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27/01/2015 | CEDH | N°001-150644

CEDH | CEDH, AFFAIRE ASİYE GENÇ c. TURQUIE, 2015, 001-150644


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASİYE GENÇ c. TURQUIE

(Requête no 24109/07)

ARRÊT

STRASBOURG

27 janvier 2015

DÉFINITIF

27/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Asiye Genç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Ro

bert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2014,

Rend l...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASİYE GENÇ c. TURQUIE

(Requête no 24109/07)

ARRÊT

STRASBOURG

27 janvier 2015

DÉFINITIF

27/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Asiye Genç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24109/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Asiye Genç (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me A. Çay, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 16 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le décès du petit Tolga Genç

4. La requérante, Mme Asiye Genç, est née en 1976 et réside à Burdur.

5. Le 30 mars 2005, alors enceinte et souffrant de douleurs, elle se rendit en compagnie de son époux, M. Bülent Genç, à l’hôpital public de Gümüşhane.

6. Le 31 mars 2005 vers 23 heures, la requérante accoucha par césarienne d’un garçon (Tolga Genç) prématuré de 36 semaines[1] et pesant 2,5 kg.

7. Peu après sa naissance, Tolga fit une détresse respiratoire.

8. En l’absence d’unité néonatale adaptée dans l’hôpital public de Gümüşhane, les médecins décidèrent de transférer le nouveau-né à l’hôpital public Karadeniz Teknik Üniversitesi Farabi (« KTÜ Farabi ») situé à Trabzon, soit à 110 km de distance.

9. Le 1er avril 2005 vers 1 h 15 du matin, l’hôpital public KTÜ Farabi refusa l’admission de Tolga au motif qu’il n’y avait pas de place dans l’unité de réanimation néonatale.

10. Vers 2 heures du matin, Tolga se vit transférer au Centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon (« CMOT »). Sur place, le médecin de garde expliqua à M. Genç qu’il n’y avait aucune couveuse disponible et l’invita à retourner à l’hôpital public KTÜ Farabi, ce que le père dut faire.

11. À l’arrivée, les médecins de l’hôpital public KTÜ Farabi arguèrent derechef de l’impossibilité pour eux d’assurer l’admission du prématuré, faute de place disponible dans le service de néonatologie.

12. Sur ce, on tenta une nouvelle fois de conduire Tolga au CMOT.

13. Vers 3 h 30 du matin, il décéda dans l’ambulance qu’il n’avait apparemment jamais quittée tout au long de cet épisode.

B. La plainte de la famille et l’instruction préliminaire

14. Le 6 avril 2005, les époux Genç portèrent plainte.

15. Ils demandèrent notamment la condamnation des médecins K.M. et T.Ö., de l’hôpital public KTÜ Farabi.

16. Deux instructions, l’une pénale et l’autre administrative, furent ouvertes.

17. Dans le cadre de ces instructions, plusieurs témoignages furent recueillis. Les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :

Les proches du défunt :

La requérante : « Ma grossesse se déroulait normalement. Les médecins ont préféré l’accouchement par césarienne du fait de la position de mon bébé. L’accouchement était initialement prévu pour le 25 avril 2005, mais dans la nuit du 30 mars 2005 j’ai eu des douleurs, et j’ai accouché par césarienne le lendemain. Je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. On m’a dit que mon bébé avait été transféré vers un autre hôpital pour un problème respiratoire, mais qu’il n’avait pas été pris en charge faute de place disponible et qu’il était décédé dans une ambulance, dans le jardin d’un hôpital, sans qu’un médecin daigne s’occuper de lui. Je veux que ceux qui sont responsables du décès de mon fils soient punis. »

M. Genç : « Mon fils est né prématuré à l’hôpital public de Gümüşhane. Les médecins ont décidé de le transférer dans un autre hôpital mieux équipé. L’hôpital KTÜ Farabi ne l’a pas accepté faute de place. Son admission a également été refusée au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon pour les mêmes raisons. Au lieu de s’occuper de mon fils, les médecins ont perdu du temps avec les formalités administratives. Ils n’ont même pas daigné l’examiner alors qu’il y avait une situation d’urgence. Ils auraient dû poser un diagnostic et le soigner. Nous nous sommes battus pendant 4 heures pour que mon fils soit vu par un médecin, mais aucun hôpital n’a accepté de le prendre en charge. À l’issue de plusieurs allers-retours entre hôpitaux, il est décédé dans une ambulance, dans le jardin d’un hôpital. Si mon fils avait été admis à l’hôpital à temps, il ne serait pas mort. Les responsables doivent être punis. »

Ö.B. : « M. Genç est un ami. Je l’ai accompagné le soir de l’incident. On suivait ensemble l’ambulance en voiture. À l’hôpital KTÜ Farabi, la pédiatre de garde, Mme T.Ö., était fâchée que le transfert ait été effectué sans qu’on se soit assuré au préalable qu’il y avait bien de la place à l’hôpital. Elle ne s’est pas du tout occupée du bébé. Elle s’occupait de l’aspect administratif et demandait des documents attestant qu’il n’y avait effectivement pas de place dans les autres hôpitaux. Elle a appelé d’abord le centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon puis l’hôpital public de Giresun pour vérifier. Elle nous a affirmé qu’il y avait bien de la place au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon, mais que le médecin de garde ne voulait tout simplement pas se déplacer. Elle nous a conseillé de demander un document officiel signé selon lequel il n’y avait pas de place à l’hôpital. Elle a ajouté qu’avec cette demande, les médecins du centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon allaient certainement changer d’attitude, trouver une place et accepter l’admission de l’enfant. Lorsqu’on s’est déplacés au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon, le docteur K.B. nous a dit qu’aucune place n’était disponible et qu’ils ne pouvaient pas prendre en charge l’enfant. Au lieu de s’occuper de l’enfant, qui avait besoin d’une intervention médicale urgente, il a préféré s’occuper de la préparation d’un document qui attestait qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital. C’est ainsi qu’on a perdu 45 minutes. Après de multiples va-et-vient entre hôpitaux, l’enfant a fini par faire un arrêt cardiaque. L’intervention du médecin urgentiste n’a pas suffi à le sauver. Personne n’a voulu prendre en charge cet enfant. Aucun médecin urgentiste ne l’a examiné. Ils ont tous refusé son admission et ont essayé à tout prix de le transférer vers un autre hôpital. Cette indifférence, pour un enfant qui avait besoin de soins médicaux d’urgence, l’a tué. »

