fahri Özpolat et Mme Suna Yavuz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes M.S. Tanrıkulu et B. Yavuz, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignent notamment du décès de leurs proches, İskender Özpolat, qui aurait été tué par les forces de l’ordre, et Mehmet Özpolat, qui serait mort à la suite de blessures infligées par ces mêmes forces de l’ordre. Ils invoquent à cet égard les articles 2, 3 et 13 de la Convention.

4. Le 7 septembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, M. Hayri Özpolat, Mmes Hava Gezen[2], Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat et Emine Özpolat, MM. Selahattin Özpolat et Fahri Özpolat et Mme Suna Yavuz, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1988, en 1979, en 1983, en 1964, en 1991, en 1965, en 1987 et en 1983, résidant à Diyarbakır.

Les requérants sont les proches de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat, qui sont décédés respectivement le 13 juillet 2007 et le 14 juillet 2007. İskender Özpolat était le père de MM. Hayri et Fahri Özpolat et de Mlles Cahide et Emine Özpolat, le frère de M. Selahattin Özpolat, l’époux de Mme Yıldız Özpolat (mariage civil) et de Mme Hava Gezen[3] (mariage religieux) et le beau-père de Mme Suna Yavuz. Mehmet Özpolat était le fils de İskender Özpolat et Mme Yıldız Özpolat.

6. Il ressort du dossier que İskender Özpolat souffrait de schizophrénie et qu’il avait été hospitalisé plusieurs fois à cause de cette maladie psychique. Selon le procès-verbal d’incident cité ci-dessous (paragraphe 8), Mehmet Özpolat, qui avait dix-sept ans, souffrait également d’une maladie mentale.

7. Le 13 juillet 2007, vers 14 h 20, une équipe de policiers rattachés à la section des affaires criminelles intervint aux abords d’un immeuble sis à Diyarbakır. Il s’agissait d’une opération déclenchée à la suite d’une dénonciation selon laquelle une personne avait été blessée par une arme à feu. L’équipe de policiers encercla l’habitation en question. Ensuite, une équipe du groupement d’intervention spéciale (Özel Harekat Müdürlüğü) arriva sur les lieux. Vers 17 h 20, un policier remarqua que Mehmet Özpolat était apparu sur le toit de l’immeuble, muni d’une arme à feu. Lorsque ce policier tenta de neutraliser le jeune homme, un affrontement armé éclata au cours duquel un policier, H.İ., fut gravement blessé. H.İ. fut immédiatement conduit par une ambulance à l’hôpital où il décéda. Quant à Mehmet Özpolat, blessé également lors de l’incident, il fut conduit à l’hôpital aux environs de 20 heures, et il y décéda le lendemain, le 14 juillet 2007, à 4 h 25. Après l’incident impliquant Mehmet Özpolat et le policier H.I., İskender Özpolat se retira dans son appartement. Vers 20 heures du 13 juillet, les policières tentèrent d’entrer dans la maison et, à ce moment-là, neutralisèrent İskender Özpolat, en le tuant.

A. Les procès-verbaux pertinents

8. Le déroulement des événements ayant conduit au décès des proches des requérants est décrit dans le procès-verbal d’incident.

Celui-ci, dressé le 13 juillet 2007 à 23 heures et cosigné par quarante-trois policiers, était rédigé comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Le 13 juillet 2007, vers 14 h 20, à la suite d’une dénonciation selon laquelle une personne avait été blessée par une arme à feu, les forces de sécurité de la section des affaires criminelles (Cinayet Büro Amirliği) se sont rendues sur les lieux de l’incident, où elles ont appris par les habitants du quartier que İskender [Özpolat], souffrant d’incapacité mentale, tirait au hasard depuis son domicile. Les équipes civiles et officielles dépendant de la direction de la section criminelle (Asayiş Şube Müdürlüğü) ont encerclé le domicile du suspect, au moment où les équipes dépendant du groupement d’intervention de la police nationale (Özel Harekat Müdürlüğü) arrivaient sur les lieux.

Après avoir été informés du fait que İskender [Özpolat] et son fils souffraient d’incapacité mentale, nous avons commencé par attendre autour du domicile sans y entrer en essayant de persuader le suspect İskender [Özpolat] de se rendre. Mais lui et son fils, pointant leurs armes vers nous, les agents, ainsi que vers les habitants du quartier, ont refusé de se rendre. Joint par téléphone, le procureur de la République a ordonné aux équipes [en charge] de la direction de l’opération de s’éloigner des lieux de l’incident et aux inspecteurs de police d’essayer de persuader les deux suspects [de se rendre]. Cette instruction a été appliquée. Nous avons commencé à attendre les deux suspects après avoir pris toutes les mesures de sécurité autour de leur habitation (...).

(...) Les policiers de la section des affaires criminelles ont pris position sur les toits des bâtiments situés à côté et derrière l’immeuble [surveillé] pour contrôler les suspects. Durant ce laps de temps, malgré les appels des policiers, aucun des deux suspects n’est sorti de l’immeuble (...) ni n’a été vu aux fenêtres. À 17 h 20, alors que les policiers H.İ. et S.Ö. se trouvaient sur le toit de l’immeuble situé à droite de l’habitation des suspects et que [les agents] N.Ş., K.B. et S.K. se trouvaient sur le toit de l’immeuble situé à gauche, Mehmet Özpolat est sorti sur la terrasse de son bâtiment avec une arme à la main et H.İ. l’a attaqué ; une altercation a débuté entre eux et S.K. et S.Ö. s’y sont joints. Lorsque nous avons voulu neutraliser Mehmet Özpolat, qui avait une arme à la main, par l’usage de la force, İskender Özpolat, se retranchant derrière une porte en fer donnant sur la terrasse, a commencé à faire feu sur nos agents, qui ont riposté en tirant (...). H.İ. a été touché par les balles provenant de l’arme de İskender Özpolat, alors qu’il se rendait sur la terrasse d’où tirait [celui-ci] en vue de [le] neutraliser, et, mortellement blessé, il s’est effondré sur le toit (...)

Pendant ces incidents, Mehmet Özpolat a été neutralisé par la force et son arme[4] a été saisie (...). [Alors que les policiers] s’apprêtaient à éloigner [le suspect arrêté] en l’emmenant sur la terrasse d’à côté (...), le mur séparant les deux terrasses s’est effondré et Mehmet Özpolat ainsi que notre agent S.Ö. se sont retrouvés sous les briques de ce mur et tous deux ont été blessés. (...) Mehmet Özpolat a tenté de s’enfuir et est tombé dans les escaliers. S.Ö. et les autres policiers l’ont arrêté, l’ont éloigné en le plaçant dans un endroit sécurisé et l’ont transféré à l’hôpital pour l’établissement d’un rapport médical.

(...)

Avec les équipes de renfort, nous avons essayé de persuader İskender Özpolat de sortir de son domicile, mais il a riposté à nos appels de sommation en tirant et n’a laissé sortir aucune des autres personnes se trouvant avec lui dans l’appartement. Nous avons informé le procureur des incidents. Il nous a ordonné de pénétrer dans les lieux pour assurer la sécurité des personnes dans l’appartement et nous avons continué à adresser des sommations au suspect. Le suspect n’a pas répondu à ces appels et a mis le feu à son appartement, mettant ainsi en danger la vie des personnes se trouvant avec lui. Les policiers qui étaient à l’extérieur de l’immeuble ont tenté de neutraliser le suspect par l’usage de gaz lacrymogène (...). Le suspect a relancé une partie des grenades lacrymogènes vers nos agents et a continué à tirer. Plusieurs appels par mégaphone ont alors été lancés, en vain. Nous étions convaincus que les personnes se trouvant dans l’appartement avaient été tuées ou touchées par le suspect, c’est pourquoi nous nous sommes rapprochés prudemment de la porte du bâtiment pour la fracturer ; [c’est alors que] İskender Özpolat a commencé à tirer sur nos agents. Nos agents et les équipes de l’opération ont dû tuer le suspect pour le neutraliser. (...) »

9. Selon le premier procès-verbal d’entretien et d’instruction du procureur de la République (savcı görüşme ve talimat tutanağı), dressé le 13 juillet 2007 à 15 h 15, ce dernier avait ordonné aux policiers de faire usage de gaz lacrymogène et d’attaquer les suspects si ceux-ci refusaient de se rendre.

