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05/02/2015 | CEDH | N°001-150793

CEDH | CEDH, AFFAIRE PHOSTIRA EFTHYMIOU ET RIBEIRO FERNANDES c. PORTUGAL, 2015, 001-150793


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE PHOSTIRA EFTHYMIOU ET RIBEIRO FERNANDES
c. PORTUGAL

(Requête no 66775/11)

ARRÊT

STRASBOURG

5 février 2015

DÉFINITIF

01/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Phostira Efthymiou et Ribeiro Fernandes c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro, présidente,
Elisabeth Steiner,


Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Sø...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE PHOSTIRA EFTHYMIOU ET RIBEIRO FERNANDES
c. PORTUGAL

(Requête no 66775/11)

ARRÊT

STRASBOURG

5 février 2015

DÉFINITIF

01/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Phostira Efthymiou et Ribeiro Fernandes c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro, présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66775/11) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante chypriote et une ressortissante portugaise, Mmes Gabriella Phostira Efthymiou et Elizabeth Ribeiro Fernandes (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 14 octobre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La première requérante a également la nationalité mozambicaine.

2. Les requérantes ont été représentées par Mes S. Dantas et S. Azevedo, avocates à Matosinhos. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M.F. Carvalho, procureur général adjoint. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement chypriote n’a pas répondu.

3. Les requérantes alléguaient avoir été victimes d’une atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention, en raison de la décision des autorités portugaises d’ordonner le retour de la première à Chypre en application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Sous l’angle de l’article 6 de la Convention, elles dénonçaient aussi la durée de la procédure au niveau interne.

4. Le 16 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérantes sont nées respectivement en 2006 et 1978 et résident à Cantanhede (Portugal).

6. La deuxième requérante est née au Mozambique. Elle y rencontra le sieur D., de nationalité sud-africaine et chypriote. De leur union naquit la première requérante le 6 novembre 2006, à Nelspruit, en Afrique du Sud.

7. En décembre 2007, la famille partit s’installer à Chypre.

8. Le 1er septembre 2009, avec l’accord de Monsieur D., la deuxième requérante partit en vacances avec l’enfant au Portugal, avec un retour à Chypre prévu pour le 15 septembre. Ce jour venu, la deuxième requérante informa son compagnon qu’elle avait décidé de rester au Portugal avec leur fille et qu’elle ne reviendrait pas à Chypre.

9. La deuxième requérante s’installa avec sa mère à Cantanhede, où elles établirent une activité commerciale. En novembre 2009, l’enfant fut inscrite dans une crèche collective.

10. Le 16 septembre 2009, le parquet près le tribunal de Cantanhede ouvrit une procédure visant à l’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale (acção de regulação do exercício das responsabilidades parentais) à l’égard de l’enfant.

11. Le 21 septembre 2009, Monsieur D. saisit l’autorité centrale chypriote en vue d’obtenir le retour de sa fille à Chypre, en application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (« la Convention de La Haye »).

12. Le 23 septembre 2009, l’autorité centrale chypriote demanda le retour de l’enfant à Chypre à son homologue portugaise.

13. À une date non précisée, la direction générale de la réinsertion sociale (Direcção-Geral de Reinserção Social), autorité centrale portugaise chargée de l’application de la Convention de La Haye, informa le tribunal de Cantanhede de la procédure qui avait été engagée par le père de l’enfant, demandant au tribunal de suspendre la procédure visant à l’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale jusqu’à ce qu’une décision soit prise concernant le retour de cette dernière.

14. Par une ordonnance du 2 novembre 2009, le parquet près le tribunal aux affaires familiales (tribunal de família e menores) de Coimbra requit le retour de l’enfant vers Chypre au motif que celle-ci était retenue illicitement au Portugal. Cette ordonnance fut portée à la connaissance de la deuxième requérante et de Monsieur D.

15. Le 19 novembre 2009, la deuxième requérante présenta son mémoire en défense, exposant :

– que c’était à cause du mode de vie de son compagnon qu’ils avaient dû quitter le Mozambique pour s’installer à Chypre ;

– qu’elle demandait au tribunal de lui attribuer la garde de leur fille, arguant que celle-ci s’était bien adaptée au Portugal.

À l’appui de son mémoire, elle présenta divers documents et demanda au tribunal d’entendre sa mère comme témoin.

16. Dans un mémoire en date du 17 décembre 2009, Monsieur D. informa le tribunal :

– qu’il vivait en union de fait avec la deuxième requérante depuis seize ans ;

– que s’il avait autorisé le départ de sa fille, le 1er septembre 2009, c’était parce que sa mère s’était engagée à rentrer le 15 septembre 2009 ;

– qu’il avait perdu tout contact avec celle-ci depuis cette date.

À l’appui de son mémoire, il présenta divers documents et demanda au tribunal d’entendre deux témoins résidant à Chypre.

