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26/05/2015 | CEDH | N°001-155077

CEDH | CEDH, AFFAIRE SONGÜL İNCE ET AUTRES c. TURQUIE, 2015, 001-155077


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SONGÜL İNCE ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 25595/08 et 34252/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 mai 2015

DÉFINITIF

26/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Songül İnce et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Hel

en Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SONGÜL İNCE ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 25595/08 et 34252/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 mai 2015

DÉFINITIF

26/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Songül İnce et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 avril 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 25595/08 et 34252/10) dirigées contre la République de Turquie et dont dix‑huit ressortissants de cet État (« les requérants »), dont les noms figurent en annexe, ont saisi la Cour le 8 janvier 2008 (requête no 25595/08) et le 10 mai 2010 (requête no 34252/10) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant Özkan Pekgüleç (requête no 25595/08) a été représenté par Me S. Ballıkaya, avocat à Istanbul. Les autres requérants (requête no 34252/10) ont été représentés par Me M. Filorinalı, également avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 23 novembre 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les années de naissance des requérants figurent en annexe.

5. En octobre 2000, un nombre considérable de détenus entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort », essentiellement afin de protester contre le projet de prisons de « type F », lequel visait à mettre en place des unités de vie plus petites pour les détenus.

6. Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs, composée de députés, de représentants d’organisations non gouvernementales et d’un groupe d’artistes et d’intellectuels connus, s’entretint avec les grévistes de la faim. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) se rendit aussi en Turquie aux fins de mener des entretiens, à l’invitation du gouvernement turc. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée.

7. Le 18 décembre 2000, le directeur de la prison de Bayrampaşa soumit à l’approbation du parquet d’Istanbul une demande d’intervention des forces de l’ordre. Il expliqua que quarante-cinq détenus observaient le « jeûne de la mort » et refusaient les examens médicaux quotidiens assurés par les médecins de la prison et les soins proposés par eux. Les prisonniers n’auraient pas renoncé à poursuivre leur jeûne malgré l’intervention de médiateurs, des familles et des médecins. Le 15 décembre 2000, les prisonniers auraient refusé d’être examinés par des médecins envoyés par l’Ordre des médecins. Ces derniers auraient observé une perte de poids alarmante chez ces prisonniers, ainsi qu’une détérioration de leur santé, et relevé que, dans les jours à venir, les fonctions vitales des intéressés seraient atteintes et que les premiers décès surviendraient. Pour le directeur de la prison, une intervention des forces de l’ordre permettrait de prodiguer aux prisonniers les soins nécessaires et de prévenir des décès.

A. L’intervention des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa

8. Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa où étaient détenus les requérants. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

9. À la prison de Bayrampaşa, l’opération concerna le bloc C, composé de dix-huit dortoirs. Au cours de celle-ci, douze détenus trouvèrent la mort et une cinquantaine de détenus furent blessés, dont certains par arme à feu, parmi lesquels plusieurs requérants.

10. Selon le procès-verbal de huit pages dressé à la suite de l’opération, l’intervention avait débuté vers 5 heures pour se terminer vers 20 h 30. À la suite de l’appel à la reddition des forces de l’ordre, des prisonniers occupant certains dortoirs avaient accepté l’évacuation sans opposer de résistance. Les autres détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des dortoirs et poursuivi leur résistance et leurs agressions en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient lancé des bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité (pour une description plus détaillée du déroulement des faits tels qu’exposés dans ce procès-verbal, voir l’affaire İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, §§ 9-19, 21 septembre 2010).

11. Au cours de cette opération, la requérante Songül İnce fut blessée par balle. Les requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen furent victimes de brûlures lors de l’incendie de leur dortoir.

12. Selon le rapport d’incendie rédigé par les pompiers, il était estimé (tahmin edilmektedir) que l’incendie avait été déclenché par la mise à feu, par les détenues, des matelas et de la literie. Le feu se serait ensuite propagé à tout le dortoir.

B. La prise en charge médicale des requérants

13. Après leur évacuation, les détenus qui n’étaient pas blessés et dont l’état de santé ne nécessitait pas une prise en charge furent directement transférés vers d’autres établissements pénitentiaires.

S’agissant des requérants Recep Çingitaş, Ali Polat, Şenol İskender, Muammer Pakkan, Hasan Aksakal, Kenan Güngör, Canali Türkmen, Hasan Demir et Cengiz Bayır, l’examen médical pratiqué lors de leur admission à la prison d’Edirne ne révéla aucune trace de coups et blessures sur leurs corps.

14. Quant aux requérantes, elles bénéficièrent d’une prise en charge médicale à l’hôpital de Bayrampaşa :

– Fatma Güzel se vit prescrire un traitement médicamenteux pour des sifflements pulmonaires ; son examen ne révéla aucune trace de coups et blessures sur son corps ;

– Aydan Odabaş fut soumise à un examen qui révéla la présence d’une ecchymose à l’épaule gauche et d’une ecchymose à l’index droit, formées à la suite de coups ;

– Özgül Dede fut admise au service de chirurgie de l’hôpital pour des brûlures au front, au cuir chevelu, au dos et aux omoplates ; elle quitta l’hôpital le 24 décembre 2000 ;

– Gülperi Özen fut aussi admise au service de chirurgie de l’hôpital pour des brûlures au cuir chevelu et aux mains, et elle quitta l’établissement le 8 juin 2001 au terme de sa prise en charge ;

– Songül İnce reçut les premiers soins à l’hôpital pour une blessure par balle ayant entraîné de multiples fractures du coude et la destruction de muscles et de tendons ; puis, dans la foulée, elle fut transférée au service d’orthopédie de l’hôpital de Haseki où elle subit une intervention avant de revenir à l’hôpital de Bayrampaşa.

15. Selon un rapport établi le 11 janvier 2001 par l’institut médicolégal, la blessure par balle subie par la requérante Songül İnce n’avait pas engagé son pronostic vital et nécessitait un arrêt de travail de soixante jours.

Selon un deuxième rapport établi par l’institut médicolégal le 23 février 2001, les brûlures dont les requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen avaient été victimes ne présentaient pas de risque vital pour les intéressées et nécessitaient pour chacune un arrêt de travail de quinze jours.

16. Par ailleurs, concernant le requérant Özkan Pekgüleç, un rapport médical avait été établi entre-temps par le médecin de la prison d’Edirne. Ce rapport, en date du 22 janvier 2001, indiquait que l’examen médical subi par le requérant lors de son admission n’avait révélé aucune trace de coups et blessures sur son corps.

C. Les enquêtes et procédures pénales relatives aux évènements survenus à la prison de Bayrampaşa

1. L’enquête et la procédure pénales ouvertes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération « retour à la vie »

17. Le 21 décembre 2000, les forces de l’ordre procédèrent à une fouille du bloc C.

Selon le procès-verbal de fouille, les forces de l’ordre avaient trouvé à cette occasion un fusil d’assaut de type Kalachnikov avec quatre chargeurs ainsi que 78 balles et 57 douilles correspondant à cette arme. Elles avaient également trouvé quatre pistolets avec leurs chargeurs et des balles, une centaine d’objets tranchants, une antenne et un receveur satellites, des chargeurs, des adaptateurs, des arcs et de nombreuses flèches fabriquées avec des seringues, onze engins explosifs artisanaux, une perceuse, des scies, 58 masques à gaz artisanaux, des flacons d’acide et de produits inflammables, des masses, des équipements de son, des armes factices, ainsi qu’un très grand nombre de documentations, objets et enregistrements audio et vidéo relatifs à des organisations illégales.

