La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/02/2015 | CEDH | N°001-152426

CEDH | CEDH, AFFAIRE MAGY c. BELGIQUE, 2015, 001-152426


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MAGY c. BELGIQUE

(Requête no 43137/09)

ARRÊT

STRASBOURG

24 février 2015

DÉFINITIF

24/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Magy c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Sp

ano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier 2015,

Rend l’arrêt q...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MAGY c. BELGIQUE

(Requête no 43137/09)

ARRÊT

STRASBOURG

24 février 2015

DÉFINITIF

24/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Magy c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43137/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Yolande Magy (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me J. van Cauter, avocat à Gand. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. La requérante allègue en particulier que son droit à un procès équitable a été violé du fait de l’absence de motivation du verdict du jury et de l’arrêt de la cour d’assises l’ayant condamnée à une peine d’emprisonnement de vingt-trois ans.

4. Le 2 avril 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1949. Elle est actuellement détenue à la prison de Bruges.

6. À la fin de l’année 2005, la requérante et W.V.G. firent l’objet de poursuites pénales. Ils furent soupçonnés d’avoir empoisonné et tué G.T., l’épouse de W.V.G.

7. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 20 mars 2008, la requérante fut mise en accusation d’avoir, à Brecht :

[traduction]

« Soit en exécutant le crime ou le délit ou en coopérant directement à son exécution, soit en prêtant par un fait quelconque pour son exécution une aide telle que sans cette assistance le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, ayant directement provoqué ce crime ou ce délit :

A. [...] ;

B. Entre le 6 septembre 2005 et le 19 novembre 2005, plusieurs fois à des dates non déterminées,

tenté de, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, donner la mort à [G.T.], par l’administration de champignons vénéneux, alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ;

C. Le 19 novembre 2005,

tenté de, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, donner la mort à [G.T.], par l’administration du médicament Acedicone, alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur.»

8. Par le même arrêt, W.V.G. fut mis en accusation pour l’assassinat de G.T. par étouffement ainsi que pour tentatives d’empoisonnement par l’administration de champignons vénéneux et par l’administration du médicament Acedicone, selon les mêmes termes que la requérante.

9. L’acte d’accusation du 24 juillet 2008 fit notamment état des éléments suivants : G.T. fut retrouvée morte dans son lit par W.V.G. qui appela le médecin de garde. Ce médecin considéra la mort suspecte et alerta les autorités policières. Après avoir nié son implication, W.V.G. finit par avouer qu’il avait tué son épouse en l’étouffant. Dans un premier temps, il déclara que la requérante n’avait rien à voir avec l’homicide ; lors d’interrogatoires ultérieurs, il changea sa version des faits et déclara que la requérante avait participé à la recherche de champignons vénéneux dans la forêt et qu’elle s’était procurée le médicament Acedicone auprès de son médecin généraliste afin de le donner à W.V.G. La requérante a quant à elle toujours nié une quelconque implication dans les faits qui lui étaient reprochés.

10. Le procès de la requérante et de W.V.G. se tint devant la cour d’assises de la province d’Anvers du 3 au 16 octobre 2008.

11. Le jury fut appelé à répondre à dix questions soumises par le président de la cour d’assises, dont quatre questions concernaient la requérante. La déclaration du jury fut libellée comme suit :

[traduction]

« Cinquième question (fait principal B)

Yolande MAGY, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Brecht, entre le 6 septembre 2005 et le 19 novembre 2005, plusieurs fois, à des dates non déterminées,

soit exécuté le crime ou le délit ou coopéré directement à son exécution, soit, par un fait quelconque, prêté pour l’exécution une aide telle que, sans son assistance, le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué ce crime ou ce délit,

volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, tenté de donner la mort à [G.T.], par l’administration de champignons vénéneux,

alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ?

Réponse : OUI

Sixième question (circonstance aggravante)

La tentative d’homicide, telle que décrite à la cinquième question, fut-elle commise avec préméditation ?

Réponse : OUI

[...]

Neuvième question (fait principal C)

Yolande MAGY, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Brecht, le 19 novembre 2005,

soit exécuté le crime ou le délit ou coopéré directement à son exécution, soit, par un fait quelconque, prêté pour l’exécution une aide telle que, sans son assistance, le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué ce crime ou ce délit,

volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, tenté de donner la mort à [G.T.], par l’administration du médicament Acedicon,

alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ?