17. Le 5 janvier 2010, les services de la sécurité sociale (Segurança Social) remirent un rapport au tribunal aux affaires familiales de Coimbra concernant la situation de l’enfant au Portugal. Selon ce rapport, l’enfant était bien intégré dans son milieu familial et scolaire. Le rapport indiquait aussi que la deuxième requérante avait l’intention de fixer sa résidence au Portugal.

18. Le 6 janvier 2010, le tribunal entendit le témoin qui avait été présenté par la deuxième requérante. Il estima ne pouvoir entendre les témoins de Monsieur D., qui se trouvaient à Chypre, compte tenu de l’urgence de la procédure.

19. Le 14 janvier 2010, le tribunal rendit son jugement. Faisant droit à la demande du parquet, il considéra que le maintien de l’enfant au Portugal était illicite au regard de l’article 3 b) de la Convention de La Haye dans la mesure où l’autorité parentale était auparavant exercée conjointement par la requérante et son compagnon, ce dernier ayant manifesté son opposition à l’installation de l’enfant au Portugal le 15 septembre 2009. Notant que la rétention illicite datait de moins d’un an et considérant qu’aucune des exceptions stipulées aux articles 12 et 13 de la Convention ne trouvait à s’appliquer, le tribunal ordonna le retour de l’enfant à Chypre, son pays de résidence habituelle. Il écarta en outre comme non pertinentes les allégations de la deuxième requérante quant aux difficultés d’intégration à Chypre, à la bonne adaptation de l’enfant au Portugal et au fait qu’elle soit sa principale personne de référence.

20. Le 5 février 2010, la deuxième requérante déposa un recours contre cette décision auprès de la cour d’appel de Coimbra, en se plaignant d’une mauvaise application de l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye.

Elle contestait, tout d’abord, que l’on puisse considérer Chypre comme l’État de la résidence habituelle de l’enfant. Elle affirmait à ce sujet avoir toujours vécu au Mozambique et avoir été contrainte de s’installer à Chypre avec son compagnon parce que celui-ci faisait l’objet de poursuites judiciaires au Mozambique, comme l’avait indiqué le témoin entendu par le tribunal

En second lieu, elle exposait que son retour dans ce pays exposerait l’enfant à un danger psychique, moral et physique, estimant son père incapable de s’occuper d’elle et regrettant que le tribunal n’ait pas cherché à évaluer la situation socio-économique de celui-ci et sa capacité à prendre en charge l’enfant. Au soutien de cette argumentation, elle présentait un rapport établi le 2 février 2010 par un psychologue, et qui concluait qu’elle devait être considérée comme la personne de référence pour l’enfant et que la rupture de ce lien aurait des conséquences émotionnelles sur cette dernière.

21. Le 22 mars 2010, la deuxième requérante demanda au tribunal aux affaires familiales de Coimbra que soit versée au dossier de son recours devant la cour d’appel de Coimbra la copie d’un mandat d’arrêt émis le 11 mars 2010 par les autorités mozambicaines à l’encontre de Monsieur D. dans le cadre d’une enquête pour falsification.

22. La cour d’appel de Coimbra rendit son arrêt le 15 juin 2010. Dans ses motifs, elle écarta tout d’abord l’argument tiré de l’existence alléguée de poursuites judiciaires contre le père au Mozambique, au motif que ce moyen n’avait pas été considéré comme établi en fait dans le cadre de la procédure.

Elle confirma ensuite que l’enfant était retenue de façon illicite au Portugal par la deuxième requérante, étant donné que celle-ci avait décidé unilatéralement de ne pas retourner à Chypre alors que l’autorité parentale était exercée conjointement par les deux parents.

En revanche, elle jugea que l’affaire appelait l’application de l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye, en considérant que le retour à Chypre serait d’une grande violence psychique pour l’enfant, compte tenu de son âge et étant donné qu’elle s’était bien intégrée au Portugal et qu’elle n’était plus en contact avec son père depuis plus de neuf mois. Elle observa en outre qu’il n’avait pas été démontré qu’en cas de retour, les autorités chypriotes garantiraient la protection de l’enfant à travers des mesures adéquates.

23. Par deux voix contre une, la cour d’appel annula ainsi le jugement du tribunal aux affaires familiales de Coimbra et ordonna que l’enfant ne soit pas renvoyée à Chypre.

24. Le parquet se pourvut en cassation devant la Cour suprême en soutenant que le dossier ne permettait pas d’établir que le père avait exercé de façon inadéquate son autorité parentale à l’égard de l’enfant et que, dès lors, le retour à Chypre l’exposerait à un danger physique ou psychique. À cet égard, le parquet regrettait qu’aucune information sur sa situation à Chypre, avant son déplacement, n’ait été sollicitée au cours de la procédure.

