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10/02/2015 | CEDH | N°001-151009

CEDH | CEDH, AFFAIRE YOSLUN c. TURQUIE, 2015, 001-151009


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YOSLUN c. TURQUIE

(Requête no 2336/05)

ARRÊT

STRASBOURG

10 février 2015

DÉFINITIF

10/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yoslun c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert

Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier 2015,

Rend l’ar...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YOSLUN c. TURQUIE

(Requête no 2336/05)

ARRÊT

STRASBOURG

10 février 2015

DÉFINITIF

10/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yoslun c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2336/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ferhat Tunç Yoslun (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 octobre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. Demir, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait en particulier d’une atteinte aux articles 6 et 10 de la Convention.

4. Le 11 mai 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1964 et réside à Istanbul.

6. À une date non précisée, la préfecture d’Aydın accorda au Parti démocratique du peuple (DEHAP) l’autorisation d’organiser un concert.

7. Le 4 août 2003, le DEHAP organisa ledit concert, intitulé « fête de la fraternité », auquel le requérant participa en tant que chanteur. L’intéressé interpréta plusieurs chansons. À un moment donné, il s’adressa au public en parlant.

8. Le même jour, un procès-verbal d’établissement des faits fut dressé et signé par des policiers. Ce procès-verbal indiquait notamment que le concert appelé « fête de la fraternité » avait débuté à 20 h 25 avec environ quatre mille participants, qu’après le discours en kurde de la présentatrice une minute de silence avait été respectée en l’honneur des « martyrs de la révolution » et qu’une grande partie des personnes composant le public avaient levé la main en l’air pour effectuer le signe de la victoire.

9. Toujours d’après ce procès-verbal, deux membres du DEHAP, K.C. et M.C., avaient chacun tenu un discours.

De manière générale, concernant K.C., il ressortait dudit procès-verbal ce qui suit : il avait remercié le peuple d’Aydın, qui, selon lui, était épris de liberté et qui était venu après avoir payé un lourd tribut ; et il avait notamment affirmé que les membres du DEHAP empêcheraient que le pays se fasse de nouveau entraîner dans une crise économique et politique.

De même, s’agissant de M.C., les éléments exposés ci-après ressortaient du procès-verbal. L’intéressé avait indiqué que le DEHAP allait continuer à lutter aux côtés des peuples vulnérables. De plus, il avait entre autres critiqué l’intervention des États-Unis en Irak, ajouté que le problème kurde et celui de la démocratie étaient étroitement liés et appelé à une amnistie politique inconditionnelle pour les membres du KADEK (une organisation illégale armée). En outre, il avait notamment affirmé que certains membres du DEHAP s’étaient entretenus avec des représentants du KADEK afin de poursuivre le processus de paix, que les membres du DEHAP n’avaient aucune honte à être kurdes et ne se plaignaient pas de vivre en Turquie et que les obstacles à la résolution du problème kurde devaient être réduits.

10. Par ailleurs, le procès-verbal en question constatait qu’un groupe de musique avait débuté son concert à 21 h 05 et qu’une grande partie des morceaux avaient été chantés en kurde.

11. Quant au requérant, le procès-verbal établissait qu’il avait débuté sa prestation musicale à 22 h 30, qu’il avait chanté des morceaux de Ahmet Kaya et des chansons en kurde et qu’il avait terminé son concert à 23 h 15.

12. Enfin, le procès-verbal indiquait que la foule avait parfois scandé des slogans tels que « Biji Serok Apo [Vive le président Abdullah Öcalan (en kurde)], que les mains touchant à la paix soient brisées » et que des pancartes avec l’inscription « bienvenue à la fête de la fraternité et nous vous remercions pour vos contributions à l’association » avaient été brandies.