18. Le 22 décembre 2000 et le 19 janvier 2001, plusieurs experts de l’institut médicolégal procédèrent, sur demande du parquet d’Eyüp, à des recherches à la prison de Bayrampaşa aux fins d’expertise. Lors de leur visite, ils notèrent d’abord que les lieux n’étaient plus dans l’état dans lequel ils étaient à l’issue de l’opération en raison de la fouille générale effectuée par les gendarmes. Ils firent ensuite le relevé des impacts de balles et des détériorations dans le couloir central et les dortoirs, et ils recueillirent sur place des dizaines de grenades lacrymogènes.

19. Dans leur rapport rédigé le 14 février 2001, les experts relevèrent que les grenades de gaz lacrymogène contenaient 35 grammes de gaz CS (chlorobenzylidène malonitrile) et 0,21 grammes d’explosif. Ils précisèrent que, du fait de leur mouvement giratoire, une fois lancées, les grenades ne pouvaient en principe pas être récupérées et renvoyées par les personnes présentes. Ils indiquèrent que le gaz pouvait donner lieu à des sensations de brûlure aux yeux et à la peau, à des inflammations, à des brûlures des voies respiratoires et à un état de panique lié à la sensation d’étouffement, à des nausées, des vertiges et des maux de tête, à un état de fébrilité et à une réduction de la mobilité. Les experts conclurent, au vu de la surface du dortoir concerné (C1) et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans le dortoir en question était largement supérieure au seuil mortel.

20. Ils relevèrent aussi que les grenades retrouvées dans ce dortoir comportaient l’indication suivante : « Ne pas utiliser dans des espaces confinés, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de courants d’air (...). Lancer la grenade à un endroit où il n’y a pas d’êtres humains ni de matériaux inflammables. » Ils notèrent la présence dans le dortoir de matériaux inflammables tels que du papier, des vêtements, des matelas en mousse mais aussi une bouteille plastique avec des restes de solvants organiques (benzène et toluène). Ils indiquèrent que l’examen des échantillons de vêtements et de tissus prélevés sur des restes calcinés de détenues avait révélé la présence de solvants organiques, dont de l’éthanol et du méthanol. Ils précisèrent qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine des incendies, ceux-ci pouvant avoir eu pour cause l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables ou avoir été le fait des détenues (auto‑immolations ou incendies volontaires).

21. Les experts ajoutèrent que les impacts sur les murs du couloir principal montraient que les tirs provenaient d’un seul et même côté, à savoir des locaux de l’administration, et étaient orientés vers le dortoir no 19 qui se trouvait au fond du couloir central. Quant aux impacts observés sur les murs de la cour et les murs intérieurs des dortoirs, ils provenaient, d’après le rapport, de tirs effectués depuis les toits des dortoirs d’en face et les meurtrières des murs intérieurs de la cour.

22. Entre-temps, le 22 janvier 2001, le procureur de la République d’Edirne avait entendu le requérant Özkan Pekgüleç : celui-ci affirmait avoir été blessé au cours de l’opération par une grenade qui l’aurait atteint au dos, indiquait porter plainte contre les personnes qui l’auraient blessé et ajoutait que la lésion en question n’était pas apparente et qu’il n’avait pas souhaité passer un examen médical. Le 9 février 2001, le procureur de la République d’Edirne s’était déclaré incompétent et avait transmis la plainte du requérant au parquet d’Eyüp.

La Cour n’a pas été informée de la suite donnée à cette plainte.

23. Le 1er novembre 2001, le procureur de la République d’Eyüp procéda à une nouvelle visite à la prison de Bayrampaşa, accompagné de quatre experts médicolégaux, pour clarifier les points restés incomplets lors des deux précédentes visites des lieux. Les recherches se concentrèrent sur le couloir principal. Les experts y relevèrent en détail le nombre d’impacts, leur localisation précise dans le couloir, leurs dimensions et caractéristiques, ainsi que les sens des tirs.

24. Le 16 mai 2002, le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul informa le parquet d’Eyüp sur le plan d’intervention des forces de l’ordre. Il précisa que l’intervention avait été réalisée en quatre étapes, indiqua quelles unités avaient participé à l’opération et donna des explications sur la mission attribuée à chacune d’elles.

25. Le 8 mai 2003, le procureur de la République d’Eyüp saisit le préfet d’Istanbul d’une demande d’autorisation de poursuites contre les agents des forces de l’ordre ayant participé à l’opération au sein de la prison de Bayrampaşa.

26. Le 25 août 2003, le préfet refusa d’accorder l’autorisation sollicitée.

27. Le 16 mars 2004, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») annula la décision litigieuse aux motifs que l’identité des agents ayant participé à l’opération n’avait pas été déterminée et que leurs dépositions n’avaient pas été recueillies.

28. Le 2 avril 2005, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites. Le 28 juin 2005, le tribunal administratif annula également cette décision pour les mêmes motifs que ceux précédemment retenus, et il renvoya l’affaire au préfet.

29. Le 24 février 2006, un colonel de la gendarmerie fut désigné pour instruire l’affaire. Dans le cadre de l’enquête, ce colonel identifia les agents des forces de l’ordre qui avaient pris part à l’opération et il recueillit les déclarations de 258 gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ et de 7 gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara. Les dépositions de 74 agents ne purent être recueillies avant la clôture de l’enquête administrative. L’enquêteur examina également les témoignages de détenus ayant procédé à des actes de résistance face aux forces de l’ordre et d’auto-immolation par le feu.

30. Le 10 avril 2006, à la lumière des conclusions du colonel chargé de l’enquête, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites.

31. Le 19 juin 2006, le procureur de la République saisit le tribunal administratif d’une demande d’annulation de la décision du préfet au motif que l’enquête préliminaire était incomplète. Il indiqua que les dépositions de 74 gendarmes ayant pris part à l’opération n’avaient pas été recueillies et que l’enquêteur avait seulement recueilli les déclarations de 258 gendarmes. Il ajouta qu’il appartenait aux autorités judiciaires d’apprécier les faits et de vérifier si les forces de l’ordre avaient agi dans le cadre des pouvoirs qui leur étaient conférés.

32. Le 21 septembre 2006, le tribunal administratif annula également la décision du préfet en date du 10 avril 2006. Il releva que, selon l’article 2 de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la hiérarchie pour poursuivre les fonctionnaires pour des infractions de torture et de mauvais traitements. Il estima que la décision du préfet était contraire à la loi et à la procédure, et il renvoya le dossier à la préfecture en vue de sa transmission au parquet pour instruction de l’affaire.

33. Le 1er avril 2010, le procureur de la République d’Eyüp, relevant que l’identité de certains gendarmes ayant participé à l’opération n’avait toujours pas été déterminée, décida de disjoindre la partie de l’enquête les concernant du reste de l’enquête.

34. Le 2 avril 2010, il rendit une ordonnance de non-lieu concernant 214 gendarmes qui n’avaient pas été missionnés à la prison de Bayrampaşa ou bien qui avaient assuré seulement les transferts des détenus vers les prisons et les hôpitaux. Il releva que les allégations de mauvais traitements lors des transferts n’étaient aucunement étayées, et il ajouta que la procédure pénale y afférente s’était terminée par la prescription (paragraphe 48 ci-dessous).

35. Le même jour, le procureur de la République d’Eyüp transmit le dossier d’enquête au parquet de Bakırköy pour l’ouverture d’une action pénale contre trente-neuf gendarmes identifiés comme ayant participé à l’opération.

36. Le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy inculpa les trente-neuf gendarmes en question du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs et dans lesquelles l’auteur de l’infraction restait indéterminé.

