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16/07/2015 | CEDH | N°001-156356

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALEKSEY BORISOV c. RUSSIE, 2015, 001-156356


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ALEKSEY BORISOV c. RUSSIE

(Requête no 12008/06)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2015

DÉFINITIF

16/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aleksey Borisov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro, présidente,
Elisabeth Steiner,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,


Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ALEKSEY BORISOV c. RUSSIE

(Requête no 12008/06)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2015

DÉFINITIF

16/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aleksey Borisov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro, présidente,
Elisabeth Steiner,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12008/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksey Ivanovich Borisov (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 mars 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Mes A.B. Polozova et K.B. Polozov, avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant allègue, en particulier, avoir été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait entre les mains de la police.

4. Le 14 janvier 2013, les griefs tirés de l’article 3 et l’article 5 § 1 ont été communiqués au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1974. Il est actuellement détenu à la maison d’arrêt no 1 de la ville de Voronej, région de Voronej.

6. Le 16 avril 2004, l’enquêteur S. du département d’enquête de la région de Voronej du Service fédéral de sécurité (« le FSB ») ordonna l’ouverture d’une instruction pénale contre le requérant pour brigandage.

A. La perquisition de domicile, l’interpellation et le placement en détention provisoire du requérant, l’allégation de mauvais traitements et son examen par les autorités internes

7. Le 20 avril 2004, à 17 h 55, un détachement d’officiers du FSB et de police fit irruption dans l’appartement du requérant pour y faire une perquisition, l’intéressé étant soupçonné de brigandage. Un enquêteur annonça au requérant qu’un acte d’instruction serait accompli dans l’appartement et lui expliqua les modalités de son déroulement ; il l’invita aussi à rendre de son propre chef les objets soumis à une interdiction de détention éventuellement en sa possession. L’enquêteur invita également le requérant à appeler un avocat, mais, n’en ayant pas parmi ses connaissances, l’intéressé ne fit pas usage de cette possibilité. La perquisition se déroula en présence des proches du requérant, M. et Mme I., ainsi que Mme C., et de deux témoins instrumentaires, L. et N.

1. L’allégation de mauvais traitements

a) La version du requérant sur le début des évènements

8. La version des faits sur le début des évènements présentée par le requérant est la suivante. Après avoir fait irruption dans l’appartement, l’enquêteur commença la perquisition et les officiers cagoulés emmenèrent le requérant dans leur camion. Ces officiers conduisirent le camion dans un endroit inconnu où ils frappèrent le requérant sévèrement : ils lui donnèrent des coups de pied, de poing et de crosses d’armes sur le corps, la tête et les parties génitales et ils s’appuyèrent de tout leur poids sur son dos, tout en lui tordant les mains. Le requérant explique qu’il fut ramené, à plusieurs reprises, dans son appartement pour signer des procès-verbaux de perquisition et de saisie, puis emmené à nouveau dans le camion où les officiers continuèrent à le battre. À la fin de la séance de mauvais traitements, désespéré, il se défenestra de son appartement situé au quatrième étage, pour se suicider et mettre ainsi fin à ses souffrances.

b) La version du Gouvernement sur le début des évènements

9. Immédiatement après l’entrée des officiers dans l’appartement, le requérant opposa de la résistance envers un policier, P., et tenta de s’enfuir. L’agent P. dut recourir à la force pour maîtriser le requérant, en le mettant au sol et en lui passant les menottes. Lorsque les officiers tentèrent de remettre le requérant debout, celui-ci se comporta de manière agressive et continua à tenter de prendre la fuite et de donner des coups aux policiers. En raison de ce comportement, les policiers durent continuer l’application de techniques spéciales pour maîtriser le requérant. Après avoir terminé la perquisition dans l’appartement, les officiers descendirent pour faire une fouille du véhicule appartenant à l’intéressé ; ce dernier et Mme I. les suivirent. À la fin de la perquisition, tous remontèrent dans l’appartement pour signer des procès-verbaux. Après que Mme I. eut demandé d’ouvrir la fenêtre, le requérant sauta à travers celle-ci pour prendre la fuite.

c) La suite des évènements

10. Après sa défenestration, le requérant, qui présentait plusieurs fractures, fut hospitalisé à l’hôpital civil.

11. Le 21 avril 2004, les officiers de police Ri., Z., K. et Zi., présents lors de la perquisition, soumirent au chef du département régional de Voronej du FSB des rapports expliquant la chute du requérant. Ils indiquaient que deux heures après la fin de la perquisition, vers 2 h 15, le requérant avait tenté de s’évader en se défenestrant.

2. La formalisation de l’interpellation et le placement en détention provisoire du requérant

12. Du 21 au 23 avril 2004, le requérant demeura à l’hôpital civil. Il y fut menotté et des policiers assurèrent une permanence devant sa chambre.

13. Le 23 avril 2004, un procès-verbal d’interpellation du requérant, en tant que suspect, fut dressé, en présence de l’avocat L. Dans ce procès‑verbal, il était indiqué que, après avoir consulté son avocat, le requérant, bénéficiant de son droit de ne pas s’incriminer lui-même, avait refusé de donner des explications.

14. Le 23 avril 2004, le tribunal du district Tsentralni de Voronej examina la requête de l’enquêteur visant au placement du requérant en détention provisoire. Le requérant, son défenseur L. et l’enquêteur S., en charge de l’enquête engagée contre l’intéressé, prirent part à l’audience. Le requérant demanda au tribunal de rejeter la requête, compte tenu de son état de santé.

15. Selon le Gouvernement, la juge, ayant constaté plusieurs lésions corporelles en la personne du requérant – qui était incapable de marcher –, prit en considération l’explication de l’enquêteur S. selon laquelle les lésions avaient été le résultat d’une tentative de fuite. Toujours selon le Gouvernement, cette explication ne fut contestée ni par le requérant, ni par son défenseur.

16. Toujours le 23 avril 2004, le tribunal, ayant constaté une tentative de fuite, confirmée par les rapports des policiers, ordonna la détention provisoire du requérant, argumentant cette décision par un risque de fuite.