Réponse : OUI

Dixième question (circonstance aggravante)

La tentative d’homicide, telle que décrite à la neuvième question, fut-elle commise avec préméditation ?

Réponse : OUI. »

12. Parmi les six questions ayant trait à W.V.G., quatre étaient identiques à celles concernant la requérante. Les deux premières questions concernaient le crime d’homicide volontaire et la circonstance aggravante de préméditation dont W.V.G. était accusé.

13. Par un arrêt du 17 octobre 2008, la cour d’assises condamna la requérante à une peine d’emprisonnement de vingt-trois ans. W.V.G. fut déclaré coupable de toutes les préventions mises à sa charge et condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans.

14. La requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt du 17 octobre 2008 à une date non précisée. Elle disposait d’un délai de deux mois à compter de l’inscription au rôle général de la Cour de cassation pour soumettre un mémoire contenant ses moyens. La requérante ne déposa pas de mémoire à l’appui de son pourvoi.

15. Par un arrêt du 10 février 2009, la Cour de cassation, ayant effectué le contrôle d’office, rejeta le pourvoi, estimant que les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité avaient été observées et que la décision attaquée était conforme à la loi.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Les garanties prévues par le code d’instruction criminelle relatives à la procédure devant la cour d’assises, telle qu’elles étaient en vigueur avant leur modification par la loi du 21 décembre 2009 (paragraphe 19 ci-dessous), ont été décrites par la Cour dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 25-31, CEDH 2010).

17. La législation en vigueur au moment des faits ne prévoyait pas la possibilité, pour un jury d’assises, de motiver sa décision en donnant les raisons et les éléments l’ayant convaincu de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé.

18. Suite à l’adoption de l’arrêt de chambre dans l’affaire Taxquet le 13 janvier 2009, la Cour de cassation ne modifia pas immédiatement sa jurisprudence et continua de considérer de manière constante que la seule circonstance que les jurés répondaient aux questions posées sans motivation ne constituait pas une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Cass., 27 janvier 2009, Pas., 2009, no 69 ; Cass., 17 février 2009, J.L.M.B., 2009, p. 889 ; Cass., 10 mars 2009, Pas., 2009, no 187). C’est par un arrêt du 19 mai 2009 que la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence et cassa pour la première fois un arrêt d’une cour d’assises au motif qu’il n’indiquait pas les motifs pour lesquels le demandeur avait été déclaré coupable de meurtre ni pourquoi la cause d’excuse de provocation qu’il invoquait n’avait pas été retenue (Cass., 19 mai 2009, Pas., 2009, no 330). Elle fit de même dans plusieurs affaires ultérieures soulevant le même grief (voir, entre autres, Cass., 10 juin 2009, Pas., 2009, no 392 ; Cass., 17 novembre 2009, Pas., 2009, no 673).

19. Une loi du 21 décembre 2009 relative à la réforme de la cour d’assises, entrée en vigueur le 21 janvier 2010, prévoit désormais l’obligation pour cette juridiction de formuler les principales raisons de son verdict (pour plus de détails, voir Taxquet, précité, §§ 35-36).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

20. La requérante allègue que du fait de l’absence de motivation du verdict du jury sur la culpabilité, son procès n’a pas été équitable et a méconnu l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

22. Lors de la communication de la présente requête au Gouvernement, une question fut posée aux parties concernant l’épuisement des voies de recours internes par la requérante. La question fut libellée comme suit :

« La requérante était-elle dispensée, au regard de l’article 35 § 1 de la Convention, de soulever son grief devant la Cour de cassation eu égard à l’état de la législation et à la jurisprudence en vigueur au moment des faits ? »

23. Il convient par conséquent d’examiner cette question en premier lieu.

1. Thèses des parties

24. Le Gouvernement laisse à l’appréciation de la Cour le soin de déterminer si un pourvoi en cassation assorti d’un mémoire en cassation invoquant, au moins en substance, une violation du grief dénoncé par la requérante devant la Cour, avait plus de chances de succès et constituait dès lors un recours interne à épuiser préalablement au dépôt d’une requête devant la Cour.