Le procureur indiqua que le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul avait donné, dans sa lettre du 16 mai 2002, des informations sur la planification de l’opération litigieuse et les forces de l’ordre missionnées. Il releva toutefois que la liste des gendarmes qui appartenaient à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara et qui avaient été affectés à des tâches d’intervention et d’appui n’avait pas été communiquée et que cette liste n’avait pas pu être obtenue malgré des correspondances répétées avec les autorités compétentes d’Ankara.

S’appuyant sur les déclarations des plaignants et d’autres détenus, le procureur nota que les prisonniers avaient résisté aux forces de l’ordre, qu’ils avaient érigé des barricades, qu’ils avaient tenté de fournir eux-mêmes les premiers secours à leurs camarades blessés, qu’ils avaient évacué les morts vers les aires de promenade, qu’ils avaient tenté de se protéger des effets des grenades lacrymogènes à l’aide de masques à gaz artisanaux et qu’ils avaient fait usage de lance-flammes artisanaux, d’arcs et de flèches, de cocktails Molotov ou d’autres engins explosifs. Il nota aussi que, selon les déclarations des prisonniers, l’immolation par le feu de deux détenus était établie.

Enfin, le procureur mentionna les armes à feu et autres armes et explosifs recueillis sur place lors des investigations effectuées. Il indiqua que, selon l’expertise balistique réalisée sur les douilles retrouvées sur place, soixante‑cinq douilles correspondaient au fusil de type Kalachnikov et deux douilles de diamètres différents provenaient de deux armes différentes. Il précisa que ces douilles ne correspondaient pas aux armes des forces d’intervention et qu’il en avait été conclu que des armes avaient été utilisées contre les forces de l’ordre.

Le procureur reprocha ainsi aux gendarmes mis en cause d’avoir outrepassé les pouvoirs que leur conféraient leurs fonctions par un usage excessif de la force et d’armes, usage qui avait entraîné la mort de douze détenus par armes à feu et par incendie et qui avait occasionné des blessures à vingt-neuf détenus.

37. Le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Bakırköy.

38. Ainsi qu’il ressort des documents présentés dans le cadre de l’affaire Düzova c. Turquie (no 40310/06, §§ 39-46, 5 juin 2012), la première audience eut lieu le 23 novembre 2010. Au cours de cette audience, la cour d’assises recueillit les déclarations de vingt-sept prévenus, lesquels étaient tous des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ arrivés à Istanbul quelques jours avant l’opération. Certains des prévenus affirmèrent être intervenus uniquement à la prison d’Ümraniye (Istanbul), et non à la prison de Bayrampaşa ; interrogés sur les contradictions avec leurs dépositions précédentes, ils répondirent s’être trompés dans leurs déclarations. Certains gendarmes ayant pris part à l’opération menée à la prison de Bayrampaşa affirmèrent que, au moment des faits, ils avaient été affectés au groupe de réserve et que leurs fonctions s’étaient limitées à assurer l’évacuation des prisonniers. D’autres expliquèrent qu’ils avaient été affectés à la sécurité extérieure de la prison pour la durée de l’opération. Tous les prévenus affirmèrent qu’ils n’étaient pas armés. Parfois, ils revinrent sur leurs déclarations précédentes ; certains nièrent ainsi être intervenus dans l’enceinte de la prison. Interrogés directement par les avocats des plaignants, les gendarmes donnèrent des réponses générales ou évasives ou indiquèrent ne rien savoir ou ne plus se souvenir du déroulement de l’opération. Au cours de cette même audience, la cour d’assises entendit également une victime plaignante en ses déclarations. Celle-ci identifia un des agents présents à l’audience et déclara qu’il figurait parmi les agents intervenus dans son dortoir pendant l’opération alors que l’intéressé avait indiqué être intervenu à Ümraniye.

39. Lors de l’audience tenue le lendemain, le 24 novembre 2010, la cour d’assises poursuivit l’audition de neuf plaignants, qui décrivirent le déroulement de l’opération et firent état d’un usage excessif d’armes à feu et de gaz par les forces de l’ordre. Les plaignants démentirent que des armes à feu et d’autres armes eussent été utilisées par les prisonniers. Au terme de l’audience, la cour d’assises invita les autorités militaires à fournir des informations sur la planification de l’opération et à lui envoyer le plan d’intervention adopté le 15 décembre 2000. Elle invita également les autorités militaires à fournir, lorsqu’ils existaient, les enregistrements vidéo de l’opération. Elle émit un mandat d’amener contre les prévenus absents et ordonna par contumace le placement en détention provisoire des prévenus introuvables à leur adresse. Elle réitéra ses demandes d’audition de certains témoins par commission rogatoire et elle délivra des mandats d’amener pour les témoins n’ayant pas répondu à la citation à comparaître.

40. Le 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul adressa à la cour d’assises de Bakırköy le plan d’intervention du 15 décembre 2000 sous forme de document classé « secret ». Il indiqua que le plan avait été retrouvé lors d’un rangement des archives.

41. Ce document donnait des informations sur la situation de la prison de Bayrampaşa et le nombre de détenus. De même, il mentionnait l’absence d’emprise de l’État sur cette prison depuis de longues années, ainsi que la nécessité de libérer les détenus qui auraient été forcés à poursuivre leur « jeûne de la mort » et de les soustraire à l’emprise d’organisations illégales. Le plan abordait également de manière détaillée l’opposition susceptible d’être rencontrée par les gendarmes et les types d’armes pouvant être utilisés contre eux par les détenus.

42. Selon ce plan, l’opération devait être menée au jour J et à l’heure H et se dérouler en quatre étapes.

La première étape du plan consistait en la formation des gendarmes devant intervenir lors de l’opération et devait être finalisée au jour J-2.

La deuxième étape consistait en le déploiement des forces de l’ordre à la prison et devait être finalisée au jour J à l’heure H-10.

Le plan indiquait que des gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara constituaient le groupe d’intervention et d’appui (fiili müdahale ve destek grubu), que des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos de Halkalı et au bataillon de la prison devaient constituer le groupe de sécurité (emniyet grubu) chargé de circonscrire l’opération au bloc C et que des gendarmes appartenant à la compagnie de la rive européenne d’Istanbul devaient constituer le groupe de réserve (ihtiyat grubu). Pour le groupe d’évacuation et de garde (tayliye ve muhafaza grubu), une unité devait être constituée par le bataillon de la prison et le commandement de la gendarmerie d’Istanbul. Les unités de premiers secours devaient être constituées par des gendarmes du bataillon de la prison et, enfin, les unités de transport et de transfert (sevk ve nakil birlikleri) par des gendarmes du commandement régional d’Istanbul. Le plan indiquait également de quels armes et équipements chaque groupe serait pourvu.

La troisième étape consistait en l’intervention elle-même. Il était prévu d’informer par mégaphone les détenus avant l’intervention et de lancer un appel à obtempérer et à ne pas résister. En cas de résistance, il était prévu de pratiquer des ouvertures dans le plafond et les murs et d’y jeter des grenades de gaz lacrymogène. Dans le même temps, des grenades lacrymogènes devaient être lancées par les portes des dortoirs et par toutes les ouvertures pour briser la résistance des détenus. Au besoin, il était prévu d’abattre les murs des dortoirs pour s’introduire dans ces derniers. Selon le plan, les forces de l’ordre devaient progresser étape après étape, sans précipitation, en sécurisant les zones au fur et à mesure de leur avancée. Lors de l’introduction dans le couloir, une utilisation massive de gaz lacrymogène et un usage proportionné des armes devaient permettre de briser la résistance des détenus. Les forces d’intervention devaient garder à l’esprit que les détenus pouvaient faire usage d’objets perforants et tranchants, de bombes artisanales, d’armes à feu et de lance-flammes artisanaux. Au cas où les détenus se disperseraient, les forces d’intervention devaient les neutraliser par groupes. Dans le cas contraire, la zone de regroupement des prisonniers devait être placée sous contrôle et le reste du bâtiment devait être sécurisé avant que les forces d’intervention ne se concentrent dans la zone de regroupement. Les détenus ainsi maîtrisés devaient être remis aux groupes d’appui aux fins de leur évacuation.