Le personnel médical :

O.Ü. : « Je travaille en tant que gynécologue-obstétricien à l’hôpital public de Gümüşhane. La césarienne de Mme Genç s’est déroulée normalement. Nous avons confié l’enfant au pédiatre après la naissance. Il pleurait. Je n’ai pas connaissance de la suite des événements, car j’ai continué l’opération. »

E.K. : « Je travaille en tant que sage-femme à l’hôpital public de Gümüşhane. Mme Genç a accouché d’un garçon. L’enfant ne souffrait d’aucune anomalie au moment où je l’ai pris dans mes bras. Soudain, pour une raison que j’ignore, il a eu des difficultés pour respirer. Le docteur N.A. est tout de suite intervenu. L’enfant a été intubé. Il a été transféré vers un autre hôpital par ambulance. »

N.A. : « Je travaille en tant que pédiatre à l’hôpital public de Gümüşhane. J’ai vu l’enfant environ cinq minutes après la naissance. Je suis intervenu d’urgence, car il ne respirait pas correctement et son pouls était faible. Une fois son état stabilisé, on a organisé son transfert vers un hôpital mieux équipé. On m’avait dit qu’il y avait bien de la place à l’hôpital KTÜ Farabi. L’enfant a été transféré par ambulance et il était intubé lors de ce transfert. »

N.S. : « Je travaille en tant qu’anesthésiste à l’hôpital public de Gümüşhane. Mme Genç a accouché par césarienne d’un enfant prématuré de 36 semaines. Peu de temps après, la sage-femme nous a fait savoir que l’enfant avait des difficultés respiratoires. Le pédiatre est aussitôt intervenu pour prodiguer les soins nécessaires. Il a décidé de le transférer dans un autre hôpital en raison de l’absence d’unité médicale adaptée sur place. J’étais dans l’ambulance avec E.İ. L’enfant était intubé. Le transfert a été assuré dans une couveuse. À l’hôpital KTÜ Farabi, la pédiatre de garde, Mme T.Ö., n’a pas examiné l’enfant. Elle a juste dit qu’on devait aller au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Une fois sur place, le docteur K.B. a également refusé l’admission de l’enfant, faute de place disponible. Il a pris cette décision sans même ausculter l’enfant. On a fait des va-et-vient entre hôpitaux, mais personne ne l’a accepté. Il est décédé dans l’ambulance au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. »

E.İ. : « Je travaille en tant qu’infirmier à l’hôpital public de Gümüşhane. J’étais de garde le jour de l’incident. L’enfant nous a été confié dans une couveuse pour que nous l’amenions à l’hôpital KTÜ Farabi. Une fois sur place, le docteur K.M. nous a dit ne pas pouvoir prendre en charge l’enfant et qu’un pédiatre spécialisé devait s’en occuper. Il nous a dit d’aller voir le docteur T.Ö. C’est ce que nous avons fait. Mme T.Ö., sans même ausculter l’enfant, nous a dit qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital et qu’il fallait le transférer au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Aussitôt nous nous sommes rendus là-bas. Le docteur K.B. n’a pas examiné l’enfant. Il nous a juste affirmé qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital. Nous avons insisté environ une demi-heure pour qu’il prenne l’enfant en charge. Il a refusé. Nous avons alors pris une nouvelle fois la route pour l’hôpital KTÜ Farabi. Le docteur T.Ö. a encore refusé l’admission de l’enfant et a insisté pour qu’il soit transféré à l’hôpital public de Giresun. Le père de l’enfant et moi-même avons beaucoup protesté contre cette décision. Le docteur T.Ö. nous a alors demandé de lui fournir un document officiel selon lequel il n’y avait pas de place au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Comme personne n’avait pensé à nous donner un tel document, nous n’avons pas pu lui présenter ce document. Elle nous a alors demandé de retourner une nouvelle fois au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Devant son refus catégorique, nous avons une fois de plus pris la route pour le centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Une fois sur place, l’admission de l’enfant a encore été refusée par les médecins. L’enfant est décédé dans l’ambulance vers 3 h 30 du matin. »

K.M. : « Le soir de l’incident, j’étais de garde au service des urgences pour adultes à l’hôpital KTÜ Farabi. J’ai eu au téléphone le père de l’enfant. Je lui ai dit que la pédiatrie ne relevait pas de mon domaine, mais que je pouvais l’aider pour le transfert au service d’urgence pédiatrique. »