3. L’expertise médicolégale

17. Le 24 avril 2004, l’avocat du requérant introduisit une requête devant l’enquêteur S., du département d’enquête de la région de Voronej du FSB, lui demandant d’ordonner une expertise médicolégale pour établir la gravité des lésions corporelles de son client et attirant son attention sur la nécessité de consigner dans un procès-verbal l’existence d’un hématome sur la paupière de l’œil gauche que le requérant aurait déjà présenté le 23 avril 2004. Par une décision du 27 avril 2004, l’enquêteur S. rejeta la requête au motif qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’expertise demandée. L’enquêteur ajouta ce qui suit :

« Les circonstances pour l’établissement desquelles le défenseur L. demandait l’expertise n’avaient aucune importance pour la présente affaire pénale et, par conséquent, ne devaient pas faire l’objet du recueil des preuves. En outre, le dossier pénal contient les documents suffisants qui expliquent l’origine des lésions corporelles susmentionnées du prévenu Borisov. »

18. Le 30 avril 2004, le procureur de la région de Voronej révoqua cette décision pour les motifs suivants :

« La conclusion de l’enquêteur n’est pas fondée sur les normes du CPP FR[1]. Ainsi, conformément à l’article 196 § 1 du CPP FR, la nécessité d’établir le type et le degré du dommage corporel causé [correspond au] cas [dans lequel] il est obligatoire d’ordonner une expertise médicolégale. La réalisation de cette expertise est également dictée par la nécessité d’établir le temps et le mécanisme d’apparition des lésions subies par Borisov.

En outre, la présence dans le dossier pénal des données factuelles sur les circonstances dans lesquelles Borisov avait subi les lésions corporelles, ainsi que le rapport d’expert sur le type et le degré du dommage corporel subi [sont de nature à] caractériser la personnalité de l’accusé, [ce] qui doit être établi lors de l’enquête pénale, conformément à l’article 73 du CPP FR. »

19. Le 5 mai 2004, l’enquêteur S. ordonna l’expertise médicolégale. Le 7 mai 2004, le médecin légiste B. du bureau régional de médecine légale pratiqua celle-ci. Après avoir examiné le requérant et entendu sa description des mauvais traitements allégués, l’expert constata deux types de lésions corporelles. D’une part, plusieurs lésions traumatiques, à savoir une fracture de la jambe gauche, une entorse de la cheville, une fracture de deux vertèbres thoraciques, des lésions du rein droit et du poumon droit et une commotion cérébrale, furent observées. L’expert conclut que ces lésions auraient pu résulter de la chute du requérant. D’autre part, des ecchymoses sur la paupière de l’œil gauche, une plaie sur la langue, un hématome sur le cou, des hématomes sur la partie droite de la cage thoracique et sur la région lombaire droite, ainsi que des égratignures au niveau du carpe droit, des deux avant-bras et de l’épaule gauche furent constatés. L’expert conclut que ces dernières lésions auraient pu résulter aussi bien de la chute de l’intéressé du quatrième étage de son appartement que de coups donnés avec des objets contondants.

4. Les témoignages recueillis par l’avocat du requérant

20. L’avocat L. interrogea de sa propre initiative des membres de la famille de son client, à savoir Mmes I. et C., présentes dans l’appartement au moment des faits.

Dans ses explications données le 25 avril 2004, Mme I. certifia que les officiers avaient fait sortir le requérant de son appartement par ruse et que, à son retour, celui-ci était menotté et présentait une égratignure sur la partie gauche du front et ses vêtements étaient très sales et couverts de poussière. Elle déclara aussi que le requérant avait été emmené en dehors de l’appartement au moins deux fois, dont la première fois pendant quelques heures, et qu’à son premier retour il boitait.

21. Dans ses explications données le 2 octobre 2004, Mme C. indiqua ce qui suit. Elle était arrivée dans l’appartement approximativement à 22 heures et elle avait constaté que le requérant était absent. Peu de temps après, l’officier R. avait ordonné de faire monter le requérant dans l’appartement pour signer des procès-verbaux ; elle avait alors constaté que les vêtements du requérant étaient sales et couverts de poussière. Le requérant, qui était menotté, s’était plaint d’une douleur à l’un de ses membres supérieurs ; elle avait alors demandé de desserrer ses menottes. Vers 2 heures du matin, le requérant et Mme I., accompagnés d’officiers du FSB, étaient sortis de l’appartement pour assister à la fouille du véhicule. À leur retour, trente minutes plus tard, après que Mme I. eut demandé d’ouvrir la fenêtre, le requérant se défenestra.

22. Le 9 décembre 2008, c’est-à-dire, plus de quatre ans après les évènements, l’avocat du requérant interrogea un certain V., domicilié au sixième étage de l’immeuble situé en face de celui du requérant et éloigné de vingt mètres. V. expliqua que le 20 avril 2004, dans l’après-midi, se trouvant sur le balcon de son appartement, il avait vu deux personnes en tenue de camouflage, armées de mitraillettes, accompagner le requérant, qui était menotté et dont les bras étaient attachés dans le dos. V. soutint qu’ensuite ces deux officiers avaient « traîné » le requérant vers le véhicule de police et, ce faisant, lui avaient « donné des coups sur toutes les parties du corps ». V. déclara avoir vu le requérant tenter d’esquiver les coups, tomber et demander l’arrêt des coups en question et, finalement, monter dans le camion. Toute la scène avait duré, selon V., sept à dix minutes. V. déclara avoir vu le camion partir et revenir une heure plus tard ; il ajouta que le requérant, toujours menotté, en descendit, boitant visiblement, ses vêtements étant couverts de poussière. V. déclara, enfin, que six ou sept officiers avaient pris part au passage à tabac, et il se dit prêt à les reconnaître.

5. L’examen par les autorités internes de l’allégation de mauvais traitements

23. Le 20 mai 2004, l’enquêteur S. interrogea le requérant, en qualité d’accusé, au sujet de sa défenestration. Il précisa dans le procès-verbal que cet interrogatoire était à l’initiative du défenseur de l’intéressé. Ce dernier décrivit les circonstances de sa défenestration et précisa que son acte avait pour but de mettre fin à la torture et non de prendre la fuite.