Enfin la quatrième étape consistait en la fin de l’opération et le repli des forces de l’ordre.

43. Le plan présentait ensuite les instructions détaillées pour chaque groupe devant participer à cette opération. S’agissant du groupe d’intervention et d’appui, le plan prévoyait la finalisation de sa formation au jour J-2 et indiquait que les forces d’intervention et d’appui devaient procéder à un exercice militaire dans des conditions réelles. Il indiquait en détail de quels armes et équipements lesdites forces disposeraient, prévoyait l’usage de la force et des armes selon le principe de proportionnalité et expliquait l’attitude à adopter dans les différents cas de figure possibles. En cas d’utilisation d’armes à feu par les détenus, les forces d’intervention devaient immédiatement faire usage de leurs armes. Le document indiquait aussi clairement la chaîne de commandement. Enfin, il comportait en annexe le plan du bloc C ainsi que le plan type d’un dortoir.

44. Dans sa lettre du 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul indiqua par ailleurs qu’il n’existait pas d’enregistrements vidéo de l’opération.

45. Les parties n’ont pas fourni d’informations sur la suite de la procédure.

2. Les procédures pénales menées contre le personnel de surveillance de la prison pour abus de pouvoir et contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour abus de pouvoir et mauvais traitements

46. Le 16 juillet 2001, le procureur de la République inculpa 155 membres du personnel de la prison – surveillants de prison, gendarmes en fonction à la prison et responsables du détecteur de rayons X – pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il inculpa aussi 1 460 gendarmes ayant procédé à l’évacuation des détenus au terme de l’opération, leur reprochant des abus de pouvoir et l’infliction de mauvais traitements aux prisonniers lors de leur évacuation.

47. Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les 1 460 gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus.

48. Le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel déclara l’action pénale diligentée contre les gendarmes éteinte pour prescription. Il releva que les faits qui étaient reprochés à ceux-ci remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription avait été atteint le 19 juin 2008.

Par une décision rendue le même jour, il mit également fin à l’action pénale diligentée contre le personnel de la prison pour le même motif. Aucun pourvoi ne fut formé contre cette décision.

49. Le 31 mai 2011, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal correctionnel dans sa partie relative aux gendarmes.

3. La procédure pénale diligentée contre les prisonniers pour rébellion

50. Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 167 détenus du chef de rébellion.

51. Le 28 avril 2009, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit fin à l’action pénale pour prescription.

4. La procédure pénale menée contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour destruction et vol

52. Le 16 janvier 2001, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu en ce qui concernait une plainte déposée par des détenus contre les gendarmes intervenus lors de leur évacuation pour destruction et vol de leurs effets personnels lors de l’opération.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

53. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005), Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006), et Leyla Alp et autres c. Turquie (no 29675/02, §§ 54-56, 10 décembre 2013).

54. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques (CPT/Inf (2001) 31), en date du 13 décembre 2001, figure dans l’arrêt İsmail Altun (précité, § 57).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUETES

55. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent.

II. SUR LES EXCEPTIONS DU GOUVERNEMENT

A. Requête essentiellement la même s’agissant des requérants İsmail Altun et Ali Ekber Düzova

56. Le Gouvernement soutient que, s’agissant des requérants İsmail Altun et Ali Ekber Düzova, la requête no 34252/10 est essentiellement la même que les requêtes nos 22932/02 et 40310/06 introduites par ces mêmes personnes. Il invite par conséquent la Cour à déclarer la requête no 34252/10 irrecevable concernant ces deux requérants.

57. La Cour note que, le 18 mai 2002 et le 12 septembre 2006, MM. İsmail Altun et Ali Ekber Düzova ont respectivement introduit les requêtes nos 22932/02 et 40310/06, dans lesquelles ils se plaignaient de l’opération menée par les forces de l’ordre dans la prison où ils étaient détenus. Le 21 septembre 2010 et le 5 juin 2012 respectivement, la Cour a conclu, dans les requêtes susmentionnées, à la violation de l’article 2 de la Convention, aux motifs que la force utilisée contre les intéressés n’avait pas été « absolument nécessaire » et que les investigations menées par les autorités nationales n’avaient pas été effectives (İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, §§ 78 et 85, 21 septembre 2010, et Düzova c. Turquie, no 40310/06, §§ 91-92, 5 juin 2012). La Cour observe que la requête no 34252/10 présentement portée devant elle ne contient pas de faits nouveaux.

58. Or, selon l’article 35 § 2 b) de la Convention, la Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsque celle-ci est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par elle et si elle ne contient pas de faits nouveaux. Par conséquent, pour autant qu’elle concerne les requérants İsmail Altun et Ali Ekber Düzova, la requête no 34252/10, étant essentiellement la même que les requêtes susmentionnées, doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 2 b) et 4 de la Convention.

B. Non-épuisement des voies de recours internes

59. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter les présentes requêtes pour non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que la procédure pénale diligentée contre 1 460 gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements est actuellement pendante devant la Cour de cassation. Il indique ensuite que l’action pénale intentée contre trente-neuf gendarmes relative à la conduite de l’opération litigieuse est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, et il ajoute qu’une enquête a été ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité est restée indéterminée.

60. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.

61. S’agissant d’abord de la première branche de l’exception préliminaire, concernant la procédure pénale diligentée contre les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements, la Cour note que, le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel a mis fin à l’action pénale pour cause de prescription et que, le 31 mai 2011, la Cour de cassation a confirmé le jugement du tribunal correctionnel. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement sur ce point.

62. En ce qui concerne la deuxième branche de l’exception préliminaire, selon laquelle l’introduction de la requête est prématurée en raison de l’inachèvement du procès des agents mis en cause, la Cour estime qu’il s’agit là d’une question étroitement liée à l’effectivité de la procédure en question, donc au fond des griefs tirés du manquement allégué des autorités au respect des obligations procédurales que leur imposent les articles 2 et 3 de la Convention (voir, par exemple, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 55, 23 juin 2009, ou bien Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 66, 20 mai 2010). Partant, la Cour joint au fond la deuxième branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION QUANT À LA CONDUITE DE L’OPÉRATION « RETOUR À LA VIE »

63. Les requérants dénoncent l’usage de la force, qu’ils estiment avoir été excessif et disproportionné, par les autorités lors de l’opération « retour à la vie » menée dans la prison de Bayrampaşa. Ils se plaignent d’avoir été soumis à un emploi abusif de gaz lacrymogène à cette occasion.

Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention, ainsi libellés en leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

(...)

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Arguments des parties

64. Les requérants se plaignent de la manière dont les autorités ont préparé et conduit l’opération en cause : ils dénoncent notamment le type d’armes utilisées, et ils soutiennent que la force employée était disproportionnée et que leur vie a été mise en danger au cours de cette opération. Ils reprochent en outre à l’État d’avoir manqué à son obligation de protéger la vie des personnes placées sous son contrôle. D’après eux, les incendies se sont déclarés en raison de l’usage excessif de grenades.