25. Par un arrêt du 14 avril 2011, la Cour suprême infirma l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra. Elle estima que la situation concrète constituait une rétention illicite au sens de l’article 3 a) de la Convention de La Haye. La Cour suprême regretta que la recommandation figurant à l’article 13 concernant l’établissement de la situation sociale de l’enfant dans le pays de résidence habituelle n’ait pas été suivie au cours de la procédure. Elle jugea que les conditions factuelles permettant l’application de l’exception prévue à l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye n’étaient pas remplies car il n’avait pas été prouvé :

« (...) de faits qui puissent attester de façon solide de l’existence d’un risque pour l’enfant ou le placer dans une situation intolérable. »

26. La Cour suprême ordonna donc l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra et la confirmation du jugement qui avait été rendu par le tribunal aux affaires familiales de Coimbra.

27. Aux dernières informations reçues, lesquelles remontent au 16 mai 2014, l’enfant se trouve toujours au Portugal avec la deuxième requérante. Son lieu de résidence reste cependant inconnu des autorités nationales.

II. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

28. Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, ratifiée par le Portugal le 29 septembre 1983, se lisent comme suit :

Article premier

« La présente Convention a pour objet :

a) d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant ;

b) de faire respecter effectivement dans les autres États contractants les droits de garde et de visite existant dans un État contractant. »

Article 2

« Les États contractants prennent toutes mesures appropriées pour assurer, dans les limites de leur territoire, la réalisation des objectifs de la Convention. À cet effet, ils doivent recourir à leurs procédures d’urgence. »

Article 3

« Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite :

a) lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ; et

b) que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.

Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État. »

Article 6

« Chaque État contractant désigne une autorité centrale chargée de satisfaire aux obligations qui lui sont imposées par la Convention.

(...) »

Article 7

« Les Autorités centrales doivent coopérer entre elles et promouvoir une collaboration entre les autorités compétentes dans leurs États respectifs, pour assurer le retour immédiat des enfants et réaliser les autres objectifs de la présente Convention.

En particulier, soit directement, soit avec le concours de tout intermédiaire, elles doivent prendre toutes les mesures appropriées :

a) pour localiser un enfant déplacé ou retenu illicitement ;

b) pour prévenir de nouveaux dangers pour l’enfant ou des préjudices pour les parties concernées, en prenant ou faisant prendre des mesures provisoires ;

c) pour assurer la remise volontaire de l’enfant ou faciliter une solution amiable ;

d) pour échanger, si cela s’avère utile, des informations relatives à la situation sociale de l’enfant ;

e) pour fournir des informations générales concernant le droit de leur État relatives à l’application de la Convention ;

f) pour introduire ou favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire ou administrative, afin d’obtenir le retour de l’enfant et, le cas échéant, de permettre l’organisation ou l’exercice effectif du droit de visite ;

g) pour accorder ou faciliter, le cas échéant, l’obtention de l’assistance judiciaire et juridique, y compris la participation d’un avocat ;

h) pour assurer, sur le plan administratif, si nécessaire et opportun, le retour sans danger de l’enfant ;

i) pour se tenir mutuellement informées sur le fonctionnement de la Convention et, autant que possible, lever les obstacles éventuellement rencontrés lors de son application. »

Article 11

« Les autorités judiciaires ou administratives de tout État contractant doivent procéder d’urgence en vue du retour de l’enfant.

Lorsque l’autorité judiciaire ou administrative saisie n’a pas statué dans un délai de six semaines à partir de sa saisine, le demandeur ou l’Autorité centrale de l’État requis, de sa propre initiative ou sur requête de l’Autorité centrale de l’État requérant, peut demander une déclaration sur les raisons de ce retard (...) »

Article 12

« Lorsqu’un enfant a été déplacé ou retenu illicitement au sens de l’article 3 et qu’une période de moins d’un an s’est écoulée à partir du déplacement ou du non‑retour au moment de l’introduction de la demande devant l’autorité judiciaire ou administrative de l’État contractant où se trouve l’enfant, l’autorité saisie ordonne son retour immédiat.

L’autorité judiciaire ou administrative, même saisie après l’expiration de la période d’un an prévue à l’alinéa précédent, doit aussi ordonner le retour de l’enfant, à moins qu’il ne soit établi que l’enfant s’est intégré dans son nouveau milieu.

Lorsque l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis a des raisons de croire que l’enfant a été emmené dans un autre État, elle peut suspendre la procédure ou rejeter la demande de retour de l’enfant. »

Article 13

« Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit :

a) que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non-retour ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non-retour ; ou

b) qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable.

L’autorité judiciaire ou administrative peut aussi refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui-ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion.

Dans l’appréciation des circonstances visées dans cet article, les autorités judiciaires ou administratives doivent tenir compte des informations fournies par l’autorité centrale ou toute autre autorité compétente de l’État de la résidence habituelle de l’enfant sur sa situation sociale. »

Article 20

« Le retour de l’enfant conformément aux dispositions de l’article 12 peut être refusé quand il ne serait pas permis par les principes fondamentaux de l’État requis sur la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

29. La deuxième requérante, agissant en son nom propre et entendant également agir comme représentante légale de sa fille – la première requérante –, dénonce une atteinte à leur droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention, en raison de la décision des juridictions internes d’ordonner le retour de sa fille à Chypre. Elle estime également que la durée de la procédure interne a dépassé le délai raisonnable garanti par l’article 6 de la Convention.

30. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par les requérantes sous l’angle du seul article 8 de la Convention, lequel exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et respecte, comme il se doit, les intérêts protégés par cette disposition (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 56, CEDH 2002‑I ; Zavřel c. République tchèque, no 14044/05, § 32, 18 janvier 2007 ; Kříž c. République tchèque (déc.), no 26634/03, 29 novembre 2005), la durée de la procédure étant également un élément à prendre en considération (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, §§ 84-85, CEDH 2011 (extraits)).

L’article 8 de la Convention dispose dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

31. Le Gouvernement récuse ces griefs.

A. Sur la recevabilité

32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèse des parties

33. Le Gouvernement admet que le retour de l’enfant à Chypre pourrait affecter la vie familiale des requérantes. Il estime néanmoins que les juridictions internes disposaient en la matière d’une marge d’appréciation nationale et que la décision prise à l’issue de la procédure interne est conforme à la Convention de La Haye, et visait à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, retenu de façon illicite au Portugal depuis le 15 septembre 2009.

34. S’agissant du processus décisionnel, le Gouvernement expose :

– que rien n’indique qu’il n’ait pas été équitable, la deuxième requérante ayant pu présenter ses arguments au cours de la procédure et les juridictions internes ayant entendu tous les intéressés ;

– que la décision ordonnant le retour de l’enfant est suffisamment motivée ;

– que les allégations formulées par la deuxième requérante au sujet de l’existence d’un « risque grave » au sens de l’article 13 alinéa premier lettre b) de la Convention de La Haye pour l’enfant étaient dénuées de précision ;

– que notamment celle-ci n’avait prouvé ni l’existence d’un danger physique ou psychique pour l’enfant en cas de retour à Chypre, ni le mode de vie qu’elle reprochait au père, ni son incapacité à prendre soin de leur fille.

Le Gouvernement rappelle que la procédure litigieuse visait seulement à décider le retour ou non de l’enfant vers l’État de sa résidence habituelle, qui était incontestablement Chypre, et non à se prononcer sur l’attribution de la garde de l’enfant à l’un ou l’autre des parents.

35. En ce qui concerne la durée de la procédure, le Gouvernement estime que les juridictions nationales se sont prononcées en la cause avec une célérité conforme aux exigences de la Convention de La Haye, la Cour suprême ayant statué un an et sept mois après le début de la procédure. Il dénonce le fait que la requérante ait fait usage de toutes les voies de recours possibles afin de consolider la rupture du lien familial qui existait entre l’enfant et son père et de rendre impossible le retour de cette dernière à Chypre. Il se réfère à cet égard aux affaires Maire c. Portugal, no 48206/99, CEDH 2003‑VII ; et Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, CEDH 2011 (extraits).

36. La partie requérante n’a pas présenté d’observations sur le fond de l’affaire.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour constate à titre liminaire que, pour les requérantes, continuer à vivre ensemble est un élément fondamental qui relève à l’évidence de leur vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention, lequel est donc applicable en l’espèce (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290). La Cour observe ensuite qu’il n’est, en l’espèce, pas contesté que le retour de l’enfant ordonné par les juridictions portugaises constitue une « ingérence » dans son droit et celui de la deuxième requérante au respect de la vie familiale au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

38. Elle rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 90, CEDH 2001‑II ; et Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI). En ce qui concerne plus précisément les obligations positives que l’article 8 fait peser sur les États contractants en matière de réunion d’un parent et de ses enfants, celles-ci doivent s’interpréter à la lumière de la Convention de La Haye (Ignaccolo-Zenide précité, § 95), dont il est directement question en l’occurrence, ainsi que de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (Maire c. Portugal, no 48206/99, § 72, CEDH 2003‑VII ; Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 132, CEDH 2010).

39. En l’espèce, la Cour note que la décision de retour prise par les autorités portugaises était fondée sur la Convention de La Haye, qui est incorporée au droit portugais, et visait à protéger les droits et libertés de l’enfant, l’ingérence poursuivait donc un intérêt légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

40. La question qui se pose est donc celle de savoir si telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention interprété à la lumière des instruments internationaux précités, le point décisif consistant à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents présents – ceux de l’enfant, des deux parents entre eux et ceux de l’ordre public – a été ménagé dans les limites de la marge d’appréciation dont les États jouissent en la matière (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, 6 décembre 2007), en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la principale considération, les objectifs de prévention et de retour immédiat répondant à une conception déterminée de « l’intérêt supérieur de l’enfant ». La Cour rappelle que la Convention de La Haye associe cet intérêt au rétablissement du statu quo ante, par une décision de retour immédiat de l’enfant dans son pays de résidence habituelle en cas d’enlèvement illicite, mais ce tout en tenant compte du fait qu’un non-retour peut parfois s’avérer justifié par des raisons objectives qui correspondent à l’intérêt de l’enfant, ce qui explique l’existence d’exceptions (X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 95-97, 26 novembre 2013). Il découle directement non seulement de l’article 8 de la Convention, mais également de la Convention de La Haye elle-même, compte tenu des exceptions qu’elle prévoit expressément au principe d’un retour rapide de l’enfant dans le pays du lieu de résidence habituelle, que ce retour de l’enfant ne saurait être ordonné de façon automatique ou mécanique (Maumousseau et Washington, précité, § 72, et Neulinger et Shuruk, précité, § 138).