T.Ö. : « J’étais de garde au service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi le soir de l’incident. L’hôpital public de Gümüşhane ne nous a pas contactés pour savoir s’il y avait de la place ou pas. L’enfant a été directement transféré dans notre hôpital. Je l’ai immédiatement pris en charge. Hormis la présence de méconium sur son corps, l’enfant allait bien. Les fonctions vitales étaient normales. J’ai vérifié la saturation en oxygène. Le taux était entre 95 et 100 %. Comme il y avait un risque d’inhalation de méconium par l’enfant, j’ai préféré le garder afin d’assurer une surveillance plus étroite. Cependant, j’ai appris qu’il n’y avait pas de place dans le service. Le père de l’enfant m’a dit que le docteur K.M. leur avait affirmé avoir de la place à l’hôpital. J’ai alors appelé le docteur K.M., qui était dans le service des urgences pour adultes. Il m’a dit qu’il pensait qu’il restait de la place dans le service de néonatologie, mais qu’il n’avait pas jugé utile d’appeler pour vérifier. Je lui ai alors fait part de mon mécontentement. Le père de l’enfant, qui était accompagné d’un ami, a vivement protesté contre ma décision de refus d’admission pour faute de place. Or je n’ai fait que suivre la procédure. Le chef de service nous avait demandé expressément de ne pas accepter de patients en l’absence de place disponible et d’assurer un transfert immédiatement. C’est ce que j’ai tenté de faire. Une personne du centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon m’a dit au téléphone qu’il y avait une place de disponible. Après avoir accompli les formalités administratives, j’ai prescrit un transport par ambulance. Cependant, l’ambulance est revenue dans notre hôpital environ deux heures après pour cause de refus d’admission au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Comme il n’y avait aucun document officiel prouvant cela, j’ai de nouveau transféré le patient à ce même hôpital. Comme on ne pouvait pas le prendre en charge, je n’ai pas procédé à l’enregistrement administratif de l’enfant ni établi de dossier de soins. »

Docteur A.A. : « J’ai vu le docteur T.Ö. s’occuper de l’enfant. Il se portait bien et n’était pas intubé. Le taux de saturation en oxygène était environ de 95 %. »

Infirmière A.A. : « Le soir de l’incident, je ne me souviens pas d’avoir vu un quelconque enfant intubé dans le service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi. »

İ.E. : « Je suis médecin à l’hôpital KTÜ Farabi. L’enfant a été pris en charge par le docteur T.Ö. D’après ce que j’ai vu, son état général était tout à fait satisfaisant. Le taux de saturation en oxygène était de 95 %. »

Y.A. : « Je suis le chef du service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi. Mon assistante, le docteur T.Ö., a eu raison de refuser l’admission de l’enfant, car nous ne pouvons pas accepter de patients quand le service est plein. En revanche, elle aurait dû établir un dossier administratif. »

K.B. : « J’étais de garde au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Le 1er avril 2005 vers 2 heures du matin, une ambulance qui transportait un nouveau-né intubé est arrivée dans notre hôpital. Je n’ai pas voulu sortir l’enfant de la couveuse, car chez les prématurés il y a un risque d’hypothermie. J’ai appelé le docteur M.K. pour lui demander conseil, car l’enfant devait être placé sous assistance respiratoire, mais on n’avait aucune place de disponible dans le service. J’ai appelé les autres hôpitaux pour trouver une place, mais en vain. Je leur ai alors dit de retourner à l’hôpital KTÜ Farabi. Environ une heure après, ils sont revenus pour demander un document officiel selon lequel il n’y avait pas de place de disponible dans notre hôpital. Je ne leur ai pas donné un tel document, mais je leur ai dit qu’ils pouvaient visiter le service s’ils ne me croyaient pas. Alors que j’étais en train d’expliquer tout ça, soudain on m’a fait savoir que l’enfant avait fait un arrêt cardiaque. Aussitôt je suis allé intervenir dans l’ambulance pour une réanimation, mais malgré tous mes efforts je n’ai pas pu sauver l’enfant. Je ne pense pas avoir été négligent. Si on avait accepté l’enfant, on l’aurait soigné dans un lit classique. On n’aurait pas pu contrôler la température et assurer une ventilation artificielle dans ces conditions, ce qui aurait d’ailleurs probablement causé un décès encore plus rapide. »

M.K. : « K.B. m’a appelé pour me demander conseil. Comme on n’avait pas de place, je lui ai dit d’assurer un transfert vers l’hôpital universitaire le plus proche. Le patient était dans une couveuse dans l’ambulance. Or nous n’avions même pas de couveuse de disponible à l’hôpital. On aurait perdu beaucoup plus rapidement le patient si on l’avait accepté. Nous ne pouvions vraiment pas faire autrement. Par ailleurs, d’après ce qu’on m’a dit, l’hôpital public de Gümüşhane n’aurait pas voulu nous prêter la couveuse de transport. »

18. S’agissant des places disponibles dans les néonatologies le soir de l’incident, l’enquête pénale permit de déterminer qu’à l’hôpital public de Gümüşhane, il n’y avait qu’une seule couveuse, et que celle-ci était en panne.

19. À l’hôpital public KTÜ Farabi, il y avait cinq enfants dans la maternité et dix-neuf dans la néonatologie, dont la capacité était limitée à quatorze enfants.

20. Au CMOT, il y avait quatre couveuses : trois étaient occupées et la quatrième était en panne. Elles n’étaient au demeurant pas équipées de systèmes de ventilation assistée.

21. Pour ce qui est des deux autres établissements qui se trouvaient dans la région, il fut constaté qu’à l’hôpital public Fatih, sur neuf couveuses, deux étaient disponibles le 31 mars 2005 à 15 heures, mais sans système de ventilation assistée.

22. Quant au centre médicochirurgical et obstétrical de Giresun, il n’avait tout simplement pas de service de néonatologie.

