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17/03/2015 | CEDH | N°001-152878

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKDEMİR ET EVİN c. TURQUIE, 2015, 001-152878


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKDEMİR ET EVİN c. TURQUIE

(Requêtes nos 58255/08 et 29725/09)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2015

DÉFINITIF

17/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Akdemir et Evin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, <

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Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKDEMİR ET EVİN c. TURQUIE

(Requêtes nos 58255/08 et 29725/09)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2015

DÉFINITIF

17/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Akdemir et Evin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 58255/08 et 29725/09) dirigées contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet État, Aysel Akdemir et Fatma Evin, Suat Evin, Servet Evin (« les requérants ») ont saisi la Cour respectivement le 21 novembre 2008 et le 18 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par M. Yaşar, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en substance une violation des articles 2 et 6 de la Convention en raison de l’explosion d’une bombe ayant causé de graves blessures à leurs enfants et le décès de l’un d’entre eux, Turgay Ergin. Ils se plaignent en outre de la durée de la procédure d’indemnisation.

4. Le 23 mars 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’accident et l’instruction pénale

5. Aysel Akdemir est la mère du défunt Turgay Ergin. Fatma Evin est la mère des requérants Suat et Servet Evin.

6. Le 13 mars 1999, le jeune Turgay Ergin, alors âgé de sept ans, jouait avec Servet Evin, alors âgé de huit ans, lorsque Suat Evin, alors âgé de 11 ans, vint à leurs côtés avec un objet qu’il aurait trouvé dans une poubelle près du polygone de tir militaire. L’objet lui explosa dans les mains.

7. Appelés par téléphone, les gendarmes et la police arrivèrent sur les lieux. Les enfants furent transportés d’urgence à l’infirmerie du commandement militaire, puis à l’hôpital de Diyarbakır.

Servet Evin présentait des lésions cérébrales et un décollement de la cornée. Suat Evin fut amputé de l’avant-bras gauche. Turgay Ergin, quant à lui, décéda des suites de ses blessures.

8. Le même jour, le procès-verbal d’incident établi par la police décrivit en substance les faits comme suit : Suat Evin avait trouvé l’objet dans une poubelle près du polygone de tir appartenant au commandement de bataillon. L’explosion avait eu lieu dans un quartier périphérique du village de Hani (district de Diyarbakır) derrière les habitations et à côté d’une fontaine où une femme, F.K., était en train de laver son linge.

Un croquis des lieux fut établi et des éclats de l’engin explosif furent prélevés pour être expertisés.

9. Le 13 mars 1999, le procureur de la République de Hani entama l’instruction au sujet de l’explosion mortelle. Il convoqua les témoins et les parents des victimes.

F.K. fit le récit suivant :

Elle avait vu l’objet dans les mains de Suat Evin, et lui avait demandé de quoi il s’agissait. Ce dernier lui avait répondu que « c’était une bombe qu’il avait trouvée et qu’il allait la jeter dans le feu pour qu’elle explose ». Elle lui avait demandé de ne pas jouer avec et s’en était retournée à son travail au moment de l’explosion.

Son père, S.K., témoigna comme suit :

Il avait entendu l’explosion et était arrivé sur les lieux. Par la suite, il avait conduit à l’hôpital sa fille F.K., qui avait perdu une partie de sa capacité auditive.

10. Selon le rapport d’autopsie du 14 mars 1999, le décès de Turgay Ergin avait pour origine une hémorragie cérébrale causée par un explosif. Des expertises médicolégales furent effectuées.

11. Le 24 mars 1999, le procureur de Hani demanda une expertise militaire. L’expert affirma devant lui :

– que la pièce d’aluminium de couleur bleue était une composante des munitions d’apprentissage utilisées dans l’armée ;

– que l’arme n’avait pas de capacité mortelle étant donné son usage exclusif dans un but de formation au tir ;

– que la douille vide restée sur le terrain après les tirs avait été remplie de matières explosives (tetrytol, TNT, C-4) et transformée ainsi en un engin mortel ;

– que cette transformation était probablement l’œuvre des militants du PKK, qui s’étaient déjà livrés à des agissements similaires.