10. D’après le deuxième procès-verbal d’entretien et d’instruction dressé le même jour à 15 h 45 par le procureur de la République, les policiers avaient informé ce dernier que plusieurs personnes autres que les suspects se trouvaient enfermées dans l’appartement. Le procureur aurait alors ordonné aux policiers en charge de l’opération de s’éloigner des lieux et aux agents en civil de persuader les suspects de se rendre.

11. Selon le troisième procès-verbal d’entretien et d’instruction du procureur de la République, dressé également le 13 juillet 2007, à 20 h 15, le suspect İskender Özpolat, qui n’aurait pas répondu aux appels de sommation, avait été tué pour être neutralisé, et le second suspect, Mehmet Özpolat, avait été arrêté et menotté par les agents puisqu’il aurait agi avec son père. Toujours d’après ce procès-verbal, le procureur arrivé sur les lieux avait ordonné le placement en garde à vue de Mehmet Özpolat, après qu’il eut été informé de la saisie de l’arme de celui-ci et du placement du suspect dans un endroit sécurisé par les policiers de la section des affaires criminelles.

12. D’après le procès-verbal des lieux du 13 juillet 2007, dressé à 20 h 15 et cosigné par deux policiers, Mehmet Özpolat avait été transféré à l’hôpital de Diyarbakır (« l’hôpital »).

13. Selon le procès-verbal de la police, le procureur de la République, à son arrivée sur les lieux, avait demandé le placement en garde à vue de Mehmet Özpolat. Celui-ci, qui se serait plaint de maux d’estomac, aurait été emmené à l’hôpital.

14. Le rapport médical concernant Mehmet Özpolat, établi à 20 heures par l’hôpital à la demande de la direction de la sûreté de Diyarbakır, indiquait ce qui suit :

« Coups subis moins d’une heure auparavant. État général moyen, inconscient (...) Ecchymose périorbitale droite avec œdème. Œdème maxillaire bilatéral. [illisible] Les contrôles du système [nerveux] sont normaux. Le pronostic vital est engagé. Rapport délivré par le médecin légiste compétent. »

15. En outre, le jour de l’incident à 20 h 20, le procureur de la République, assisté d’une équipe de la police scientifique, avait procédé à l’examen des lieux de l’incident. L’équipe de la police scientifique faisait partie d’une unité spécialisée de la police départementale à laquelle n’appartenaient pas les policiers impliqués dans l’incident. Les preuves avaient été recueillies et répertoriées. Un procès-verbal d’examen des lieux et plusieurs croquis des lieux avaient été établis et versés au dossier d’enquête.

16. Selon le procès-verbal dressé le 14 juillet 2007 à 4 h 40, cosigné par le policier et le médecin qui étaient de garde aux urgences, Mehmet Özpolat était décédé la même nuit, à 4 h 25.

17. Le 14 juillet 2007, une autopsie classique fut réalisée sur les corps de İskender Özpolat, Mehmet Özpolat et H.İ. Les autopsies permirent de conclure que İskender Özpolat et H.İ. étaient décédés à la suite de tirs qui n’avaient pas été effectués à bout portant, les orifices d’entrée des balles étant situés, pour les deux hommes, au niveau de la poitrine. Quant à l’autopsie de Mehmet Özpolat, elle permit de déceler l’existence de nombreuses blessures à la tête et sur les différentes parties du corps. Cet examen permit également d’établir que le décès était dû à une hémorragie cervicale et du tronc cervical liée à un traumatisme général.

B. L’enquête pénale menée au sujet des décès de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat par le parquet de Diyarbakır

18. Tout de suite après l’incident, le parquet de Diyarbakır (« le parquet ») ouvrit d’office une enquête préliminaire à l’encontre de quatorze policiers ayant pris part à l’opération litigieuse pour homicide volontaire, abus de pouvoir et négligence dans le transfert à temps d’une personne blessée à l’hôpital.

19. Selon le rapport d’expertise du 16 juillet 2007 préparé par le laboratoire de criminalistique rattaché à la direction de la sûreté de Diyarbakır, les empreintes digitales relevées sur le pistolet factice utilisé par Mehmet Özpolat et sur le pistolet et le couteau utilisés par İskender Özpolat correspondaient à celles des deux suspects.

20. Selon le rapport d’expertise du 20 juillet 2007, les prélèvements effectués sur les mains de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat indiquaient la présence de résidus de tir, alors qu’aucun résidu ne fut trouvé sur les mains de H.İ.

21. Le 24 juin 2009, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu à poursuivre. Pour ce faire, il prit en considération essentiellement les rapports d’autopsie de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat, les dépositions de douze policiers ayant pris part à l’opération litigieuse, ainsi que les témoignages du neveu et d’un voisin de İskender Özpolat, d’un témoin non identifié et du muhtar (élu du village), de même que les dépositions de seize policiers dépendant du groupement d’intervention de la police nationale. S’agissant du décès de İskender Özpolat, le parquet conclut que le policier Y.Y., auteur du tir mortel qui avait atteint le proche des requérants, avait agi en état de légitime défense dans la mesure où il n’avait pas eu d’autre choix que de faire usage d’une arme à feu et qu’il avait agi de manière proportionnée à l’attaque. Pour ce qui est du décès de Mehmet Özpolat, se référant à une décision de la préfecture de Diyarbakır adoptée le 12 janvier 2009 (paragraphe 29 ci-dessus), il décida qu’il n’y avait pas lieu de mener une enquête à l’encontre des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Dans son ordonnance, le parquet reprit les faits tels que décrits dans le procès-verbal d’incident. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision peuvent se lire comme suit :

« (...) L’autopsie du suspect İskender Özpolat, effectuée par un pathologiste expert et un médecin légiste, conclut que les causes du décès étaient une hypovolémie résultant d’une hémorragie interne due à un traumatisme des organes internes et une fracture de l’arc costal et du sternum due à une blessure par arme à feu.

L’autopsie de Mehmet Özpolat, effectuée par un pathologiste expert et un médecin légiste, indique un hématome sous-cutané à la tête dans la zone frontale, une hémorragie générale dans les deux groupes de muscles, un hématome sous-dural de 1 x 3 x 3 cm au niveau de l’os pariétal droit, une hémorragie méningée sur une surface d’un diamètre de 6 cm (...). [Elle indique] que le décès de la personne résultait d’un traumatisme corporel général dû à une hémorragie cérébrale et du pédoncule cérébral. (...) [D]es écorchures aux bras, coudes et genoux furent également constatées.

(...) Selon la déposition de S.Ö. faite devant le procureur, le policier H.İ. avait frappé plusieurs fois Mehmet Özpolat à la tête avec la crosse de son arme pour le neutraliser (...). Selon le rapport d’expertise établi par le laboratoire de la police criminelle de Diyarbakır le 20 juillet 2007, il a été constaté à l’examen des vêtements de İskender Özpolat que la chemise de ce dernier présentait un orifice sur le côté arrière gauche dû à l’entrée d’une balle tirée à longue distance (...).

(...) Conformément à la Convention, cinq critères doivent être réunis pour l’usage d’armes à feu. Ce sont la légalité, l’ordre public et la nécessité de prévenir une infraction, l’existence d’un motif valable, la proportionnalité et la non-discrimination.