24. Le 25 juin 2004, l’adjoint du procureur de la région de Voronej rendit une décision de classer la plainte du requérant sans suite au motif de l’absence de délit. Dans cette décision, il établit ce qui suit : lors de l’arrestation, le requérant avait essayé de résister à l’officier P. qui avait été obligé de riposter ; le requérant avait ensuite été immobilisé et menotté ; toutefois, il avait continué à se comporter de manière provocante, essayant d’échapper et de frapper l’officier Z. L’adjoint du procureur nota que, avant la perquisition, l’officier chargé de l’enquête avait informé le requérant de ses droits procéduraux, notamment de son droit à un avocat. Il nota aussi que, lors de la perquisition, le requérant et Mme I. se trouvaient dans l’appartement et se comportaient tranquillement, si ce n’est que le requérant tentait de communiquer avec Mme I., ce qui avait entraîné des observations verbales de la part des officiers. L’adjoint du procureur releva dans sa décision que, à 23 h 54, tous les participants à la perquisition – y compris le requérant et Mme I. – s’étaient rendus dans la cour de l’immeuble pour examiner le véhicule appartenant au requérant, que cet examen avait pris fin à minuit vingt et une et, ensuite, que tous les participants étaient retournés dans l’appartement pour signer les procès-verbaux et que Mme I. avait demandé d’ouvrir une fenêtre car elle se sentait mal. Il indiqua aussi que, à la fin de la perquisition, le requérant avait été invité à signer les procès‑verbaux et, profitant de ce que la fenêtre était ouverte, il s’était défenestré du quatrième étage pour prendre la fuite.

L’adjoint du procureur relata le contenu de l’interrogatoire du requérant, mené en sa qualité d’accusé : l’intéressé aurait été frappé par des officiers tant lors de son arrestation qu’après et sa défenestration aurait été un geste de désespoir. L’adjoint du procureur relata également la déclaration de Mme I., recueillie par l’avocat L., selon laquelle les officiers participant à la perquisition s’étaient comportés brutalement.

L’adjoint du procureur rejeta les déclarations du requérant et de Mme I. comme non fiables. En effet, selon lui, le requérant avait agi dans l’intention d’échapper à sa responsabilité pénale pour les faits qui lui étaient reprochés. Pour lui, cette dernière idée était corroborée par la même opinion exprimée par le tribunal du district Tsentralny de Voronej dans ses décisions relatives au placement et au maintien en détention. L’adjoint du procureur était d’avis que Mme I., en tant que personne proche du requérant, avait un intérêt à ce qu’une issue favorable à ce dernier soit donnée à l’enquête pénale dirigée à son encontre. En revanche, il estima qu’il n’y avait aucune raison de douter des déclarations des policiers qui, selon lui, avaient agi conformément à la loi. Enfin, il reprit les conclusions de l’expertise médicolégale, mais ne la commenta pas. Il conclut qu’il n’existait pas de données objectives à l’appui de l’allégation de mauvais traitements infligés lors de la perquisition au domicile du requérant.

25. Le requérant forma un recours judiciaire contre la décision de l’adjoint du procureur. Par une décision du 29 juillet 2005, le tribunal du district Leninski de Voronej, statuant en présence du requérant et de son avocat, rejeta le recours. Le tribunal réitéra et fit siennes les conclusions de l’adjoint du procureur. En outre, le tribunal rejeta la demande du requérant visant à l’interrogation de témoins, estimant qu’il était inutile de procéder à pareille audition car ces témoins ne s’étaient pas trouvés présents au moment de la prétendue infliction de mauvais traitements. Le tribunal conclut qu’il n’existait pas de données objectives à l’appui de l’allégation de mauvais traitements.

26. Le requérant se pourvut en cassation. Le 13 septembre 2005, la cour de la région de Voronej, statuant en l’absence du requérant et de son avocat, rejeta le pourvoi. Elle jugea que le dossier ne contenait pas d’indices suffisants pour ouvrir une instruction pénale. À ses yeux, l’adjoint du procureur et le tribunal de première instance avaient donné des explications satisfaisantes quant à l’origine de toutes les lésions corporelles et avaient donc bien motivé leurs conclusions.

B. Le procès pénal dirigé contre le requérant

27. Par un arrêt du 8 mai 2007, la cour de la région de Voronej condamna le requérant à dix-sept ans d’emprisonnement pour les faits incriminés. La cour nota que la période de la détention provisoire, qui avait débuté dès son arrestation, à savoir le 20 avril 2004, devait être déduite de la peine d’emprisonnement prononcée.

C. La plainte au sujet de la détention du requérant

28. En 2010, le requérant tenta de faire ouvrir une instruction pénale contre les officiers du FSB qui avaient perquisitionné son domicile et l’avaient privé de liberté du 20 au 23 avril 2004.

29. Par une décision du 2 décembre 2010, l’enquêteur du comité d’instruction de la garnison de Voronej rendit une décision de non-lieu en ce qui concernait l’allégation de privation illégale de liberté. L’enquêteur établit que le requérant avait été hospitalisé le 21 avril 2004 à 2 heures du matin. Il nota que l’intéressé avait été menotté et qu’une permanence avait été assurée par des policiers devant sa chambre, afin de préserver l’ordre public, la sécurité d’autrui et celle du requérant même, celui‑ci ayant entrepris une tentative d’évasion et ayant proféré des menaces de violence visant différentes personnes. L’enquêteur établit également que, le 20 avril 2004, la perquisition au domicile du requérant avait été effectuée en conformité avec les dispositions du code de procédure pénale. D’après l’enquêteur, c’était le 23 avril 2004, et non le 20 avril 2004, que le requérant avait été privé de sa liberté : ce jour-là, à 12 h 58, un enquêteur du FSB avait dressé un procès-verbal d’arrestation du requérant, en qualité de prévenu, et, le même jour, le tribunal avait autorisé la détention provisoire de celui-ci. L’enquêteur conclut à l’absence de délit quant à l’allégation de privation illégale de liberté.

30. L’intéressé forma un recours judiciaire contre la décision de l’enquêteur. Par une décision du 24 mai 2011, le tribunal militaire de la garnison de Voronej établit que les infractions mentionnées étaient déjà prescrites et rejeta, par conséquent, le recours du requérant. Celui‑ci se pourvut en cassation contre cette décision de non-lieu. Par un arrêt du 19 août 2011, la cour militaire de la circonscription de Moscou annula la décision du 24 mai 2011 et renvoya le dossier, pour un nouvel examen, devant le tribunal militaire de la garnison.