12. Le 22 avril 1999, Aysel Akdemir, mère de Turgay, fut entendue par le parquet de Hani. Elle déposa ainsi :

Son fils avait trouvé un engin explosif près de la zone militaire et avait joué avec. Les militaires avaient effectué des tirs d’exercice la veille au soir. Elle portait plainte contre les responsables militaires pour le décès de son enfant.

13. Le 28 avril 1999, le procureur de la République de Hani entendit Fatma Evin et Ali Evin, parents de Suat et Servet. Ils déposèrent ainsi :

Leurs enfants avaient trouvé l’explosif à côté de la zone militaire. Ils portaient plainte contre les responsables.

14. Le 30 mai 1999, sur la demande du parquet, une expertise de l’explosif fut effectuée par le laboratoire criminologique de la direction de la sûreté. Le rapport rédigé le 29 juillet par quatre experts livra les informations suivantes :

Les pièces de la douille comportaient les couleurs de code de l’OTAN utilisées dans l’armée pour marquer un usage à des fins de formation au tir. Après son utilisation, une explosion de ce type de douille n’était pas techniquement possible. La munition entière n’avait elle-même aucune force mortelle. Les restes de douille appartenaient à une munition militaire spécifiquement fabriquée à des fins de formation, et dont la vente et la possession étaient par ailleurs interdites. L’explosion avait forcément été causée par une autre munition, qui se serait trouvée près de cette douille.

15. Le 2 août 1999, le parquet de Hani conclut que le décès avait été causé par l’explosion d’une bombe qui avait été préparée par des terroristes du PKK (organisation armée illégale). Le parquet indiqua également qu’à l’origine l’engin explosif appartenait aux forces militaires qui l’avaient utilisé à des fins de formation dans une zone militaire. L’explosif avait été posé par la suite dans la poubelle.

16. Le parquet de Hani émit une décision de recherche permanente des coupables. Du 2 août 1999 au 3 juillet 2009, la direction de la sécurité informa tous les trois mois le parquet des recherches effectuées, sans succès, pour identifier les personnes responsables.

17. Le 3 juillet 2009, le parquet de Hani rendit une décision de classement du dossier en raison de la prescription, en constatant que malgré des recherches permanentes personne n’avait pu être identifiée.

B. La procédure en indemnisation entamée par Aysel Akdemir

18. Le 22 février 2000, Aysel Akdemir demanda des indemnités au ministère de l’Intérieur pour le décès de son fils. La demande resta sans suite.

19. Le 26 juin 2000, la requérante introduisit une action en indemnisation auprès du tribunal administratif de Diyarbakır. Elle demandait 30 777 002 959 anciennes livres turques (TRL) (l’équivalent à cette date de 52 859 euros (EUR)), se répartissant en 15 777 002 959 TRL pour dommage matériel sur le fondement d’une expertise réalisée aux fins de cette procédure civile, et 15 000 000 000 TRL pour dommage moral.

20. Le tribunal administratif demanda au parquet le dossier de l’instruction pénale afin d’examiner la responsabilité de l’administration.

21. Le 20 mars 2003, le tribunal administratif rendit son jugement : il accueillit partiellement la demande, mais sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’État en raison des activités terroristes.

Dans ses motifs, après avoir confirmé les conclusions du parquet quant à l’origine de l’engin ayant explosé, le tribunal jugea qu’il convenait de dédommager la requérante sur la base du principe de la socialisation du risque lié aux activités terroristes – donc, sans avoir à établir l’existence d’une faute de l’administration militaire.

Le tribunal retint également que les agissements d’un tiers (en l’occurrence, le jeune Suat Evin) avaient concouru à la survenance du dommage, et le prit en considération dans l’évaluation des indemnités.

Ainsi, après expertise, le tribunal fixa les sommes à verser à la requérante à 3 372 656 562 TRL pour le dommage matériel et 1 000 000 000 TRL pour le dommage moral.

22. Le 25 décembre 2006, le Conseil d’État approuva le jugement de première instance pour ce qui était du dommage matériel, mais le cassa quant à l’appréciation du dommage moral, aux motifs :

« – que d’après l’expertise criminologique, l’engin explosif avait été fabriqué à partir de douilles plastiques vides utilisées par l’armée lors des exercices de tir ;

– qu’en ne pratiquant pas de surveillance aux alentours du polygone de tir pour y ramasser les restes de munitions susceptibles, par l’intervention d’une tierce personne, de devenir dangereuses pour autrui, l’administration militaire avait gravement manqué à ses devoirs de service vis-à-vis de la population ;

– que le fondement de l’indemnisation aurait dû être le « manquement aux devoirs du service » et donc la « responsabilité directe de l’administration militaire » ;

– qu’en considération de ce constat aggravant, il y avait lieu d’augmenter le montant de la réparation du dommage moral. ».