Le tir par balle qui a coûté la vie à İskender Özpolat réunit tous ces critères (...).

(...)

L’opération, pour autant qu’elle visait à l’arrestation de la personne armée, a été bien programmée et gérée. Toutefois, il ressort du dossier que le « défunt-suspect » H.İ. s’était jeté, sous l’emprise d’une crainte et d’une émotion, sur la terrasse pour neutraliser le « défunt-suspect » Mehmet Özpolat, qui était armé et avait utilisé son arme selon le rapport d’expertise, et ce sans en informer ses supérieurs. [Bien] que Mehmet Özpolat [eût été] armé et que [le caractère factice] de [son] arme n’[eût été] connu qu’à la suite d’un examen par des experts, H.İ. n’a pas utilisé son arme. [Néanmoins], en donnant des coups répétés sur la tête, un organe vital, avec la crosse de son arme pour neutraliser [le suspect] et protéger ses collègues, H.İ. a dépassé les limites [du recours à] la force légitime au sens de l’article 256 du code pénal (...). Mehmet Özpolat a continué à résister aux policiers, alors qu’il avait été maîtrisé par [eux] ; sur ce, le mur séparant les deux terrasses s’est effondré et les policiers S.Ö. et S.G. ont été blessés. Mehmet Özpolat ne présentait pas de saignement, [que ce soit au niveau] de la tête ou du corps, et [les policiers l’ont] fait attendre près de l’entrée de la maison no 8 donnant sur la rue no 359. À partir de 17 h 30, [les policiers et Mehmet Özpolat] attendirent à cet endroit, jusqu’à 19 h 50 car İskender Özpolat avait continué à tirer, avec une arme à feu, en mettant des vies en danger et car Mehmet Özpolat pouvait continuer à parler. Mehmet Özpolat ayant dit qu’il souffrait de nausées, il fut conduit aux urgences de l’hôpital de Diyarbakır par un véhicule de police (...). Aux urgences, [Mehmet Özpolat], inconscient, n’a pas pu s’entretenir avec le médecin E.O. qui l’avait examiné. Il ressort du rapport d’autopsie que [Mehmet Özpolat] avait reçu des coups, notamment à la tête, et que le décès était dû à une hémorragie cervicale et du tronc cervical. Ces circonstances ont été confirmées par les déclarations de S.Ö. et S.K., ainsi que par celles des autres témoins. Par conséquent, il peut passer pour établi que H.İ. a causé le décès de Mehmet Özpolat, en dépassant volontairement les limites entourant l’usage de la force légitime, en lui donnant plus d’une fois des coups avec la crosse de son pistolet. [Toutefois,] en raison de son décès, il n’y a pas lieu d’engager une action pénale à l’encontre de H.İ., en application de l’article 64 du code pénal.

(...) Du fait que Y.Y. a fait usage, en état de légitime défense, d’une force nécessaire et proportionnée à l’attaque, force qui a causé la mort de İskender Özpolat, il n’y a pas lieu, en application de l’article 25 du code pénal et des articles 171 et 172 du code de procédure pénale, d’ouvrir une action pénale.

(...) Il ressort de la décision de la préfecture de Diyarbakır adoptée le 12 janvier 2009 que : (...) les forces de sécurité n’ayant commis aucune faute ni négligence [que ce soit] dans les circonstances qui ont conduit au fait que Mehmet Özpolat a été blessé ou [dans celles ayant entouré] son transfert à l’hôpital, l’autorisation de poursuites n’a pas été accordée. (...) Il n’y a dès lors pas lieu de mener une enquête à l’encontre des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakır (...). »

22. Le 16 juillet 2009, les requérants M. Hayri Özpolat et Mmes Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat, Emine Özpolat et Suna Yavuz formèrent opposition au non-lieu à poursuivre devant la cour d’assises de Siverek. Ils alléguaient notamment que les faits n’avaient pas été éclaircis au motif qu’il n’avait pas été indiqué qui avait donné l’ordre de lancer l’opération en cause. Ils soutenaient également que ni les causes du décès du policier H.İ ni celles du décès de Mehmet Özpolat n’avaient été clairement établies. Ils invoquaient les articles 1 et 2 de la Convention.

23. Le 24 novembre 2009, le président de la cour d’assises rejeta l’opposition des requérants. Pour ce faire, il jugea la décision de non‑lieu à poursuivre conforme à la loi dans la mesure où sa motivation était en accord avec le contenu du dossier et les preuves présentées.

C. La procédure administrative relative au manque de promptitude allégué dans le transfert de Mehmet Özpolat à l’hôpital

24. Entretemps, à une date indéterminée, le requérant Hayri Özpolat avait déposé une plainte au sujet du décès de Mehmet Özpolat. Il soutenait notamment que la cause de ce décès était un transfert tardif à l’hôpital et que la responsabilité des policiers devait être engagée.

25. Le 12 novembre 2008, le parquet de Diyarbakır décida de disjoindre l’instruction des faits relatifs à l’allégation de transfert tardif de Mehmet Özpolat à l’hôpital.

26. Le 13 novembre 2008, le parquet de Diyarbakır saisit, sur le fondement de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires, la préfecture de Diyarbakır pour que celle-ci décidât de l’opportunité ou non de déclencher des poursuites pénales à l’encontre de treize policiers. Il observa qu’il était allégué que ces fonctionnaires, dépendant de la direction de la sûreté de Diyarbakır, avaient été accusés de manquements à leurs fonctions au motif qu’ils n’avaient pas transféré à temps Mehmet Özpolat à l’hôpital.

27. L’inspecteur M.M., directeur de la sûreté de second rang auprès de la direction de la sûreté de Diyarbakır, fut nommé en tant qu’enquêteur.

28. Le 8 janvier 2009, après avoir entendu les proches des défunts, le muhtar et les policiers accusés, l’enquêteur déposa son avis. Il observa tout d’abord que Mehmet Özpolat avait été blessé en raison des coups sur la tête qui lui avaient été assenés par H.İ. et de sa chute consécutive à l’effondrement d’un mur. En outre, il releva que les forces de l’ordre avaient éloigné Mehmet Özpolat du lieu de l’incident en le plaçant dans un endroit sécurisé et qu’ils l’avaient conduit à l’hôpital après l’arrêt de la fusillade. Il conclut que les forces de l’ordre n’avaient commis aucune faute ou négligence ni dans les circonstances qui avaient conduit au fait que Mehmet Özpolat avait été blessé ni lors de son transfert à l’hôpital, et il demanda que l’autorisation de poursuites ne fût pas accordée.

29. Le 12 janvier 2009, se fondant sur les conclusions de l’examen préliminaire mené par l’enquêteur, le conseil administratif de Diyarbakır rejeta la demande d’autorisation d’ouvrir des poursuites. Pour ce faire, il considéra notamment que les policiers avaient transféré Mehmet Özpolat à l’hôpital dès la fin de l’opération et qu’ils n’avaient donc pas failli à leurs fonctions.

30. Le 31 mars 2009, M. Hayri Özpolat forma opposition contre cette décision devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır. Il argua notamment que les faits de l’opération n’avaient pas été établis correctement et que les causes du décès de Mehmet Özpolat n’avaient pas été déterminées.

31. Le 8 avril 2009, le tribunal administratif régional rejeta cette opposition. Dans sa décision, il considéra que le rapport d’examen préliminaire et les documents présentés au dossier ne constituaient pas des preuves suffisantes permettant l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre des policiers concernés. Cette décision désignait « M. Hayrettin Özpolat » en tant que plaignant ; l’acte de notification corrigea ce nom comme suit : « M. Hayri Özpolat ».