23. Une autopsie classique du corps de Tolga fut pratiquée. Elle permit notamment de constater que les poumons de l’enfant présentaient des signes de « saignements d’asphyxie ».

C. L’instruction pénale contre le personnel médical

1. Contre les médecins K.M. et T.Ö., de l’hôpital public KTÜ Farabi

24. Le 12 mai 2005, le procureur de la République de Gümüşhane se déclara incompétent au profit du parquet de Trabzon.

25. Le 1er juin 2005, le procureur de la République de Trabzon renvoya le dossier au rectorat de l’université Karadeniz, dont dépendait l’hôpital public KTÜ Farabi.

26. Le 20 octobre 2005, une commission d’enquête composée de médecins établit un rapport concluant que le personnel mis en cause n’avait commis aucune faute et que, dès lors, il n’y avait pas lieu d’accorder une autorisation pour engager une poursuite pénale.

27. Le 19 janvier 2006, le Conseil d’État confirma cette décision.

2. Contre le médecin N.A., de l’hôpital public de Gümüşhane

28. Le 2 mai 2005, le préfet de Gümüşhane refusa l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre du médecin N.A., considérant que celui-ci n’avait commis aucun manquement à ses devoirs professionnels.

29. Le 9 mai 2005, le procureur de la République de Gümüşhane fit opposition à cette décision, au motif que le médecin N.A. n’aurait pas dû faire transférer l’enfant vers un hôpital qui n’avait pas de place de disponible.

30. Le 18 mai 2005, le tribunal administratif régional de Trabzon écarta l’opposition du procureur.

31. Le 31 mai 2005, prenant acte de ce jugement, ipso jure définitif, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu.

32. En l’absence d’opposition devant la cour d’assises, ce non-lieu devint définitif le 23 juin 2005.

3. Contre les médecins K.B. et M.K., du CMOT

33. Le 3 mai 2005, le préfet de Trabzon refusa l’ouverture de poursuites à l’encontre des médecins K.B. et M.K., estimant qu’aucune négligence dans l’exercice de leurs fonctions n’était à leur reprocher.

34. Le procureur de la République de Trabzon en forma opposition, estimant que les mis en cause avaient bien commis une infraction et qu’ils devaient être déférés pour négligence dans l’exercice de leur profession.

35. Le 8 juin 2005, le tribunal administratif régional de Trabzon rejeta l’opposition du procureur.

36. Le 21 juin 2005, tenu de se conformer à ce jugement définitif, le procureur rendit un non-lieu.

37. En l’absence d’opposition devant la cour d’assises, cette décision devint définitive le 22 juillet 2005.

D. L’enquête administrative diligentée par le ministère de la Santé

38. Une commission d’enquête au sein de l’antenne du ministère de la Santé à Trabzon décida d’office d’entreprendre des investigations administratives.

39. À l’issue de celles-ci, le 26 avril 2005, le préfet de Trabzon refusa d’autoriser l’ouverture d’un complément d’enquête à l’égard des médecins K.B. et M.K.

40. En revanche, en ce qui concernait le médecin T.Ö., le préfet s’en remit aux conclusions de la commission d’enquête et décida l’ouverture d’une instruction pénale pour négligence professionnelle.

41. À cette fin, le 17 mai 2005, le procureur de la République de Trabzon, à nouveau saisi de l’affaire, transmit le dossier au rectorat de l’université Karadeniz, dont T.Ö. relevait.

42. Le rectorat ouvrit aussitôt une enquête administrative.

43. Celle-ci permit de confirmer les conclusions préliminaires de la commission d’enquête ministérielle.

44. Le 25 août 2006, le rectorat autorisa alors l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre de T.Ö. Les passages pertinents de cette décision se lisent comme suit :

« Le médecin-inspecteur S.M. a estimé dans son rapport du 26 avril 2005 que le docteur T.Ö. avait été négligente et que sa responsabilité devait être engagée.

Dans son rapport du 26 juin 2006, le médecin-inspecteur G.Ç. a considéré que le docteur T.Ö. aurait dû procéder à l’enregistrement administratif du patient et établir un dossier de soins.

Les éléments du dossier permettent de comprendre qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital KTÜ Farabi.

Le transfert du patient vers cet hôpital est dû à un défaut de communication et de coordination.

À l’hôpital KTÜ Farabi, il n’y a eu aucune intervention suffisante alors que l’état du patient était très grave et son pronostic vital engagé.

En outre, hormis les témoignages du personnel médical de l’hôpital KTÜ Farabi, il n’y a aucun élément démontrant que le patient ait bénéficié d’un examen médical.

De plus, il n’y a au nom du patient aucun dossier administratif ni dossier de soins.

L’explication du docteur T.Ö. selon laquelle “si [elle] n’[a] pas procédé à l’enregistrement administratif, c’est parce qu’on ne pouvait pas accepter le patient à l’hôpital” est un comportement inacceptable.

Dans cet incident, il y a lieu de conclure à la négligence et à la faute du docteur T.Ö. »

45. Le 14 septembre 2006, T.Ö. forma opposition contre cette décision.

46. Le 25 juillet 2007, le Conseil d’État annula la décision du 25 août 2006 (paragraphe 44 ci-dessus) au motif qu’en l’absence de nouvelles preuves de nature à en justifier la révision, son jugement précédent du 19 janvier 2006 (paragraphe 27 ci‑dessus) demeurait définitif.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

47. Le droit interne pertinent est décrit dans la décision Sevim Güngör c. Turquie ((déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

EN DROIT

I. OBJET DU LITIGE

48. Les griefs de la requérante se présentent comme suit.

49. Invoquant l’article 2 de la Convention, elle se plaint notamment des insuffisances qui entachent à ses yeux l’enquête menée en droit interne au sujet de la mort de son fils.