23. Le 18 septembre 2008, le tribunal administratif se plia devant l’arrêt du Conseil d’État tout en gardant en considération la faute concomitante d’une tierce personne. Il porta la réparation du dommage moral à 6 500 nouvelles livres turques (TRY[1]) (l’équivalent alors de 3 551 EUR), avec intérêts moratoires à partir du 29 février 2000.

24. Le 24 novembre 2008, la requérante se pourvut en cassation.

25. Le 8 novembre 2010, le Conseil d’État approuva le dernier jugement.

26. En exécution de ces décisions de justice, la requérante a reçu en janvier 2011 une somme de 45 676 TRY (soit l’équivalent alors de 22 172 EUR).

C. La procédure en indemnisation entamée par Fatma Evin

27. Le 29 février 2000, la requérante Fatma Evin demanda réparation au ministère de l’Intérieur pour les blessures subies par ses enfants Suat et Servet. La demande resta sans suite.

28. Le 26 juin 2000, la requérante introduisit une action en indemnisation auprès du tribunal administratif de Diyarbakır. Elle demandait au nom de ses enfants 40 845 104 603 TRL (70 150 EUR) pour dommage matériel, intérêts moratoires en sus, sans y ajouter de demande spécifique pour dommage moral.

29. Le tribunal administratif demanda au parquet le dossier de l’instruction pénale afin d’examiner la responsabilité de l’administration. Il demanda également des rapports d’expertise quant aux pertes matérielles physiques des enfants, sur la base des rapports médicaux.

30. Le 6 janvier 2003, l’expert rendit son rapport, évaluant le dommage matériel à 53 108 885 133 TRL pour Suat Evin et 22 889 416 943 TRL pour Servet Evin.

31. Le 3 mars 2003, le ministère de l’Intérieur contesta les montants retenus par l’expert.

32. Par un jugement du 20 mars 2003, le tribunal administratif reconnut la responsabilité de l’administration, mais seulement sur le fondement du « risque social », en considérant que la douille n’avait été transformée en engin explosif que par l’intervention de personnes étrangères à l’armée, de sorte que le lien de causalité avec l’activité de l’administration n’était qu’indirect.

Il retint aussi que Suat Evin était en partie responsable de son propre dommage, pour avoir manipulé un objet qu’il savait explosif.

Il octroya ainsi au total 20 422 552 301 TRL (l’équivalent alors de 11 320 EUR) au titre du dommage matériel pour les deux enfants, avec intérêts légaux à partir du 29 février 2000.

33. Le 20 mai 2008, une somme de 87 750,14 TRY (l’équivalent alors de 45 703 EUR) fut payée aux requérants.

34. Le 16 juin 2010, le Conseil d’État cassa le jugement de première instance sur le fond.

Dans ses motifs, après avoir rappelé les faits – à savoir que, d’après l’expertise légale, l’engin explosif avait été fabriqué à partir d’une douille en plastique vide, provenant d’un modèle de munition utilisé par l’armée pour la formation au tir, et que la douille transformée en engin explosif avait été retrouvée par les enfants à côté de la zone militaire –, la haute juridiction considéra en droit :

« – qu’en n’effectuant pas de ramassage, aux alentours du polygone de tir, des restes de munitions susceptibles, par l’intervention d’une tierce personne, de devenir dangereux pour autrui, l’administration militaire avait manqué à ses devoirs de service ;

– que même en admettant que l’engin explosif ayant causé les dégâts avait été préparé par une organisation terroriste, il se trouvait dans un endroit ouvert au public et à côté d’une zone militaire ;

– que le ministère de l’Intérieur comme le ministère de la Défense avaient ainsi commis une faute de service ;

– qu’il convenait donc de constater la responsabilité « pour faute » du ministère de l’Intérieur dans l’explosion. »

35. Le 6 octobre 2011, le tribunal administratif se plia devant l’arrêt du Conseil d’État. Il considéra toutefois que les parents avaient également manqué à leur devoir de surveillance de leurs enfants.