31. Le 4 octobre 2011, le tribunal militaire de la garnison de Voronej établit ce qui suit :

« Lorsque Borisov se trouvait à l’hôpital, dans le but d’assurer l’ordre public, [ainsi que] la sécurité d’autrui et de Borisov même, qui tentait de s’enfuir et proférait des menaces de violence envers autrui, une permanence de policiers a été assurée et, conformément à la loi sur la police, les menottes ont été passées.

Le procès-verbal d’interpellation de Borisov a été dressé le 23 avril 2004 à 12 h 58 par un enquêteur du FSB (...) en présence du défenseur. Conformément au chapitre 12 du code de procédure pénale, l’interpellation doit être régularisée par l’organe de l’enquête (...). Après [la présentation] (задержание) du suspect, le procès‑verbal d’interpellation doit être dressé dans un délai n’excédant pas 3 heures.

(...)

Lors de l’interpellation du prévenu Borisov par les officiers du FSB (...), les violations susmentionnées du code de procédure pénale n’ont pas été commises et, par conséquent, [le tribunal conclut à l’absence du délit] de détention illégale ; la légalité des actions [en cause] a été reconnue le 23 avril 2004 par la juge du tribunal du district Tsentralny de Voronej, lorsque celle-ci a rendu une décision ordonnant le placement de Borisov en détention provisoire.

En même temps, le tribunal prend en considération que, par l’arrêt du 8 mai 2007 par lequel Borisov a été condamné, la cour régionale de Voronej a défini que le jour à partir duquel la peine prononcée commençait à courir (...) était bien le 20 avril 2004, [donc], finalement, les droits du requérant n’ont pas été atteints. »

Le tribunal observa que l’enquête avait été menée par un fonctionnaire habilité par la loi et conformément aux normes en vigueur, avec l’information subséquente du requérant des résultats de l’enquête. Le tribunal conclut que la décision contestée de non-lieu était conforme à la loi et débouta le requérant.

32. Le 13 janvier 2012, la cour militaire de la circonscription de Moscou confirma, en cassation, la décision en question.

D. La plainte supplémentaire auprès du procureur au sujet des mauvais traitements allégués

33. En 2007, le requérant porta plainte auprès du procureur militaire de la garnison de Voronej contre les officiers du FSB au sujet des prétendus mauvais traitements infligés le 20 avril 2004.

34. Par une décision du 17 janvier 2007, l’adjoint du procureur rejeta cette plainte. Le requérant fit un recours judiciaire contre cette décision, indiquant qu’il ne serait pas en mesure de reconnaître les officiers qui, selon lui, l’avaient battu car ils auraient porté des cagoules.

35. Par une décision du 21 novembre 2007, le tribunal de la garnison de Voronej rejeta le recours et confirma la décision du 17 janvier 2007. Les lésions corporelles résultaient, aux yeux du tribunal, d’un traitement que le requérant s’était auto-infligé, à savoir sa défenestration. Le tribunal se fonda sur les déclarations des témoins Mmes I. et C. et des officiers du FSB B., K. et Ko., tous présents sur place au moment des faits et entendus à l’audience. Le requérant se pourvut en cassation, reprochant au tribunal de ne pas avoir entendu V. en tant que témoin et l’expert légiste B.

36. Le 8 février 2008, la cour de la circonscription militaire de Moscou confirma, en cassation, la décision du 21 novembre 2007, faisant siens les arguments du tribunal de la garnison.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

37. Selon l’article 22 de la Constitution de la Fédération de Russie, toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. L’interpellation et les placement et maintien en détention ne sont autorisés que par une décision de justice. Avant le prononcé d’une décision de justice, une personne ne peut être détenue pendant plus de quarante-huit heures.

38. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale sont exposées ci-après.

L’autorité chargée de l’enquête peut interpeller une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale passible d’une peine d’emprisonnement dans les cas suivants : 1) lorsque la personne a été prise en flagrant délit ou immédiatement après la commission de l’infraction ; 2) lorsque la victime ou des témoins oculaires ont indiqué que la personne était l’auteur de l’infraction ; ou 3) si des traces évidentes de l’infraction ont été découvertes sur la personne, sur ses vêtements ou à son domicile (article 91). Dans les trois heures suivant la présentation d’un suspect à l’autorité chargée de l’enquête, un procès-verbal d’interpellation doit être établi, indiquant l’heure et la date de son établissement, ainsi que la date, l’heure, le lieu et les motifs de l’interpellation de la personne et d’autres informations pertinentes (article 92 §§ 1 et 2). Dans les douze heures suivant l’interpellation, le procureur doit en être informé par écrit et le suspect doit avoir accès à un avocat et être interrogé (article 91 §§ 3 et 4). Si aucune décision judiciaire ordonnant le placement du suspect en détention provisoire n’a été rendue dans les quarante-huit heures suivant l’interpellation, le suspect doit être immédiatement élargi (article 94 §§ 2 et 3).

39. Conformément à l’article 196 § 1 du code de procédure pénale, il est obligatoire d’ordonner une expertise médicolégale s’il est nécessaire d’établir, entre autres, le type et le degré du dommage corporel causé.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

40. Le requérant se plaint d’une infliction de mauvais traitements de la part des officiers de police et du FSB lors de la perquisition à son domicile, ainsi que d’une absence d’enquête effective sur l’allégation y relative. Il invoque à cet égard l’article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les thèses des parties

1. Le Gouvernement

41. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il estime que les mauvais traitements allégués n’ont pas eu lieu, car le dossier pénal ne contient pas d’éléments de preuve portant sur de tels traitements. Le Gouvernement fait observer qu’au moment de l’interpellation à son domicile le requérant n’avait pas de lésions corporelles. Il soutient qu’à ce moment-là le requérant a opposé de la résistance envers le policier P. et a tenté de s’enfuir. Il ajoute ce qui suit : le policier P. a dû recourir à la force et a ainsi réussi à retenir le requérant, à le mettre par terre et à lui passer les menottes ; lorsque les policiers ont tenté de remettre le requérant debout, celui-ci s’est comporté de manière agressive et a continué à tenter de s’enfuir et de donner des coups aux policiers ; en raison de ce comportement, les policiers ont dû retenir l’intéressé par la force ; à la fin de la perquisition, Mme I. a demandé d’ouvrir la fenêtre et le requérant en a alors profité pour se défenestrer. Le Gouvernement affirme que les officiers ont agi conformément à la loi et n’ont pas infligé de mauvais traitements à l’intéressé.

