PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MORENO DIAZ PEÑA ET AUTRES c. PORTUGAL
(Requête no 44262/10)
ARRÊT
(Fond)
Cette version a été rectifiée le 5 juin 2015
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.
STRASBOURG
4 juin 2015
DÉFINITIF
04/09/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Moreno Diaz Peña et autres c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro, présidente,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 avril 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44262/10) dirigée contre la République portugaise et dont six ressortissants espagnols, Mme Pilar Moreno Diaz Peña, M. Joaquin Peña Moreno, Mme Marta Pilar Peña Moreno, Mme Paloma de la Ascención Francisca Peña Moreno, M. Francisco Javier Peña Moreno et Mme Maria de las Mercedes Peña y Moreno (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le 12 mars 2014, la Cour a été informée du décès de la première requérante, Mme Pilar Moreno Diaz Peña, survenu le 17 septembre 2013. Le 4 avril 2014, en invoquant leur qualité d’héritiers, les autres requérants ont souhaité poursuivre l’instance en son nom.
3. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour continuera d’appeler l’affaire du nom de la défunte, à savoir « Moreno Diaz Peña et autres c. Portugal ».
4. Les requérants se plaignent, d’une part, du montant de l’indemnité qui leur a été octroyée au terme d’une procédure d’expropriation : selon eux, celui-ci n’était pas en rapport raisonnable avec la valeur réelle de leurs biens. Ils y voient une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Ils estiment, d’autre part, que la durée de la procédure juridictionnelle afférente à l’expropriation a méconnu le droit à un délai raisonnable de jugement au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils dénoncent aussi l’absence de recours interne effectif au sujet des durées excessives de procédure.
5. Les requérants ont été représentés initialement par Mes José Luís da Cruz Vilaça, Sara Estima Martins et Sara Carvalho de Sousa, puis par Mes P. Marques Bom, M. Marques de Carvalho et L. Bordalo e Sá, avocats à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. F. da Graça Carvalho, procureur général adjoint.
6. Le 17 janvier 2012, la présidente de l’ancienne deuxième section a communiqué les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au Gouvernement.
7. Informé le 25 janvier 2012 de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement espagnol n’a pas répondu.
8. Après un remaniement de la composition des sections, l’affaire a été attribuée à la première section.
9. Le 12 juin 2014, la présidente de la chambre a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter les parties à lui présenter des observations complémentaires sur le grief tiré de l’article 13 de la Convention.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Les requérants, sont nés respectivement en 1951, 1953, 1957, 1958 et 1961 et résident à Algés et Cascais.
11. Ils sont les uniques héritiers de leurs parents, lesquels étaient propriétaires de deux terrains, d’une superficie totale de 24 375 m2, sis sur le territoire de la commune d’Oeiras.
12. Le père des requérants était également le président du conseil d’administration de la société Habitat-Empreendimentos Imobiliários, SARL (ci-après « Habitat »).
13. Le 2 mars 1962, la mairie d’Oeiras passa un contrat avec les parents des requérants et la société Habitat. Ce contrat prévoyait l’urbanisation du secteur de la vallée d’Algés, dans lequel se trouvaient lesdits terrains.
14. Le 1er mars 1973, la mairie d’Oeiras signa un nouveau contrat avec les parents des requérants, la société Habitat, l’Institut de la famille et de l’action sociale et le Fonds de promotion de l’habitat.
La clause no 2 du contrat renvoyait à une carte topographique en annexe ; l’exposé de présentation (memória justificativa) de cette carte prévoyait une surface de plancher constructible de 78 076 m².
15. Par une ordonnance du 15 juillet 1976, le secrétaire d’État au Logement, à l’Urbanisme et à la Construction ordonna la suspension du contrat au motif qu’il était incompatible avec le plan local d’urbanisme, lequel fut publié au Journal officiel le 31 juillet 1976.
16. Au cours de l’année 1976, la construction d’une école primaire fut entamée sur les terrains des requérants ; elle fut achevée l’année suivante.
17. Le 10 octobre 1979, la société Habitat demanda à la mairie d’Oeiras de lever la suspension du contrat, arguant que celle-ci ne se justifiait plus, au vu, selon elle, d’une réforme législative récente.
18. Par une ordonnance du 20 octobre 1980, le secrétaire d’État aux Travaux publics décida l’expropriation en urgence, pour cause d’utilité publique, des terrains appartenant aux parents des requérants (voir ci-dessus paragraphe 11) en faveur de la Direction générale des constructions scolaires (ci-après « la Direction générale »), entité correspondant à l’actuelle direction régionale de l’éducation de Lisbonne. L’ordonnance indiquait que l’expropriation visait à permettre la construction d’une école.
19. Le 12 juillet 1982 fut rendu au sujet des terrains en cause un rapport d’expertise « pour mémoire » (vistoria ad perpetuam rei memoriam).
20. Le 22 novembre 1982, une commission d’arbitrage fixa le montant de l’indemnité d’expropriation à 4 863 euros (EUR)[1], en considérant que les terrains n’étaient utilisables qu’à des fins agricoles.
21. Le 6 juin 1983, le directeur général des constructions scolaires du ministère du Logement, des Travaux publics et des Transports saisit le tribunal d’Oeiras d’une demande d’adjudication – c’est-à-dire de transfert de la propriété – des terrains visés par la décision d’exproprier (procédure interne no 67/83) contre paiement de l’indemnité établie par la commission d’arbitrage.
22. Par une ordonnance du 30 octobre 1985, publiée au Journal officiel du 23 juin 1991, le secrétaire d’État au Logement et à l’Urbanisme approuva le plan d’épannelage (plano de pormenor) de la vallée d’Algés.
23. À une date non précisée, à la suite du décès de leur époux et père, respectivement, la première requérante (décédée depuis lors) et les autres requérants demandèrent à lui être substitués dans le cadre de la procédure.
24. Par une ordonnance du 26 avril 1990, le tribunal prononça l’adjudication des terrains en faveur de la Direction générale contre paiement de l’indemnité qui avait été fixée par la commission d’arbitrage (voir ci-dessus paragraphe 20).
25. Les requérants contestèrent le montant de l’indemnité accordée. Ils estimaient que celle-ci était excessivement inférieure à la valeur réelle des terrains, arguant que ceux-ci étaient inclus dans un plan d’urbanisation et disposaient selon leurs dires d’un potentiel de constructibilité de 78 076 m2 de surface de plancher.
26. À une date non précisée, cinq experts furent nommés. Conformément à l’article 78 du code des expropriations, dans sa rédaction alors en vigueur, trois d’entre eux furent désignés par le tribunal, un autre par la Direction générale, et le dernier par les requérants.
27. Le 3 octobre 1991, les experts du tribunal et celui des requérants remirent un rapport commun d’expertise. Ses éléments essentiels étaient les suivants :
– sans indiquer sur la base de quels éléments ils affirmaient cette constructibilité et parvenaient à ce chiffre, les experts estimaient que les terrains expropriés disposaient d’un potentiel constructible de 78 076 m² de surface de plancher ;
– en partant d’un coût de la construction d’environ 600 EUR par mètre carré, ils en déduisaient (après réajustement à 15 % du coût total de construction, en application d’une disposition du code des expropriations) que la valeur marchande du terrain était de 7 009 946,03 EUR.
S’appuyant sur ce rapport, les requérants réclamèrent une indemnité égale à ce montant.
28. Le 13 juillet 1992, le tribunal d’Oeiras rendit son jugement. Tout d’abord, il autorisa les requérants à intervenir dans le cadre de la procédure au nom de leur père et époux, respectivement. En tenant compte notamment de la localisation du terrain, de la nature des sols, des infrastructures existantes et du potentiel des terrains en termes de construction, il fixa l’indemnité d’expropriation à 14 963 936 EUR.
29. En représentation de l’État, le ministère public fit appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne, dénonçant son absence de fondement, en fait comme en droit.
30. Par un arrêt du 7 juillet 1993, la cour d’appel de Lisbonne fit partiellement droit au recours. Annulant le jugement, elle ordonna le renvoi de l’affaire devant le tribunal d’Oeiras afin que les experts confirment un certain nombre d’éléments, dont :
– la nature du terrain ;
– le nombre et les caractéristiques des lotissements qui étaient prévus sur les terrains ;
– la densité d’occupation des sols.