D. Le rapport établi par l’Association des droits de l’homme au sujet du décès de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat

32. Auparavant, le 20 juillet 2007, Selahattin Özpolat, requérant et frère de İskender Özpolat et oncle de Mehmet Özpolat, s’était dirigé à une organisation non-gouvernementale, l’Association des droits de l’homme, pour se plaindre du décès de ces derniers.

Après avoir entendu les frères, les filles et la femme de İskender Özpolat ainsi que le muhtar du village et certains témoins de l’incident, l’association susmentionnée rendit un rapport dont les parties pertinentes se lisaient comme suit :

« (...) Lors de l’incident, les frères du suspect İskender Özpolat avaient parlé avec le procureur de la République et ce dernier avait ordonné aux forces de sécurité de [cesser leur opération]. Malgré l’ordre du procureur de la République, les forces de sécurité sont intervenues et ont recouru à l’usage d’armes à feu pour neutraliser İskender Özpolat, ce qui a causé le décès de ce dernier.

D’après les dépositions de tous les témoins de l’incident, Mehmet Özpolat a été neutralisé par la force par les agents de sécurité. Selon le rapport du 16 juillet 2007 [non versé au dossier par les parties], établi par la faculté de médecine de l’université de Dicle, le décès de la victime, âgée de dix-sept ans, était dû à des coups reçus, ce qui signifie que ledit décès est survenu à la suite de [l’infliction de] traitements inhumains en garde à vue.

Cette tragédie a sans nul doute provoqué une destruction psychologique pour la famille des victimes. Or, malgré cette destruction psychologique, les autorités administratives n’ont pas fait d’efforts en vue d’améliorer l’état psychologique des membres de la famille. Notre conseil a la conviction qu’il s’agit d’une violation du droit à la santé.

Conclusion

Le droit à la vie et l’interdiction de la torture font partie intégrante des textes du droit international ainsi que des droits de l’homme. Les textes du droit national intègrent eux aussi l’obligation de protéger la vie et l’interdiction de la torture.

Des documents et des témoignages importants renforçant nos convictions relatives aux faits de la présente espèce existent. Toutes les dimensions des faits concernés pourront être clarifiées lorsque les autorités administratives et judiciaires mèneront une enquête effective.

(...) En tant qu’association et défenseur des droits de l’homme, nous allons suivre cette affaire. (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33. L’article 256 du code pénal est ainsi libellé :

« Le dépassement des limites de la force légitime

Les dispositions relatives à l’infraction de coups et blessures volontaires sont appliquées dans les cas où le fonctionnaire ayant le pouvoir de recourir à la force dépasse les limites de la force légitime lors de l’accomplissement de ses fonctions. »

34. La loi no 4483 du 2 décembre 1999 relative au jugement des fonctionnaires et autres agents publics détermine les personnes compétentes pour autoriser l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des fonctionnaires pour des infractions commises dans le cadre de leurs fonctions, ainsi que la procédure à suivre. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont exposées ci-après.

Lorsque le procureur de la République est saisi d’une plainte contre un fonctionnaire, il doit renvoyer l’affaire à l’autorité administrative compétente pour que l’ouverture d’une enquête pénale soit autorisée (sauf en cas de flagrant délit pour des infractions passibles de peines d’emprisonnement fermes).

35. L’autorité administrative compétente peut instruire l’enquête elle-même, ou bien elle peut désigner pour cela un inspecteur ou, le plus souvent, un supérieur hiérarchique du fonctionnaire mis en cause.

36. La personne qui procède à l’enquête (« l’enquêteur ») dispose de tous les pouvoirs des inspecteurs ministériels et de la personne qui l’a désignée. L’enquêteur procède à tous les actes d’enquête nécessaires. Au terme de son enquête, il rédige un rapport qu’il remet à l’autorité administrative compétente.

37. À la lumière des conclusions de ce rapport, l’autorité administrative compétente autorise ou non l’ouverture des poursuites pénales. Sa décision doit être motivée.

38. Les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquête pénale formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions. Leurs décisions sont définitives.

39. Si l’opposition est accueillie, le dossier de l’affaire est directement envoyé au procureur de la République, qui ouvre une enquête pénale. Il en va de même, lorsqu’aucune opposition n’est formée contre une décision administrative autorisant l’ouverture des poursuites pénales.

40. Si les juges administratifs ont confirmé le refus d’ouverture de poursuites pénales décidé par l’autorité administrative compétente, les parquets sont liés et ne peuvent que classer l’affaire sans suite (voir Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, §§ 19-22, 14 avril 2009).

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE

41. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants dénoncent la mort de leurs proches. Ils indiquent que ceux-ci ont été tués par les forces de l’ordre et ils soutiennent notamment que l’opération ayant conduit au décès de İskender et Mehmet Özpolat n’a pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. Sur le terrain de l’article 3 de la Convention, ils se plaignent que, lors de son arrestation, Mehmet Özpolat ait subi des violences et qu’il n’ait pas bénéficié à temps de soins médicaux, alors qu’il aurait été gravement blessé à la tête. Enfin, invoquant les articles 2, 3 et 13 de la Convention, ils reprochent aux autorités de l’État d’avoir failli à leur obligation de mener une enquête approfondie, impartiale et effective.

42. Au regard du grief formulé sous l’angle de l’article 3 de la Convention, la Cour observe d’emblée que, dans des affaires similaires dans lesquelles il était allégué qu’une personne était morte des suites de blessures infligées par les policiers et n’avait pas bénéficié de soins médicaux avant son décès, elle a examiné l’affaire sur le terrain de l’article 2 de la Convention (voir, notamment, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 102, CEDH 2002‑IV, Taïs c. France, no 39922/03, § 81, 1er juin 2006, et Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 69, 3 mai 2012). La Cour estime que le grief soumis en l’espèce à la Cour appelle également un examen au regard de l’article 2 de la Convention.

43. Pour ce qui est de l’article 13 de la Convention, la Cour relève que les intéressés ne se plaignent pas expressément d’une impossibilité pour eux de se prévaloir du système de réparation pécuniaire devant être mis en place au titre de cette disposition combinée avec l’article 2 de la Convention (Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 61, 20 mai 2010). Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ce grief sous l’angle de l’article 13, mais plutôt de l’apprécier sous l’angle procédural de l’article 2 précité.

44. En somme, la Cour est donc invitée à dire si les faits de l’espèce révèlent des manquements par les autorités de l’État défendeur aux obligations tant matérielles que procédurales qui leur incombent au regard de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

45. Comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 41), les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de leurs proches, soutenant notamment que l’opération ayant conduit au décès de İskender et Mehmet Özpolat n’a pas été préparée par les autorités de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière. En outre, ils arguent que, lors de son arrestation, Mehmet Özpolat a subi des violences et qu’il n’a pas bénéficié à temps de soins médicaux, alors qu’il aurait été gravement blessé à la tête. Enfin, selon les requérants, les autorités de l’État ont failli à leur obligation de mener une enquête approfondie, impartiale et effective.

L’article 2 de la Convention est, dans sa partie pertinente en l’espèce, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...)

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

(...). »

46. Le Gouvernement estime que les griefs sont irrecevables et en tout cas non fondés.

A. Sur la recevabilité

47. Le Gouvernement indique que les requérants Mme Hava Gezen[5] et MM. Selahattin Özpolat et Fahri Özpolat ne sont pas intervenus dans la procédure pénale et qu’ils n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes. Par ailleurs, il fait observer que seul un certain « Hayrettin Özpolat » a formé une opposition contre la décision du 12 janvier 2009 adoptée par le conseil administratif de Diyarbakır. Par conséquent, selon le Gouvernement, la requête, pour autant qu’elle a été introduite par les requérants qui ne seraient pas intervenus dans les procédures internes, doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

48. En outre, selon le Gouvernement, il n’a pas été possible de vérifier si « Hayrettin Özpolat » était la même personne que Hayri Özpolat – requérant – et d’établir les liens de parenté de Hayri et Fahri Özpolat avec İskender Özpolat.