42. S’agissant de l’enquête menée sur les prétendus mauvais traitements, le Gouvernement soutient qu’elle était effective au sens de l’article 3 de la Convention. Il indique à cet égard que le requérant a été examiné par un médecin légiste et que l’expertise était suffisante et adéquate pour déterminer le caractère et la gravité des lésions subies et le mécanisme d’apparition de celles-ci. Le Gouvernement note ensuite que l’enquêteur a interrogé les témoins instrumentaires présents lors de la perquisition, mais non le témoin V. Il indique que l’audition de ce dernier n’était pas nécessaire, car l’enquêteur s’était déjà assuré que l’allégation de mauvais traitements était dénuée de tout fondement. S’agissant des décisions de justice rendues à la suite des plaintes du requérant dirigées contre la décision relative au refus d’ouvrir une instruction pénale, il précise qu’elles ont confirmé la légalité des actes des policiers lors de la perquisition et l’interpellation. Par ailleurs, le Gouvernement confirme que l’enquête a été confiée à l’officier qui était en charge de l’instruction dirigée contre le requérant, à savoir l’enquêteur S.

43. S’agissant de l’expertise médicolégale, le Gouvernement fait observer que l’article 196 du code de procédure pénale prévoit les cas dans lesquels cette expertise est obligatoire, notamment lorsqu’il y a lieu d’établir le préjudice causé à la santé. Il indique que la demande d’expertise doit être examinée au plus tard trois jours après son introduction. Il précise que le procureur valide la décision de l’enquêteur relative au refus d’engager une instruction pénale ou à la clôture de l’instruction uniquement lorsque le dossier comporte le résultat de l’examen médical ou le rapport de l’expertise médicolégale.

44. Le Gouvernement ajoute que le juge ayant examiné la demande de placement en détention a pris en compte l’état de santé du requérant. Il indique aussi que l’enquêteur a considéré que les lésions avaient été subies par le requérant à la suite de sa tentative de fuite, ce qui n’était contesté ni par l’intéressé ni par son avocat.

2. Le requérant

45. S’agissant des mauvais traitements allégués, le requérant soutient qu’il a été systématiquement battu par des officiers portant des cagoules. Il explique que sa défenestration était un geste de désespoir pour mettre fin aux mauvais traitements dénoncés par lui, même au prix de sa vie. Le requérant indique qu’il n’était pas en mesure de reconnaître ses présumés tortionnaires, à supposer même que cette possibilité lui eût été offerte, car ces derniers portaient des cagoules.

46. S’agissant de l’enquête préliminaire relative à son allégation de mauvais traitements, le requérant indique que l’expertise médicolégale a été ordonnée tardivement, le 5 mai 2004, et qu’elle s’est déroulée du 7 au 19 mai 2004. Il dit ne pas être en mesure d’affirmer s’il y avait des pressions exercées sur l’expert médicolégal, mais il soutient, en revanche, qu’il avait été privé de la possibilité de soumettre ses questions audit expert.

47. Concernant la question de l’indépendance de l’enquêteur S., le requérant affirme que ce dernier appartenait au même organisme, le FSB, que ses présumés tortionnaires. Autrement dit, à ses yeux, l’enquêteur ne bénéficiait pas de l’indépendance nécessaire pour mener l’enquête dirigée contre ces derniers.

48. S’agissant de l’effectivité de l’enquête, le requérant soutient que cette dernière n’était pas conforme aux critères élaborés en la matière par la jurisprudence de la Cour. Il indique notamment que les autorités compétentes n’ont pas interrogé les témoins Mme I., V. et Mme C. Il affirme en outre que l’enquêteur n’a entrepris aucun acte d’instruction visant à l’éclaircissement des faits à l’aide des témoins oculaires des évènements ; notamment, s’agissant des officiers du FSB et de police, aucun acte d’instruction n’aurait été effectué pour déterminer quelles techniques de combat avaient été appliquées par ces derniers à son encontre et quelles lésions résultaient de ce recours à la force. Le requérant soutient de même que l’enquêteur a omis de déterminer quelles parties de son corps présentaient des lésions après sa défenestration. Or, selon l’intéressé, ces renseignements auraient été utiles pour les comparer avec ceux contenus dans le rapport d’expertise, d’autant plus qu’aucune reconstitution des faits sur les lieux n’aurait eu lieu. Le requérant déplore enfin que sa version même relative aux mauvais traitements allégués n’a pas été vérifiée par les organes chargés de l’enquête.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

49. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Sur le caractère effectif de l’enquête

i. Les principes généraux

50. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII)

51. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à une conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant. Toutefois, elle doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances et de conduire à l’identification et au châtiment des responsables (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 71 CEDH 2002‑II, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 124, CEDH 2000‑III).

52. Pour qu’une enquête relative à des allégations de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre les démarches nécessaires pour établir ce qui s’est passé et ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées tant pour motiver les décisions à l’issue de l’enquête que pour clôturer celle‑ci (Assenov et autres, précité, § 103 et suivants, et Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 55, 4 avril 2013). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134 CEDH 2004‑IV (extraits), et Otamendi Egiguren c. Espagne, no 47303/08, § 41, 16 octobre 2012). L’un des impératifs de l’enquête qui se veut effective et approfondie est la nécessité d’effectuer un examen médicolégal à un moment opportun. Cet examen doit être effectué par un médecin dûment qualifié et le rapport de l’examen doit faire état non seulement de toutes les lésions corporelles relevées, mais aussi des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec les explications (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000‑X). En donnant son avis sur cette compatibilité, le médecin doit considérer plusieurs autres facteurs, telles les lésions subies dans des circonstances autres que celles liées à l’infliction de mauvais traitements, à la suite d’une automutilation ou de séquelles de maladies (Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 115, 30 mai 2013, et Barabanchtchikov c. Russie, no 36220/02, § 59, 8 janvier 2009).