Prenant en compte cette responsabilité parentale dans l’évaluation du montant des indemnités, il le fixa à 40 845,10 TRY (l’équivalent de 16 671 EUR à l’époque) au titre du dommage matériel, plus les intérêts moratoires légaux à compter du 29 février 2000.

36. Le 23 septembre 2013, le Conseil d’État approuva le jugement.

37. En exécution de ces décisions de justice, les requérants se sont vu verser en janvier 2012 un montant de 92 428,93 TRY (l’équivalent de 38 036 EUR).

38. Sur la demande de rectification d’arrêt formulée par l’administration, le 17 décembre 2013, l’affaire est toujours pendante devant le Conseil d’État.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

39. La loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme est entrée en vigueur le 27 juillet 2004. La Cour rappelle avoir examiné en détail cette législation dans sa décision Elif Akbayır et autres c. Turquie ((déc.), no 30415/08, §§ 9-25, 28 juin 2011).

40. Par ailleurs, l’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :

« Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire.

(...)

L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. »

41. Le Conseil d’État a développé une jurisprudence dans laquelle les plaignants avaient obtenu des indemnités dans des cas similaires en application du principe constitutionnel de la responsabilité objective et du risque social. Dans l’un de ces arrêts, rendu le 16 novembre 1995 et relatif à une bombe artisanale qui avait été posée sur le mur d’un logement militaire et dont l’explosion avait causé des blessures à un enfant, le Conseil d’État a indiqué ceci :

« S’agissant des activités terroristes qui ne visaient pas une cible précise et qui n’ont pas pu être empêchées par l’administration, les dommages extraordinaires et particuliers doivent être supportés par la collectivité dans son ensemble sur la base du principe du risque social. (...) Il est admis dans la doctrine et dans la jurisprudence que l’administration doit indemniser certains dommages sans rechercher le lien de causalité. C’est ce que l’on nomme le risque social qui est à la base de la notion de responsabilité collective. Plus généralement, les incidents qui sont qualifiés d’« activités terroristes » visent l’État et ont pour but de renverser le régime constitutionnel, sans viser en particulier les victimes de ces incidents. En raison de l’existence de ces activités criminelles, des personnes qui ne sont pas impliquées dans celles-ci subissent des dommages qui découlent non pas de leur comportement, mais des troubles sociaux qui agitent le pays. Autrement dit, elles subissent des dommages en raison de leur appartenance à une vie publique. Ces dommages doivent être supportés par l’ensemble de la société en raison de leur aspect particulier et extraordinaire, et ce sans qu’il soit recherché de lien de causalité, à cause de la faute de l’administration qui n’a pas pu les prévenir. Les victimes doivent donc être indemnisées sur la base du principe du risque social. Ainsi, il est juste que les dommages causés par ces activités soient partagés par l’ensemble de la population dans un État de droit. (...) »

42. Par ailleurs, la jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil d’État permet les constats suivants.

a) Arrêt du Conseil d’État du 4 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel placée par les terroristes sur une route nationale et ayant causé des dégâts matériels au camion du plaignant

Dans cet arrêt, le Conseil d’État a redéfini la notion de risque social et la responsabilité de l’administration. Il a conclu que, dans le contexte des activités terroristes visant directement la destruction de l’État et de son système constitutionnel, l’individu ayant subi des dommages devait être indemnisé sans qu’il fût recherché de lien de causalité entre l’acte criminel et l’administration, et que cette dernière était responsable pour avoir failli dans sa lutte contre les actes terroristes.

b) Arrêt du Conseil d’État du 8 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une munition pour char

L’affaire concerne le décès des enfants mineurs du requérant survenu à la suite de l’explosion d’une munition pour char qui avait été trouvée lors de la moisson, entre les bottes de paille, sur le terrain du requérant. L’explosion a eu lieu alors que les enfants de l’intéressé montraient à leurs camarades la munition qu’ils avaient rapportée du champ et cachée dans la maison. Le jugement a constaté que l’administration militaire et les défunts étaient responsables à parts égales en raison de la défaillance dans la collecte des explosifs, qui relevait de la responsabilité de l’administration. Le Conseil d’État a approuvé sur la base de la responsabilité objective de l’administration l’octroi d’indemnités aux proches des victimes.