25. La requérante fait valoir qu’au moment où l’affaire a été traitée par la Cour de cassation, la législation n’avait pas encore été modifiée et, de jurisprudence constante, la Cour de cassation ne tenait pas compte de l’arrêt de Chambre Taxquet (précité). La requérante en veut pour preuve un arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 février 2009 – soit une semaine après l’arrêt rendu en sa cause – rejetant le même grief que celui présenté par elle devant la Cour. De plus, la requérante rappelle que la Cour de cassation n’a pas de compétence de pleine juridiction pour réexaminer les faits. Elle a d’ailleurs examiné d’office l’arrêt de la cour d’assises et a estimé que la décision entreprise avait été rendue selon la loi belge. Le pourvoi en cassation ne pouvait donc pas passer pour un recours effectif à épuiser puisqu’il n’avait aucune chance de succès. En outre, la requérante estime qu’il incombe au Gouvernement de démontrer que la requérante aurait dû épuiser le recours en cassation pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, ce qu’il n’a pas fait, s’en remettant à l’appréciation de la Cour. La requérante déduit de tous ces éléments qu’elle était dispensée de soulever son grief devant la Cour de cassation.

2. Appréciation de la Cour

26. Les principes généraux relatifs à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention ont récemment été rappelés par la Cour dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014, et références citées) à laquelle la Cour renvoie.

27. En particulier, la Cour rappelle que pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Vučković et autres, précité, § 74). Néanmoins, si le requérant peut montrer, sur la base de la jurisprudence nationale ou d’autres éléments pertinents, qu’un recours disponible qu’il n’a pas épuisé était voué à l’échec, le requérant ne peut pas être considéré comme ayant omis d’épuiser les voies de recours internes (Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 121, 11 janvier 2007).

28. Dans la présente affaire, la Cour constate que, bien qu’elle ait porté son recours jusqu’à la plus haute juridiction interne – la Cour de cassation –, la requérante n’a pas déposé de mémoire à l’appui de son pourvoi en cassation (paragraphe 14, ci-dessus), ce qui lui était par ailleurs loisible. Elle n’a dès lors pas soulevé son grief tiré de l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises devant la Cour de cassation, ni d’ailleurs devant la cour d’assises. En effet, la requérante estime que, compte tenu de la législation en vigueur au moment des faits et de la jurisprudence constante de la Cour de cassation à cette époque, elle était dispensée de soulever son grief devant la Cour de cassation puisque celui-ci n’avait aucune chance de succès (paragraphe 25, ci-dessus).

29. La Cour relève que la législation en vigueur au moment des faits et de la procédure au niveau national ne prévoyait pas la possibilité, pour un jury d’assises, de motiver son verdict, ni la possibilité, pour la cour d’assises, de motiver la culpabilité de l’accusé dans son arrêt (paragraphes 16-17, ci-dessus). De plus, la Cour constate que, lors de l’introduction du pourvoi en cassation par la requérante, la Cour de cassation suivait une jurisprudence constante selon laquelle la seule circonstance que les jurés répondaient aux questions posées sans motivation ne constituait pas une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, sans examiner si, dans les circonstances de l’espèce, les accusés avaient été en mesure de comprendre les raisons du verdict du jury (paragraphe 18, ci-dessus). Comme illustré par l’arrêt de la Cour de cassation du 17 février 2009 auquel la requérante renvoie (paragraphe 25, ci-dessus), la Cour de cassation a continué à suivre cette approche après l’arrêt rendu dans la cause de la requérante. Ce n’est que par un arrêt du 19 mai 2009 que la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence (paragraphe 18, ci-dessus), soit plus de trois mois après l’arrêt de la Cour de cassation intervenu dans la cause de la requérante.

30. Dans ces circonstances, et compte tenu de la législation et de la jurisprudence de la Cour de cassation en vigueur au moment où la requérante a introduit son pourvoi en cassation, la Cour partage l’avis de la requérante selon lequel si elle avait invoqué le grief tiré de l’absence de motivation dans son pourvoi en cassation, son moyen serait voué à l’échec.