65. Les intéressés combattent aussi la thèse du Gouvernement selon laquelle l’opération visait à sauver des vies humaines et font observer que l’opération s’est soldée par le décès de douze détenus.

66. Ils déplorent par ailleurs que, plus de dix ans après les faits, la procédure pénale concernant les blessures et décès survenus pendant l’opération litigieuse n’ait toujours pas abouti. Ils soutiennent enfin que les véritables responsables de l’opération n’ont jamais été inquiétés par la justice.

67. Le Gouvernement affirme que l’intervention des forces de l’ordre était justifiée par la nécessité de rétablir l’autorité de l’État sur la prison, de sécuriser ce lieu et de soigner les détenus observant le « jeûne de la mort ». Sur ce point, il soutient qu’il y avait urgence et que l’opération visait surtout à protéger la vie des grévistes de la faim. Il ajoute que les efforts des autorités pour débloquer la situation étaient restés vains.

68. Le Gouvernement affirme ensuite que, pendant l’opération, toutes les mesures visant à protéger la vie des détenus ont été prises. Les forces de sécurité auraient lancé plusieurs appels à la reddition avant leur intervention et auraient fait usage de gaz lacrymogène. Les détenus de certains dortoirs se seraient conformés à l’appel des autorités sans opposer de résistance, alors que d’autres détenus auraient continué à résister ; ces derniers auraient érigé des barricades, ouvert le feu sur les forces de l’ordre, lancé sur elles des produits inflammables et explosifs et mis le feu aux dortoirs et aux couloirs. S’agissant plus particulièrement des dortoirs des femmes, le Gouvernement affirme que les détenues ont mis le feu à l’étage supérieur dans le but de propager l’incendie au toit où se trouvaient les forces de l’ordre et qu’elles se sont jetées collectivement dans les flammes. À cet égard, il mentionne le rapport des pompiers selon lequel l’incendie avait pu être déclenché volontairement par les détenues.

B. Appréciation de la Cour

69. S’agissant de la requérante Songül İnce, la Cour estime devoir se placer, pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 71-73 ci-dessous), sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

1. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention en ce qui concerne la requérante Songül İnce

a) Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention

70. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire.

71. La Cour note que la requérante Songül İnce a été victime de fractures du coude, causées par les tirs des forces de l’ordre. Elle relève que la blessure par balle subie par l’intéressée n’avait pas engagé son pronostic vital mais avait nécessité un arrêt de travail de soixante jours (voir le rapport de l’institut médicolégal du 11 janvier 2001, paragraphe 15 ci-dessus).

72. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans des cas où les blessures de la victime n’avaient pas engagé son pronostic vital (Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 42-43, 4 novembre 2008, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, §§ 41-42, 12 avril 2011, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 61, 14 juin 2011, affaires dans lesquelles les requérants avaient été touchés aux jambes). De plus, dans les affaires Düzova (précité, §§ 67‑73), Şat c. Turquie (no 14547/04, §§ 58-64, 10 juillet 2012) et Erol Arıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, §§ 70-71, 20 novembre 2012), qui se rapportent aux mêmes évènements que ceux de la présente espèce, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention alors que les blessures des intéressés (des fractures des fémurs, du coude et du péroné occasionnées par des tirs des forces de l’ordre) n’avaient pas engagé leur pronostic vital. Pour ce faire, elle a pris en compte les circonstances qui avaient entouré l’intervention des forces de l’ordre, notamment le degré et le type de force utilisée.

73. Aussi la Cour estime-t-elle que la force utilisée à l’encontre de la requérante Songül İnce était potentiellement meurtrière et que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en ce qui la concerne.

74. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

75. La Cour rappelle que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’État – par exemple pendant des opérations policières ou militaires –, la charge de la preuve incombe principalement au gouvernement défendeur ; ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées à son endroit, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77‑78, 26 février 2008, et les références qui y figurent, et, plus récemment, Keser et Kömürcü, précité, § 60). Aux yeux de la Cour, ces principes s’appliquent mutatis mutandis à des opérations des forces de l’ordre dans les centres pénitentiaires qui sont placés sous le strict contrôle de l’État (İsmail Altun, précité, § 69).

76. Dans la présente affaire, pour vérifier si le Gouvernement s’est acquitté de façon satisfaisante de la charge de la preuve, la Cour examinera si l’enquête et la procédure menées par les autorités nationales ont été en mesure d’établir les circonstances exactes à l’origine des blessures de la requérante Songül İnce (Düzova, précité, § 84, Şat, précité, § 74, et, plus récemment, Erol Arıkan et autres, précité, § 83).

77. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur l’opération militaire litigieuse dans le cadre des affaires précitées İsmail Altun, Düzova, Şat et Erol Arıkan et autres ; elle a ainsi conclu que la force utilisée contre certains requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Pour ce faire, elle a relevé que les requérants en question avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État, et elle a constaté que le Gouvernement n’était pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de leurs blessures – ce qu’il aurait pu faire en fournissant notamment des éléments se rapportant directement à la préparation et à la conduite de l’intervention litigieuse – ni d’établir avec certitude que les intéressés avaient été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 2 de la Convention (İsmail Altun, précité, §§ 70 et 78, Düzova, précité, § 91, Şat, précité, § 81, et Erol Arıkan et autres, précité, § 93).

78. Après avoir examiné la présente affaire, la Cour n’aperçoit pas de circonstances particulières pouvant conduire à une conclusion différente.

79. Elle note d’abord que l’intervention de l’autorité administrative, à savoir le préfet, a empêché pendant plusieurs années l’ouverture d’une enquête pénale effective, indépendante et propre à établir les circonstances dans lesquelles s’était déroulée l’opération litigieuse.

Ce n’est qu’en 2010 qu’une procédure pénale a été diligentée, soit près de dix ans après les faits litigieux. Pour la Cour, une durée aussi longue est un facteur susceptible de compliquer, pour les autorités nationales, la collecte des preuves et l’établissement des faits.

80. La Cour note ensuite que trente-neuf gendarmes sont en cours de jugement devant la cour d’assises de Bakırköy, pour homicide et tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions, et que plusieurs gendarmes inculpés, ainsi que certains plaignants, ont déjà été entendus par cette juridiction. Après examen de l’ensemble des éléments dont elle dispose et sans préjuger de l’issue de la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, la Cour estime que la lumière n’a toujours pas été faite sur le déroulement exact de l’opération en cause et sur les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés.

81. En effet, si la procédure en question a permis d’obtenir plus d’informations quant à la planification de l’opération, cela n’est pas le cas en ce qui concerne la conduite de celle-ci et les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés. Il ressort des déclarations des gendarmes entendus par la cour d’assises que ceux-ci n’étaient a priori pas membres des forces d’intervention : en effet, ces gendarmes ont déclaré avoir été affectés aux tâches d’évacuation des détenus ou de sécurisation de la prison, et certains d’entre eux ont affirmé avoir participé à l’opération conduite à la prison d’Ümraniye et ont rétracté leurs déclarations antérieures quant à leur participation à l’opération à la prison de Bayrampaşa. La Cour note ici que tous les gendarmes inculpés appartenaient au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ, alors que le plan d’intervention du 15 décembre 2000 indiquait que le groupe d’intervention était constitué de gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara (paragraphe 42 ci-dessus). Or, plus de dix ans après les évènements, l’identité de ces gendarmes n’a toujours pas été déterminée. Ainsi qu’il ressort du dossier, les autorités militaires étaient et sont toujours réticentes à fournir aux autorités d’enquête et judiciaires l’identité des agents membres du groupe d’intervention (paragraphe 36 ci-dessus).