41. Dans le cadre d’une demande de retour faite en application de la Convention de La Haye, la notion d’intérêt supérieur de l’enfant doit s’apprécier à la lumière des exceptions prévues par la Convention de La Haye, lesquelles concernent l’écoulement du temps (article 12), les conditions d’application de la convention (article 13 alinéa premier lettre a) et l’existence d’un « risque grave » (article 13 alinéa premier lettre b), ainsi que le respect des principes fondamentaux de l’État requis sur la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 20). Cette tâche revient en premier lieu aux autorités nationales requises, qui ont notamment le bénéfice de contacts directs avec les intéressés. Pour ce faire, au regard de l’article 8 de la Convention, les juridictions internes jouissent d’une marge d’appréciation, laquelle s’accompagne toutefois d’un contrôle européen en vertu duquel la Cour examine, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de ce pouvoir (voir, mutatis mutandis, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A ; ainsi que Maumousseau et Washington, précité, § 62 ; et Neulinger et Shuruk, précité, § 141).

42. Dans le cadre de cet examen, la Cour rappelle qu’elle n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes (voir, par exemple, Hokkanen, précité ; et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 154, Recueil 2001-VII). Elle doit cependant s’assurer que le processus décisionnel ayant conduit les juridictions nationales à prendre la mesure litigieuse a été équitable et qu’il a permis aux intéressés de faire valoir pleinement leurs droits, et ce dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (Eskinazi et Chelouche c. Turquie (déc.), no 14600/05, CEDH 2005‑XIII (extraits) ; Neulinger et Shuruk, précité, § 139). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs de chacun, avec le souci constant de déterminer quelle était la meilleure solution pour l’enfant dans le cadre d’une demande de retour dans son pays d’origine (Maumousseau et Washington c. France, précité, § 74). Il leur appartient également, lorsqu’une partie se prévaut de l’une des exceptions expressément prévues à l’article 13 alinéa premier de la Convention de La Haye, de procéder à un examen effectif des allégations de celle-ci.

43. En effet, l’article 8 de la Convention fait peser sur les autorités internes une obligation procédurale particulière à ce titre : dans le cadre de l’examen de la demande de retour de l’enfant, les juges doivent non seulement examiner toute allégation défendable de « risque grave » pour l’enfant en cas de retour, mais également se prononcer à ce sujet par une décision spécialement motivée au vu des circonstances de l’espèce. Un refus de tenir compte d’objections au retour susceptibles de rentrer dans le champ d’application des articles 12, 13 et 20 de la Convention de La Haye, tout comme une insuffisance de motivation de la décision rejetant de telles objections, seraient contraires aux exigences de l’article 8 de la Convention, mais également au but et à l’objet de la Convention de La Haye. La prise en compte effective de telles allégations doit ressortir une motivation des juridictions internes qui soit non pas automatique et stéréotypée, mais suffisamment circonstanciée au regard des exceptions visées par la Convention de La Haye, sachant cependant que celles-ci doivent être d’interprétation stricte (Maumousseau et Washington, précité, § 73) est nécessaire. Il s’agit aussi pour la Cour d’être mise en mesure d’assurer sa mission de contrôle européen, sans qu’il y ait lieu pour elle de se substituer aux juges nationaux (X c. Lettonie, précité, § 107). En d’autres termes, la nécessité de respecter les brefs délais prévus par la Convention de La Haye n’exonère pas les autorités judiciaires du devoir de procéder à un examen effectif des allégations d’une partie fondées sur l’une des exceptions expressément prévues à l’article 13 alinéa premier (X c. Lettonie, précité, § 118).

44. Enfin, dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre : les procédures relatives à l’attribution de l’autorité parentale, y compris l’exécution de la décision rendue à leur issue, appellent en effet un traitement urgent, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. La Convention de La Haye le reconnaît d’ailleurs, en prévoyant un ensemble de mesures tendant à assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus de façon illicite dans tout État contractant. Aux termes de l’article 11 de cette convention, les autorités judiciaires ou administratives saisies doivent ainsi procéder d’urgence en vue du retour de l’enfant, tout retard pour agir dépassant six semaines pouvant donner lieu à une demande d’explication (Maire, précité, § 74).