31. L’expert de la Direction générale présenta son rapport en novembre 1994. En tenant compte du rapport d’expertise pour mémoire (voir ci-dessus paragraphe 19), il estima que les terrains étaient de nature rurale et que ceux-ci ne disposaient ainsi que d’une vocation agricole.
32. Dans une pièce commune datant du 10 janvier 1995, les experts du tribunal et celui des requérants répondirent comme suit aux questions qui avaient été formulées par le tribunal :
– ils admirent que les terrains étaient de nature rurale, au vu du rapport d’expertise pour mémoire ;
– sur la question de la capacité des terrains en termes de construction, en revanche, ils réaffirmèrent qu’en 1980 celle-ci était de 78 076 m² de surface de plancher, en expliquant que selon la carte topographique annexée au contrat, il était prévu d’y construire douze lotissements ;
– sur la base de ce chiffre et d’un coût de la construction égal à 140 EUR par mètre carré, et après réajustement du coût total de construction pour la surface en question – selon le code des expropriations – , ils parvinrent à la conclusion que la valeur du terrain en 1980 était de 1 635 654,07 EUR.
33. Le 14 juillet 1995, le tribunal d’Oeiras rendit un nouveau jugement. Se référant aux réponses apportées par les experts du tribunal et celui des requérants, il fixa l’indemnité à 10 797 314 EUR, somme correspondant au montant ci-dessus mis à jour en tenant compte du taux d’inflation depuis 1980.
34. Le ministère public fit appel du jugement en dénonçant des erreurs et des contradictions. Les requérants attaquèrent également le jugement.
35. Par un arrêt du 2 mai 1996, la cour d’appel de Lisbonne fit droit au recours du ministère public, aux motifs :
– que l’expertise retenue par le tribunal avait suivi les critères établis par une disposition du code des expropriations qui avait été déclarée inconstitutionnelle par un arrêt du Tribunal constitutionnel ;
– que les experts du tribunal et celui des requérants n’avaient pas présenté de rapport d’expertise (laudo) et s’étaient limités à répondre aux questions du tribunal, sans préciser les données, les calculs et les éléments qui leur avaient permis de parvenir au chiffre qu’ils avançaient pour la valeur réelle des terrains expropriés.
La cour d’appel ordonna ainsi l’annulation du jugement et le renvoi de l’affaire devant le tribunal d’Oeiras en vue d’une nouvelle évaluation des terrains.
36. Le 8 octobre 1996, les cinq experts remirent au tribunal un rapport commun d’expertise, adopté à l’unanimité. Ses éléments essentiels étaient les suivants :
– sans davantage préciser sur quel élément objectif ils se fondaient, les experts considéraient comme précédemment que les terrains disposaient en 1980 d’une capacité, en termes de surface de plancher constructible, de 78 076 m² ;
– partant d’un coût de la construction de 140 EUR par mètre carré, après réajustement à 25 % du coût total de construction obtenu, ils estimaient donc la valeur marchande du terrain en 1980 – qui déterminait l’indemnité à accorder – à 2 726 090,12 EUR.
37. Par un jugement du 11 septembre 1997, en se référant au rapport d’expertise commun présenté par les cinq experts, le tribunal d’Oeiras estima que la valeur du terrain en 1980 était de 2 726 090,12 EUR. En procédant à une mise à jour de cette somme selon l’évolution de l’indice officiel et objectif des prix à la consommation, qui tenait compte de la dépréciation de la monnaie nationale, il fixa l’indemnité à 19 337 746 EUR.
38. Tant le ministère public que les requérants interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne.
39. Par un arrêt du 7 mai 1998, la cour d’appel ordonna l’annulation du jugement et des expertises et renvoya l’affaire en première instance avec les instructions suivantes :
« (...) pour calculer le montant de l’indemnisation à octroyer en l’espèce, il faut, en premier, rechercher si, à la date de la déclaration [d’utilité publique] de l’expropriation, un plan d’urbanisation était en vigueur et applicable au terrain, et, dans l’affirmative, vérifier quel était le volume et le type des constructions qui y étaient prévues, en calculant leur valeur à ce moment-là, sans compter le prix du terrain, en tenant compte du coût moyen correspondant au type de construction et à la région.
S’il n’exist[ait] pas de disposition [de ce genre] quant au type et aux caractéristiques des constructions qui pouvaient y être réalisées, il faudra vérifier le type et les caractéristiques des constructions [qui auraient pu] être faites sur le terrain [en cause] à une fin économique normale, dans son état d’alors – à la date de la déclaration [d’utilité publique] de l’expropriation – en tenant compte du développement local et des règlements en vigueur. La valeur de ces constructions devra être calculée de la même façon.
Une fois celle-ci déterminée, il faut calculer le pourcentage de ce total que vaut raisonnablement le terrain, les facteurs prévus à l’article 25 du nouveau code des expropriations pouvant donner une orientation à cet égard, comme l’ont d’ailleurs [retenu] les experts dans le cadre des évaluations au cours de la procédure.
Ensuite, il faut calculer le coût des infrastructures que ladite construction eût exigé pour être menée à bien sur un terrain présentant les caractéristiques que le terrain exproprié avait lors de l’intervention de l’État sur le lieu [en question], qui n’était desservi par aucune infrastructure de quelque type que ce soit (...).
(...) ce montant devra être déduit de la somme obtenue pour déterminer la valeur du terrain. Cette différence correspond à la juste indemnisation à attribuer aux expropriés.
(...) »
40. Dans ses motifs, la cour d’appel dénonçait le fait que l’expertise sur laquelle s’était fondée le tribunal d’Oeiras dans son jugement du 11 septembre 1997 n’ait pas déterminé s’il existait, au moment de l’expropriation, un plan d’urbanisation concernant ledit terrain et, le cas échéant, de ne pas avoir évalué le volume et le type de constructions qui auraient pu y être réalisés. Elle s’exprima ainsi :
« (...)
Vu l’exposé des paramètres légaux devant être observés dans le calcul de ladite indemnité, il convient d’examiner si ceux-ci ont été suivis par le jugement attaqué.
Le jugement ayant accueilli le rapport unanime des experts, il reste à vérifier si ces derniers ont suivi les critères légaux susmentionnés.
Nous dirons, d’ores et déjà, que nous ne sommes pas d’accord avec la méthode qu’ils ont utilisée pour déterminer le volume des constructions pouvant être érigées sur le terrain, puisque le type de construction n’a même pas été pris en compte.
En effet, (...) les experts n’expliquent pas entièrement comment ils sont parvenus au volume de constructions admissible sur le terrain.
Au cours – malheureusement - de la longue marche de la procédure, les expropriés ont argué avec insistance que la construction figurant sur la carte jointe à la page 144 du dossier avait été autorisée sur le terrain en cause.
Cependant, cette carte ne porte aucune preuve de son approbation par une quelconque autorité habilitée à cette fin.
[Or, de façon inexplicable], tous [les experts en question] ont admis ce volume de construction, sans aucun sens critique ni justification (...).
À l’étude du dossier, il semble que, pour fonder la capacité de construction qu’ils invoquent pour leur terrain, les expropriés s’appuient sur un contrat (...) passé entre la mairie d’Oeiras, la société Habitat, les expropriés, l’Institut de la famille et de l’action sociale et le Fonds de promotion de l’habitat.
(...)
Cependant, comme indiqué dans la clause no 3 du contrat datant de 1973, la construction à établir dans lesdits terrains dépendait de l’approbation de la mairie d’Oeiras, [par la force des choses, tout comme d’un point de vue légal]. (...)
Par ailleurs, ce contrat a été suspendu par une ordonnance du 15 juillet 1976 (...).
Dès lors, il n’était pas en vigueur au moment de la déclaration d’ [utilité publique de l’] expropriation et même de l’occupation du terrain (...)
(...) »
41. À la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne, le tribunal d’Oeiras requit une nouvelle expertise des terrains.
42. Les 22 janvier 2001, les experts des requérants remirent leur rapport :
– en se référant comme précédemment à la carte topographique qui était annexée au contrat d’urbanisation passé notamment avec la mairie d’Oeiras (voir ci-dessus paragraphe 13), ils évaluaient la surface de plancher constructible à 78 076 m² ;
– partant d’un coût de la construction de 648 EUR/m², et après application d’un coefficient de 25 % au coût total de construction, ils concluaient que la valeur des terrains était de 12 656 747,24 EUR ;
– après déduction du coût des infrastructures, ils estimaient donc à 12 516 235,87 EUR la somme à accorder aux requérants à titre d’indemnisation.