50. Invoquant l’article 3 de la Convention, elle se plaint également des circonstances dans lesquelles Tolga a trouvé la mort.

51. Par ailleurs, invoquant l’article 13 de la Convention, elle soutient n’avoir pas disposé d’un recours effectif en droit interne pour faire établir les faits et les responsabilités à l’origine du décès.

52. Le Gouvernement combat ces thèses et allégations.

53. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, estime que les griefs formulés par la requérante appellent un examen uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention, qui dans sa partie pertinente énonce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

54. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche en premier lieu à la requérante de ne pas avoir fait opposition aux ordonnances de non-lieu des 31 mai et 21 juin 2005 (paragraphes 32 et 37 ci-dessus).

En second lieu, il estime que la requérante aurait préalablement dû saisir les juridictions civiles ou administratives d’une demande en indemnisation.

Le Gouvernement soulève également une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois.

55. S’agissant de la voie de l’opposition aux ordonnances de non-lieu en matière pénale, la Cour observe qu’en l’espèce les ordonnances en cause ont été rendues par le procureur au vu des jugements définitifs du tribunal administratif confirmant la légalité du refus de l’ouverture de poursuites contre les médecins mis en cause (paragraphes 31 et 36 ci-dessus), jugements par lesquels sa compétence était entièrement liée. Dans ces circonstances, la Cour ne voit pas en quoi l’opposition de Mme Genç aurait pu changer l’issue de la procédure. D’ailleurs, le Gouvernement ne produit aucune décision démontrant le caractère adéquat et effectif, dans des cas similaires, d’un tel recours devant la cour d’assises.

Partant, cette première branche de l’exception préliminaire du Gouvernement doit être écartée.

56. En ce qui concerne l’exception tirée de la tardiveté de la requête, la Cour note que la procédure engagée contre le médecin Mme T.Ö. a pris fin par l’arrêt du Conseil d’État du 25 juillet 2007, qui a annulé la décision du rectorat du 25 août 2006 autorisant l’ouverture d’une poursuite pénale à l’encontre de l’intéressée (paragraphe 46 ci-dessus).

La requérante ayant saisi la Cour le 28 mai 2007, la règle des six mois n’a donc pas été méconnue.

57. Pour ce qui est de l’exception fondée sur l’existence de différents types d’actions en réparation, la Cour considère tout d’abord que, contrairement ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 54 ci-dessus), il ne pouvait être remédié à l’atteinte au droit à la vie du fils de la requérante par le biais d’une action civile ou administrative ; et cela d’autant moins qu’aucun fait fautif – pénal, administratif ou disciplinaire – n’a finalement été établi par les instances nationales. La Cour ne voit guère comment la requérante aurait pu raisonnablement espérer obtenir gain de cause devant les juridictions civiles ou administratives, puisque dans l’une ou dans l’autre de ces procédures il lui aurait fallu au moins prouver l’existence d’une faute (paragraphes 26, 27 et 46 ci-dessus). C’est d’ailleurs sur ce point que la présente affaire se distingue de celle de Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013. En l’espèce, il y a eu des enquêtes administratives préalables à l’issue desquelles l’absence de faute ou de négligence des autorités concernées a été constatée et celles-ci ont été confirmées par le Conseil d’État. Il s’ensuit que l’exception préliminaire que le Gouvernement soulève à ce titre – sans du reste fournir d’exemples jurisprudentiels de nature à conforter ses dires – ne saurait être accueillie.

58. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

59. La requérante estime que les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie de son fils, au mépris du devoir général de l’État d’assurer les traitements médicaux nécessaires, puisque c’est lui qui gère et contrôle l’ensemble du système de protection de la santé. Il lui paraît tout à fait anormal qu’un nouveau-né ayant besoin de soins médicaux d’urgence ne puisse être pris en charge par les hôpitaux en raison du manque de moyens. Elle conclut donc que les autorités sont responsables du décès de Tolga, faute de lui avoir offert les soins urgents qu’appelait son état.

60. Par ailleurs, la requérante allègue que les enquêtes menées en l’espèce n’ont pas rempli les exigences de l’article 2 de la Convention.

61. Selon elle, le refus du préfet d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des médecins impliqués a empêché l’établissement des circonstances réelles du décès et la punition des responsables.

62. Tout en insistant sur le non-épuisement supposé des voies de recours internes, le Gouvernement soutient en outre que les faits dénoncés et les responsabilités de tous les protagonistes impliqués ont été examinés par les organes compétents, qui présentaient l’indépendance requise, sur la base de nombreux rapports scientifiques, et ce, à tous les niveaux. Par conséquent, aucune question ne se poserait quant à l’effectivité des investigations menées.

63. Selon lui, lesdites investigations ont permis d’établir clairement que les hôpitaux fonctionnaient d’une manière conforme aux circulaires du ministère de la Santé et qu’il n’y avait simplement pas de place disponible dans les hôpitaux le jour de l’incident ; dans ces conditions, c’est à juste titre, à ses yeux, qu’il a été conclu qu’aucune négligence ne pouvait être reprochée au personnel médical.

64. Pour le Gouvernement, en tout état de cause, la Convention ne garantit aucun droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers et les juridictions nationales sont les mieux placées pour apprécier les preuves ainsi que pour interpréter et appliquer le droit matériel et procédural.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

65. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction.

66. Ce principe s’appliquant également dans le domaine de la santé publique (voir, entre autres, Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I), les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 (Powell, précitée).