13. Le 5 août 2003, les forces de police établirent un procès-verbal de transcription de l’enregistrement effectué lors du concert. Ce document rendait compte des discours prononcés par les intervenants, dont celui du requérant. Aux termes de ce procès-verbal, le requérant avait notamment tenu les propos suivants :

« Chers amis, tout le monde à Aydın n’a pas la chance de s’adresser à une foule si enthousiaste. Il est important pour moi de vivre cette joie avec vous aujourd’hui, c’est un jour historique pour moi. Je suis heureux d’être avec vous malgré tout. Je vous salue avec les sentiments les plus pacifiques, humains et révolutionnaires. (...) nous avons poursuivi le concert avec une chanson de Ahmet Kaya. Il y a une chose que je dis à chacun de mes concerts : si seulement ce cher Ahmet Kaya vivait dans ce pays, il aurait chanté ses chansons lui-même, et on n’aurait pas été obligés de les chanter nous-mêmes. Les personnes précieuses de ce pays, les artistes de ce pays, les intellectuels de ce pays ont aimé ce pays plus que tout le monde. Il faut que cette mentalité, qui perdure depuis 70-80 ans, change désormais. Personne ne devrait avoir le droit de considérer les artistes et intellectuels de ce pays comme des criminels potentiels. Si notre faute est de défendre la paix et la fraternité dans ce pays, de vouloir que nos peuples vivent en paix et dans la fraternité dans ce pays, si c’est considéré comme une infraction, alors on est prêts à rester en prison pendant des dizaines d’années. Mais on accepte, si ça va réellement résoudre les problèmes du pays, si la Turquie va devenir plus démocratique, si ça va empêcher la criminalité organisée, les détournements de fonds bancaires. Si les Nazım Hikmet, les Yılmaz Güney et les artistes et intellectuels qui les ont suivis ont été soumis à des injustices sans les mériter, c’est parce que leur seule faute a été d’aimer ce pays et les peuples qui y vivent. C’est ce qu’on est en train de faire aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant qu’on a le droit de nous voir comme des criminels dans ce pays, de nous garder en prison ou de nous soumettre à d’injustes pratiques. Il est vrai que nos peuples veulent désormais vivre dans une Turquie libre et démocratique en tirant des leçons d’un douloureux passé. Les artistes de ce pays sont la voix et l’oreille de ces peuples. Ils sont responsables d’exprimer les désirs et les aspirations des peuples vivant dans ce pays. C’est ce qu’on fait. On n’a pas à faire le clown à la télévision jusqu’au soir comme tout le monde. Ce n’est pas du talent artistique, ni de l’art. Les artistes sont ceux qui peuvent entendre vos problèmes, vos aspirations, et ceux qui réussissent à être votre voix. C’est pour ça qu’on est soumis à d’injustes pratiques dans ce pays. Mais malgré tout, que personne n’ait de doute ni d’hésitation [sur le fait] que je vais continuer à mener cette lutte que l’on a menée avec dignité jusqu’aujourd’hui, jusqu’à ce que la Turquie devienne libre et véritablement démocratique. Appelons maintenant tous ensemble à la fraternité. On va dire "ô fraternité, où es-tu ?" (...) »

14. Le 6 octobre 2003, le parquet d’Aydın inculpa le requérant, ainsi que les deux autres intervenants, K.C. et M.C., pour insoumission aux ordres, précisant qu’ils avaient tenu des discours lors du concert sans que cela eût été permis par l’autorisation préfectorale préalablement délivrée.

15. Le 27 octobre 2003, le tribunal d’instance pénal d’Aydın délivra une ordonnance pénale par laquelle il condamna le requérant pour insoumission aux ordres, sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, du code pénal (le CP) en vigueur à cette époque. Il infligea à l’intéressé une peine d’amende, ainsi qu’une peine d’emprisonnement de trois mois, laquelle fut commuée en une amende. Le requérant fut condamné au final au paiement d’une amende de 606 534 000 anciennes livres turques (TRY - soit environ 346 euros à l’époque).

Le tribunal considérait en effet que l’autorisation préalablement délivrée par la préfecture valait uniquement pour une prestation musicale et ne donnait pas le droit aux accusés de tenir des propos dans le cadre du concert.

16. Le 8 décembre 2003, le requérant introduisit un recours en opposition contre l’ordonnance pénale et formula une demande de tenue d’audience.