c) Arrêt du Conseil d’État du 25 février 2003, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel

L’affaire concerne la demande de dommages et intérêts d’un mineur resté handicapé après avoir marché sur une mine antipersonnel mise en place par les forces militaires. Le Conseil d’État a approuvé le jugement de première instance selon lequel, malgré l’absence de preuve établissant une défaillance dans l’exercice du pouvoir public, les dommages subis par la tierce personne devaient être indemnisés en raison de l’exercice du pouvoir public relatif à la sécurité nationale même si l’administration mise en cause n’était pas tenue pour directement responsable, en application du principe constitutionnel de la responsabilité objective.

d) Arrêt du Conseil d’État du 18 septembre 2007, relatif à l’explosion d’une grenade trouvée par des paysans sur un terrain militaire

Dans cette affaire, le Conseil d’État a affirmé ce qui suit :

« En l’espèce, l’administration mise en cause a commis une négligence dans l’exercice de ses fonctions en ayant omis de prendre les mesures de sécurité nécessaires et en ayant abandonné une grenade non explosée dans un endroit fréquenté et proche des habitations (...) »

e) Jugement du tribunal administratif d’Erzurum du 5 juin 2001

L’affaire concerne l’explosion d’un obus récupéré par les villageois, alors que les victimes le chauffaient chez eux. Le tribunal a souligné que le fait pour les autorités d’avoir abandonné un engin explosif dangereux sur un champ de manœuvre auquel les personnes et en particulier les enfants avaient accès, et même si le terrain était entouré de fils barbelés, démontrait que les pouvoirs publics avaient failli à prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie d’autrui. Il a accordé une indemnité aux requérants, tout en prenant en compte la responsabilité parentale et le devoir de surveillance incombant aux parents à l’égard de leurs enfants.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

43. Eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles soulèvent, la Cour estime qu’il y a lieu de joindre les requêtes, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, afin de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

44. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants soutiennent :

– que l’État a manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie de leurs enfants ;

– qu’en effet les autorités n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour informer la population des dangers qui existaient dans cette région, soumise à l’état d’urgence ;

– qu’ils n’ont pas non plus bénéficié de voies de recours effectives ;

– que cette procédure a également été inéquitable ;

– qu’en effet, d’une part, ni les instances judiciaires ni les autorités militaires n’ont entendu les membres de la famille des victimes ;

– que, d’autre part, l’autopsie n’était pas détaillée, contrairement aux exigences du protocole type d’autopsie établi sous les auspices des Nations unies.

Ils invoquent également l’article 6 §§ 1 et 3 b) et c) de la Convention, ainsi que le Protocole no 7.

45. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ces griefs uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Wolf-Sorg c. Turquie, no 6458/03, § 42, 8 juin 2010), ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...). »

46. Il convient de noter, nonobstant le fait que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 2 de la Convention, que la Cour a déjà examiné le grief soulevé sous l’article 2 dans des affaires similaires dans lesquelles les victimes ont survécu aux accidents d’explosion mortelle (Alkın c. Turquie, no 75588/01, § 29, 13 octobre 2009, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, §§ 88-90, 20 mai 2010 ; voir aussi, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, § 41, 12 avril 2011).

47. Le Gouvernement reproche premièrement aux requérants de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes, en particulier celle offerte par la loi no 5233 dite « loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme ». Deuxièmement, il fait observer que les requérants ont obtenu gain de cause dans la procédure d’indemnisation devant la juridiction administrative et qu’ils ont reçu le paiement des indemnités allouées. Il estime ainsi que les requérants ont perdu la qualité de « victimes » des violations qu’ils dénoncent.

48. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner les exceptions préliminaires soulevées, car, le grief étant dans tous les cas irrecevable pour les raisons suivantes.

49. La Cour réaffirme que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 67-71, CEDH 2003-VIII). Eu égard à l’importance de la protection octroyée par l’article 2, la Cour doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les griefs portant sur le droit à la vie (Abik c. Turquie, no 34783/07, § 33, 16 juillet 2013).