43. Le 31 janvier 2001, les experts du tribunal et celui de la Direction générale présentèrent un rapport d’expertise commun au tribunal. En se référant au rapport d’expertise pour mémoire (vistoria ad perpetuam rei memoriam) du 12 juillet 1982, ils indiquèrent :
– qu’il n’existait au moment de l’expropriation aucune construction ou voirie sur les terrains en cause, et que l’école qui y avait été construite se situait à 50 m de la voie publique la plus proche ;
– que, vu le temps écoulé depuis la déclaration d’utilité publique, il n’était pas possible de définir avec certitude la densité de construction qui était autorisée sur les 24 375 m² de superficie des terrains au moment de l’expropriation ;
– qu’il convenait, dès lors, d’opter pour une approche par densités « moyennes ».
Cette approche par moyennes les conduisit à évaluer la surface de plancher constructible à 17 250 m².
Partant d’un coût de la construction de 648 EUR/m², ils déterminèrent le prix total de construction, auquel ils appliquèrent un taux d’ajustement de 20 %.
Sur la base de ces éléments, ils fixèrent la valeur du terrain à 2 269 530,43 EUR pour l’année de présentation de leur rapport, soit 2001.
44. Le 15 décembre 2008, le tribunal d’Oeiras rendit son jugement ; il considéra :
– qu’au moment de la déclaration d’utilité publique, en date du 20 octobre 1980, les terrains expropriés faisaient partie d’un plan d’urbanisation en vertu du contrat du 1er mars 1973 signé avec la mairie d’Oeiras et la société Habitat, contrat qui était bien valable ; que l’argumentation des requérants était donc fondée sur ce point ;
– que, pour déterminer le volume et le type des constructions qui étaient prévues sur lesdits terrains, la carte topographique annexée au contrat d’urbanisation ne pouvait pas être retenue, les cinq experts n’ayant pas été unanimes à cet égard ;
– qu’aucun élément du dossier ne corroborait le chiffre de « 78 076 m² de surface [de plancher] constructible » défendu par l’expert des expropriés, compte tenu de l’absence de documents établissant de façon irréfutable le quantum constructible autorisé sur les terrains, en termes de nombre d’appartements et de surface de plancher, avant la déclaration d’utilité publique en 1980, mais aussi du temps écoulé depuis celle-ci, et de la construction de l’école en 1976 ;
– que l’expert des expropriés se fondait en effet sur la carte topographique annexée au contrat, que le tribunal venait de considérer comme étant à écarter, tandis que les experts du tribunal et celui de la Direction générale s’appuyaient sur le rapport d’évaluation de la commission d’arbitrage et sur des valeurs moyennes ;
– qu’il y avait lieu de suivre l’opinion des experts majoritaires de l’instance (cette majorité étant formée en l’occurrence de ceux du tribunal et celui de la Direction générale), et de conclure ainsi que l’indemnité à accorder aux requérants devait être fixée à 2 269 530 EUR ;
– que ce montant devrait être actualisé en tenant compte de l’évolution de l’indice des prix à la consommation depuis 2001, date du rapport des experts.
45. Les requérants interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne, en dénonçant des contradictions en fait et en droit. Ils se plaignaient aussi que le montant effectivement actualisé de l’indemnité, selon l’évolution de l’indice des prix à la consommation depuis 2001, n’était pas mentionné dans le jugement.
46. La cour d’appel de Lisbonne rendit son arrêt le 11 février 2010.
Sur l’essentiel, elle estima que le jugement ne présentait pas de contradictions et avait, conformément à la jurisprudence, adopté les conclusions de l’expertise majoritaire obtenue dans le cadre de la procédure.
Elle accueillit en revanche l’appel des requérants s’agissant de l’absence d’actualisation du montant de l’indemnité dans le dispositif du jugement.
Au final, la cour d’appel ordonna le paiement de l’indemnité telle que calculée par l’expertise majoritaire, avec actualisation de son montant selon l’évolution de l’indice des prix à la consommation depuis 2001 jusqu’au paiement intégral de l’indemnité.
47. À une date non précisée de l’année 2010, une somme de 2 700 741 EUR fut versée aux requérants.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
48. L’article 62 de la Constitution garantit le droit de propriété ainsi que le droit à une juste indemnisation en cas d’expropriation.
49. Au moment des faits, le code des expropriations applicable était celui adopté par le décret-loi no 845/76 du 11 décembre 1976, dont les dispositions pertinentes se lisaient ainsi :
Article 27
« 1. Lors de l’expropriation pour cause d’utilité publique de tous biens ou droits, le droit à une juste indemnisation est garanti à l’exproprié.
2. L’indemnité sera fixée sur la base de la valeur réelle des biens expropriés et devra être calculée en fonction de la pleine propriété, tous frais et charges devant être déduits (...). »
Article 28
« 1. La juste indemnisation ne vise pas à compenser le bénéfice obtenu par l’expropriant, mais à réparer le préjudice subi par l’exproprié à raison de l’expropriation. Le préjudice pour l’exproprié est apprécié en tenant compte de la valeur réelle des biens expropriés [au moment de l’expropriation] et non des dépenses engagées pour obtenir le remplacement de la chose expropriée par une autre équivalente.
(...) »
Article 29
« 1. Pour la détermination de la valeur des biens, ne peuvent être prises en compte ni les plus-values résultant de travaux d’aménagement ou d’infrastructures à caractère public réalisés au cours des dix dernières années, ni la déclaration d’utilité publique de l’expropriation [elle-même], ni aucune autre circonstance postérieure à cette déclaration et dépendant de la volonté de l’exproprié ou d’un tiers.
2. Aux fins du paragraphe précédent, sont considérées comme travaux d’aménagement ou infrastructures à caractère public toutes réalisations [de cette nature] ayant été financées ou majoritairement cofinancées, pécuniairement ou matériellement, par l’État ou ses organes autonomes, par les municipalités, par les sociétés concessionnaires de services publics, par des personnes morales d’utilité publique administrative ou par des entreprises publiques. »
Article 33
« 1. La valeur des terrains situés en agglomération urbaine sera calculée conformément aux articles 27 et 28, mais ne pourra pas être supérieure à 15 % du coût probable des constructions possibles sur ceux-ci, calculé de la façon suivante :
a) En premier lieu, il s’agit de calculer le volume et le type de constructions pouvant être réalisés sur le terrain, dans une optique de profit économique normal, dans l’état actuel [des choses], en tenant compte du développement local et des règlements en vigueur, sans qu’il y ait lieu de prendre en compte, à cet égard, tout projet, plan ou étude modifiant cette possibilité de quelque façon que ce soit ;
b) Ensuite, il faut calculer le coût probable de la construction, sans tenir compte du terrain, en considérant le coût moyen correspondant au type de construction et à la région ;
c) Si le coût de la construction doit être sensiblement aggravé en raison des conditions particulières affectant les lieux, l’importance de l’augmentation qui en résulte sera déduite de la valeur maximale à attribuer au terrain.
2. Un décret ministériel pourra fixer :
a) Les coefficients maximums d’occupation du sol en vue du calcul indiqué à l’alinéa a) du paragraphe précédent, à travers la définition du volume utile maximum d’occupation pour chaque mètre carré d’emprise possible, en tenant compte des règlements en vigueur, selon les zones ;
b) Les prix moyens de construction pour le calcul mentionné à l’alinéa b) du paragraphe précédent, en fonction des divers types et catégories de construction et des diverses régions et localités.