49. Les requérants soutiennent que, à la suite d’une erreur de plume survenue dans la rédaction de la décision adoptée par le tribunal administratif régional de Diyarbakır (paragraphe 31 ci-dessus), le prénom Hayrettin a été mentionné à la place du prénom Hayri et que cette erreur a été corrigée ultérieurement dans la notification faite à Hayri Özpolat. S’agissant des liens de parenté de Hayri et Fahri Özpolat avec İskender Özpolat, ils indiquent qu’ils sont tous deux les fils du défunt et ils présentent une copie d’une fiche d’état civil de la famille Özpolat.

50. La Cour rappelle d’emblée que, selon sa jurisprudence établie, lorsqu’un homicide est allégué, le simple fait pour les autorités d’avoir été informées du décès en question donne ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles ledit décès s’est produit (Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 82, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 156, 9 avril 2009). En l’occurrence, la Cour constate que tout de suite après l’incident, le parquet de Diyarbakır a ouvert d’office une enquête pénale en vue d’éclaircir les circonstances ayant entouré le décès de İskender et Mehmet Ozpolat (paragraphe 18 ci-dessus). Elle note toutefois que cette enquête s’est soldée par un non-lieu à poursuivre sans qu’une procédure pénale à l’égard des policiers mis en cause eût été déclenchée.

51. Compte tenu de l’obligation susmentionnée de mener d’office une enquête, et eu égard au fait que certains des requérants, à savoir M. Hayri Özpolat et Mmes Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat, Emine Özpolat et Suna Yavuz, ont fait usage des voies de recours internes disponibles et ont formé une opposition contre le non-lieu à poursuivre du parquet (paragraphe 22 ci-dessus), ainsi qu’au fait que M. Hayri Özpolat a contesté la décision du 12 janvier 2009 devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır (paragraphe 30), la Cour estime que les autres requérants peuvent passer pour être dispensés de l’obligation d’épuiser en personne les voies de recours internes en intervenant eux-mêmes dans la procédure d’enquête (voir, dans le même sens, Yüksel Erdoğan et autres c. Turquie, no 57049/00, §§ 74-75, 15 février 2007). Par ailleurs, la Cour prend acte des explications des requérants sur l’erreur de plume s’agissant du prénom du plaignant Hayri Özpolat et observe qu’il ressort des éléments versés au dossier que ladite erreur a été corrigée dans la notification qui a été faite à l’intéressé. Par ailleurs, il ressort de la fiche d’état civil de la famille Özpolat, présentée par les requérants, que Hayri et Fahri Özpolat sont les fils de İskender Özpolat et les frères de Mehmet Özpolat.

52. À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le bien-fondé

1. Thèses des parties

53. Les requérants soutiennent que la force utilisée par les policiers et ayant conduit selon eux au décès de leurs proches doit être replacée dans le contexte de la préparation, du contrôle et de la mise en œuvre de l’opération dans son ensemble. Ils affirment que les autorités n’ont pas réduit au minimum le recours à la force meurtrière dans les phases de préparation et de contrôle de leur intervention et que la violence utilisée par les policiers pour exécuter l’opération en question n’était pas, eu égard aux circonstances, strictement proportionnée à l’objectif d’arrêter İskender Özpolat.

54. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il soutient que les autorités avaient affaire à une personne mentalement malade et armée qui aurait tiré sur une autre personne le jour de l’incident et qui aurait également tiré des coups de feu de manière aléatoire à partir de son domicile. Il indique que les autorités avaient raisonnablement conclu que des femmes et des enfants se trouvaient à l’intérieur de l’appartement, peut-être des otages détenus. Par conséquent, les autorités auraient poursuivi simultanément deux buts légitimes visés à l’article 2 § 2 de la Convention. L’utilisation de la force dans la présente affaire aurait ainsi été destinée à arrêter İskender Özpolat et à sauver les femmes et les enfants retenus à l’intérieur.

55. Expliquant les étapes de l’opération telle que décrite dans le procès-verbal d’incident, le Gouvernement soutient que les policiers ont continuellement gardé la maîtrise de la situation sur les lieux du drame. Les négociations auraient été menées au mieux, sans perdre de vue qu’il était question d’une personne armée et mentalement malade et qui aurait blessé une autre personne le jour de l’incident. Par conséquent, l’aide d’un des frères de İskender Özpolat aurait été assurée pour les négociations. L’opération aurait duré cinq heures et, tout au long de cette intervention, les autorités auraient constamment essayé de persuader İskender Özpolat de se rendre. Toutefois, ces tentatives auraient échoué.

56. Enfin, le Gouvernement indique que le parquet de Diyarbakır, dans son appréciation des éléments de preuve fournis par les témoins et les experts, a conclu, sur la base des principes juridiques applicables, que les policiers, qui avaient agi sous l’autorité du procureur de la République, avaient fait preuve de la vigilance voulue dans la préparation et le contrôle de l’opération et dans le recours à la force meurtrière. Aussi le Gouvernement prie-t-il la Cour de suivre les conclusions du parquet.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le volet matériel

57. En ce qui concerne les principes concernant le recours à la force pouvant conduire à donner la mort à une personne, la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (voir, parmi plusieurs autres, Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits)).

58. La Cour rappelle en particulier que, pour apprécier les preuves, elle adopte le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII, et Giuliani et Gaggio, précité, § 181). Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 182, 14 avril 2015). Toutefois, lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 2 de la Convention, elle doit se montrer particulièrement vigilante, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 271, CEDH 2003-V, et Giuliani et Gaggio, précité, § 182).

59. La Cour note qu’en l’espèce une enquête officielle a été menée au sujet des événements litigieux. C’est ainsi que les fonctionnaires de police impliqués dans l’incident et un grand nombre de témoins civils, dont certains avaient été cités à la demande des requérants, ont été entendus et que des preuves techniques ont été recueillies. Sans préjudice de ses conclusions relatives à l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour considère, à la lumière de l’ensemble des documents qui lui ont été présentés, qu’il existe suffisamment d’éléments factuels et de preuves lui permettant d’apprécier l’affaire, en prenant pour point de départ les constatations du parquet de Diyarbakır, confirmées par la cour d’assises de Siverek.

60. La Cour observe que les requérants critiquent notamment la planification et la conduite de l’opération et qu’ils soutiennent que les forces de l’ordre n’avaient pas déployé la vigilance voulue pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum. Par conséquent, la Cour examinera d’abord la question de la préparation et du contrôle de l’opération, pour ensuite se pencher sur l’usage de la force meurtrière à l’encontre de İskender Özpolat et sur les circonstances dans lesquelles est décédé Mehmet Özpolat.

i. Sur la préparation et l’exécution de l’opération

61. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, pour que l’obligation de l’État de protéger la vie soit respectée, il est essentiel que la préparation d’une opération d’arrestation susceptible d’entraîner l’utilisation d’armes à feu s’accompagne d’une analyse de l’ensemble des informations disponibles sur les circonstances des événements, y compris – et il s’agit là d’un minimum – sur la nature de l’infraction commise par la personne devant être appréhendée et sur le danger qu’elle représente le cas échéant (voir Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 103, CEDH 2005‑VII).

62. En l’espèce, la Cour observe qu’il ressort du procès-verbal d’incident dressé le 13 juillet 2007 que, vers 14 h 20, à la suite d’une dénonciation selon laquelle une personne avait été blessée par une arme à feu, les forces de sécurité se sont rendues sur les lieux de l’incident et ont pris les mesures nécessaires en encerclant notamment le domicile du suspect. Elle constate que, malgré ces mesures, l’opération des forces de l’ordre s’est soldée par le décès de İskender Özpolat et que, au cours de la même opération, un policier et le fils de İskender Özpolat, Mehmet Özpolat, ont été grièvement blessés et ont succombé à leurs blessures.