50. La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). Pour la Cour, l’obligation positive qui découle de l’article 2 vaut aussi dans le domaine de la sécurité publique mis en cause en l’espèce ; il n’y a pas lieu de distinguer les actes, omissions et « négligences » de la part des autorités nationales pour examiner si celles-ci ont observé ladite obligation. Toute autre approche serait incompatible avec l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, qui appellent à comprendre et appliquer ses dispositions, notamment l’article 2, d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Paşa et Erkan Erol c. Turquie, no 51358/99, § 25, 12 décembre 2006).

51. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention contraint l’État à mettre en place « un système judiciaire efficace ». Un tel système nécessite, comme l’a rappelé la Cour, que l’enquête judiciaire permet d’éclaircir d’une part, les circonstances dans lesquelles est survenu le décès et d’autre part, d’identifier les responsables si besoin est (Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 53, 25 juin 2013, et mutatis mutandis, Kalender c. Turquie, no 4314/02, § 51, 15 décembre 2009).

52. En revanche, il ne convient pas de déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers, ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 115, 18 juin 2013). Il s’agit là d’une obligation de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que les preuves concernant l’incident soient recueillies (Yaşaroğlu c. Turquie, no 45900/99, §§ 57 et 60, 20 juin 2006).

53. Dans certains cas de mort causée par négligence, la Cour a jugé que la mise en œuvre des procédures civiles ou administratives disponibles était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (pour négligences médicales, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, pour négligence d’un employeur, Draganschi c. Roumanie (déc), no 40890/04, § 29, 18 mai 2010, pour l’action en responsabilité de l’administration, Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006).

54. Néanmoins, il est impératif que les autorités judiciaires indépendantes se penchent sur l’origine de l’atteinte à la vie dans le cadre d’une procédure judiciaire. La Cour dit que le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux‑ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo c. Italie, [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, voir également Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II).

55. Dans un cas similaire à la présente, la Cour a notamment jugé que lorsqu’était en cause une négligence de la part des agents de l’État dans l’application de la réglementation relative à la destruction de projectiles militaires, une voie de réparation pouvait être considérée comme adéquate et suffisante, répondant au critère du « système judiciaire efficace » dont l’épuisement est nécessaire pour l’introduction d’une requête devant la Cour (Hayri Aslan et autres c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010 ; voir également, a contrario, Oruk c. Turquie, no 33647/04, § 55, 4 février 2014). À ce sujet, elle rappelle également avoir conclu que la voie indemnitaire devant les juridictions administratives était une voie de recours effective pour les proches de victimes décédées dans des circonstances similaires (Amaç et Okkan c. Turquie, nos 54179/00 et 4176/00, § 49, 20 novembre 2007).

56. L’important pour la Cour est que les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser dans l’obscurité la responsabilité des atteintes injustifiées au droit à la vie que ce soit du fait des négligences des autorités des pouvoirs publics, militaires ou d’erreurs médicales. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit (Süleyman Ege, précité, § 59).

57. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011).

58. Revenant dans le cas présent, la Cour observe que la mort de Turgay Ergin et les blessures de Suat et Servet Evin sont survenues en raison de l’explosion d’un engin explosif récupéré par le jeune Suat Evin à proximité de la zone militaire de tir située à la périphérie du village. Ces faits ne sont pas contestés par les parties, ni même l’origine de cette explosion. Ce que les requérants reprochent aux autorités est concrètement de ne pas avoir procédé au nettoyage de la zone de tir, y voyant un manquement à l’obligation de protéger la vie des citoyens.

59. La Cour observe qu’il est établi par l’expertise du 24 mars 1999, ainsi que par le rapport du 29 juillet 1999 du laboratoire de criminologie de la police, que l’engin explosif en question était à l’origine une douille provenant d’une munition militaire : il s’agissait d’une munition non létale selon le code de production de l’OTAN, destinée à un usage limité aux tirs d’exercice pour la formation des militaires (paragraphes 11 et 14 ci‑dessus).

60. Toujours d’après les rapports d’expertises, cette munition n’ayant aucune capacité mortelle semblait avoir été remplie artisanalement après la fin de l’exercice de tir de certaines substances chimiques lui ayant conféré une force explosive mortelle (paragraphe 11 ci-dessus). C’est cette douille transformée qui avait coûté la vie à l’un des enfants et causé des blessures handicapantes aux deux autres.