67. Dans ledit domaine, les obligations positives que l’article 2 fait peser sur l’État impliquent, avant tout, la mise en place d’un cadre réglementaire propre à assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à garantir la protection de la vie des malades.

Toutefois, lorsqu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour que ces exigences soient respectées, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part des professionnels de la santé ou une mauvaise coordination entre ceux-ci dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie au sens de l’article 2 de la Convention (voir, notamment, Calvelli et Ciglio, précité, § 49, et Powell, précitée).

68. L’article 2 implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant de soumettre les faits de la cause à un contrôle public, c’est-à-dire d’établir la cause de tout décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, que ce soit dans le cadre du secteur public ou de structures privées, et le cas échéant d’obliger lesdits professionnels à répondre de leurs actes (voir, notamment, Calvelli et Ciglio, précité, § 49 ; concernant plus particulièrement la protection de la vie et la santé des personnes privées de leur liberté, voir Powell, précitée, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 130, CEDH 2002‑IV, Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004, Taïs c. France, no 39922/03, §§ 96 et 98, 1er juin 2006, Huylu c. Turquie, no 52955/99, §§ 57-58, 16 novembre 2006, et Dzieciak c. Pologne, no 77766/01, § 91, 9 décembre 2008).

69. Notamment, lorsqu’il y a des raisons plausibles de croire que le décès est suspect, l’article 2 exige que les autorités déclenchent promptement et de leur propre chef une enquête officielle, indépendante, impartiale et efficace afin de vérifier les circonstances qui en sont à l’origine (voir, mutatis mutandis, Tararieva c. Russie, no 4353/03, §§ 74, 75 et 103, CEDH 2006‑XV (extraits), Kats et autres c. Ukraine, no 29971/04, §§ 116 et 120, 18 décembre 2008, Gagiu c. Roumanie, no 63258/00, § 68, 24 février 2009, Makharadze et Sikharulidze c. Géorgie, no 35254/07, § 87, 22 novembre 2011, et Gülay Çetin c. Turquie, no 44084/10, § 87, 5 mars 2013).

70. Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. En effet, l’examen à bref délai des affaires de ce type est important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006).

L’obligation de l’État au regard de l’article 2 ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

En outre, l’enquête officielle à mener dans ce contexte – quelle que soit sa nature – doit non seulement être complète, en ce sens qu’elle doit couvrir tous les éléments cruciaux pour faire la lumière sur les circonstances du décès litigieux (par exemple, Tararieva, précité, § 92), mais aussi être susceptible de permettre au corps médical et aux institutions concernées de remédier aux défaillances éventuellement relevées (voir entre autres, mutatis mutandis, Makharadze et Sikharulidze, précité, § 89, et Byrzykowski, précité, ibidem).

71. Toutefois, il faut rappeler que l’obligation susmentionnée d’instaurer un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Ainsi, dans le contexte spécifique des négligences médicales (voir paragraphe 67 ci-dessus), pareille obligation peut aussi être remplie, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles – ou bien administratives ou disciplinaires –, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, et Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006 ; concernant plus précisément des affaires relatives à la Turquie, voir Karakoca, précité, Sevim Güngör, précité, Aliye Pak et Habip Pak c. Turquie (déc.), no 39855/02, 22 janvier 2008, et Serap Alhan c. Turquie (déc.), no 8163/07, 14 septembre 2010).

72. Cela étant, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité § 51).

73. En effet, de manière générale, lorsqu’il est établi que la faute imputable aux agents ou organes de l’État va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une négligence, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 93, CEDH 2004‑XII).

Cette approche vaut également dans le domaine de la santé publique, si et dans la mesure où il est prouvé que les autorités d’un État contractant ont mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 219, CEDH 2001‑IV, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, et plus récemment Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 105, 9 avril 2013).

b) Application de ces principes à l’espèce

74. En l’espèce, il convient de relever à titre liminaire que la requérante ne prête à aucun des protagonistes d’avoir provoqué la mort du nouveau-né de manière intentionnelle. Ce dont elle se plaint en invoquant l’article 13 combiné avec l’article 2 de la Convention n’est pas non plus relatif à une question d’absence d’indemnisation (mutatis mutandis, Öneryıldız, précité, §§ 145-149).

La requérante soutient, en revanche, que les faits reprochés au personnel médical mis en cause allaient bien au-delà d’une simple négligence ou erreur de jugement, et que la mort de son bébé est directement imputable au refus des médecins sollicités de le prendre en charge.

75. Dans ce contexte, il incombe à la Cour de rechercher si les autorités nationales ont fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir cette tragédie et, en particulier, si elles ont satisfait, de manière générale, à leur obligation d’adopter des mesures propres à assurer la protection de la vie du petit Tolga.

76. La Cour observe tout d’abord que les faits de la présente cause diffèrent considérablement de ceux dont elle a eu à connaître dans les affaires décrites au paragraphe 66 ci-dessus, qui portaient purement et simplement sur des négligences d’ordre médical. Aussi estime-t-elle qu’en l’espèce les critères et principes qui se dégagent de cette jurisprudence ne sauraient être directement transposés tels quels, bien qu’ils puissent partiellement la guider dans son appréciation des faits.