(...) »
Article 78
« 1. L’évaluation est réalisée par cinq experts, de la façon suivante :
a) Chaque partie désignera un expert et les trois autres seront nommés par le juge, deux d’entre eux étant choisis à partir de la liste officielle publiée par le ministère de la Justice et le troisième étant librement choisi ;
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA QUALITÉ POUR AGIR
50. S’agissant de la demande des requérants M. Joaquin Peña Moreno, Mme Marta Pilar Peña Moreno, Mme Paloma de la Ascención Francisca Peña Moreno, M. Francisco Javier Peña Moreno et Mme Maria de las Mercedes Peña y Moreno, reconnus au niveau interne comme les seuls héritiers de Mme Pilar Moreno Diaz Peña, également requérante en l’espèce et décédée le 17 septembre 2013, la Cour rappelle que, dans un certain nombre de cas, elle a tenu compte du souhait exprimé par les héritiers d’un requérant décédé de voir la procédure se poursuivre (voir, par exemple, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 37-38, série A no 35 et Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII). La Cour estime ainsi qu’il y a lieu de reconnaître aux requérants restants qualité pour se substituer à celle-ci devant la Cour dans le cadre de la requête.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
51. Les requérants allèguent que la durée des deux procédures a dépassé le « délai raisonnable » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Invoquant l’article 13 de la Convention, ils dénoncent également l’absence d’effectivité de l’action en responsabilité extracontractuelle pour contester la durée excessive d’une procédure. Dans leurs parties pertinentes, ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale (...) »
52. Le Gouvernement récuse ces griefs.
A. Sur la recevabilité
53. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
1. Sur la violation de l’article 6 § 1 de la Convention
54. Les requérants plaident que la durée de la procédure d’expropriation a dépassé le « délai raisonnable » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Prenant comme point de départ la date de la demande d’adjudication des terrains, le 6 juin 1983, ils font valoir que les juridictions nationales ont mis vingt-six ans et huit mois pour conclure la procédure. Selon eux, l’affaire n’était pas complexe, et ils ne peuvent par ailleurs être tenus responsables des retards survenus au cours de la procédure. Ils font observer que la procédure a connu quatorze années d’inactivité : entre 1983 et 1990, et entre 2001 et 2008.
55. Le Gouvernement convient que la durée de la procédure a dépassé les délais habituels dans ce type de procédure. Il estime toutefois que la particulière complexité de l’affaire et la nature des questions soulevées expliquent les retards survenus. Il observe que la procédure a été renvoyée à trois reprises en première instance par la cour d’appel de Lisbonne saisie en appel par les parties. Il affirme aussi que les tribunaux étaient dépendants des évaluations faites par les experts, et fait valoir que la réalisation d’expertises et la nécessité de demander des éclaircissements ont retardé la procédure.
56. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
57. En l’espèce, la période à considérer a débuté le 6 juin 1983 avec la demande d’adjudication des terrains présentée par le directeur général des constructions scolaires (voir ci-dessus paragraphe 21) et s’est terminée le 11 février 2010, avec l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne. Elle a donc duré 26 années, huit mois et treize jours pour deux degrés de juridiction.
58. La Cour reconnaît que la procédure revêtait une certaine complexité. Toutefois, celle-ci ne suffit pas à expliquer, en l’espèce, la durée de la procédure. En ce qui concerne le comportement des requérants, la Cour ne décèle pas d’éléments susceptibles d’indiquer qu’ils auraient contribué à la durée de la procédure. S’agissant du comportement des autorités, la Cour note que la procédure litigieuse s’est étendue sur plus de vingt-six années. Même si le nombre de fois que les juridictions ont été appelées à se prononcer peut au premier abord justifier la durée d’une procédure, une explication de cet ordre ne saurait suffire en l’espèce. À l’instar des requérants, la Cour relève qu’il a fallu presque sept années au tribunal d’Oeiras pour prononcer le transfert de la propriété des terrains (voir ci-dessus paragraphes 21 à 24) et à nouveau près de sept ans pour que le tribunal rende son jugement sur l’indemnité après la présentation des dernières expertises (voir ci-dessus paragraphes 42 à 44), aucune explication à cet égard n’ayant été apportée par le Gouvernement.
59. Dans ces circonstances, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse a été excessive et n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».
60. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Sur la violation de l’article 13 de la Convention
61. Les requérants soutiennent que l’action en responsabilité extracontractuelle ne peut être considérée comme un recours « effectif », au sens de l’article 13 de la Convention, pour faire sanctionner la durée excessive d’une procédure judiciaire.
62. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants, faisant valoir que l’action en responsabilité extracontractuelle de l’État est aujourd’hui, consécutivement à une évolution de la jurisprudence des juridictions administratives, un moyen efficace, adéquat et accessible à tout justiciable souhaitant se plaindre de la durée excessive d’une procédure judiciaire au Portugal.
63. La Cour rappelle que l’article 13 garantit un recours effectif devant une instance nationale permettant de se plaindre d’une méconnaissance de l’obligation, imposée par l’article 6 § 1, d’entendre les causes dans un délai raisonnable (voir Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 156, CEDH 2000‑XI). Elle relève que les arguments soulevés par le Gouvernement ont déjà été rejetés précédemment (voir parmi d’autres, Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008 ; Garcia Franco et autres c. Portugal, no 9273/07, § 50, 22 juin 2010 et dernièrement Ferreira Alves c. Portugal, no 25861/11, § 25, 18 février 2014)) et ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion différente dans le cas présent. Ainsi, en l’espèce, la Cour estime que l’action en responsabilité extracontractuelle contre l’État ne constituait pas un recours « effectif » au sens de l’article 13 de la Convention.
64. Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
65. Les requérants estiment que la procédure n’a pas été équitable et que l’indemnité d’expropriation qui leur a finalement été accordée n’est pas d’un niveau suffisant pour représenter une « juste indemnisation ». Ils invoquent les articles 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 48, CEDH 2009), la Cour estime opportun d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
66. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
67. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
68. Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, estimant que l’indemnité qui leur a été versée au terme de la procédure d’expropriation n’est pas en rapport raisonnable avec la valeur réelle des terrains expropriés.
Constatant que le montant qui leur a été accordé est inférieur aux évaluations auxquelles étaient parvenus les trois rapports d’expertise antérieurs au dernier, les requérants considèrent que rien n’explique les différences flagrantes entre les niveaux d’évaluation de leur bien successivement retenus par les juridictions au long de la procédure. Il leur paraît notamment anormal que la cour d’appel ait refusé de prendre en compte, dans son arrêt du 7 mai 1998, le rapport d’expertise du 8 octobre 1996, alors que celui-ci avait été adopté par les cinq experts à l’unanimité.
69. Les requérants déplorent que le tribunal ait au final donné la primauté à une expertise qui, à leurs yeux, s’appuie sur des critères « abstraits » et ignore l’existence objective, au moment de l’expropriation, d’un contrat d’urbanisation valide comprenant une carte topographique faisant ressortir clairement qu’il était prévu pour les terrains en cause 78 076 m² de surface de plancher constructible.
À cet égard, les requérants rejettent l’argument selon lequel la faisabilité de tout projet de construction effective restait soumise à l’obtention d’une autorisation de l’autorité compétente en la matière.
Les requérants observent que les mêmes experts que ceux ayant emporté l’adhésion du tribunal avaient auparavant dit le contraire à ce sujet, et retenu en conséquence un quantum constructible de 78 076 m² de surface de plancher.
Ils estiment que ceux-ci n’auraient pas dû se rapporter à l’ « expertise pour mémoire » réalisée en 1982 : dans la mesure où une école avait déjà été construite sur les terrains en cause en 1977, soit bien avant la déclaration d’utilité publique, les requérants sont d’avis que cette expertise de 1982 n’avait pas pu évaluer de façon « naturelle » le potentiel de constructibilité des terrains.
Même en admettant qu’il n’existait pas ou qu’il n’existait plus de plan d’urbanisation au moment de l’expropriation, les requérants estiment qu’il convenait au moins de se référer à la densité observable sur les terrains « voisins », bien supérieure à la densité « moyenne » prise en compte par les experts.
Pour les requérants, l’indemnité a été fixée d’une façon subjective, arbitraire et dépourvue de fondement : elle ne reflète pas ce qu’était, selon eux, la réalité de la situation des terrains avant l’expropriation.
Ils répètent la thèse qui est la leur à ce sujet, appuyée sur les présupposés suivants :
– il existait un contrat d’urbanisation signé avec la mairie d’Oeiras ;
– les terrains en cause étaient englobés dans un plan d’urbanisation valable ;
– le potentiel de constructibilité qui s’en trouvait conféré à leurs terrains était de 78 076 m² de surface de plancher.
Les requérants concluent que l’indemnité qui leur a été accordée n’était pas en accord avec la valeur réelle de leur terrain, telle qu’elle pouvait être calculée sur cette base.
Par ailleurs, les requérants se plaignent aussi du préjudice subi à raison du temps mis par les autorités pour fixer et payer l’indemnité d’expropriation.