17. Le 30 mars 2004, le tribunal correctionnel d’Aydın rejeta l’opposition formée par le requérant ainsi que sa demande de tenue d’audience, au motif que l’ordonnance pénale était conforme à la loi et à la procédure. La décision du tribunal correctionnel fut notifiée à l’avocat du requérant le 19 avril 2004.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18. Le droit et la pratique internes relatifs aux ordonnances pénales sont décrits dans l’arrêt Karahanoğlu c. Turquie (no 74341/01, §§ 18-21, 3 octobre 2006).

19. L’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP, relatif à l’insoumission à un ordre émanant des autorités compétentes, se lisait comme suit :

« Quiconque ne se soumet pas à une injonction délivrée régulièrement par les autorités compétentes dans le cadre d’actes judiciaires ou aux fins de la protection de la sécurité et de l’ordre publics ou de la santé publique ou ne se conforme pas à une mesure de prévention prise en ce sens, est puni, à condition que le comportement (eylem) incriminé ne constitue pas une infraction distincte, d’une peine d’emprisonnement légère allant de trois à six mois et d’une amende légère comprise entre mille et trois mille livres. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

20. Le requérant se plaint d’une absence d’audience et des conséquences y afférentes sur les droits de la défense. Il invoque l’article 6 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

21. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

23. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

24. Le Gouvernement repousse les allégations du requérant. Il précise que l’ordonnance pénale rendue le 27 octobre 2003 a été délivrée au terme d’une procédure simplifiée dont le but serait de diminuer la charge de travail des tribunaux en allégeant la procédure pour les affaires dites d’importance mineure. Il soutient qu’il s’agit là d’une procédure conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention. En outre, il invoque, à l’appui de son argumentation, l’arrêt Hennings c. Allemagne (16 décembre 1992, série A no 251‑A) , et la décision Maass c. Allemagne ((déc.), no 71598/01, 15 septembre 2005). Par ailleurs, le Gouvernement indique que l’article 387 de l’ancien code de procédure pénale disposait que, si le juge pénal voyait un inconvénient à statuer en l’absence d’une audience, il pouvait fixer une date pour la tenue de celle-ci. Il ajoute que, selon l’article 390 dudit code, une audience était tenue en cas d’opposition formée contre une ordonnance pénale portant sur une peine d’emprisonnement légère. Enfin, il indique que le nouveau code de procédure pénale prévoit qu’une ordonnance de prépaiement est rendue pour les délits simples et qu’en cas de non-paiement il est automatiquement procédé à la tenue d’une audience.

25. Le requérant maintient ses allégations.

26. La Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques au présent grief et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause des justiciables qui l’avaient saisie n’avait pas été entendue équitablement, étant donné que ceux-ci n’avaient pas bénéficié d’une audience devant les juridictions nationales (voir, entre autres, Karahanoğlu, c. Turquie, no 74341/01, §§ 35-39, 3 octobre 2006, Oyman c. Turquie, no 39856/02, §§ 21-23, 20 février 2007, et Yener et Albayrak c. Turquie, no 42900/04, §§ 13-15, 26 janvier 2010).

27. Après avoir examiné la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l’espèce.

28. Elle note que le requérant n’a bénéficié d’une audience devant les juridictions internes à aucun stade de la procédure : ni le tribunal d’instance pénal qui a délivré l’ordonnance pénale ni le tribunal correctionnel qui s’est prononcé sur l’opposition n’ont tenu d’audience. Le requérant n’a donc jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à se prononcer sur son affaire.

29. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause du requérant n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies de son affaire.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

30. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

31. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

33. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

34. Le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention, en raison de la condamnation au pénal dont il a fait l’objet pour avoir pris la parole lors de sa prestation durant un concert autorisé.

35. Le Gouvernement conteste l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Il avance que l’autorisation préfectorale valait uniquement pour une prestation musicale et que le requérant a tenu un discours en dehors du concert. Il soutient que les accusés ont commis le délit d’insoumission aux ordres.