77. S’en tenant aux éléments factuels de l’espèce ainsi que des pièces versées au dossier, la Cour note donc qu’en l’espèce ne prêtaient à controverse ni la gravité de l’état de santé du fils de la requérante, né prématuré et souffrant d’une détresse respiratoire, ni la nécessité d’une intervention médicale d’urgence. Outre la question de l’opportunité d’effectuer une césarienne dans un hôpital non équipé pour traiter les complications néonatales (paragraphe 8 ci-dessus), il suffit d’étudier les constats en date du 25 août 2006, consignés dans le rapport du ministère de la Santé (paragraphe 44 ci-dessus), pour comprendre que la vie du fils de la requérante a été mise en risque par un concours de circonstances présentant, selon les autorités, trois aspects distincts :

– un défaut de coordination effective entre les hôpitaux, accompagné d’un laxisme empreint de préoccupations bureaucratiques ;

– l’insuffisance du dispositif en place dans les services de néonatologie des hôpitaux sollicités, aggravé par le fait que certaines des couveuses étaient en panne ;

– l’absence totale d’examens médicaux d’urgence.

78. L’hôpital public de Gümüşhane ne pouvait donc ignorer le risque pour la vie du petit Tolga en cas de refus d’admission dans un autre hôpital. Sans qu’il y ait lieu de spéculer sur les chances de survie du bébé s’il avait bénéficié d’une prise en charge immédiate, la Cour note que, malgré ce risque, avant de faire le choix d’un transfert, le personnel en question n’a pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que le patient serait bien pris en charge à l’hôpital public KTÜ Farabi (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

79. Cette absence de coordination entre hôpitaux s’est prolongée lors des épisodes subséquents, marqués par des tentatives infructueuses de transfert entre l’hôpital public KTÜ Farabi et le centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon (paragraphes 10-13 ci-dessus), ces établissements ayant refusé l’admission du bébé au motif qu’ils n’en avaient pas les moyens.

80. À ce sujet, le Gouvernement avance que pareille situation ne saurait engager la responsabilité du corps médical, l’absence de place dans les hôpitaux constituant à ses yeux un obstacle objectif non imputable aux médecins. Au regard des éléments du dossier, la Cour considère qu’en l’espèce la défaillance de coordination entre les hôpitaux et l’absence de prise en charge du nouveau-né par l’un quelconque des médecins appelés à agir ne pouvaient être justifiées par un simple manque de place. En effet, il suffit à la Cour de constater que le soir de l’incident, à l’hôpital public de Gümüşhane, où le petit Tolga était né, la seule couveuse était en panne. La quantité et l’état des équipements dans les autres hôpitaux de la région ne pouvaient non plus être considérés comme satisfaisants (paragraphes 17-22 ci-dessus). Cela démontre que l’État n’a pas suffisamment veillé à la bonne organisation et au bon fonctionnement du service public hospitalier, et plus généralement de son système de protection de la santé et que le manque de place n’était pas seulement lié à un manque de place imprévisible dû à un afflux de patients.

81. En conséquence de ces carences, le bébé prématuré dont le pronostic vital était engagé a fait en vain plusieurs aller-retours en ambulance dans l’attente qu’on lui prodiguât un soin approprié quelconque ou qu’on l’examinât, ne fût-ce que pour comparer l’urgence de son cas par rapport au tableau clinique des autres bébés hospitalisés in situ. Et c’est ainsi qu’il a fini par décéder dans cette même ambulance.

82. Partant, le fils de la requérante doit être considéré comme ayant été victime d’un dysfonctionnement des services hospitaliers, en ce qu’il a été privé de tout accès à des soins d’urgence adéquats. En d’autres termes, l’enfant est décédé non pas parce qu’il y aurait eu une négligence ou une erreur de jugement dans les soins qui lui ont été apportés (paragraphe 66 ci-dessus), mais parce qu’on ne lui a tout simplement pas offert un quelconque traitement – étant entendu que pareille situation s’apparente à un refus de prise en charge médicale de nature à mettre la vie en danger (voir Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk, précité, §§ 97 et 105).

83. Dans cette affaire, en raison du refus d’autorisation des autorités administratives, le fait qu’il n’y ait pas eu d’incrimination et de poursuites à l’encontre des responsables qui n’ont pas médicalement pris en charge le petit Tolga, pose problème au regard de l’article 2 de la Convention (voir également, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk, précité, § 105), d’autant plus qu’en l’espèce, le comportement d’une partie du personnel médical mis en cause avait bel et bien été considéré par le procureur comme étant susceptible de constituer une infraction pénale (paragraphes 29, 34 et 40 ci-dessus ; voir également Huylu, précité, § 74, et Prado Bugalla c. Espagne (déc.), no 21218/09, 18 octobre 2011).

84. Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce, au-delà de la question d’une éventuelle culpabilité des médecins mis en cause, il importe d’apprécier la réaction judiciaire donnée par l’État défendeur face aux allégations formulées eu égard à la mise en œuvre de ses services de la santé.

On pouvait légitimement escompter, en effet, que les instances nationales saisies de l’affaire réagissent afin de vérifier si et dans quelle mesure les manquements établis en l’espèce restaient compatibles avec les impératifs du service public de la santé et la réglementation hospitalière, et, le cas échéant, d’établir les responsabilités à ce titre.

Or nul n’a cherché à vérifier la manière dont les protocoles applicables en matière d’accueil des nouveau-nés aux urgences ou de coordination entre les services de néonatalogie avaient été mis en œuvre, ni à établir les raisons du manque d’équipements essentiels dans ces services – et, en particulier, du nombre de couveuses en panne.