La Cour note aussi que le plan susmentionné prévoyait l’enregistrement vidéo de l’intervention ainsi que la rédaction d’un compte rendu à l’issue de l’opération. Or, selon la lettre du 22 mars 2011 émanant des autorités militaires, il n’existait pas d’enregistrement. Quant au compte rendu de l’opération, aucun document de cette nature ne figure dans le dossier (Düzova, précité, § 89, et Şat, précité, § 79).

82. La Cour constate en outre que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que la requérante Songül İnce a activement pris part à l’émeute et qu’elle a attaqué les forces de l’ordre, ni, dès lors, de conclure que l’usage de la force a été rendu strictement nécessaire par le comportement de l’intéressée. L’examen du dossier ne permet donc pas d’établir que celle-ci a eu un comportement qui aurait rendu absolument nécessaire l’usage de la force meurtrière à son encontre.

83. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que, à ce jour, l’enquête et la procédure pénales n’ont toujours pas permis d’établir les circonstances ayant entouré l’incident au cours duquel la requérante précitée a été blessée alors qu’elle se trouvait sous la responsabilité de l’État. Ainsi, le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de la blessure infligée à la requérante et d’établir avec certitude que celle-ci a été victime du recours à une force légitime au sens de l’article 2 de la Convention.

84. Au vu de l’ensemble des circonstances de la présente espèce, la Cour conclut que la force utilisée contre la requérante Songül İnce n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention.

85. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne la procédure pénale diligentée devant la cour d’assises de Bakırköy et l’enquête ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité est restée indéterminée et conclut dans le chef de cette requérante à la violation de l’article 2 de la Convention.

2. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

86. Les requérants se plaignent d’avoir été blessés au cours de l’opération litigieuse et soumis à un emploi excessif de gaz lacrymogène.

a) S’agissant des requérantes Özgül Dede, Gülperi Özen et Aydan Odabaş

87. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

88. S’agissant des requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen, la Cour note que les rapports établis à la suite de leur examen médical indiquaient la présence de brûlures à différents endroits de leurs corps, ayant nécessité un arrêt de travail de quinze jours pour chacune. Quant à la requérante Aydan Odabaş, la Cour observe que son examen avait révélé la présence d’une ecchymose à l’épaule gauche et d’une ecchymose à l’index droit (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).

89. La Cour relève que, à ce jour, l’enquête et la procédure pénales n’ont toujours pas permis d’établir les circonstances ayant entouré l’incident au cours duquel les requérantes susmentionnées ont été blessées alors qu’elles se trouvaient sous la responsabilité de l’État.

90. S’agissant plus particulièrement des requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen, la Cour note que la lumière n’a toujours pas été faite sur l’origine de l’incendie au cours duquel ces détenues ont été blessées. Les requérantes en question affirment que le feu s’est déclaré dans leur dortoir en raison des grenades lancées par les forces de l’ordre. Le Gouvernement conteste cette version et soutient que les détenues ont elles-mêmes allumé le feu et qu’elles s’y sont jetées. Sur ce point, la Cour rappelle le contenu du rapport établi le 14 février 2001 par des experts de l’institut médicolégal. Ainsi qu’il ressort clairement de ce rapport, l’utilisation des grenades était interdite dans les endroits confinés abritant des êtres humains et des produits inflammables ; or les forces de l’ordre ont agi en contradiction avec ces instructions et ont fait un usage excessif de grenades. Toutefois, les experts n’ont pas pu parvenir à une conclusion certaine quant à l’origine de l’incendie (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour relève que le rapport des pompiers avance l’hypothèse d’un incendie déclenché par les détenues (paragraphe 12 ci-dessus). Par conséquent, eu égard aux constats figurant dans ces deux rapports, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas d’en tirer des conclusions.

91. La Cour considère que seules une enquête ou une procédure pouvaient permettre de déterminer l’origine de l’incendie. Or, force est de parvenir ici au même constat que celui exposé ci-avant. Près de quatorze ans après les faits dénoncés, la procédure pénale est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et les circonstances dans lesquelles le feu s’est déclaré dans le dortoir où se trouvaient les intéressées n’ont toujours pas été déterminées avec certitude (Erol Arıkan et autres, précité, § 91).

92. Ainsi, le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine des blessures infligées aux intéressées et d’établir avec certitude que celles-ci ont été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 3 de la Convention.

93. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne la procédure pénale diligentée devant la cour d’assises de Bakırköy et l’enquête ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité est restée indéterminée et conclut dans le chef des requérantes Özgül Dede, Gülperi Özen et Aydan Odabaş à la violation de l’article 3 de la Convention.

b) S’agissant de la requérante Fatma Güzel

94. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

95. La Cour observe que, après l’opération litigieuse, la requérante Fatma Güzel a été admise à l’hôpital de Bayrampasa pour des sifflements pulmonaires. Elle note que cette requérante se plaint d’avoir été soumise à un usage excessif de gaz lacrymogène et d’avoir subi une intoxication.

96. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner la question de l’utilisation du gaz lacrymogène ou du spray au poivre dans un contexte de maintien de l’ordre public et qu’elle a admis que pareille utilisation peut produire des effets dérangeants (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, §§ 17-18, CEDH 2006‑XIII, Ali Güneş c. Turquie, no 9829/07, § 37, 10 avril 2012, et Petruş Iacob c. Roumanie, no 13524/05, §§ 33, 4 décembre 2012). En outre, la Cour a entériné les recommandations faites par le CPT quant à l’usage du spray au poivre (Ali Güneş, précité, § 40). Elle a également précisé que ce gaz, utilisé dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe pour contenir les manifestations, voire les disperser en cas de risque de débordement, ne figurait pas parmi les gaz toxiques énumérés en annexe de la Convention du 13 janvier 1993 des Nations unies sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction (« la CAC »). Par ailleurs, d’après la CAC (article II § 9, d), l’utilisation de moyens tels que le gaz lacrymogène ou le spray au poivre est autorisée aux fins de maintien de l’ordre public, y compris de lutte antiémeute sur le plan intérieur (Çiloğlu et autres c. Turquie, no 73333/01, §§ 18-19, 6 mars 2007, et Oya Ataman, précité, §§ 17-18).

97. Toutefois, la présente espèce se distingue sensiblement des affaires dans lesquelles la Cour a examiné les effets de l’utilisation de gaz lacrymogène ou de spray irritant contre des manifestants (Çiloğlu et autres et Oya Ataman, précités) ou contre des personnes immobilisées par les forces de l’ordre (Ali Güneş et Petruş Iacob, précités). Elle se distingue également des affaires relatives au lancement de grenades lacrymogènes en direction de manifestants au moyen d’un lanceur (Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, 16 juillet 2013).

98. Il est question en l’occurrence de l’utilisation du gaz lacrymogène pour réprimer une émeute dans une prison. La Cour attache ici une importance considérable au fait que, à la différence des précédentes affaires dont elle a eu à connaître, le gaz a été utilisé dans un espace confiné. Elle note aussi qu’il est clairement établi que le dortoir C1 où se trouvait la requérante Fatma Güzel a été l’objet d’un usage excessif de gaz lacrymogène (voir le rapport du 14 février 2001, paragraphe 19 ci-dessus).

99. Aussi la Cour admet-elle que le traitement infligé à la requérante Fatma Güzel par l’utilisation du gaz lacrymogène a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Dès lors, il incombe à la Cour de rechercher si l’usage de ce gaz par les militaires en vue de la répression de l’émeute était une réponse adéquate à la situation, compte tenu des exigences de l’article 3 de la Convention.