63. S’agissant du déroulement de l’opération, la Cour prend note des éléments suivants, établis par le parquet.

L’opération en question, pour autant qu’elle visait à permettre l’arrestation de İskender Özpolat, qui était armé et mentalement malade et qui aurait blessé une autre personne dans la même journée, avait été bien programmée et gérée jusqu’à l’intervention d’un des policiers pour arrêter Mehmet Özpolat. Au début de l’opération, les forces de l’ordre avaient essayé de mettre fin à l’incident par le dialogue et la persuasion. Toutefois, en raison de l’apparition de Mehmet Özpolat sur une terrasse, avec une arme qui se révéla ensuite être factice, la situation avait soudainement dégénéré. En effet, un des policiers, à savoir H.İ., agissant d’après le parquet sous l’emprise d’une crainte et d’une émotion, s’était jeté sur Mehmet Özpolat sans en informer ses supérieurs. Par la suite, İskender Özpolat avait commencé à tirer sur les policiers et avait mortellement blessé H.İ. Ensuite, nonobstant quelques tentatives de négociation, les policiers avaient décidé d’intervenir dans l’appartement et avaient usé de la force meurtrière à l’encontre de İskender Özpolat (paragraphe 21 ci-dessus).

64. La Cour observe que le parquet de Diyarbakır a indirectement admis que la réaction soudaine de H.İ. face au comportement inattendu de Mehmet Özpolat a provoqué un concours de circonstances, qui a fini par des échanges de tirs.

65. Pour la Cour, même si on devait admettre que l’agent concerné avait pris une initiative inconsidérée lors de l’opération, cela ne signifierait pas nécessairement que celle-ci n’avait pas été programmée et organisée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie des proches des requérants. À cet égard, la Cour observe que les éléments du dossier ne permettent pas de mettre en cause la responsabilité des supérieurs hiérarchiques du policier décédé, dans la mesure où il était établi, au plan interne, que ce dernier avait pris une initiative pour laquelle il n’avait pas l’autorisation desdits supérieurs. En effet, il ressort des éléments du dossier que l’opération a été menée sous la supervision du procureur de la République responsable qui, dans un premier temps, avait ordonné le recours à des moyens neutralisants et qui, par la suite, avait enjoint aux policiers en charge de l’opération de s’éloigner des lieux et aux agents en civil de poursuivre leurs tentatives de persuasion (paragraphes 9‑11 ci-dessus). Toutefois, comme l’a souligné le parquet, le comportement inattendu de Mehmet Özpolat et la réaction soudaine de H.İ. ont changé radicalement le cours de l’opération. Sur ce point, les requérants n’ont par ailleurs présenté aucun début de preuve susceptible de remettre en cause cette conclusion du parquet.

66. Partant, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que l’opération en question n’avait pas été programmée et organisée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie des proches des requérants.

ii. Sur l’usage de la force meurtrière à l’encontre de İskender Özpolat

67. S’agissant de l’usage de la force meurtrière à l’encontre de İskender Özpolat, la Cour note d’emblée que nul ne conteste que celui-ci a été tué par balles par les forces de l’ordre. Il s’ensuit donc que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était rendu absolument nécessaire par la situation, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010, et Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 103, 25 février 2014) ou, en d’autres mots, que la force meurtrière employée n’est pas allée au-delà de ce qu’exigeaient les circonstances (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 87, Recueil 1998‑I, et Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 199, CEDH 2014)

68. La Cour observe, comme expliqué ci-dessus (paragraphes 62-66), que les autorités ont parfaitement compris qu’elles avaient affaire à une personne armée et mentalement malade, qui aurait blessé une autre personne dans la même journée, et qu’elles ont essayé de mettre fin à l’incident par le dialogue et la persuasion. Toutefois, à cause d’un concours de circonstances inattendu, qui a fini par des échanges de tirs, les policiers ont décidé d’intervenir dans l’appartement et ont usé de la force meurtrière à l’encontre de İskender Özpolat, qui avait blessé un policier.

69. La Cour ne perd pas de vue que l’usage de la force par les policiers dans les conditions décrites ci-dessus était le résultat direct de la réaction violente de İskender Özpolat lors de l’arrestation de son fils. En effet, le parquet de Diyarbakır a conclu, sur la base des éléments de preuve à sa disposition, que le policier ayant tué İskender Özpolat avait agi en état de légitime défense dans la mesure où il n’avait pas d’autre choix que de faire usage d’une arme à feu et où il avait agi de manière proportionnée à l’attaque (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour admet que le policier en question croyait de bonne foi dans ces conditions qu’il était nécessaire d’utiliser la force contre İskender Özpolat pour sauver la vie des membres de la famille de ce dernier, sa propre vie ainsi que celle de ses collègues (Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 192, Recueil 1997‑VI).

70. La Cour estime dès lors que l’usage de la force meurtrière dans les conditions susmentionnées, tout regrettable qu’il fût, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour défendre la vie des membres de la famille Özpolat et celle des policiers et qu’il ne constituait pas une méconnaissance par l’État défendeur de ses obligations au regard de l’article 2 § 2 a) de la Convention.

Partant, il convient de conclure à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel, s’agissant du décès de İskender Özpolat.

iii. Sur le décès de Mehmet Özpolat

71. La Cour constate que l’autopsie de Mehmet Özpolat a permis de déceler l’existence de nombreuses blessures à la tête et sur les différentes parties du corps et qu’elle a également établi que le décès était dû à une hémorragie cervicale et du tronc cervical liée à un traumatisme général (paragraphe 17 ci-dessus). Par ailleurs, le parquet de Diyarbakır a admis que « H.İ. [avait] causé le décès de Mehmet Özpolat, en dépassant volontairement les limites entourant l’usage de la force légitime, en lui donnant plus d’une fois des coups avec la crosse de son pistolet » (paragraphe 21 ci-dessus) ; toutefois, aucune poursuite n’a pu être engagée contre H.İ. en raison de son décès. Même si l’affaire n’a pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure pénale en raison du décès de H.İ., il convient d’observer que la décision du parquet a été confirmée par la cour d’assises.

72. La Cour observe que les conclusions de l’examen d’autopsie et celles du parquet sont concordantes. Elle note par ailleurs que ni les requérants ni le Gouvernement n’ont cherché à mettre en cause celles-ci. Pour sa part, elle ne voit pas non plus de raison de s’écarter desdites conclusions.

73. La Cour en retient que selon le parquet, H.İ. était l’auteur des actes de violence perpétrés sur la personne de Mehmet Özpolat et que les blessures infligées de la sorte à ce dernier ont constitué la cause du décès. Toujours selon le parquet, H.İ. avait volontairement dépassé les limites de l’usage de la force légitime. La Cour en déduit que le recours à la force ayant conduit au décès de Mehmet Özpolat n’était pas rendu absolument nécessaire pour assurer la défense de H.İ. ou d’autres personnes présentes.

74. La Cour observe que H.İ. agissait au moment des faits en tant qu’organe de l’État défendeur. Il s’ensuit que ses actes doivent être attribués à l’État défendeur en tant que tel. C’est donc l’État qui doit être tenu pour responsable pour le recours à la force qui n’était pas rendu absolument nécessaire pour assurer la défense de H.İ. ou d’autres personnes.