36. En outre, le Gouvernement indique que la condamnation du requérant ne se rapportait pas au contenu de son discours, précisant qu’elle résultait du fait qu’il avait enfreint une simple exigence procédurale en agissant en dehors de l’autorisation accordée. À cet égard, le Gouvernement soutient que ni l’acte d’accusation ni l’ordonnance pénale rendue par le tribunal d’instance pénal n’ont fait mention du contenu du discours. D’après lui, il n’y a eu aucune atteinte à la liberté d’expression du requérant.

37. De surcroît, le Gouvernement ajoute que l’ordonnance pénale avait pour but « la protection de la sécurité publique et de l’ordre public ». Par ailleurs, il indique que le requérant s’est vu infliger la peine la plus légère, en application de l’article 526 § 1 de l’ancien CP, et que la condamnation en question n’a pas été inscrite dans son casier judiciaire.

38. Le requérant réitère ses allégations.

1. Sur l’existence d’une ingérence

39. Comme la Cour l’a souvent souligné, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de ladite disposition, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)).

40. La Cour constate que la présente affaire diffère des nombreuses affaires dirigées contre la Turquie relatives à la liberté d’expression et dont elle a eu à connaître. En l’espèce, le requérant a été condamné, sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP, pour insoumission aux ordres, au motif que l’autorisation préfectorale préalablement délivrée valait uniquement pour une prestation musicale et qu’elle ne donnait pas le droit de tenir des propos pendant le concert. À cet égard, les juges du fond ont décidé d’infliger une amende au requérant sans procéder à un quelconque examen de son discours. Or, si la restriction incriminée ne concerne pas le contenu de ce dernier, il convient néanmoins de noter que la condamnation en cause a incontestablement réduit la liberté du requérant de communiquer ses opinions et idées à autrui.

41. La Cour considère dès lors que la condamnation du requérant constituait une ingérence dans son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées, protégé par l’article 10 de la Convention.

42. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique» pour les atteindre.

2. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

43. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne et qu’ils visent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).

44. En l’espèce, la Cour note que l’ingérence avait une base en droit interne puisque le requérant a été condamné en application de l’article 526 de l’ancien CP (paragraphe 15 ci-dessus).

45. Au sujet de l’accessibilité, la Cour constate que ledit article répondait à ce critère car le texte de l’ancien CP avait été publié au Journal officiel.

46. En ce qui concerne la prévisibilité, la Cour rappelle que cette condition se trouve remplie lorsque les justiciables peuvent savoir, à partir du libellé des dispositions pertinentes applicables à leur cas, et, au besoin, à l’aide de leur interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent leur responsabilité. En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 54, 24 novembre 2005) et contre une application extensive d’une restriction faite au détriment des justiciables (Štefanec c. République tchèque, no 75615/01, § 44, 18 juillet 2006).

47. Dans la présente affaire, la Cour relève que le tribunal d’instance pénal d’Aydın a condamné le requérant sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP. Selon cette disposition, l’insoumission à un ordre émanant d’une autorité compétente ou à une mesure de prévention prise par elle est punie d’une peine d’emprisonnement et d’une amende (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, la Cour estime que cette formulation n’était pas suffisamment claire pour permettre au requérant de se rendre compte que le seul fait de tenir des propos, en tant que chanteur, dans le cadre d’un concert préalablement autorisé constituerait un cas d’insoumission à un ordre au sens de l’article 526 de l’ancien CP et que, par conséquent, il encourait le risque de se voir infliger des sanctions pénales. Dès lors, la Cour considère que les juridictions internes ont étendu le champ d’application de ladite disposition au-delà de ce qui aurait pu être raisonnablement prévisible dans les circonstances de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Piroğlu et Karakaya c. Turquie, nos 36370/02 et 37581/02, § 54, 18 mars 2008, et Gemici c. Turquie, no 25471/02, § 41, 2 décembre 2008).

48. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’exigence de prévisibilité n’était pas remplie et que, par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi.