70. Le Gouvernement ne conteste pas que l’expropriation peut s’analyser en une ingérence dans le droit de propriété des requérants. Il fait valoir que celle-ci était prévue par la loi et poursuivait un but d’intérêt général, faisant observer qu’une école primaire a été construite sur les terrains expropriés.
71. Pour le Gouvernement, la fixation de l’indemnité d’expropriation n’a pas été arbitraire. Selon lui, le montant réclamé par les requérants était supérieur à la valeur réelle des terrains et même au montant calculé par leurs propres experts. Les tribunaux ont statué en prenant en compte les évaluations élaborées par les experts dans le cadre de la procédure, l’affaire ayant été renvoyée à plusieurs reprises en première instance pour que ces derniers approfondissent leurs expertises. Le Gouvernement estime que l’indemnité correspond à la valeur marchande des terrains en cause, mise à jour en tenant compte de l’inflation, conformément aux conclusions de l’expertise majoritaire rendue dans le cadre de la procédure. Pour le Gouvernement, le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention est donc manifestement mal fondé.
2. L’appréciation de la Cour
a) Les principes généraux
72. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006 V, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 48, 19 février 2009).
73. En l’espèce, nul ne conteste qu’il y ait eu « privation de propriété » au sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.
Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une mesure d’expropriation doit remplir trois conditions : elle doit être appliquée « dans les conditions prévues par la loi », ce qui exclut une action arbitraire de la part des autorités nationales, « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté. La Cour recherchera si chacune de ces trois conditions a été respectée en l’espèce.
74. Même si elle a été eu lieu « dans les conditions prévues par la loi » – ce qui implique l’absence d’arbitraire – et pour cause d’utilité publique, une ingérence dans le droit au respect des biens doit toujours ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino précité, § 93).
75. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III, et Herrmann c. Allemagne [GC], no 9300/07, § 74, 26 juin 2012). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).
76. Afin de déterminer si une mesure d’expropriation respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. La Cour a déjà jugé que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Par ailleurs, la Cour a jugé que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, à savoir : l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à l’indemnité et le règlement de toute autre question afférente à l’expropriation (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, no 55794/00, § 29, CEDH 2003-IX ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 113, 25 octobre 2012). Quant au montant de l’indemnisation, il doit normalement être calculé d’après la valeur du bien au moment où l’intéressé en a perdu la propriété. En effet, une approche différente pourrait laisser place à une marge d’incertitude, voire d’arbitraire (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 103, 22 décembre 2009).
77. Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004‑V). Certes, un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances très exceptionnelles (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-). Toutefois, des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels que ceux pouvant être poursuivis par certaines mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98). En pareils cas, l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la pleine valeur des biens litigieux. Ce principe s’impose avec encore plus de vigueur lorsque sont en cause des lois adoptées dans le contexte d’un changement de régime politique et économique, surtout au cours d’une période initiale de transition nécessairement marquée par des bouleversements et des incertitudes. En pareil cas, l’État dispose d’une marge d’appréciation particulièrement large (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX, Jahn et autres, précité, § 116 a) et Suljagić c. Bosnie-Herzégovine, no 27912/02, § 42, 3 novembre 2009).
78. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a estimé qu’étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B, et, mutatis mutandis, Motais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no 48161/99, §§ 20-21, 27 mai 2003), ce montant devra être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il faudra aussi l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains (Scordino, précité, § 258, CEDH 2006 V ; Guiso-Gallisay c. Italie, précité, § 105).
79. Pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits « concrets et effectifs » et non pas théoriques ou illusoires. Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, y compris du comportement des parties au litige, des moyens employés par l’État et de leur mise en œuvre. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus d’agir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 46, 9 janvier 2007, et Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 35, 31 mai 2007).
80. Pour finir, la Cour rappelle que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A). La Cour n’apprécie l’interprétation et l’application du droit national par les tribunaux internes qu’en cas de mépris flagrant de la loi ou d’application arbitraire de celle-ci (Kouchoglou c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007 ; Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 52, 6 mars 2012, et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 803, 25 juillet 2013 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002). » Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999 I).
b) Application au cas d’espèce
81. La Cour observe que l’expropriation des terrains en cause a été décidée par une ordonnance du secrétaire d’État aux Transports publics du 20 octobre 1980, et que la procédure judiciaire y afférente s’est conclue par l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 fixant de façon définitive l’indemnité à accorder aux requérants.
82. Elle constate que l’ingérence poursuivait un intérêt public, à savoir la construction d’une école publique.
83. La question qui se pose est donc celle de savoir si l’indemnité accordée aux requérants au terme de la procédure afférente était en rapport raisonnable avec la valeur des terrains expropriés.
84. Les requérants estiment que la valeur finalement retenue par les juridictions portugaises pour fixer le montant de l’indemnité n’est pas fondée. Ils font valoir que celle-ci est sensiblement inférieure à toutes les évaluations auxquelles avaient abouti les expertises précédentes, dont l’une avait été rendue à l’unanimité.
Pour sa part, le Gouvernement fait valoir que, conformément à la loi et à la pratique judiciaire, le tribunal d’Oeiras a suivi les conclusions de la dernière expertise en date telles qu’adoptées par la majorité des experts, majorité constituée en l’espèce des trois experts nommés par le tribunal et de celui nommé par la Direction générale.
85. La Cour constate que la question de la valeur des terrains a été particulièrement controversée tout au long de la procédure. Ce sont ainsi pas moins de quatre jugements qui ont été rendus par le tribunal d’Oeiras consécutivement aux renvois successifs de la cour d’appel de Lisbonne.
Dans son premier jugement du 13 juillet 1992, le tribunal fixa l’indemnité à 14 963 936 EUR en tenant compte d’une position commune des cinq experts, qui retenait :
une surface de plancher constructible de 78 076 m²,
un coût de la construction de 600 EUR/m² ;
et, par suite,
une valeur du terrain en 1980 de 7 009 946,03 EUR.
Ce jugement fut annulé par un arrêt du 7 juillet 1993 de la cour d’appel de Lisbonne, qui renvoya l’affaire en première instance en ordonnant qu’il soit demandé aux experts de confirmer la nature du terrain, le nombre et les caractéristiques des lotissements qui étaient prévus sur les terrains et la densité d’occupation des sols.
Dans son second jugement, du 14 juillet 1995, le tribunal fixa l’indemnité à 10 797 314 EUR, en s’appuyant sur la position commune des experts du tribunal et de celui des requérants, retenant :
une surface de plancher constructible de 78 076 m², au vu de la carte topographique annexée au contrat d’urbanisation passé avec la mairie d’Oeiras,
un coût de la construction de 140 EUR/m² ;
et, par suite,
une valeur du terrain en 1980 de 1 635 654,70 EUR.
Ce jugement fut annulé par un arrêt du 2 mai 1996 de la cour d’appel de Lisbonne, au motif que l’expertise retenue par le tribunal avait appliqué des dispositions qui avaient été déclarées non conformes à la Constitution et qu’elle ne s’appuyait pas sur un rapport d’expertise formel. La cour d’appel renvoya donc l’affaire au tribunal d’Oeiras, en vue d’une nouvelle évaluation des terrains.
Dans son troisième jugement, du 11 septembre 1997, le tribunal fixa l’indemnité à 19 337 746 EUR en tenant compte d’un rapport commun présenté par les cinq experts et retenant :
une surface de plancher constructible de 78 076 m² ;
un coût de la construction de 140 EUR/m² ;
et, par suite,
une valeur du terrain en 1980 de 2 726 090,12 EUR.
Par un arrêt du 7 mai 1998, la cour d’appel de Lisbonne annula ce jugement, au motif que les experts n’avaient pas indiqué si, à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation, il existait un plan d’urbanisation concernant le terrain en cause ni, le cas échéant, le volume et le type des constructions prévues et la valeur de celles-ci. Elle estima par ailleurs que le contrat d’urbanisation qui avait été conclu avec la mairie d’Oeiras n’était pas en vigueur au moment de l’expropriation. L’affaire fut ainsi renvoyée devant le tribunal d’Oeiras.
Par un jugement du 15 décembre 2008, le tribunal estima que la valeur du terrain en l’an 2001 était de 2 269 530,43 EUR, en se fondant sur la position commune des experts du tribunal et de celui de la Direction générale présentée le 31 janvier 2001. Ceux-ci étaient parvenus à ce chiffre en estimant la surface de plancher constructible à 17 250 m², selon une approche par densités moyennes – avec par ailleurs un coût de la construction évalué à 648 EUR/m².