100. À ce titre, la Cour ne peut ignorer ni l’extrême violence des évènements qui ont eu lieu à la prison de Bayrampaşa le 19 décembre 2000, ni le potentiel de violence qui existe dans un établissement pénitentiaire, ni le fait que la désobéissance des détenus peut dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant ainsi l’intervention des forces de l’ordre (Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, § 77, 21 décembre 2006). Il est également vrai que, au cours de l’opération en cause, les forces de l’ordre étaient investies d’une mission difficile et dangereuse.

101. À cet égard, la Cour reconnaît que l’utilisation de moyens neutralisants – tels que le gaz lacrymogène ou le spray au poivre – peut s’avérer nécessaire et appropriée pour réprimer une émeute. Cela ne signifie pas pour autant que les autorités ont carte blanche, au regard de l’article 3 de la Convention, pour recourir à de tels moyens, à l’abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en dernière instance, par les organes de contrôle de la Convention. C’est pourquoi la Cour doit déterminer si, en l’espèce, l’action des forces de l’ordre était entourée de garanties suffisantes lorsqu’elles ont fait usage du gaz lacrymogène.

102. La Cour observe qu’il ressort des rares dispositions de la législation nationale relative au maintien de la sécurité en milieu carcéral (Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 80, 13 janvier 2005) que les forces de l’ordre appelées à intervenir dans la prison de Bayrampaşa avaient apparemment carte blanche pour se servir de bombes lacrymogènes, et ce dans la mesure où ces règles n’énonçaient aucune directive claire concernant les conditions d’emploi de ces moyens. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà précisé que l’utilisation de gaz et de grenades lacrymogènes, au cours de manifestations, devait être réglementée (İzci c. Turquie, no 42606/05, § 66, 23 juillet 2013, et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 57, 22 juillet 2014). Elle considère que la même exigence vaut a fortiori pour l’usage de gaz lacrymogène dans un espace confiné et densément peuplé, comme celui des prisons, qui pourrait entraîner des conséquences graves, voire létales.

Il n’est pas non plus établi que les forces de l’ordre amenées à intervenir lors de l’opération eussent reçu des instructions claires sur le mode d’utilisation du gaz lacrymogène et des consignes par rapport à des restrictions quantitatives.

Le nombre de grenades retrouvées dans le dortoir C1 en témoigne. En effet, au vu de la surface de ce dernier et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), le rapport d’expertise indique que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans ce dortoir était largement supérieure au seuil mortel (paragraphe 19 ci-dessus).

103. La Cour observe en outre que malgré l’assertion des détenus, exprimée devant les instances judiciaires, quant à un usage excessif du gaz lacrymogène, lesdites instances ne se sont jamais intéressées à cette question. Les juridictions internes se sont bornées, jusqu’à présent, à examiner la nécessité de l’usage de la force sans se soucier de vérifier de quelle manière cet usage avait été mis en œuvre. Pour la Cour, une telle approche apparaît clairement insuffisante face à l’allégation selon laquelle il s’agissait d’un usage manifestement disproportionné.

104. Par ailleurs, bien que la procédure concernant les blessures et décès survenus pendant l’opération litigieuse demeure toujours pendante en droit interne, la Cour note qu’aucun élément du dossier ne permet d’envisager que les instances judiciaires vont examiner la question de savoir si le gaz lacrymogène a été utilisé de la manière la plus appropriée. À cet égard, force est de relever que la cour d’assises de Bakırköy n’a aucunement abordé ce point.

105. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il n’est pas établi que l’usage du gaz lacrymogène fait à l’encontre de la requérante Fatma Güzel dans les conditions décrites ci-dessus était une réponse adéquate à la situation au regard des exigences de l’article 3 de la Convention et qu’il n’est pas non plus établi que cet usage était proportionné au but recherché, à savoir la répression d’une émeute.

106. La Cour estime également que, faute d’avoir permis d’établir si la force utilisée était justifiée dans les circonstances de l’espèce, l’enquête et la procédure menées à l’échelle nationale relativement aux blessures et décès survenus pendant l’opération litigieuse ne sauraient être considérées comme effectives. Enfin, elle considère qu’elles ne répondent pas non plus à l’exigence de célérité et de diligence raisonnable, implicite dans le contexte des obligations positives en jeu (voir, parmi d’autres, McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, §§ 113-114, CEDH 2001‑III), dans la mesure où la procédure pénale diligentée contre les agents mis en cause demeure pendante devant la cour d’assises près de quatorze années après les évènements.

107. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention dans le chef de la requérante Fatma Güzel.

c) S’agissant des autres requérants

108. La Cour relève qu’il ne ressort nullement du dossier que les autres requérants ont été blessés lors de l’opération litigieuse. Elle note que, après leur évacuation, ces requérants ont été transférés vers d’autres établissements pénitentiaires.

En outre, s’agissant du requérant Özkan Pekgüleç, bien qu’il ait déclaré, dans sa déposition du 22 janvier 2001, avoir été blessé par une grenade qui l’aurait atteint au dos, il n’a fourni aucun rapport médical de nature à étayer cette allégation et il a du reste précisé qu’il n’avait pas souhaité passer un examen médical. En outre, il n’a pas non plus informé la Cour de la suite donnée à sa plainte après la transmission du dossier au parquet d’Eyüp le 9 février 2001 (paragraphe 22 ci-dessus).

Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

109. Enfin, en l’absence d’un quelconque rapport médical attestant de séquelles causées par l’usage du gaz lacrymogène au cours de l’opération en cause ou bien de la survenance ultérieure de complications médicales, la Cour ne saurait admettre que le traitement infligé à ces requérants par l’utilisation du gaz lacrymogène a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 (Leyla Alp et autres c. Turquie (no 29675/02, § 93, 10 décembre 2013).

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION QUANT AUX CONDITIONS D’ÉVACUATION ET DE TRANSFERT DES REQUÉRANTS

110. Les requérants se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements lors de leur évacuation et de leur transfert, ainsi que dans les prisons où ils ont été transférés.

Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

111. Le Gouvernement conteste ces allégations. Il réplique que les détenus blessés lors de l’opération ainsi que les détenus grévistes dont l’état de santé s’était dégradé ont été conduits vers différents hôpitaux pour une prise en charge. Les autres détenus auraient été directement transférés vers d’autres prisons.

112. S’agissant d’abord du requérant Özkan Pekgüleç (requête no 25595/08), la Cour note que celui-ci a introduit, le 21 mai 2004, la requête no 21283/04 dans laquelle il se plaignait des mauvais traitements qu’il aurait subis lors de son transfert de la prison de Bayrampasa à la prison d’Edirne ainsi qu’à son arrivée dans cette dernière prison. Le 20 mai 2008, la Cour a déclaré ce grief irrecevable en application de l’article 35 §§ 1, 3 et 4 de la Convention. La présente requête ne contient pas de faits nouveaux. Or, selon l’article 35 § 2 b) de la Convention, la Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsque celle-ci est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par elle et si elle ne contient pas de faits nouveaux. Par conséquent, étant essentiellement la même que la partie de la requête no 21283/04 relative au grief tiré de l’article 3 de la Convention, cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 2 b) et 4 de la Convention.