53. En outre, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les évènements (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91‑92, CEDH 1999‑III). Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance concrète (Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 138, 29 juillet 2010, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 325, CEDH 2007‑II, et El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 184).

54. De surcroît, une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001).

ii. L’application à la présente espèce

55. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe qu’il n’y a pas de controverse entre les parties tant sur le nombre et la localisation des lésions corporelles relevées par le médecin légiste que sur le fait que ces lésions ont été subies par le requérant lorsqu’il était sous le contrôle de la police (Ablyazov c. Russie, no 22867/05, § 50, 30 octobre 2012). La Cour estime que ces lésions ont atteint le seuil minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si, compte tenu des lésions subies et des autres circonstances de l’espèce exposées ci-après, les autorités compétentes russes se trouvaient dans l’obligation de conduire une enquête effective au sens de l’article 3. En premier lieu, il ressort du dossier que la défenestration du requérant avait été considérée par les autorités internes comme un incident suffisamment sérieux pour demander des éclaircissements des circonstances de cet incident ; en particulier, les officiers impliqués ont présenté des rapports explicatifs à ce sujet (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour estime que les circonstances de l’espèce auraient mérité une enquête, ne serait-ce que pour exclure une éventuelle négligence des officiers. En second lieu, la version officielle exprimée par l’enquêteur S. tenant à l’auto-infliction d’un traitement par le requérant – à savoir la défenestration – aurait dû être mise en doute dès la présentation par l’expert légiste de son rapport, comprenant le descriptif des mauvais traitements allégués tel que présenté par le requérant et la conclusion de l’expert quant à l’origine douteuse de certaines lésions. L’allégation en cause aurait dû faire naître l’obligation d’enquêter, ne serait-ce que pour dissiper ce doute. Ces deux aspects, pris ensemble, constituent un grief défendable, déclenchant ainsi une obligation des autorités de conduire une enquête effective au sens de l’article 3 de la Convention. De même, le Gouvernement se trouve dans l’obligation de présenter une explication plausible sur la manière dont les lésions susmentionnées ont été subies.

56. Or, la Cour observe que les autorités russes se sont limitées à une brève enquête préliminaire qui s’est soldée par un refus d’ouvrir une véritable instruction pénale. À l’égard de cette enquête, la Cour note qu’elle ne saurait être considérée comme effective, au sens de l’article 3 de la Convention, pour les raisons exposées ci-après.

57. En premier lieu, la Cour estime que l’enquête préliminaire en question n’a pas été prompte. En effet, bien qu’avertie immédiatement de l’incident, l’autorité chargée de l’enquête, laissant passer quatorze jours, a tardé à ordonner l’expertise médicolégale du requérant, prenant ainsi le risque que les lésions corporelles ne disparaissent. En outre, ladite autorité n’a ni tenté d’interroger les témoins oculaires Mmes I. et C., ni effectué, le cas échéant, une recherche de porte-à-porte pour trouver des témoins – notamment le témoin V. – immédiatement après l’incident, tant que ces derniers avaient en mémoire le déroulement précis des faits. Ceci aurait notamment permis d’éviter tout risque de collusion. Aussi ces manquements ont-ils causé une perte de temps précieux et compliqué l’instruction ultérieure portant sur l’allégation du requérant (voir, pour un raisonnement similaire, Ablyazov, précité, § 58, et Ryabtsev c. Russie, no 13642/06, § 82, 14 novembre 2013).

58. En second lieu, la Cour juge que cette enquête n’a pas été approfondie, car à aucun moment l’autorité chargée de l’enquête n’a essayé d’analyser les deux types de lésions identifiées par l’expert et d’expliquer l’origine de celles dont l’origine pouvait être due aux prétendus mauvais traitements (Ryabtsev, précité, § 83). En effet, dans sa décision du 25 juin 2004, l’adjoint du procureur s’est limité à reprendre les conclusions de l’expertise médicolégale sans les commenter (paragraphe 24 ci‑dessus).

59. Enfin, la Cour observe que les mesures d’enquête prises initialement – notamment l’interrogatoire du requérant et la décision de procéder à l’expertise médicolégale – ont été effectuées par l’enquêteur S. qui était également en charge de l’instruction pénale dirigée contre l’intéressé. Une partie de l’enquête engageant la responsabilité du FSB a donc été menée par le collègue direct des personnes soupçonnées d’être les responsables des mauvais traitements allégués. Dès lors, il est difficilement concevable qu’une telle enquête puisse être considérée comme ayant été conduite de manière indépendante au sens de l’article 3 de la Convention (Kopylov, précité, § 138, et A.A. c. Russie, no 49097/08, § 94, 17 janvier 2012). Le fait que la suite de la procédure a été menée par le service du procureur régional de Voronej ne saurait remédier à l’absence d’indépendance de l’enquêteur S. (Ramsahai et autres, précité, §§ 337 et 340).

60. La Cour constate que la réaction tardive des autorités a compromis de manière significative l’issue de l’enquête préliminaire. Or, elle relève qu’il existait, au moins en théorie, une possibilité de mener une enquête effective, au sens de l’article 3 de la Convention. En effet, seule une instruction pénale, régie par l’article 146 du code de procédure pénale, aurait été une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements, puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le code de procédure pénale, tels – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications, les reconstitutions et les expertises. La Cour souligne avoir récemment jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin c. Russie, no 46956/09, §§ 128-140, 24 juillet 2014). En l’occurrence, la Cour ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent.

61. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’instruction pénale menée à la suite de l’allégation du requérant n’a pas été « effective » et a emporté violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

b) Sur l’allégation de mauvais traitements

i. Les principes généraux

62. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).

63. La Cour rappelle que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, et Oleg Nikitine c. Russie, no 36410/02, § 44, 9 octobre 2008). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El‑Masri, précité, § 152, et Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 102, 26 janvier 2006).

64. Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour applique généralement le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).