86. La Cour note que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 s’est borné à combler l’omission du tribunal d’inclure dans le dispositif de son jugement l’actualisation de l’indemnité d’expropriation pour compenser les effets de l’inflation depuis 2001. Pour le reste, en effet, cet arrêt a confirmé le dernier jugement du tribunal d’Oeiras.
87. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la question de savoir sur quelle base les juridictions auraient dû fixer le prix de l’indemnisation (Malama c. Grèce, no 43622/98, § 51, CEDH 2001-II).
88. Cependant, en l’espèce, la Cour relève que l’indemnité finalement accordée est d’un niveau considérablement inférieur à celui de toutes celles qui avaient été fixées précédemment.
89. Elle constate ensuite que le dernier jugement du tribunal d’Oeiras s’est appuyé sur une expertise qui se démarquait des précédentes dans la mesure où elle optait pour une approche par densités « moyennes ». Si le tribunal a reconnu l’existence du contrat d’urbanisation couvrant les terrains des requérants, il a estimé que les indications figurant sur la carte topographique annexée au dit contrat ne pouvaient être considérées comme un élément valable de détermination de la surface de plancher constructible. Pourtant, la clause 2 du contrat d’urbanisation renvoyait à une carte topographique qui prévoyait une surface de plancher constructible de 78 076 m² (voir paragraphe 14 ci-dessus).
90. La Cour constate que les juridictions ont, en dernière instance, fait leurs les conclusions d’un rapport d’expertise non conforme aux indications qui avaient été données aux experts par la cour d’appel de Lisbonne dans ses arrêts du 7 juillet 1993, du 2 mai 1996 et du 7 mai 1998. En effet, ce rapport se plaçait en l’an 2001 pour apprécier la valeur du terrain alors que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998 prescrivait d’apprécier cette valeur à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation. En outre, ce rapport ne répondait pas à la question posée par la cour d’appel sur l’existence, au moment de l’expropriation, d’un plan d’urbanisation concernant ledit terrain, et ne faisait aucune référence au contrat d’urbanisation signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat. Or, si dans son jugement du 15 décembre 2008, le tribunal d’Oeiras a reconnu qu’au moment de la déclaration d’utilité publique les terrains étaient inclus dans un plan d’urbanisation en vertu du contrat signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat, il a en revanche considéré que le quantum constructible indiqué sur la carte topographique annexée audit contrat ne pouvait être retenu.
91. La Cour note que, pour justifier cette approche, qui a abouti, en l’occurrence, à retenir une surface de plancher constructible de 17 250 m², les experts ont indiqué que le long laps de temps écoulé depuis l’expropriation rendait difficile la détermination de la surface de plancher constructible à l’époque de celle-ci (voir ci-dessus paragraphe 44). Aux yeux de la Cour, cela revient à sanctionner les requérants pour la durée d’une procédure dont ils ne peuvent être tenus responsables (voir ci-dessus, paragraphe 58). Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci‑dessus aux paragraphes 59 et 60, la Cour estime que les juridictions auraient dû, au contraire, compenser le retard de la procédure en actualisant le montant de l’indemnité au regard de l’inflation et en ajoutant des intérêts, ces derniers devant correspondre aux intérêts légaux simples appliqués au capital progressivement réévalué (Guiso‑Gallisay, précité, § 105 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 42, CEDH 2014 ; Scordino, précité, § 258; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 219-220, CEDH 2012). Certes, dans son arrêt du 11 février 2010, la cour d’appel de Lisbonne a actualisé le montant de l’indemnité en tenant compte de l’évolution de l’indice des prix à la consommation. Elle a toutefois omis d’assortir ce montant d’intérêts pour le retard dans la fixation et le paiement de l’indemnité depuis l’expropriation.
92. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit de chacun au respect de ses biens.
93. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
94. Les requérants affirment que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998 s’était appuyé sur l’opinion d’un expert non identifié, qu’ils n’avaient pas pu contester. Ils dénoncent à cet égard une violation du principe du contradictoire garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
La Cour observe que les requérants n’ont pas invoqué, même en substance, ce grief au niveau interne. Partant, ce grief doit être rejeté comme irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
95. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
96. Les requérants réclament en premier lieu 24 183 946 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi à raison de l’expropriation de leurs terrains, ce montant correspondant à la différence entre l’évaluation desdits terrains retenue par le rapport d’expertise unanime présenté le 8 octobre 1996 et l’indemnité reçue en 2010 au terme de la procédure d’expropriation.
Ensuite, ils réclament 1 200 000 EUR pour le dommage moral tenant selon eux à la perte de leurs terrains, aux angoisses et à la frustration nées de l’impossibilité de mener à bien le projet d’urbanisation qu’ils avaient pour ces terrains et au poids du combat judiciaire qu’ils ont eu à livrer pendant plus de trente ans.
Enfin, les requérants demandent 615 391,86 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
97. Le Gouvernement observe que les requérants demandent à la Cour de leur attribuer l’indemnité qu’à leurs yeux les juridictions portugaises auraient dû leur octroyer. Il estime que leur demande pour le dommage matériel est infondée et, notamment, qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation qu’ils dénoncent et le dommage allégué. Il estime aussi que le dommage moral est manifestement surévalué. Quant aux frais et dépens, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
98. Eu égard aux circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver en entier et de fixer la procédure ultérieure, en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement) et des conclusions auxquelles la Cour est parvenue aux paragraphes 60, 64 et 93 ci-dessus. À cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de trois mois à partir de la date du présent arrêt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, que M. Joaquin Peña Moreno, Mme Marta Pilar Peña Moreno, Mme Paloma de la Ascención Francisca Peña Moreno, M. Francisco Javier Peña Moreno et Mme Maria de las Mercedes Peña y Moreno, reconnus au niveau interne comme les héritiers de Mme Pilar Moreno Diaz Peña, ont qualité pour poursuivre la présente procédure en ses lieu et place ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 § 1, pour autant que ce dernier concerne la durée de la procédure civile, 13 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable le restant de la requête ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de trois mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren NielsenIsabelle Berro
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;
– opinion partiellement dissidente commune aux juges Berro et Møse.
I.B.L.
S.N.
OPINION CONCORDANTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE[2]
1. Je souscris à la conclusion de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») dans cette affaire, mais je crois que la motivation insuffisante de l’arrêt pose des problèmes.
La Cour a conclu que les requérants ont eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit de chacun au respect de ses biens » (paragraphe 92 de l’arrêt). La Cour a aussi relevé le fait que « l’indemnité finalement accordée est d´un niveau considérablement inférieur à celui de toutes celles qui avaient été fixées précédemment » (paragraphe 88 de l’arrêt). En d’autres termes, la Cour a conclu que la charge « exorbitante » imposée aux requérants résulte du niveau « considérablement inférieur » de l’indemnité finalement accordée, en comparaison avec les montants fixés précédemment.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a critiqué les omissions dans le dernier rapport des experts du 31 janvier 2001, qui « ne faisait aucune référence au contrat d’urbanisation signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat » et ne répondait pas à la question de l’existence, au moment de l’expropriation, d’un plan d’urbanisation concernant le terrain des requérants (paragraphe 90 de l’arrêt). Ces deux omissions sont, en fait, cruciales. La raison de la critique est claire, comme on le voit à la fin du paragraphe 89 de l’arrêt, où la Cour identifie le manquement majeur du raisonnement des jugements du tribunal de Oeiras du 15 décembre 2008 et de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 : ils ont ignoré la clause 2 du contrat d’urbanisation qui renvoyait à une carte topographique prévoyant une surface de plancher constructible de 78 076 m2.
2. La Cour censure, d’une façon elliptique, le fait que le tribunal d’Oeiras n’a pas retenu cette surface de plancher constructible comme élément de référence pour l’expertise et, à titre d’alternative, admet une expertise fondée sur une évaluation de la surface de plancher constructible par « densités moyennes », dépourvue de tout fondement factuel. Au paragraphe 91 de l’arrêt, la Cour rejette même l’explication spécifique donnée par les juridictions nationales pour justifier cette approche, basée sur le fait que le long laps de temps écoulé depuis l’expropriation rendait difficile la détermination de la surface de plancher constructible à l’époque de celle-ci.