113. Pour ce qui est des autres requérants, la Cour note que les intéressés n’ont pas produit, devant elle, d’éléments de preuve concluants à l’appui de leurs allégations ni fourni d’explications détaillées et convaincantes sur les sévices que les gendarmes leur auraient infligés. Elle relève à cet égard que les requérants transférés à la prison d’Edirne ont été soumis à un examen médical lors de leur admission. Elle note que les rapports médicaux établis à cette occasion ne font état d’aucune trace de coups et blessures sur le corps des intéressés. Elle note aussi que, lors de cet examen, les requérants en question ne se sont pas plaints des traitements dénoncés par eux dans leur requête. La Cour observe par ailleurs qu’il ne ressort aucunement du dossier que les intéressés ont, à un quelconque moment de leur détention, contesté les rapports médicaux établis lors de leur admission et/ou entrepris des démarches pour être examinés par un médecin autre que celui qui avait établi ces rapports.

114. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé concernant ces requérants et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

115. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants reprochent aux autorités de ne pas avoir poursuivi les responsables des traitements dénoncés par eux, et ils se plaignent de lenteurs et d’une ineffectivité de l’enquête.

Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent en outre de ne pas disposer d’un recours effectif pour présenter leurs griefs.

116. S’agissant des requérantes Songül İnce, Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel, la Cour relève que ces griefs sont liés à ceux examinés ci-dessus sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention et qu’ils doivent donc aussi être déclarés recevables. Cependant, eu égard au constat relatif à ces dispositions (paragraphes 85, 93 et 107 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation des articles 6 et 13 de la Convention.

117. En ce qui concerne les autres requérants, la Cour a examiné ces griefs tels que les intéressés les ont présentés. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

118. Les requérants se plaignent d’une discrimination, au sens de l’article 14 de la Convention, qui aurait été fondée sur leurs opinions politiques. Ils se plaignent en outre d’une destruction et d’une saisie de leurs effets personnels lors de l’opération menée à la prison.

119. La Cour a examiné ces griefs tels qu’ils ont été présentés par les requérants. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

120. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

121. Dans la requête no 34252/10, les requérants réclament 90 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi. Pour le préjudice matériel, ils s’en remettent à la Cour.

En ce qui concerne la requête no 25595/08, le requérant Özkan Pekgüleç réclame 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

122. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

123. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette la demande y relative.

En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 15 000 EUR à la requérante Songül İnce, 10 000 EUR à chacune des requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen et, enfin, 8 000 EUR à chacune des requérantes Aydan Odabaş et Fatma Güzel pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

124. Dans la requête no 34252/10, les requérants demandent 7 853 EUR conjointement pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

En ce qui concerne la requête no 25595/08, le requérant Özkan Pekgüleç réclame 7 763 EUR à ce titre.

125. Le Gouvernement conteste ces montants.

Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

À la lumière des documents dont elle dispose et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus, et l’accorde aux requérantes Songül İnce, Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel conjointement.

C. Intérêts moratoires

126. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement pour autant qu’elles concernent la procédure pénale diligentée contre trente-neuf gendarmes devant la cour d’assises de Bakırköy, d’une part, et l’enquête ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité est restée indéterminée, d’autre part, et les rejette ;

3. Déclare la requête no 34252/10 recevable quant au grief tiré des articles 2, 6 et 13 de la Convention pour la requérante Songül İnce ;

4. Déclare la requête no 34252/10 recevable quant au grief tiré des articles 3, 6 et 13 de la Convention pour les requérantes Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel ;

5. Déclare la requête no 25595/08 irrecevable et la requête no 34252/10 irrecevable pour le surplus ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans le chef de la requérante Songül İnce ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel ;

8. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention ;

9. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à la requérante Songül İnce,

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacune des requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen,

iii. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacune des requérantes Aydan Odabaş et Fatma Güzel,

iv. 3 000 EUR (trois mille euros) conjointement aux requérantes Songül İnce, Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ces dernières, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sajó.

A.S.
A.C.

ANNEXE

Liste des requérants

Requête no 25595/08

1. PEKGÜLEÇ Özkan, né en 1966

Requête no 34252/10

1. İNCE Songül, née en 1973
2. DÜZOVA Ali Ekber, né en 1973
3. AKSAKAL Hasan, né en 1970
4. GÜNGÖR Kenan, né en 1951
5. ALTUN İsmail, né en 1974
6. DEMİR Hasan, né en 1967
7. GÜZEL Fatma, née en 1969
8. ODABAŞ Aydan, née en 1977
9. İSKENDER Şenol, né en 1972
10. BAYIR Cengiz, né en 1973
11. PAKKAN Muammer, né en 1963
12. POLAT Ali, né en 1977
13. ÇİNGİTAŞ Recep, née en 1963
14. DEDE Özgül, née en 1975
15. TÜRKMEN Canali, né en 1969
16. AÇAN Hasan Selim, né en 1954
17. ÖZEN Gülperi, née en 1970

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SAJÓ

Je partage l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation des articles 2 et 3 de la Convention respectivement mais j’estime, en ce qui concerne Özgül Dede, Gülperi Özen, Aydan Odabaş et Fatma Güzel, que l’État a manqué à ses seules obligations procédurales.

La présente affaire concerne l’opération menée par les forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa où les requérants étaient détenus. La Cour s’est déjà prononcée antérieurement sur l’opération militaire litigieuse dans le cadre des affaires İsmail Altun c. Turquie (no 22932/02, 21 septembre 2010), Düzova c. Turquie (no 40310/06, 5 juin 2012), Şat c. Turquie (no 14547/04, 10 juillet 2012), et Erol Arıkan et autres c. Turquie (no 19262/09, 20 novembre 2012), dans lesquelles elle a conclu que la force utilisée contre certains requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Pour conclure ainsi, elle a relevé que les requérants en question avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État, et elle a observé que le Gouvernement n’était en mesure ni d’expliquer suffisamment l’origine de leurs blessures
– ce qu’il aurait pu faire en fournissant notamment des éléments se rapportant directement à la préparation et à la conduite de l’intervention litigieuse – ni d’établir avec certitude que les intéressés avaient été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 2 de la Convention (İsmail Altun, précité, §§ 70 et 78, Düzova, précité, § 91, Şat, précité, § 81, et Erol Arıkan et autres, précité, § 93). Toutefois, en l’espèce, le 22 mars 2011, au cours du procès devant la cour d’assises de Bakırköy, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul adressa à cette juridiction le plan d’intervention du 15 décembre 2000 sous forme de document classé « secret ». Il indiqua que le plan avait été retrouvé lors d’un rangement des archives. La Cour n’a pas jugé le plan fautif. En ce qui concerne l’argument selon lequel les requérants en question avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’État, il faut reconnaître que l’opération avait été menée pour mettre fin à l’émeute, c’est-à-dire pour ramener sous contrôle les requérants et les autres prisonniers qui étaient armés et hors de contrôle de l’État.

En conséquence, en ce qui concerne la requérante Songül İnce, à mon sens, la violation a trait uniquement à l’absence d’enquête pénale effective.

Pour ce qui est de la requérante Fatma Güzel, qui se plaint d’avoir été soumise à un usage excessif de gaz lacrymogène et d’avoir subi une intoxication, je partage l’opinion de mes collègues : l’usage de gaz lacrymogène dans un espace confiné et densément peuplé, comme celui des prisons n’était pas proportionné. Pour cette raison, j’ai conclu à la violation de l’article 3 (volet matériel et volet procédural) de la Convention dans le chef de cette requérante.

Concernant les requérants Özgül Dede, Gülperi Özen et Aydan Odabaş, j’estime que les raisons présentées par la Cour sont de nature exclusivement procédurale (paragraphes 91-93).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-155077
Date de la décision : 26/05/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace;Obligations positives) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : SONGÜL İNCE ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BALLIKAYA S. ; FILORINALI M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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