31. En outre, la Cour constate que le Gouvernement n’a pas contesté la recevabilité de la présente requête et n’a présenté aucun argument susceptible de modifier l’appréciation de la Cour, alors qu’il avait expressément été invité à fournir ses observations sur cette question (paragraphes 22-24, ci-dessus).

32. Par conséquent, la Cour estime que la requête ne saurait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, dans le même sens, Boschet c. Belgique, no 10835/84, décision de la Commission du 10 mars 1988, non publiée).

33. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le bien-fondé

1. Thèses des parties

34. Rappelant les principes dégagés par la Cour dans l’arrêt Taxquet (précité), la requérante fait valoir que l’arrêt de la cour d’assises ne donne aucune explication quant aux raisons pour lesquelles les jurés n’ont pas pris en considération les arguments de défense qu’elle a présentés au cours des longs débats, qui ont duré onze jours. L’acte d’accusation ne précise pas de quels éléments résulte la culpabilité de la requérante pour chacune des préventions mises à sa charge alors même que ces préventions sont vagues. De plus, les tentatives de meurtre n’ont jamais formellement été établies : le lieu, le moment et les modalités du crime restent inconnus. Or la requérante a toujours nié les faits qui lui étaient reprochés. Enfin, les questions posées au jury n’étaient ni individualisées, ni concrètes, ni précises. Elles étaient totalement identiques aux questions nos 3, 4, 7 et 8 relatives à W.V.G, le coaccusé. Par conséquent, la requérante estime ne pas être en mesure de comprendre pour quelles raisons le jury a rendu un tel verdict à son égard.

35. Le Gouvernement estime que l’acte d’accusation du 24 juillet 2008 contient une chronologie détaillée des investigations policières et judiciaires ainsi que des déclarations nombreuses et précises des témoins indirects. Il désigne le crime dont la requérante est accusée et démontre quels sont les éléments à charge qui, pour l’accusation, peuvent être retenus contre elle. Il s’agit en l’espèce principalement de preuves scientifiques et de témoignages. Selon le Gouvernement, les faits imputés personnellement à la requérante le sont sur base de preuves fiables et de témoignages précis et concordants. Ainsi, combinées avec l’acte d’accusation, les quatre questions posées au jury en l’espèce permettaient à la requérante de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait avaient conduit les jurés à répondre par l’affirmative. La requérante était dès lors en mesure de comprendre le verdict qui fut rendu et les raisons de sa condamnation. En outre, la procédure suivie revêtait suffisamment de garanties contre l’arbitraire.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes applicables

36. La Cour relève d’emblée que la présente affaire s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Taxquet (précité) et renvoie à cet arrêt (§§ 83-92) s’agissant des principes applicables. Dans l’arrêt Agnelet c. France (no 61198/08, §§ 56-62, 10 janvier 2013), la Cour a rappelé ces principes comme suit :

« 56. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010).

57. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).

58. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.

59. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008, et ibidem).

60. Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (§ 95).

61. Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96).

62. Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées (§ 98). »

b) Application au cas d’espèce

37. Dans la présente affaire, la requérante fut condamnée à une peine d’emprisonnement de vingt-trois ans pour avoir, à plusieurs reprises et par différents moyens, tenté d’assassiner G.T. par empoisonnement. L’enjeu pour la requérante était donc considérable, en particulier compte tenu du fait qu’elle avait toujours fermement contesté avoir été impliquée dans les faits qui lui étaient reprochés. De plus, la Cour constate qu’un grand nombre d’incertitudes entouraient les circonstances des crimes reprochés à la requérante.

38. S’agissant de l’acte d’accusation, la Cour rappelle qu’il avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès (Taxquet, précité, § 95 ; Legillon c. France, no 53406/10, § 61, 10 janvier 2013). Ceci est d’autant plus vrai que l’article 6 de la Convention consacre la nécessité de comprendre les raisons qui ont conduit, non pas les organes compétents à renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, mais les membres du jury, après les débats menés devant eux, à décider durant le délibéré de la culpabilité de l’accusé. En l’espèce, la Cour relève que l’acte d’accusation désignait les crimes dont la requérante était accusée et exposait de manière détaillée les témoignages du coaccusé et d’autres témoins indirects, ainsi que les résultats des expertises menées. Néanmoins, s’agissant des constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre la requérante, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement adopté par la cour d’assises (Legillon, précité, § 61 ; Voica c. France, no 60995/09, § 49, 10 janvier 2013).