3. Mais ce raisonnement de la Cour n’est pas, à mon sens, suffisant.
La Cour aurait dû aussi clarifier que les « densités moyennes » sont arbitraires. C’est ce que je me propose de faire. Il y a quatre raisons qui imposent cette conclusion. Premièrement, le rapport d’expertise pour mémoire (vistoria ad perpetuam rei memoriam) du 12 juillet 1982, qui fut la base de la quatrième expertise retenue par les juridictions nationales comme valable, fut élaboré deux après l’expropriation. Partant, il ne pouvait pas être pris comme terme de référence pour l’évaluation du terrain déjà modifié par les bâtiments construits contre la volonté des propriétaires respectifs. Ce principe de simple bon sens était aussi consacré dans le droit portugais au moment des faits. La loi était claire : selon l’article 22 du code des expropriations en vigueur à l’époque, la possession administrative des terrains ne pouvait avoir lieu en l’absence d’une inspection menée sur les lieux et d’un rapport ad perpetuam rei memoriam, avec l’objectif de fixer les éléments de fait nécessaires pour déterminer la valeur du terrain dans la procédure d’expropriation. Ce rapport d’expertise pour mémoire devait être élaboré avant toute modification du terrain à exproprier pour que l’évaluation puisse prendre en compte la situation du terrain au moment de la possession administrative. Dans son dernier jugement du 11 février 2010, la cour d’appel de Lisbonne elle-même l´a reconnu, en disant que le rapport du 12 juillet 1982 « avait seulement le nom et pas ce qui était le plus important, le contenu »[3].
4. Deuxièmement, le contrat datant de 1973, qui avait été suspendu par une ordonnance du secrétaire d’état du 15 juillet 1976, était en vigueur au moment de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation, parce que ladite ordonnance fut explicitement déclarée caduque par l’article 1 du décret-loi no 341/79, du 27 août, qui se lit comme suit :
« Decreto-Lei no. 341/79, de 27 de Agosto
Article 1.º: Caducam em 1 de Outubro de 1979 todos os despachos exarados nos termos do artigo 2.º do Decreto-Lei n.º 511/75, de 20 de Setembro, sem prejuízo do estabelecido nos. 1 a 3 do artigo 5.º do mesmo decreto-lei.
Décret-loi no 341/79 du 27 août
Article 1.º: « Sont caduques dès le 1er octobre 1979 toutes les ordonnances émisses sur la base de l’article 2.º du décret-loi no. 511/75, du 20 septembre, sans préjudice de ce qu’est établi aux nos. 1 à 3 de l’article 5.º du même décret-loi. »
En effet, l’ordonnance du secrétaire d’état du 15 juillet 1976 fut approuvée sur la base de l’article 2 du décret-loi no 511/75 du 20 septembre, ainsi qu’il découle de son texte. Or, l’article 1 du décret-loi no 341/79, détermina littéralement que les ordonnances approuvées sur la base de l’article 2 du décret-loi no 511/75 étaient caduques dès le 1er octobre 1979. Ce fait, qui ne fut pas pris en compte par la dernière expertise, montre à l´évidence le caractère illégal de celle-ci[4].
5. Troisièmement, l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998, qui est à l’origine du revirement de la position des juridictions nationales sur la question de la surface plancher de construction du terrain des requérants, a une particularité : il s´appuie sur l’opinion d’un « expert » non identifié par la cour d’appel. Un mystérieux quelqu’un aurait influencé la cour sans que les parties aient pu contester l´impartialité de cette personne et le contenu et les fondements de son avis technique[5]. Bien que ce fait ne puisse mériter de la part de la Cour une appréciation autonome sous l´angle de l´article 6[6], il ne peut, néanmoins, être oublié sous l’angle de l´article 1 du Protocole no 1. Il est, en effet, remarquable qu’une cour se laisse influencer par un avis technique secret sur le point crucial d´une affaire qui est pendante devant elle. Ce fait, à lui seul, démontre le caractère non seulement illégal, mais arbitraire du raisonnement de l´arrêt en question.
6. Quatrièmement, « les densités moyennes » admises par la dernière expertise n’ont aucune base légale ou factuelle. C´est surprenant que dans la troisième expertise tous les experts, y compris celui de l’État, étaient d´accord sur la valeur de surface de plancher constructible de 78 076 m2 et les mêmes experts, avec l’exception de l’expert des requérants, aient changé radicalement d’avis, et aient conclu dans la quatrième expertise à une valeur de 17 520 m2 ! On est devant un chiffre tombé du ciel. Ce chiffre de la quatrième expertise non seulement ignore un plan d’urbanisation en vigueur et un contrat valable entre les parties contractantes à la date de l’expropriation[7] mais ne présente en plus aucune base rationnelle. Aucune comparaison technique détaillée n’a été faite avec la superficie plancher constructible des terrains proches de celui des requérants, ce qui pourrait et devrait être fait à la lumière du plan d’urbanisation.
7. Malheureusement, après une procédure interne qui a duré plus de vingt-six ans, à laquelle la première requérante, la mère de famille, n´a pas survécu, la Cour a rendu une justice en demi-teinte. Ainsi, l’arrêt Moreno Diaz Pena entrera dans l’histoire de la jurisprudence de la Cour comme un exemple de deux vices juridiques qui minent la crédibilité et l’autorité de ses arrêts. D’un côté, c’est l’utilisation d’un langage elliptique, une véritable « langue de bois », qui permet à la Cour de contourner les problèmes juridiques épineux soulevés par l’affaire dont elle est saisie. Le souci de simplification amène la Cour à ignorer les problèmes juridiques au cœur de l’affaire, tranchant les questions compliquées d’une façon vague, superficielle et imprécise. Là où le bât blesse, la Cour se tait[8].
8. D’un autre côté, et c’est encore pire, l’affaire fait ressortir les doubles standards appliqués par la Cour. L’affaire portugaise fut tranchée quelques jours après l’affaire S.L. et J.L. c. Croatie (no 13712/11). Dans les deux affaires, qui portent sur l’article 1 du Protocole no 1, la même chambre a décidé d’une façon totalement différente. La Cour a joué le rôle d’une quatrième instance sans aucune réticence dans l’affaire croate, et a infirmé trois jugements concordants des trois instances internes, le tribunal municipal, le tribunal de district et la Cour suprême (voir les paragraphes 26‑31 de l’arrêt croate). Au contraire, dans l’affaire portugaise, la même chambre a exercé une retenue inexplicable dans l’analyse des huit jugements contradictoires des deux juridictions portugaises, le tribunal d’Oeiras et la cour d’appel de Lisbonne.
On voit bien la méthode de deux poids et deux mesures de la Cour. Là où il y avait une interprétation uniforme des trois tribunaux internes, la Cour est intervenue pour dire le contraire. Mais là où il y avait des contradictions patentes entre huit arrêts des deux juridictions nationales, et pire encore, une contradiction flagrante entre trois expertises uniformes sur le point essentiel de la surface de plancher constructible et la toute dernière expertise, la Cour n’a pas voulu apprécier d’une façon claire l’interprétation et l’application du droit national, sauf pour formuler une lapalissade telle que « la question de la valeur des terrains a été particulièrement controversée tout au long de la procédure » (paragraphe 85). Cette attitude est difficile à comprendre surtout si l’on considère aussi que les enjeux financiers dans l’affaire portugaise étaient colossaux par comparaison aux sommes en question dans l’affaire croate. Ce qui pourrait expliquer, à défaut de le justifier, que la Cour ait ainsi procédé c’est la soi-disant interdiction pour elle d’agir comme une quatrième instance[9]. Comme on l’a vu dans beaucoup d’autres affaires, ce principe sert à tout. Il constitue présentement une sorte de filet avec des mailles, parfois larges, parfois étroites, qui varient au gré de la majorité[10].
9. L’argument de la Cour pour contrôler soigneusement le fond dans l’affaire croate et rejeter la substance des jugements des différentes juridictions nationales était la nécessité d’évaluer l’affaire « en dessous de la superficie des choses » et de rechercher « la réalité des choses » (paragraphe 76 de l’affaire S.L. et J.L. c. Croatie). Je me demande pourquoi cet argument, en soi raisonnable et convaincant, ne pouvait pas être appliqué dans l’affaire portugaise, où le noyau dur de la question tournait justement autour de la valeur réelle et non fictive du terrain des requérants, où tout dépendait de l’interprétation d’un contrat avec des conséquences patrimoniales considérables pour les requérants, exactement comme dans l’affaire croate[11]. Dans l’arrêt croate, la chambre a préféré bien regarder la réalité des choses, en analysant attentivement les jugements des juridictions nationales, mais dans l’arrêt portugais la même chambre s´est gardée de toute analyse approfondie des jugements nationaux et même de discuter des arguments principaux des requérants contestés par le Gouvernement.