49. Ayant conclu que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

50. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

51. Le requérant soutient avoir été condamné en raison de ses convictions politiques et de son identité kurde. Il invoque l’article 14 de la Convention.

52. La Cour a examiné ce grief tel qu’il a été présenté par le requérant. Compte tenu du peu d’éléments soumis à son appréciation, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention.

53. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION

54. Le requérant se plaint enfin d’une atteinte à son droit à un double degré de juridiction en matière pénale. Il invoque l’article 2, paragraphe 1, du Protocole no 7 à la Convention.

55. La Cour rappelle que la Turquie n’a pas adhéré à ce Protocole et que, par conséquent, les dispositions de celui-ci ne sauraient s’appliquer en l’espèce. Dès lors, ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions en question au sens de l’article 35 § 3 et il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. ».

A. Dommages

57. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel qu’il évalue à 759 euros (EUR). Il explique que ce montant correspond à l’amende payée par lui ainsi qu’aux honoraires d’avocat.

58. Il réclame en outre 20 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

59. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

60. La Cour estime nécessaire de prendre en considération la demande relative aux honoraires d’avocat dans la partie « Frais et dépens ». Quant à l’amende infligée, elle relève que le requérant n’a produit aucun document attestant le paiement de cette somme et elle rejette donc la demande y relative.

61. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 250 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

62. Le requérant demande également 4 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. D’après un récapitulatif fourni par son conseil, sa demande se ventile ainsi :

– honoraires : 4 000 EUR,

– frais administratifs et frais de traduction : 200 EUR.

63. Le Gouvernement conteste le montant réclamé.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 et 10 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 3 250 EUR (trois mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Spano.

A.S.
A.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

Je suis tout à fait d’accord avec mes collègues qu’il y a eu violation des articles 6 et 10 de la Convention. Je n’exprime une opinion séparée que parce que j’estime que les arguments en faveur du constat de violation de cette dernière disposition, tels qu’exposés par la Cour au paragraphe 47 de son arrêt, qui est crucial, manquent de substance. À mes yeux, ce paragraphe aurait dû être libellé comme suit :

« 47. Dans la présente affaire, la Cour relève que le tribunal d’instance pénal d’Aydın a condamné le requérant sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP. Selon cette disposition, l’insoumission à un ordre émanant d’une autorité compétente ou à une mesure de prévention prise par elle est punie d’une peine d’emprisonnement et d’une amende (paragraphe 18 ci-dessus). Il ressort clairement de cette disposition que, pour apprécier la prévisibilité de la condamnation du requérant au vu des circonstances de la cause, il faut tenir compte de la teneur de l’autorisation accordée par le préfet pour l’organisation du concert le 4 août 2003 (voir le paragraphe 6 ci-dessus). À cet égard, le Gouvernement n’a pas fourni à la Cour l’autorisation en question. Il s’est contenté d’en préciser le contenu en indiquant que le préfet avait donné son autorisation aux organisateurs à la condition que la loi no 2991 soit respectée. Ainsi, il n’a pas démontré l’existence d’une interdiction explicite faite aux chanteurs de parler au public avant les chansons. Par conséquent, la Cour conclut que le requérant ne pouvait pas raisonnablement prévoir que l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP, tel qu’interprété à l’aune de l’autorisation donnée par le préfet, serait appliqué à ses actes. En effet, la formulation de la loi susvisée n’était pas suffisamment claire pour permettre au requérant de se rendre compte que le seul fait de tenir des propos, en tant que chanteur, dans le cadre d’un concert préalablement autorisé constituerait un cas d’insoumission à un ordre au sens de l’article 526 de l’ancien CP et que, par conséquent, il encourait le risque de se voir infliger des sanctions pénales. Dès lors, la Cour considère que les juridictions internes ont étendu le champ d’application de ladite disposition au-delà de ce qui aurait pu être raisonnablement prévisible dans les circonstances de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Piroğlu et Karakaya c. Turquie, nos 36370/02 et 37581/02, § 54, 18 mars 2008, et Gemici c. Turquie, no 25471/02, § 41, 2 décembre 2008). »


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