39. Quant aux quatre questions soumises au jury concernant la requérante, la Cour relève qu’elles avaient trait aux deux crimes pour lesquels la requérante était poursuivie (questions nos 5 et 9) ainsi qu’à des circonstances aggravantes y relatives (questions nos 6 et 10). Quatre questions identiques furent posées concernant le coaccusé W.V.G. (questions nos 3, 4, 7 et 8). De la sorte, la Cour est d’avis que les questions n’étaient pas individualisées. Elles ne se référaient à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre à la requérante de comprendre le verdict de condamnation (dans le même sens, Castellino c. Belgique, no 504/08, § 38, 25 juillet 2013). Ainsi, la Cour estime que, même combinées à l’acte d’accusation, les questions posées ne permettaient pas à la requérante de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés pendant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à condamner la requérante du chef de tentatives d’assassinat (dans le même sens, Taxquet, précité, § 97 ; Castellino, précité, § 38). En particulier, la requérante n’était pas en mesure de différencier de façon certaine son implication et celle de son coaccusé dans la commission des infractions et de comprendre quel rôle précis, pour le jury, elle avait joué par rapport à son coaccusé alors qu’elle contestait fermement son implication dans les faits qui lui étaient reprochés.

40. Enfin, il y a lieu de constater l’absence de toute possibilité d’appel contre les arrêts de la cour d’assises dans le système belge, le pourvoi en cassation ne portant que sur des points de droit et n’éclairant dès lors pas, en général, adéquatement l’accusé sur les raisons de sa condamnation (Taxquet, précité, § 99). Il n’en est pas allé différemment en l’espèce.

41. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce la requérante n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.

42. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

44. La requérante réclame 68 100 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi. S’agissant du dommage matériel, la requérante demande 67 500 EUR pour les revenus qu’elle aurait perçus si elle n’avait pas été licenciée suite à sa condamnation. Elle demande en outre 600 EUR pour les frais judiciaires et l’amende pénale qu’elle dut payer à l’État belge.

45. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

46. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que la requérante a dû éprouver un préjudice moral certain, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt (paragraphe 42 ci-dessus) ne suffit pas à remédier. La Cour rappelle que, lorsqu’un particulier a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d’autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 ; Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 89, CEDH 2009, et références citées). À cet égard, la Cour relève que le code d’instruction criminelle permet à un requérant de solliciter la réouverture de son procès à la suite d’un arrêt de la Cour constatant une violation de la Convention (Taxquet, précité, §§ 38-42). Elle considère donc que l’intéressée dispose effectivement de la possibilité de demander à ce que sa cause soit réexaminée (Taxquet, précité, § 107). Eu égard à cette possibilité et statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante un montant de 2 000 EUR au titre du préjudice moral (voir, dans le même sens, Fraumens c. France, no 30010/10, § 56, 10 janvier 2013; Castellino, précité, § 52).

B. Frais et dépens

47. La requérante demande également 4 750 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

48. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour accorde la somme demandée par la requérante au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour.

C. Intérêts moratoires

50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:

i) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 4 750 EUR (quatre mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Sajó, Spano et Kjølbro.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Je suis au regret de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la Cour selon laquelle la requérante a épuisé les voies de recours internes en l’espèce. J’estime que, jusqu’à l’adoption de l’arrêt que la Grande Chambre a rendu dans l’affaire Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, CEDH 2010), un pourvoi devant la Cour de cassation pouvait raisonnablement passer pour un recours effectif à épuiser. En l’espèce, nous ne sommes pas appelés à nous prononcer sur la question de savoir si l’omission de ce recours s’analyse en un non-épuisement au regard d’une conclusion ultérieure de la Grande Chambre concernant la Cour de cassation (Taxquet c. Belgique [GC], précité, § 99). Si la requérante avait voulu épuiser ce recours, qui s’est avéré par la suite ineffectif aux fins de la présente espèce (en ce qui concerne l’absence de motivation des verdicts rendus par les jurés), elle aurait dû invoquer dans son pourvoi, au moins en substance, son grief tiré de la Convention. Pourtant, elle n’a pas soumis de mémoire à la Cour de cassation. Au contraire, si elle avait considéré qu’un pourvoi en cassation ne constituait pas un recours effectif à épuiser, comme l’a établi par la suite l’arrêt Taxquet, elle aurait dû saisir la Cour de Strasbourg dans un délai de six mois à compter de l’arrêt rendu par la cour d’assises le 17 octobre 2008.