61. En l’espèce, la Cour note que les autorités militaires et judiciaires – à savoir les gendarmes puis le procureur – ont promptement agi le jour même de l’incident. Ainsi, un croquis des lieux a été réalisé et un procès-verbal a été rédigé aux fins de l’établissement des circonstances factuelles de l’incident, les fragments de l’explosif ont été rassemblés, des témoignages ont été recueillis, et enfin des analyses balistiques de l’explosif visant à la détermination de son origine ont été effectuées.

62. La Cour observe que le parquet d’Hani a procédé à des recherches approfondies, d’abord pour découvrir l’origine de l’explosif et ensuite pour identifier les responsables présumés (paragraphes 11 et 16 ci-dessus). À la suite des expertises, le parquet a conclu : que la douille appartenait à l’armée qui l’avait utilisée à des fins de formation dans une zone militaire ; et que cette douille qui avait été transformée artisanalement en explosif mortel, s’était par la suite retrouvée dans une poubelle à côté de cette zone La Cour note que les autorités ont attribué l’acte, au vu de sa nature, à une organisation terroriste, toutefois l’enquête n’a pas pu être poursuivie au-delà du stade préliminaire (paragraphe 15 ci-dessus).

63. La Cour constate que l’enquête, bien que n’ayant pas abouti à l’identification du ou des responsables de l’explosion, n’a pas été dénuée d’effectivité et que les autorités compétentes ne sont pas restées inactives face aux circonstances de l’affaire (Dönmez c. Turquie, no 20349/08, § 47, 17 juin 2014, et Amaç et Okkan, précité, § 59). Elle rappelle qu’il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens.

64. La Cour observe ensuite que le Conseil d’État a reconnu la responsabilité subjective de l’entité administrative originellement fautive. En effet, selon le Conseil d’État, les autorités militaires ont gravement manqué à leurs devoirs et commis une faute de service en n’ayant pas suffisamment surveillé les zones d’exercices militaires et en n’ayant pas procédé à la fin de ces exercices au ramassage des restes de munitions utilisées.

65. Après avoir établi la responsabilité de l’administration dans la survenance de l’explosion, la Cour note que le Conseil d’État, sur la base des législations internes, a accueilli les demandes des requérants au titre de dommages et intérêts et a ordonné leur indemnisation. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans des affaires similaires que la voie indemnitaire administrative devait être acceptée comme un recours effectif pour les proches des victimes décédées dans des circonstances suspectes (Amaç et Okkan, précité, § 49). Pour cette même raison, elle a conclu que l’épuisement préalable d’un recours devant les juridictions administratives était nécessaire pour introduire une requête devant la Cour (Hayri Aslan et autres, précité).

66. La Cour note, en l’occurrence que les juridictions internes ont octroyé des indemnités substantielles. La somme totale versée à Aysel Akdemir par l’administration en vertu de la décision judiciaire, après déduction de la faute concomitante de Suat Evin, et assorti d’intérêts moratoires à calculer à partir de la date de saisine, équivaut à 22 172 euros (EUR) (paragraphe 26 ci-dessus). Celle versée à Suat Evin et Servet Evin était équivalente à 83 739 EUR (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). Quant à Fatma Evin, elle n’avait pas sollicité de dommage moral (paragraphe 28 ci-dessus).

67. La Cour estime que ces montants sont loin d’être insuffisants. Le fait que la responsabilité concomitante du jeune Suat Evin soit entrée en jeu dans la fixation du montant des indemnités n’est pas de nature à affecter cette reconnaissance. La Cour note que le Conseil d’État avait même demandé dans son premier arrêt – celui du 25 décembre 2006 – l’augmentation du montant de l’indemnité en considération de la gravité de la faute de service de l’administration militaire.

68. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner plus en détail, la question de savoir si les autorités nationales ont respecté leur obligation positive de protéger la vie, découlant de l’article 2 de la Convention, et constate que les recours devant les juridictions administratives ont bien permis de reconnaître la responsabilité subjective en amont des autorités militaires en raison du manquement aux devoirs découlant de l’obligation de protéger la vie d’autrui et de redresser les dommages causés par l’octroi d’indemnités adéquates.