45. En l’espèce, la Cour note que toutes les juridictions saisies de l’affaire au niveau national ont considéré que la rétention de l’enfant au Portugal était illicite au sens de l’article 3 b) de la Convention de La Haye, dans la mesure où les responsabilités parentales à son égard étaient exercées conjointement par ses deux parents et où c’était sans l’accord du père que la deuxième requérante avait décidé de ne pas rentrer à Chypre le 15 septembre 2009. En revanche, elles n’ont pas été unanimes quant à la suite à donner à l’affaire. En effet, le tribunal aux affaires familiales de Coimbra, en première instance, puis la Cour suprême, statuant en dernier ressort, ont estimé que le retour de l’enfant s’imposait, tandis que la cour d’appel de Coimbra est parvenue à la conclusion inverse.

46. Les motifs de ces décisions divergentes peuvent se résumer comme suit. Dans son jugement du 10 janvier 2010, tout d’abord, le tribunal aux affaires familiales de Coimbra a rejeté les objections de la deuxième requérante au retour de l’enfant au motif que la rétention datait de moins d’un an et qu’aucune des exceptions prévues aux articles 12 et 13 de la Convention de La Haye n’était d’application en l’espèce, en estimant entre autres non pertinents ses arguments relatifs aux difficultés qu’elle avait rencontrées pour s’intégrer à Chypre, à la bonne adaptation de l’enfant au Portugal et au fait qu’elle était la principale personne de référence de l’enfant.

Infirmant ce jugement, dans son arrêt du 15 juin 2010 la cour d’appel de Coimbra a considéré que la condition d’application de l’exception prévue à l’article 13 alinéa premier lettre b) de la Convention de La Haye était remplie étant donné l’intégration de l’enfant au Portugal, son éloignement d’avec son père depuis le 15 septembre 2009 et le fait qu’il n’avait pas été démontré que les autorités chypriotes offriraient des mesures de protection adéquates à l’enfant en cas de retour.

Dans son arrêt du 14 avril 2011, enfin, tout en regrettant que la situation sociale de l’enfant à Chypre n’ait pas été mise en lumière au cours de la procédure comme l’aurait voulu l’article 13 de la Convention de La Haye, la Cour suprême a, quant à elle, écarté l’existence d’un risque grave pour l’enfant en cas de retour et confirmé le jugement du tribunal aux affaires familiales de Coimbra.

Il apparaît, somme toute, que la motivation des divergences de position des juridictions internes sur la question, au vu des circonstances de l’espèce, de l’applicabilité ou non des exceptions au retour de l’enfant prévues par la Convention de La Haye a été particulièrement succincte et reposait sur peu d’éléments de preuve.

47. En ce qui concerne l’administration de la preuve des faits retenus à l’appui de leurs décisions, les juridictions internes ont tenu compte des arguments présentés par la deuxième requérante et par Monsieur D. dans leurs mémoires respectifs, entendu un témoin présenté par la deuxième requérante et pris connaissance du rapport qui avait été présenté par les services sociaux portugais le 5 janvier 2010.

48. La Cour constate qu’aucun élément du dossier ne permettait de déterminer quelle était la situation antérieure de l’enfant à Chypre avant son déplacement, comme l’avait d’ailleurs regretté le parquet en cassation (voir ci-dessus paragraphe 24). Les juridictions n’ont en outre pas jugé nécessaire de demander à l’autorité centrale chypriote des renseignements concernant la situation du père et son éventuelle incapacité à prendre soin de l’enfant, telle qu’alléguée par la requérante.

49. Or, l’article 8 de la Convention imposait aux autorités portugaises une obligation procédurale, en exigeant que toute allégation défendable de « risque grave » pour l’enfant en cas de retour fasse l’objet de la part des juges d’un examen effectif, ce dernier devant ressortir d’une motivation circonstanciée (X. c. Lettonie, précité, § 107). Il appartenait donc aux juges portugais de procéder à des vérifications sérieuses permettant soit de confirmer soit d’écarter l’existence d’un « risque grave » (B. c. Belgique, no 4320/11, §§ 70-72, 10 juillet 2012 ; X. c. Lettonie, précité, § 116), le cas échéant en sollicitant des observations sur la situation de l’enfant à Chypre, comme le recommande l’article 13 de la Convention de La Haye (voir ci‑dessus paragraphes 25 et 28).

50. La Cour observe aussi qu’à l’appui de son recours devant la cour d’appel de Coimbra, la requérante avait produit un rapport d’un psychologue établi le 2 février 2010 concluant à l’existence d’un risque de traumatisme pour l’enfant en cas de séparation d’avec sa mère. Le 22 mars 2010, elle avait également remis une copie d’un mandat d’arrêt émis le 11 mars 2010 par les autorités mozambicaines à l’encontre du père de l’enfant. Or, dans son arrêt du 17 juin 2010, la cour d’appel de Coimbra a implicitement écarté toute considération à ce sujet, en énonçant que l’existence de poursuites judiciaires contre le père n’était pas au nombre des faits qu’elle tenait pour établis. En outre, l’arrêt de la Cour suprême du 14 avril 2011 ne fait référence à aucun des éléments présentés par la requérante l’appui de son recours.