85. À ce sujet, il est révélateur que le dossier de l’affaire ne contienne aucune trace de critique ou de désapprobation, que ce soit de la part des organes préfectoraux ou des parquets ou encore des juridictions administratives, sur tous ces éléments qui ont certainement contribué, voire conduit de manière décisive, à la mise en risque de la vie du petit Tolga. Or, un regard critique était capital si on tient compte de l’intérêt public en jeu. L’établissement des circonstances dans lesquelles un soin a été ou non dispensé ainsi que d’éventuels manquements ayant pu avoir une influence sur le cours des événements est en effet essentiel pour remédier aux dysfonctionnements des services de la santé qui peuvent être en cause, afin que des erreurs comparables ne se répètent pas impunément au détriment des patients (mutatis mutandis, Byrzykowski, précité, § 117, 27 juin 2006, Makharadze et Sikharulidze, précité, § 89).

86. Ainsi, la façon dont le système judiciaire turc a répondu au drame en cause n’a pas été adéquate pour faire la lumière sur les circonstances décisives du décès du petit Tolga. L’enquête n’a, en particulier, pas été complète, puisqu’aucun des éléments cruciaux constatés précédemment quant aux défaillances dans la gestion du service de la santé n’a fait l’objet d’une investigation quelconque.

87. En définitive, la Cour conclut qu’au vu, d’une part, des circonstances ayant conduit au défaut de fourniture des soins d’urgence indispensables et, d’autre part, de l’insuffisance des investigations menées sur le plan interne à cet égard, il y a lieu de considérer que l’État a manqué, dans le chef du petit Tolga Genç, à ses obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

Il y a eu donc violation de cette disposition.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

88. La requérante réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral, mais n’a formulé aucune prétention au titre du préjudice matériel ni du remboursement des frais et dépens.

89. Le Gouvernement estime ce montant excessif et invite la Cour à rejeter les prétentions de la requérante.

90. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 65 000 EUR au titre du dommage moral subi en raison de la violation constatée.

91. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), à convertir dans la monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 janvier 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens, Spano et Kjølbro.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX
JUGES LEMMENS, SPANO ET KJØLBRO

(Traduction)

1. Nous avons voté en faveur d’un constat de violation de l’article 2 de la Convention, mais nous estimons devoir exprimer une opinion séparée car nous n’adhérons que partiellement au raisonnement exposé dans l’arrêt.

2. Nous souscrivons sans réserve à l’idée qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel. Ainsi, nous convenons que l’effet combiné de renvoyer le nouveau-né des requérants, qui avait besoin d’un traitement médical urgent, d’un hôpital à l’autre pendant quatre heures et demie sans qu’il n’y ait eu aucune communication ni coordination préalables entre les hôpitaux en question, et sans que l’enfant ne bénéficie d’aucun examen ni soins médicaux, a bien mis en danger la vie de celui-ci. Les autorités savaient, ou auraient dû savoir, que la vie de l’enfant était menacée du fait des actions et omissions du personnel soignant concerné. Dans les circonstances spécifiques de l’espèce, ces actions et omissions sont allées au-delà d’une simple erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou d’une coordination négligente entre les professionnels de la santé dans le traitement d’un patient particulier (voir, parmi d’autres, Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 68, 16 février 2010). La Cour aurait dû à notre avis limiter son constat de violation de l’article 2 de la Convention à ce seul aspect.

3. La présente affaire ne porte pas sur un problème structurel du système de santé turc qui dénoterait un système dysfonctionnel, mais sur un tragique incident résultant d’actions et d’omissions dans le traitement qui a été réservé à l’enfant des requérants (paragraphes 80, 82 et 85 de l’arrêt).

4. Nous ne voyons en outre aucun élément permettant de critiquer le nombre limité de places pour les patients, le nombre ou la qualité des incubateurs ou le défaut de comparaison entre l’urgence de la situation de l’enfant des requérants avec celle d’autres enfants hospitalisés (paragraphes 80 et 81 de l’arrêt). En général, l’article 2 de la Convention ne saurait être interprété comme exigeant un certain niveau, un certain degré ou une certaine qualité de traitement et d’équipements dans les hôpitaux publics. La capacité de fournir un traitement ainsi que le niveau de traitement et la qualité de l’équipement relèvent d’un domaine où les États doivent prendre des décisions difficiles prenant en compte un certain nombre de facteurs, y compris la prioritisation des besoins ainsi que la réalité de ressources financières limitées.

5. À notre sens, il n’y a pas davantage d’éléments suffisants en l’espèce qui permettraient d’alléguer l’existence d’un problème au regard de l’article 2 en raison du fait que les autorités nationales, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, n’ont pas trouvé de base légale pour porter des accusations pénales et engager des poursuites contre des individus (paragraphe 83 de l’arrêt). Le respect des exigences procédurales posées par l’article 2 n’est pas une obligation de résultat, mais une obligation de moyens.

6. Enfin, rien, à notre avis, ne permet de critiquer la portée de l’enquête menée en l’espèce. Les requérants ont déposé une plainte pénale contre certaines personnes, alléguant que celles-ci étaient responsables de la mort de leur enfant. En conséquence, des enquêtes pénale et administrative ont été menées. En se fondant sur les résultats de ces enquêtes internes, la Cour a pu apprécier les faits de l’affaire et parvenir à un constat de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel. À notre avis, il n’y a pas de base suffisante pour conclure que l’enquête était incomplète et lacunaire du fait qu’elle n’a pas impliqué une appréciation du fonctionnement des règles pertinentes sur la réception des patients ou la coordination entre les hôpitaux, ou des raisons expliquant le manque d’équipements ou le nombre d’incubateurs (paragraphes 84-87). Pour nous, ces éléments ne relevaient pas du champ et de l’objet des enquêtes internes.

* * *

[1]1. Une naissance est considérée comme intervenant « à terme » lorsque la durée de la grossesse est de 41,5 semaines.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-150644
Date de la décision : 27/01/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : ASİYE GENÇ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CAY A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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