Toutefois, la majorité ayant déclaré la requête recevable, force m’est de souscrire aux conclusions auxquelles elle est parvenue sur le fond de l’affaire.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

Souscrivant aux raisons convaincantes exposées par le juge Kjølbro dans son opinion dissidente, je marque mon désaccord avec la conclusion de la Cour selon laquelle la requérante a épuisé les voies de recours internes en l’espèce. Toutefois, compte tenu de mes votes dans les affaires Yimam c. Belgique (no 39781/09, 18 novembre 2014), Khaledian c. Belgique (no 42874/09, 18 novembre 2014), Gybels c. Belgique (no 43305/09, 18 novembre 2014) et Hechtermans c. Belgique (no 56280/09, 18 novembre 2014), où la Cour avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 dans des situations analogues à celle de l’espèce, je me rallie aux conclusions auxquelles la majorité est parvenue sur le fond de l’affaire.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KJØLBRO

(Traduction)

1. J’ai voté en faveur de l’irrecevabilité de la requête pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. En conséquence, j’ai voté contre un constat de violation de l’article 6 § 1 et contre l’octroi à la requérante d’une somme pour dommage moral sur le terrain de l’article 41, sans toutefois prendre position sur le fond du grief. Je voudrais expliquer pourquoi, à mes yeux, la requête aurait dû être déclarée irrecevable.

2. Dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, §§ 69‑77, 25 mars 2014, la Cour a récemment rappelé les principes généraux régissant l’obligation d’épuiser les voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Elle a dit dans cet arrêt que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international « avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne » (§ 70 de l’arrêt).

3. Dans les requêtes introduites devant la Cour où sont alléguées des violations du droit à un procès équitable, tel que garanti par l’article 6 de la Convention, au cours de procès pénaux en Belgique, y compris devant un jury, un pourvoi en cassation est en général regardé comme un recours effectif à épuiser conformément à l’article 35 § 1 (Faas c. Belgique (déc.), no 37675/97, 18 septembre 2001).

4. La requérante en l’espèce forma bel et bien un pourvoi devant la Cour de cassation (§§ 14 et 15 de l’arrêt). Cependant, elle ne présenta aucun mémoire écrit à l’appui de son pourvoi, comme la législation interne lui en donnait le droit. Dès lors, comme le souligne fort justement la chambre, le grief ultérieurement présenté à la Cour n’a pas été « soulev[é] devant l’organe interne adéquat, au moins en substance » (Vučković et autres, précité, § 72).

5. La question se pose donc de savoir s’il existait des circonstances particulières qui dispensaient la requérante de l’obligation d’épuiser les recours internes ouverts à elle (Vučković et autres, précité, § 73). Autrement dit, la question est de savoir si un pourvoi en cassation, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, était un recours inadéquat ou ineffectif. La Cour a expressément dit que « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question » (Vučković et autres, précité, § 74).

6. Au cœur du grief porté par la requérante devant la Cour se trouvent « l’absence de motivation du verdict du jury sur la culpabilité » (§ 20 de l’arrêt) et plus précisément le fait que « l’arrêt de la cour d’assises ne donne aucune explication quant aux raisons pour lesquelles les jurés n’ont pas pris en considération les arguments de défense qu’elle a présentés au cours des longs débats » (§ 34 de l’arrêt).

7. En principe, la Cour de cassation belge peut remédier à des violations alléguées de l’article 6 survenues au cours d’un procès en assises, que ce soit en veillant au respect de l’exigence procédurale en question ou en cassant l’arrêt, permettant ainsi un nouveau procès conforme aux exigences de la Convention.