10. En conclusion, il me semble que la Cour doit revenir aux fondamentaux. Si elle ne respecte pas le principe primordial de l’égalité, elle ne respecte pas non plus le principe de la cohérence de la jurisprudence. Ce sont les raisons pour lesquelles je ne peux pas accepter que la profondeur du contrôle de la Cour, la densité de la motivation, en somme la qualité de la justice rendue aux requérants dans l’affaire portugaise diffèrent de celles offertes aux requérants croates.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES BERRO ET MØSE
Nous souscrivons au constat de violation des articles 6 et 13 de la Convention. Toutefois, à notre grand regret, nous ne partageons pas l’avis de la majorité lorsqu’elle conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no1, pour les raisons suivantes :
Les requérants se plaignent de l’absence d’équité de la procédure d’expropriation et du niveau insuffisant du montant de l’indemnité qui leur a été accordée.
La Cour l’a rappelé, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no1, l’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Tous les principes généraux applicables en matière d’expropriation sont à juste titre rappelés aux paragraphes 72-80 de l’arrêt.
Tout comme la majorité, nous insistons sur le fait que c’est en premier lieu aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne. La Cour ne contrôle l’interprétation et l’application du droit national par les tribunaux internes qu’en cas de mépris flagrant de la loi ou d’application arbitraire de celle-ci (§ 80).
Or, que s’est-il passé dans le cas d’espèce ?
Il est vrai que la valeur des terrains a été particulièrement controversée tout au long de la procédure et la chambre consacre de nombreux paragraphes au détail de l’ensemble de la procédure qui s’est déroulée devant les tribunaux portugais.
Il est vrai aussi que quatre jugements ont été rendus par le tribunal d’Oeiras consécutivement aux renvois successifs de la cour d’appel de Lisbonne. Il faut noter à cet égard que, se fondant sur l’avis d’experts, les trois premiers jugements ont retenu une surface de plancher constructible de 78 076 m2 au vu de la carte topographique annexée au contrat d’urbanisation passé avec la mairie. Cependant, la cour d’appel de Lisbonne, le 7 mai 1998, a par un raisonnement détaillé (§§ 39-40) contesté la méthode de calcul du montant de l’indemnisation effectuée par les experts, faute pour ces derniers d’avoir au préalable démontré l’existence, au moment de l’expropriation, d’un plan d’urbanisation concernant le terrain en question. La cour d’appel n’a attaché aucune valeur probante à la carte topographique. En conséquence, elle a renvoyé à nouveau l’affaire devant le tribunal de première instance.
Le dernier jugement du tribunal d’Oeiras du 15 décembre 2008 s’est également appuyé sur une expertise émanant à la fois d’experts du tribunal et de celui de la Direction générale. Cette expertise se démarque des précédentes dans la mesure où elle opte pour des critères médians en considérant qu’il n’est pas possible d’établir avec certitude la surface constructible au moment de l’expropriation étant donné notamment le long laps de temps écoulé depuis la déclaration d’expropriation. Si le tribunal reconnaît l’existence du contrat d’urbanisation couvrant les terrains des requérants, contrairement à la thèse défendue par les requérants, il estime – à l’instar de la cour d’appel – que la carte annexée ne peut toutefois pas servir de base pour déterminer la surface constructible.
L’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 a confirmé le dernier jugement du tribunal d’Oeiras mais ordonné l’ajustement de la somme octroyée pour compenser les effets de l’inflation depuis 2001 (§ 46).
Pour conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no1, la majorité commence par contester le contenu de la dernière expertise et le raisonnement du tribunal d’Oeiras du 15 décembre 2008 (§§ 89-90). Ensuite, elle estime que les juridictions auraient dû compenser le retard de la procédure en actualisant le montant de l’indemnité au regard de l’inflation et en ajoutant les intérêts, tout en reconnaissant que l’actualisation a été effectuée par la cour d’appel dans son arrêt du 11 février 2010. En définitive, elle reproche à la cour d’appel l’absence d’intérêts de retard depuis l’expropriation (§ 91).
Nous estimons quant à nous que, sauf à s’ériger en juge de quatrième instance, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir sur quelle base les juridictions auraient dû fixer le prix de l’indemnisation (Malama c. Grèce, no 43622/98, § 51, CEDH 2001‑II.) En l’occurrence, nous constatons que les juridictions ont examiné dans le détails les rapports techniques qui leur ont été soumis pour déterminer la valeur du bien, qu’elles ont confronté les arguments des parties et suivi l’opinion des experts en adoptant une analyse factuelle et juridique approfondie, et qu’elles ont enfin statué en tenant compte de leur évaluation technique pour fixer la valeur de l’indemnisation (§ 44).
En tout état de cause, nous ne décelons aucun indice d’arbitraire dans la conduite de la procédure, les requérants ont pu présenter leurs thèses, notamment à travers un expert technique de leur choix. Le fait que le tribunal n’ait pas opté pour l’expertise présentée par celui-ci n’est pas suffisant pour considérer que la fixation de l’indemnisation a été faite de façon arbitraire.
Eu égard à ces observations et à la marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, nous n’estimons pas, contrairement à la majorité, que la mesure d’expropriation a fait peser sur les requérants une charge disproportionnée qui a rompu le juste équilibre entre les exigences d’intérêt général et la sauvegarde du droit de chacun au respect de ses biens.
Partant, il n’y a pas eu, selon nous, violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
* * *
[1] Bien que certaines d’entre elles aient été à l’époque libellées en escudos portugais (l’euro est entré en circulation le 1er janvier 2002), toutes les sommes indiquées en l’espèce sont, par souci de simplicité, libellées en euros.
[2] Rectifié le 5 juin 2015 : nouvelle numérotation des paragraphes et des renvois de bas de page.
[3] Ce point du raisonnement des requérants n’a pas été contesté par le Gouvernement (voir paragraphes 20 et 76 des observations des requérants du 29 juin 2012).
[4] Ce point crucial du droit interne était aussi invoqué par les requérants et accepté par le Gouvernement (voir le paragraphe 22 des observations des requérants du 29 juin 2012 et le paragraphe 23 des observations du Gouvernement du 26 juin 2012).
[5] Le jugement du tribunal d’Oeiras du 15 décembre 2008 fit valoir que « dans la procédure d’expropriation le juge doit adhérer à l’opinion des experts », pour justifier son adhésion à la conclusion de la quatrième expertise. Cependant, la réalité des faits montre qu´après trois expertises concordantes sur la superficie planchée de construction de 78 076 m2, les experts ont dû se soumettre à une opinion contraire de la cour d’appel de Lisbonne, basée sur l´opinion secrète d’une personne non identifiée ! Le soupçon d’arbitraire plane.
[6] Voir le paragraphe 94 de l´arrêt. Les requérants ont invoqué explicitement cet argument dans la discussion de l´article 1 du Protocol n° 1 au paragraphe 66 de leurs observations du 29 juin 2012.
[7] Il faut noter que, dans son dernier jugement du 15 décembre 2008, le tribunal d’Oeiras a clairement dit que soit le plan d’urbanisation soit le contrat de 1973 était valable à la date de l´expropriation. De même, la cour d’appel, dans son arrêt du 11 février 2010, a aussi admis la validité du plan d’urbanisation à la date de l’expropriation.
[8] J´ai déjà eu l´occasion de critiquer la motivation insuffisante des arrêts de la Cour dans mon opinion séparée dans l’affaire Valentin Campeanu c. Romanie (GC). Je renvoie aux arguments exposés dans cette opinion.
[9] Voir les références au paragraphe 80 de l´arrêt.
[10] En plus, dans l’affaire portugaise il n’y a même pas eu trois instances internes, parce que la Cour Suprême ne pouvait pas être entendu, à cause du régime interne des appels.
[11] Je parle, bien évidemment, du contrat de 16 décembre 2001 dans l´affaire croate et du contrat de 1er mars 1973 dans l´affaire portugaise.