51. Pour finir, comme indiqué dans l’affaire Neulinger et Shuruk, le facteur « temps » est décisif pour apprécier le respect de l’article 8. Certes, selon l’article 12, alinéa 2, de la Convention de La Haye « l’autorité judiciaire ou administrative, même saisie après l’expiration de la période d’un an (...), doit aussi ordonner le retour de l’enfant, à moins qu’il ne soit établi que l’enfant s’est intégré dans son nouveau milieu » (sur ce dernier point, voir Koons c. Italie, no 68183/01, §§ 51 et suivants, 30 septembre 2008).

52. À cet égard, la Cour note que la demande de retour a été adressée le 23 septembre 2009 par l’autorité centrale chypriote à son homologue portugaise (voir ci-dessus paragraphe 12), que le jugement du tribunal aux affaires familiales de Coimbra a été rendu le 14 janvier 2010, l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra le 15 juin 2010, et l’arrêt de la Cour suprême le 14 avril 2011. La procédure a ainsi duré 1 an, 6 mois et 20 jours pour trois degrés de juridiction, ce qui apparaît excessif au vu de l’urgence inhérente à la matière et le délai de six semaines imparti par l’article 11 de la Convention de La Haye. Contrairement au Gouvernement, la Cour estime que la deuxième requérante a fait un usage normal des voies de recours que lui ouvrait le droit interne et ne peut être tenue responsable de la durée de la procédure.

53. En outre, si le tribunal de Coimbra a ordonné le retour de l’enfant en tenant compte du fait que la rétention datait de moins d’un an, la Cour suprême n’a pas estimé nécessaire de revoir ce point. Or, la Cour estime que la durée de la procédure peut avoir causé des changements dans la situation de l’enfant, d’autant plus que celle-ci semblait déjà bien intégrée dans son nouveau cadre de vie et son milieu scolaire à la date du rapport des services sociaux, le 5 janvier 2010.

54. Eu égard à ce qui précède, et en particulier à l’absence d’informations concernant la situation à Chypre et aux risques pour l’enfant en cas de séparation d’avec sa mère, exposés par cette dernière et mentionnés dans le rapport du psychologue du 2 février 2010, force est de conclure que le processus décisionnel n’a pas satisfait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 8 de la Convention. Partant, la Cour estime qu’il y aurait violation du droit des requérantes au respect de leur vie familiale si la décision ordonnant le retour de la première à Chypre était exécutée.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

56. La partie requérante réclame 50 000 euros (EUR) pour chacune des deux requérantes au titre du préjudice moral qu’elles auraient subi en raison de l’arrêt de la Cour suprême du 14 avril 2011 ordonnant le retour de la première à Chypre. Ce préjudice tiendrait à l’incertitude, à l’angoisse et aux conséquences personnelles, familiales et professionnelles résultées pour elles de cette décision, qui les aurait contraintes à changer de lieu de résidence et à reprendre leur vie à zéro.

57. Le Gouvernement conteste cette prétention, la jugeant surévaluée.

58. La Cour estime que son constat au paragraphe 54 du présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérantes.

B. Frais et dépens

59. Les requérantes demandent également 5 765 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Les justificatifs produits n’attestent toutefois que le paiement de 765 EUR de frais judiciaires au niveau interne.

60. Le Gouvernement conteste la prétention totale ci-dessus, la jugeant non étayée.

61. La Cour rappelle que, pour avoir droit à l’allocation d’une somme au titre des frais et dépens en vertu de l’article 41 de la Convention, la partie requérante doit les avoir réellement et nécessairement exposés. En particulier, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie.

62. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime qu’il y a lieu d’allouer aux requérantes la somme de 765 EUR pour les frais de la procédure interne. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de sommes à un quelconque autre titre étant donné que le restant de leur prétention n’est étayé par aucun justificatif.

C. Intérêts moratoires

63. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y aurait violation de l’article 8 de la Convention si l’arrêt de la Cour suprême du 14 avril 2011 était mis à exécution ;

3. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que ce constat de violation est suffisant à la réparation du dommage moral ;

b) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention 765 EUR (sept cent soixante‑cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérantes, pour frais et dépens ;

c) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenIsabelle Berro
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Steiner et Sicilianos.

I.B.L.
S.N.

OPINION DISSIDENTE
DES JUGES STEINER ET SICILIANOS

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle « il y aurait violation de l’article 8 de la Convention si l’arrêt de la Cour suprême du 14 avril 2011 était mis à exécution ».

2. Nous reconnaissons volontiers que les principes dégagés par la Grande Chambre dans l’arrêt X c. Lettonie (no 2785309, 26 novembre 2013 – voir notamment les paragraphes 92 et suivants), qui codifient et approfondissent la jurisprudence antérieure en la matière, sont applicables à la présente affaire. Parmi ces principes, la Grande Chambre a souligné la nécessité « d’une application combinée et harmonieuse des textes internationaux, en l’espèce et en particulier de la Convention et de la Convention de La Haye [du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants], compte tenu de son objet et de son impact dans la protection des droits des enfants et des parents » (ibidem, § 94).