8. À mes yeux, le fait que la législation interne n’impose pas au jury de motiver ses décisions ne pouvait dispenser la requérante d’épuiser les voies de recours internes (§ 25 de l’arrêt). Qu’un jury ne soit pas obligé de motiver ses décisions ne pose pas en soi problème sur le terrain de la Convention (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 90, CEDH 2010). De plus, il aurait été possible pour la Cour de cassation d’examiner la compatibilité de la loi en question avec les exigences de la Convention (Jans c. Belgique (déc.), no 68494/10, 1er octobre 2013).

9. Le fait qu’il découle de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que « la seule circonstance que les jurés répondaient aux questions posées sans motivation ne constituait pas une violation de l’article 6 § 1 de la Convention » (§ 18 de l’arrêt) ne dispensait pas la requérante d’épuiser les voies de recours internes (§ 29 de l’arrêt). Ainsi qu’il a déjà été indiqué, l’absence d’obligation pour un jury de motiver ses décisions ne pose pas en soi problème sur le terrain de la Convention (Taxquet, précité, § 90). De plus, il n’y a pas suffisamment d’éléments permettant de supposer que la Cour de cassation n’aurait pas pu modifier sa jurisprudence en la matière en tenant compte des arguments que la requérante aurait pu avancer si elle avait produit un mémoire devant la Cour de cassation. D’ailleurs, cette dernière a bel et bien modifié sa jurisprudence (§ 18 de l’arrêt).

10. Il est indifférent que le gouvernement n’ait présenté « aucun argument susceptible de modifier l’appréciation de la Cour » (§ 31 de l’arrêt). Lorsqu’elle a communiqué la requête, la Cour a expressément posé une question sur l’épuisement des voies de recours internes (§ 22 de l’arrêt). Le fait que le gouvernement « laisse à l’appréciation de la Cour » cette question ne devrait avoir aucune incidence sur l’analyse de la Cour. C’est à cette dernière de dire, sur la base des éléments produits et existants, si la requérante était dispensée d’épuiser les voies de recours internes.

11. Par ailleurs, bien que ce ne soit pas déterminant, je tiens à rappeler que la compatibilité avec la Convention de la législation interne qui n’imposait pas au jury de motiver ses verdicts sur la culpabilité pénale de l’accusé était une question très connue et discutée en Belgique à la date de l’arrêt d’assises (17 octobre 2008). Une proposition de loi du 25 septembre 2008 visant à introduire la motivation sur la culpabilité fut examinée par le Sénat. Cette proposition de loi était le résultat d’un long débat national, notamment initié par le rapport de la commission pour la réforme de la cour d’assises remis à la ministre de la Justice le 23 décembre 2005. De plus, un grief dans une affaire belge soulevant une question similaire était déjà en cours d’examen devant la Cour (Taxquet c. Belgique, no 926/05), qui a rendu un arrêt de chambre le 13 janvier 2009 et un arrêt de Grande Chambre le 16 novembre 2010. Donc, cet arrêt de chambre avait été adopté avant que la Cour de cassation ne rende son arrêt en l’espèce le 10 février 2009.

12. Dès lors, compte tenu des circonstances susmentionnées et soulignant l’importance du principe de subsidiarité dans le mécanisme de protection instauré par la Convention, je ne vois aucune circonstance qui aurait pu dispenser la requérante de l’obligation de soulever devant la Cour de cassation le grief dont elle a ultérieurement saisi la Cour. Faute pour elle de l’avoir fait, j’estime qu’elle n’a pas donné à l’État belge « la possibilité de redresser la situation dans [son] ordre juridique interne ». La requérante n’a donc pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

13. Je tiens à ajouter une observation. La chambre conclut que soulever le grief devant la Cour de cassation était « voué à l’échec ». Autrement dit, un pourvoi en cassation était, aux yeux de la chambre et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, un recours inadéquat et ineffectif. Il doit logiquement s’ensuivre que la requête aurait dû être introduite devant la Cour après l’arrêt d’assises du 17 octobre 2008 sans attendre l’arrêt de cassation (Vučković et autres, précité, § 75). Or cela n’a pas été fait. La Cour a été saisie de la requête le 8 août 2009. Donc, à l’issue de son analyse de l’effectivité du pourvoi en cassation, la chambre aurait dû déclarer la requête irrecevable pour non-respect du délai de six mois fixé à l’article 35 § 1 de la Convention.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award