65. La Cour réitère sa position selon laquelle, étant sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Toutefois, lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif », quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (El-Masri, précité, § 155, et Nitsov c. Russie, no 35389/04, § 45, 3 mai 2012).

ii. L’application à la présente espèce

66. La Cour note que, dans sa requête, le requérant a exposé de manière détaillée et circonstanciée les sévices dont il dit avoir été victime durant son arrestation et la perquisition à son domicile. En particulier, les mauvais traitements dénoncés auraient consisté en coups de pied, de poing et de crosses d’armes sur le corps, la tête et les parties génitales. Les officiers mis en cause auraient appuyé de tout leur poids sur le dos du requérant, tout en lui tordant les mains (paragraphe 8 ci-dessus). Tous ces mauvais traitements auraient eu lieu dans le camion de police.

67. La Cour observe à cet égard que le Gouvernement semble expliquer les lésions par le traitement que le requérant s’est auto‑infligé en se défenestrant du quatrième étage de son appartement et, en même temps, il admet que les officiers ont dû faire usage de la force pour briser la résistance du requérant au moment de la perquisition.

68. La Cour note que selon le rapport de l’expertise médicolégale, deux types de lésions ont été relevées. Selon l’expert, certaines d’elles avaient pour origine la chute du requérant du quatrième étage de son appartement, alors que les autres auraient pu résulter tant de la chute en question que de coups donnés avec des objets contondants (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour souligne que seules ces dernières lésions – à savoir des ecchymoses sur la paupière de l’œil gauche, une plaie sur la langue, un hématome sur le cou, des hématomes sur la partie droite de la cage thoracique et sur la région lombaire droite, ainsi que des égratignures au niveau du carpe droit, des deux avant-bras et de l’épaule gauche – auraient pu résulter des mauvais traitements allégués et, par conséquent, devaient être présentes, au moins pour certaines d’entre elles, sur le corps du requérant à la fin de la perquisition, juste avant sa défenestration.

69. Confrontant ces données médicales avec la thèse du requérant et les explications des témoins Mmes I. et C. que l’intéressé a présentées devant elle, la Cour observe que ces données semblent être en contradiction avec la version du requérant.

En premier lieu, la Cour observe que la description des mauvais traitements telle que présentée par la requérant ne correspond pas aux lésions constatées. En effet, d’une part, celles-ci se situent sur des parties du corps du requérant non mentionnées par ce dernier – telles les ecchymoses sur la paupière de l’œil gauche et la plaie sur la langue, alors que le requérant n’allègue pas avoir été frappé au visage (paragraphe 8 ci-dessus). D’autre part, aucune lésion n’a été constatée aux endroits où le requérant indique avoir été frappé – par exemple, sur la tête et les parties génitales (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour note que, de son côté, le requérant n’a présenté aucune explication à ces divergences.

En second lieu, la Cour observe que les explications de Mmes C. et I. n’aident pas à dissiper le doute. En effet, il ne ressort pas de la déclaration de Mme C. que l’intéressé présentait des lésions corporelles visibles. En revanche, il en ressort que le requérant s’était plaint de douleurs au niveau de l’un de ses membres supérieurs, ce qui était dû, semble-t-il, au port de menottes trop serrées puisque Mme C. avait immédiatement demandé aux officiers de desserrer celles-ci (paragraphe 21 ci-dessus). En outre, Mme I. avait déclaré avoir vu une égratignure sur la partie gauche du front du requérant. Cette indication va à l’encontre tant de la déclaration de Mme C., qui ne disait pas avoir remarqué de lésions, que du rapport de l’expertise qui n’avait pas répertorié cette égratignure (paragraphe 19 ci-dessus). Enfin, aucun de ces deux témoins n’a déclaré s’être aperçu des lésions considérées par l’expert comme étant d’origine douteuse.

70. De plus, s’agissant des explications du témoin Mme I., la Cour note qu’elles ont varié dans le temps. En effet, au niveau interne, Mme I. s’était limitée à dire que les officiers participant à la perquisition s’étaient comportés brutalement (paragraphe 24 ci-dessus), alors que devant la Cour Mme I. a présenté une version des évènements beaucoup plus développée (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour note à cet égard que le requérant n’a jamais – ni au niveau interne, ni devant elle – mis en doute l’exactitude du témoignage de Mme I. tel qu’il a été présenté par l’adjoint du procureur dans sa décision du 25 juin 2004. Si le requérant avait fait usage de ses droits procéduraux de manière à ne pas compromettre le déroulement de l’enquête (Korobov et autres c. Estonie, no 10195/08, § 101, 28 mars 2013, et A.A. c. Russie, précité, § 88), il aurait donné aux autorités internes une occasion de vérifier son allégation.

71. Par ailleurs, la Cour observe que le témoignage de V., recueilli plus de quatre ans après les évènements, est sujet à caution, car il va à l’encontre tant des faits rapportés par le requérant que de la version officielle retenue par les autorités (paragraphe 24 ci‑dessus). En particulier, la Cour relève que ce témoin se dit prêt à reconnaître les prétendus tortionnaires du requérant (paragraphe 22 ci‑dessus), alors que ce dernier affirme ne pas pouvoir le faire au motif que ces officiers auraient porté des cagoules (paragraphes 34 et 45 ci‑dessus).

72. Aussi la Cour est-elle d’avis que les éléments produits par le requérant ne lui permettent pas d’établir au-delà de tout doute raisonnable que les lésions constatées par le médecin légiste ont été subies par l’intéressé dans des circonstances autres que la défenestration. S’agissant du second argument présenté par le Gouvernement, à savoir le recours à la force pour briser la résistance du requérant au moment de la perquisition, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner, le requérant n’ayant ni allégué l’infliction de lésions corporelles à ce moment ni présenté d’éléments factuels relatifs à cet épisode ni formulé de doléances à cet égard. En comparant le descriptif fait par le requérant des prétendus mauvais traitements (paragraphe 8 ci-dessus) et le rapport consignant les lésions corporelles qui auraient été subies dans les circonstances autres que la défenestration (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour ne saurait concevoir comment les traitements énoncés auraient pu causer des lésions aussi mineures.