69. Dès lors, la Cour conclut que le système judiciaire mis en place s’est avéré efficace. Il s’ensuit que le grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 RELATIVE À LA DUREE DE LA PROCEDURE CIVILE

70. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants dénoncent la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs. Cette disposition est ainsi libellée dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

71. La Cour rappelle tout d’abord qu’un nouveau recours en indemnisation concernant les griefs relatifs à la longueur des procédures a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure de l’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle a considéré que ce nouveau recours était a priori accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement des griefs relatifs à la durée de la procédure, avant de déclarer irrecevable un tel grief (Turgut et autres c. Turquie, no 4860/09, §§ 53-58, 26 mars 2013).

72. La Cour rappelle toutefois que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan, elle a précisé notamment qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des griefs similaires déjà communiqués au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours.

73. A lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen du grief relatif à la durée de la procédure d’indemnisation dans la présente requête. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

74. La Cour observe que les requêtes soulèvent un problème quant au délai de la procédure d’indemnisation devant les tribunaux administratifs. Dans le chef d’Aysel Akdemir, cette procédure a débuté le 26 juin 2000 pour se terminer le 8 novembre 2010 ; pour Fatma Evin, elle a commencé le 29 février 2000 et est toujours en cours devant le Conseil d’État. La procédure a ainsi duré plus de dix ans pour la première des requérants et déjà plus de onze ans pour la seconde, et ce pour deux instances juridictionnelles.

75. Aux yeux de la Cour, ces délais excessifs de la procédure juridictionnelle administrative pour statuer sur la demande d’indemnisation des requérants ne s’expliquent ni par la complexité de l’affaire ni par le comportement des requérants et ne répondent pas à l’exigence du délai raisonnable. Comme elle l’a énoncé dans sa jurisprudence concernant la négligence médicale, la Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée à des fins d’indemnisation puisse durer aussi longtemps en droit interne (Süleyman Ege, précité, § 59, Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012, et Oyal c. Turquie, no 4864/05, §§ 74-76, 23 mars 2010).

76. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

77. Invoquant l’article 13 de la Convention, ils estiment que l’administration a tardé à leur communiquer les documents requis, ce qui aurait entravé la présentation de leurs griefs devant la Cour.

Invoquant l’article 14, ils allèguent avoir subi une discrimination à raison de leur région de résidence, en l’occurrence le sud-est de la Turquie.

Enfin, ils allèguent une violation de l’article 18 de la Convention faute pour les autorités de les avoir aidés à s’orienter et à s’informer sur les voies de recours. Sans étayer leur grief, ils prétendent avoir été indirectement intimidés dans le but de les dissuader de former un recours.

78. La Cour a dûment examiné ces griefs. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

79. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

80. Au titre de préjudice matériel, Fatma, Suat et Servet Evin réclament chacun 100 000 EUR et Aysel Akdemir demande 200 000 EUR. Pour le préjudice moral, chacun des requérants réclame 20 000 EUR.

81. Le Gouvernement conteste ces demandes.

82. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Quant au préjudice matériel, la Cour ne discerne aucun lien de causalité entre la violation constatée et les dommages matériels allégués. Partant, elle rejette cette demande.

83. En revanche, la Cour admet que la durée de la procédure d’indemnisation a causé aux requérants un préjudice moral certain, que le simple constat de violation auquel elle est parvenue ne suffit pas à compenser. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à Fatma Evin, Suat Evin et Servet Evin conjointement 6 000 EUR et Aysel Akdemir, la somme de 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

84. Les requérants demandent également au total 20 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils ne présentent aucun document justificatif à l’appui de leur demande.

85. Le Gouvernement conteste ce montant.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu de l’absence de documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale (Çoraman c. Turquie, no 16585/08, § 52, 15 juillet 2014, et Nevruz Bozkurt c. Turquie, no 27335/04, § 76, 1er mars 2011).

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare recevable le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention pour autant qu’il concerne la durée de la procédure et irrecevable le restant des requêtes ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 en raison de la durée des procédures administratives ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 6 000 EUR (six mille euros) conjointement à Fatma Evin, Suat Evin et Servet Evin et 5 000 EUR (cinq mille euros) à Aysel Akdemir, à convertir dans sa monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


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