75. La Cour constate par ailleurs que les policiers ont tardé à fournir des soins médicaux à Mehmet Özpolat. Même s’il est impossible, vu les insuffisances de l’enquête relevées ci-dessous (paragraphes 90-94), de dire qu’un tel retard a concouru à l’issue fatale, il n’est pas déraisonnable de partir du principe que des soins administrés plus rapidement auraient pu avoir une influence décisive sur l’évolution de l’état de santé de Mehmet Özpolat. La Cour rappelle à cet égard, que ce n’est que deux heures et demie après avoir été blessé, suite à des coups répétés à la tête avec la crosse de l’arme du policier en cause et présentant de nombreuses blessures sur différentes autres parties du corps, que Mehmet Özpolat a finalement été conduit à l’hôpital.

76. La Cour a tenu compte de l’argument du parquet, qui a justifié un tel retard par le fait que le jeune homme ne présentait aucun signe de saignement, que ce soit au niveau de la tête ou d’autres parties du corps. Elle n’est cependant pas convaincue par cet argument : il est notoire que l’absence de saignement n’est pas un signe manifeste de l’absence de gravité d’une blessure au crâne, surtout lorsqu’une telle blessure survient dans des circonstances telles que celles de l’espèce, à savoir à la suite de coups répétés avec la crosse d’une arme (voir paragraphe 21 ci-dessus). La Cour relève, en outre, que les policiers avaient à faire avec un mineur, souffrant de surcroît d’une maladie mentale. Toutes ces circonstances auraient dû conduire les policiers à agir sans tarder.

77. Enfin, la Cour ne saurait non plus accepter l’argument du Gouvernement selon lequel le retard était dû au fait que İskender Özpolat s’était mis à tirer sur les policiers, qui avaient été obligés d’éloigner Mehmet Özpolat des lieux de l’incident en le plaçant dans un endroit sécurisé. Elle observe notamment qu’il ne s’agissait pas d’une opération spontanée et que les autorités avaient disposé du temps nécessaire pour faire les préparatifs qui s’imposaient. À cet égard, on peut légitimement se demander pourquoi Mehmet Özpolat n’a pu être transféré à l’hôpital qu’avec un certain retard alors que le policier H.İ., également blessé lors de l’opération, a pu y être conduit immédiatement par une ambulance (paragraphe 7 ci-dessus). En effet, alors que deux équipes de police ont été déployées pour sécuriser les lieux et arrêter le suspect, il ressort du dossier que ces policiers n’ont pris aucune mesure pour qu’une aide médicale soit dispensée sur les lieux à ce mineur blessé et n’ont pas songé à appeler une ambulance supplémentaire en vue d’assurer un transport immédiat du blessé à l’hôpital.

78. Partant, il convient de conclure que l’État défendeur est responsable de ce décès. Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel quant au décès de Mehmet Özpolat.

b) Sur le volet procédural

79. La Cour renvoie aux arrêts Giuliani et Gaggio (précité, §§ 298-306), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 317-325, CEDH 2014 (extraits)), et Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-180), qui exposent l’ensemble des principes généraux sur l’obligation procédurale de mener une enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme.

80. Dans la présente espèce, la Cour observe tout d’abord que les requérants contestent de manière générale le caractère effectif de l’enquête réalisée par les autorités : leur première doléance tient à une absence d’indépendance de l’enquête menée sur l’usage de la force meurtrière, laquelle aurait été menée d’abord par des proches collègues des policiers ; leur seconde plainte porte principalement sur une absence de la minutie nécessaire dans l’établissement des circonstances relatives au manque de promptitude allégué dans l’administration de soins médicaux à Mehmet Özpolat et sur une absence d’indépendance des autorités d’enquête ayant mené l’instruction sur ce grief.

81. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a conclu, d’une part, que les circonstances matérielles ayant entouré la préparation et le déroulement de l’opération et l’usage de la force meurtrière ont été soumises à un contrôle rigoureux et, d’autre part, que le parquet a procédé aux interrogatoires et aux investigations de manière à établir si l’opération avait été bien planifiée et si le recours à la force avait été justifié. À ce titre, les mesures d’instruction indispensables et évidentes – à savoir les autopsies, expertise balistique et recueil des dépositions des témoins – ont été prises et ont permis de vérifier les récits faits par les policiers présents au moment des faits.

82. Cela étant, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, elle doit d’abord être adéquate, ce qui signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 172). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, des expertises et, le cas échéant, une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (Anguelova, précité, § 139, Giuliani et Gaggio, précité, § 301, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 166, CEDH 2011). Ensuite, il est nécessaire que les personnes chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être ; cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova, précité, § 138, Ramsahai, précité, § 325, Giuliani et Gaggio, précité, § 300, Al-Skeini et autres, précité, § 167, Mocanu et autres, précité, § 320, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 177).

83. Par conséquent, la Cour examinera d’abord l’indépendance de l’enquête menée sur l’usage de la force meurtrière exercé à l’encontre de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat, pour ensuite se pencher sur l’effectivité et l’indépendance de l’enquête menée sur le manque allégué d’assistance médicale à Mehmet Özpolat.

α) Indépendance de l’enquête menée sur l’usage de la force meurtrière exercé à l’encontre de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat

84. Les requérants soutiennent que l’enquête menée sur l’usage de la force meurtrière n’était pas effective car elle aurait été menée par des proches collègues des policiers impliqués.

85. La Cour rappelle avoir conclu, dans l’affaire Aktaş précitée (§ 301), à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention au motif qu’une enquête au sujet d’un décès survenu dans des circonstances engageant la responsabilité de l’autorité publique avait été menée par les collègues directs des personnes soupçonnées d’être les responsables du décès en question. De même, dans les affaires Hugh Jordan c. Royaume‑Uni (no 24746/94, § 120, 4 mai 2001) et McKerr c. Royaume-Uni (no 28883/95, § 128, CEDH 2001‑III), la Cour a jugé que, dès lors que l’enquête a été dirigée et menée par des collègues, la supervision par une autre autorité, quelque indépendante qu’elle fût, ne saurait être considérée comme une garantie suffisante de l’indépendance de l’enquête.

86. En l’espèce, la Cour observe ce qui suit : le procureur de la République s’est rendu le jour de l’incident, à 20 h 20, sur les lieux de l’opération, assisté d’une équipe de la police scientifique, et il a procédé à l’examen des lieux ; les preuves ainsi recueillies ont été répertoriées ; un procès-verbal d’examen des lieux et plusieurs croquis des lieux ont été établis et versés au dossier d’enquête (paragraphe 15 ci-dessus) ; le lendemain, une autopsie classique a été réalisée sur les corps de İskender Özpolat, Mehmet Özpolat et H.İ ; ensuite, le parquet de Diyarbakır a ouvert d’office une enquête préliminaire à l’encontre de quatorze policiers ayant pris part à l’opération litigieuse pour homicide volontaire, abus de pouvoir et négligence dans l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 18 ci-dessus).

87. En outre, la Cour note que le parquet a adopté, sur la base des éléments de preuve recueillis, un non-lieu à poursuivre et que cette décision a ensuite été soumise au contrôle de la cour d’assises, qui l’a confirmée.

88. La Cour relève que les requérants soutiennent, de manière générale, que l’enquête n’aurait pas dû être confiée à la police de Diyarbakır, au motif que les agents enquêteurs étaient des collègues directs des personnes soupçonnées d’être les responsables du décès de leurs proches. Toutefois, les requérants ne font état d’aucun élément précis à l’appui de leur thèse selon laquelle l’enquête n’a pas été indépendante, en particulier parce qu’elle aurait été menée par la police de Diyarbakır. La Cour constate que les premiers actes de l’enquête ont été effectués par une équipe de la police scientifique sous l’autorité et la supervision du procureur de la République (paragraphe 15 ci-dessus) et que cette équipe faisait partie d’une unité spécialisée de la police départementale à laquelle n’appartenaient pas les policiers impliqués dans l’incident. À cet égard, la Cour n’aperçoit aucun élément dans le dossier qui viendrait accréditer la thèse selon laquelle les premières heures de l’enquête avaient révélé des carences de nature à aboutir à la soustraction d’éléments de preuve au contrôle judiciaire. La Cour rappelle avoir déjà jugé que, dans le cadre d’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par un agent de l’État, le recours à l’expertise de forces de l’ordre qui possèdent une compétence particulière mais qui appartiennent au même corps que la personne impliquée n’est pas inéluctablement incompatible avec l’exigence d’impartialité de ladite enquête (Giuliani et Gaggio, précité, § 322, Guerdner et autres c. France, no 68780/10, § 83, 17 avril 2014, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 244). Elle note de surcroît que, en l’espèce, l’indépendance du procureur de la République à l’égard de l’équipe de la police scientifique n’a pas été remise en cause par les requérants.

89. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’enquête menée au sujet de l’usage de la force meurtrière a été suffisamment indépendante.

β) Effectivité et indépendance de l’enquête menée sur le manque allégué d’assistance médicale à Mehmet Özpolat

90. La Cour observe, comme expliqué ci-dessus, que le parquet de Diyarbakır a ouvert d’office une enquête préliminaire à l’encontre des policiers non seulement pour homicide volontaire, mais également pour abus de pouvoir et négligence dans l’exercice de leurs fonctions au motif qu’ils n’avaient pas transféré à temps une personne blessée à l’hôpital. Toutefois, il ressort du dossier que le parquet de Diyarbakır a décidé de disjoindre l’instruction des faits relatifs à l’allégation de transfert tardif de Mehmet Özpolat à l’hôpital et qu’il a saisi, sur le fondement de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires, la préfecture de Diyarbakır pour que celle-ci décidât de l’opportunité ou non de déclencher des poursuites pénales à l’encontre de treize policiers (paragraphes 25-26 ci-dessus). La Cour constate que le préfet a alors nommé un inspecteur, lequel dépendait de la même hiérarchie que les fonctionnaires de police sur lesquels il menait ses investigations (paragraphe 27 ci-dessus) et que, à la suite de l’enquête administrative menée par cet inspecteur, celui-ci a déposé son avis et a conclu que les forces de l’ordre n’avaient commis aucune faute ou négligence ni dans les circonstances qui avaient conduit au fait que Mehmet Özpolat avait été blessé ni en ce qui concerne son transfert à l’hôpital (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour relève également ce qui suit : le 12 janvier 2009, se fondant sur les conclusions de l’examen préliminaire mené par l’enquêteur susmentionné, le conseil administratif de Diyarbakır a rejeté la demande d’autorisation d’ouvrir des poursuites ; pour ce faire, il a considéré notamment que les policiers avaient transféré Mehmet Özpolat à l’hôpital dès la fin de l’opération et qu’ils n’avaient donc pas failli à leurs fonctions (paragraphe 29 ci-dessus) ; cette décision a été confirmée par le tribunal administratif régional de Diyarbakır et le procureur de la République a alors dû rendre un non-lieu à poursuivre (paragraphes 21 et 31 ci-dessus) ; par conséquent, le parquet n’a pu conduire aucune enquête pénale.

91. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà émis de sérieux doutes quant à la capacité des organes administratifs concernés de mener une enquête indépendante, comme le requiert l’article 2 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 91, CEDH 1999‑III, et Demiray c. Turquie, no 27308/95, § 52, CEDH 2000‑XII). Elle constate, spécifiquement en ce qui concerne la présente affaire, que les policiers impliqués dans l’incident et l’inspecteur qui avait été nommé par le préfet de Diyarbakır en tant qu’enquêteur relevaient de la même hiérarchie. Il est donc évident qu’il existait un lien hiérarchique entre cet enquêteur et les policiers susmentionnés.

92. La Cour observe par ailleurs que l’enquêteur a repris intégralement les termes du procès-verbal d’incident, et ce sans se soucier d’examiner la question de savoir si le retard allégué avait constitué ou non un facteur concourant au décès de Mehmet Özpolat (comparer avec Anguelova, précité, § 129), alors qu’une expertise médicale aurait par exemple pu permettre de faire la lumière sur les différents aspects de cette question. De plus, la Cour note que le conseil administratif de Diyarbakır, statuant sur la base du rapport d’enquête rédigé par l’inspecteur, a entériné la version des faits telle que présentée dans ce rapport, sans émettre le moindre doute sur ses constats et sa conclusion.

93. La Cour relève également que la décision susvisée de ne pas poursuivre les policiers impliqués a été rendue alors que l’enquête pénale sur l’usage de la force meurtrière était encore pendante. Sans se prononcer sur la question de savoir si, eu égard à l’importance du lien entre les objets des deux procédures, il était souhaitable que le conseil administratif de Diyarbakır attendît le verdict de la cour d’assises (comparer İhsan Bilgin c. Turquie, no 40073/98, § 72, 27 juillet 2006), la Cour ne peut que constater que l’intervention du préfet a en tout cas empêché la continuation d’une enquête pénale, propre à établir les conditions dans lesquelles s’était déroulé le transfert de Mehmet Özpolat à l’hôpital (comparer Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, § 86, 20 novembre 2012, et Songül İnce et autres c. Turquie, nos 34252/10 et 25595/08, § 79, 26 mai 2015).

94. Par conséquent, la réaction du système judiciaire turc face aux circonstances ayant entouré le transfert de Mehmet Özpolat à l’hôpital ne peut passer pour avoir été effective.

γ) Conclusion

95. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de la conduite de l’enquête sur l’usage de la force meurtrière exercé à l’encontre de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat. En revanche, elle estime qu’il y a eu violation de cette disposition dans la conduite de l’enquête menée sur le manque allégué de promptitude dans l’administration de soins médicaux à Mehmet Özpolat.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

96. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

97. Les requérants réclament 30 000 euros (EUR) pour chacun d’entre eux en réparation du préjudice matériel qu’ils disent avoir subi. Ils demandent également une somme de 20 000 EUR pour chacun d’entre eux en réparation du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

98. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

99. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer une somme globale de 65 000 EUR conjointement aux requérants au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

100. Les requérants demandent également 14 688 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, ce montant couvrant selon eux des frais postaux et les honoraires de leurs conseils. Ils présentent à cet égard un décompte horaire et prennent pour référence le tarif minimal des honoraires d’avocat du barreau de Diyarbakır.

101. Le Gouvernement conteste cette demande.

102. La Cour rappelle qu’elle ne s’estime pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (voir, entre autres, M.M. c. Pays-Bas, no 39339/98, § 51, 8 avril 2003). Cela étant dit, suivant la jurisprudence bien établie de la Cour, les frais et dépens ne peuvent donner lieu à remboursement au titre de l’article 41 de la Convention que s’il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999 II). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 6 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

103. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel quant au décès de İskender Özpolat ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel quant au décès de Mehmet Özpolat ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention quant au grief tiré d’un manque d’indépendance de l’enquête menée sur l’usage de la force meurtrière exercé à l’encontre de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention quant au grief tiré d’une absence d’effectivité et d’indépendance de l’enquête menée sur le manque allégué de promptitude dans l’administration de soins médicaux à Mehmet Özpolat ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, conjointement à l’ensemble des requérants ;

ii) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposPaul Lemmens
Greffier adjointPrésident

* * *

[1]. Rectifié le 4 octobre 2016. Le nom de la requérante était libellé comme suit :

« Havva Gezer »

[2]. Rectifié le 4 octobre 2016. Le nom de la requérante était libellé comme suit :

« Havva Gezer »

[3]. Rectifié le 4 octobre 2016. Le nom de la requérante était libellé comme suit :

« Havva Gezer »

[4]. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une arme factice.

[5]. Rectifié le 4 octobre 2016. Le nom de la requérante était libellé comme suit :

« Havva Gezer »


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