73. La Cour est consciente des difficultés – voire de l’impossibilité – qu’un détenu peut rencontrer pour produire des preuves des mauvais traitements qu’il dit avoir subis pendant qu’il était entre les mains de la police. À cet égard, elle tient à souligner que, en l’espèce, l’impossibilité de produire des preuves découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales à la suite de la plainte présentée par le requérant pour mauvais traitements (Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, Beristain Ukar c. Espagne, no 40351/05, § 42, 8 mars 2011, et Keller c. Russie, no 26824/04, §§ 115-119, 17 octobre 2013), pour laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural (paragraphe 61 ci-dessus). Pour autant, la Cour considère que, lors de la soumission de sa thèse devant elle, le requérant aurait dû s’assurer de l’exactitude et de la véracité des informations présentées ou pouvoir fournir une explication satisfaisante aux divergences (voir, mutatis mutandis dans le domaine de l’asile, Collins et Akaziebie c. Suède, (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007, et Matsiukhina et Matsiukhin c. Suède (déc.), no 31260/04, 21 juin 2005).

74. En conclusion, en raison de l’absence d’éléments probatoires suffisants résultant notamment de l’insuffisance de l’enquête menée, la Cour considère ne pas être en mesure d’affirmer avec un degré de certitude en accord avec sa propre jurisprudence que le requérant a été soumis, lors de son arrestation et la perquisition de son domicile, aux mauvais traitements allégués.

75. En conséquence, la Cour ne peut conclure à une violation substantielle de l’article 3 de la Convention s’agissant des mauvais traitements allégués par le requérant lors desdites arrestation et perquisition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

76. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ».

A. Les thèses des parties

77. Le requérant soutient avoir été privé de liberté depuis le 20 avril 2004, à 17 h 55, précisant qu’il ne pouvait pas de se déplacer librement lors de la perquisition à son domicile. Il ajoute que, après avoir été hospitalisé, il était menotté et les officiers de police étaient en garde devant la porte de sa chambre. Il indique que ce n’est que le 23 avril 2004, c’est-à-dire trois jours après son interpellation, qu’un procès-verbal d’interpellation a été dressé, alors que l’article 94 du code de procédure pénale exige que la personne suspectée soit libérée au bout de quarante-huit heures après l’interpellation, à moins que sa détention provisoire n’ait été ordonnée par une décision de justice.

78. Le Gouvernement déclare que le procès-verbal d’interpellation du requérant a été dressé le 23 avril 2004 à 12 h 58, alors que l’interpellation de fait avait eu lieu le 20 avril 2004. Il soutient que la peine prononcée par la cour régionale de Voronej contre le requérant a tenu compte de la date de l’interpellation de fait, c’est-à-dire le 20 avril 2004. Le Gouvernement conclut que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

79. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

80. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).

81. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 57, CEDH 2012).

82. La Cour rappelle qu’en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 précité : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lebedev c. Russie, no 4493/04, § 53, 25 octobre 2007).

83. L’article 5 § 1 impose ainsi en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. L’absence de toute base légale à la détention sur une période longue est incompatible avec le principe de la protection contre l’arbitraire consacré par cette disposition (Stepanov c. Russie, no 33872/05, § 73, 25 septembre 2012, et Mela c. Russie, no 34044/08, §§ 86-89, 23 octobre 2014).

84. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il est nécessaire de rechercher, tout d’abord, si le requérant a été privé de liberté du 20 au 23 avril 2004, au sens de l’article 5 de la Convention, et, dans l’affirmative, si cette privation de liberté relevait des exceptions autorisées par le paragraphe 1 de cet article et, en particulier, si elle répondait à la condition de « régularité ».

85. La Cour observe que les autorités internes, à savoir l’enquêteur du comité d’instruction de la garnison de Voronej et le tribunal militaire de cette garnison, ont bien établi que, lors de l’hospitalisation du requérant, ce dernier était menotté et une permanence de policiers était assurée devant sa chambre (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Autrement dit, le requérant n’était pas en mesure de quitter l’hôpital, ni même sa chambre. La Cour est donc d’avis que le requérant a été privé de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention.

86. La Cour prend note de la déclaration du Gouvernement, selon laquelle « l’interpellation de fait » du requérant a eu lieu le 20 avril 2004, alors que le procès-verbal de cette interpellation a été dressé le 23 avril 2004. Cette déclaration équivaut, aux yeux de la Cour, à la reconnaissance implicite que, pendant la période en cause, la détention du requérant n’avait aucune base légale en droit russe. En outre, plusieurs juridictions nationales ayant examiné les recours de l’intéressé relatifs à sa privation de liberté ont reconnu qu’il n’y avait aucune décision d’une autorité compétente autorisant la détention pendant cette période (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Enfin, la Cour note que c’est le 20 avril 2004 qui a été pris en compte par les juridictions nationales comme dies a quo, relativement à l’application de la peine prononcée (paragraphe 27 ci-dessus). Ainsi, la privation de liberté du 20 au 23 avril 2004 ne relevait d’aucun des cas admis par l’article 5 § 1 de la Convention.

87. En conclusion, la Cour estime que la détention du requérant du 20 au 23 avril 2004 n’était pas « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

88. S’agissant des autres griefs soulevés, eu égard au contenu du dossier et pour autant qu’ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

89. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

91. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi en raison des mauvais traitements allégués et de l’absence d’une enquête effective.

92. Se référant aux arrêts Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, série A no 97, et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 139, CEDH 2002‑VI, le Gouvernement indique qu’il doit y avoir un lien de causalité entre la violation de la Convention constatée et le dommage allégué. S’agissant de la prétention du requérant au titre du préjudice moral allégué, il estime que, si la Cour conclut à la violation, le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

93. Au vu des circonstances de la présente espèce, et eu égard à un constat de violation de l’article 3 de la Convention sous son seul volet procédural, la Cour considère que l’intéressé a subi une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour alloue au requérant 5 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

94. Le requérant demande également 5 850 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

95. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a présenté aucun document certifiant qu’il a engagé le montant indiqué à l’occasion de la procédure devant la Cour et qu’il n’a pas non plus fourni de copie d’une convention d’aide juridique ou d’autres documents susceptibles d’étayer sa demande.

96. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 900 EUR, dont il faut déduire les 850 EUR déjà versés au requérant dans le cadre de l’assistance judiciaire. La Cour accorde donc au requérant 2 050 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

97. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 5 § 1 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 050 EUR (deux mille cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren NielsenIsabelle Berro
GreffierPrésidente

* * *

[1]. Code de procédure pénale de la Fédération de Russie


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