3. On rappellera à cet égard que selon l’article 1 de la Convention de La Haye, celle-ci « a pour objet : a) d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant ». Cette règle de base de la Convention de La Haye est conçue dans « l’intérêt de l’enfant », approche corroborée clairement par le préambule de ladite Convention, qui se réfère explicitement à cette notion.

4. Certes, la règle du retour immédiat des enfants déplacés illicitement n’est pas absolue. Elle est tempérée par les articles 12, 13 et 20 de la Convention de La Haye, notamment par l’article 13 b), qui prévoit une exception « [lorsque la personne qui s’oppose au retour de l’enfant établit :] qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable ». Se référant précisément à cet article 13 b), la Grande Chambre a souligné qu’« il ne saurait être lu, au regard de l’article 8 de la Convention, comme incluant l’intégralité des désagréments nécessairement liés à la situation vécue en cas de retour : l’exception prévue par l’article 13 b) vise uniquement les situations qui vont au-delà de ce qu’un enfant peut raisonnablement supporter » (X c. Lettonie, précité, § 116). Il s’agit là d’une confirmation, implicite mais claire, du principe général d’interprétation suivant lequel les exceptions à une règle sont d’interprétation stricte. À défaut, le fonctionnement de la règle elle-même risquerait d’être compromis. On remarque, par ailleurs, que selon l’article 13 le fardeau de la preuve incombe à la personne qui s’oppose au retour, c’est-à-dire en l’occurrence à la deuxième requérante (« la personne (...) qui s’oppose [au] retour établit (...) »).

5. Passant maintenant à l’application de ces règles et principes au cas d’espèce, on observe, tout d’abord, que les juridictions portugaises étaient unanimes pour constater que l’enlèvement de l’enfant était illicite. La règle du retour de l’enfant était donc applicable. Opposée à l’application effective de cette règle, la deuxième requérante a demandé l’audition d’un seul témoin, à savoir sa propre mère (paragraphe 15 de l’arrêt). Apparemment non convaincu par ce témoignage, le tribunal aux affaires familiales de Coimbra a fait droit à la demande du parquet, tout en motivant sa décision au regard des exceptions stipulées aux articles 12 et 13 de la Convention de La Haye (paragraphe 19 de l’arrêt).

6. Par deux voix contre une, la cour d’appel de Coimbra a annulé le jugement du tribunal aux affaires familiales de Coimbra, se fondant sur l’exception prévue à l’article 13 b) de la Convention de La Haye. La cour d’appel a cependant écarté l’argument tiré de l’existence alléguée de poursuites judiciaires contre le père au Mozambique. On note, par ailleurs, que contrairement à la requérante dans l’affaire X c. Lettonie, la deuxième requérante dans la présente espèce n’avait pas soutenu devant les juridictions du fond que le père de l’enfant les maltraitait ou qu’il ne « les avait jamais aidées financièrement » (paragraphe 23 de l’arrêt X c. Lettonie). Le principal document sur lequel la cour d’appel s’est appuyée est un rapport établi par un psychologue le 2 février 2010, qui concluait que la deuxième requérante devait être considérée comme la personne de référence pour l’enfant et que la rupture de ce lien aurait des « conséquences émotionnelles sur cette dernière » (paragraphe 20 de l’arrêt). Or on rappelle que l’article 13 b) parle d’« un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable ». Les « conséquences émotionnelles », sans autre précision, sont quasiment inéluctables dans ce genre de situation, mais elles ne semblent pas aller, à notre avis, au-delà des « désagréments nécessairement liés à la situation vécue en cas de retour ». En d’autres termes, la situation relevée par le psychologue – que nous n’avons aucunement l’intention de contester – ne dépasserait pas le seuil de gravité requis par l’article 13 b). Autrement dit encore : si l’on refuse le retour d’un jeune enfant chaque fois qu’un psychologue estime que ce retour aurait sur lui des « conséquences émotionnelles », la Convention de La Haye risque d’être vidée de son sens et de son objet.

7. Suivant la même logique, la Cour suprême a infirmé l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra, jugeant que les conditions factuelles permettant l’application de l’exception prévue à l’article 13 b) de la Convention de La Haye n’étaient pas remplies car il n’avait pas été prouvé « de faits qui puissent attester de façon solide de l’existence d’un risque pour l’enfant ou le placer dans une situation intolérable » (paragraphe 25 de l’arrêt). En d’autres termes, la Cour suprême a examiné et motivé son arrêt sous l’angle de l’exception tirée de l’article 13 b), tout en interprétant cette dernière de manière plus stricte. Il nous semble, par conséquent, que la Cour suprême a agi de manière conforme à la jurisprudence de notre Cour et qu’en tout état de cause elle n’a pas dépassé les limites de sa marge d’appréciation. Partant, à notre avis, l’exécution de l’arrêt de la Cour suprême en date du 14 avril 2011 ne constituerait pas une violation de l’article 8 de la Convention.


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