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16/12/2014 | CEDH | N°001-149111

CEDH | CEDH, AFFAIRE CHBIHI LOUDOUDI ET AUTRES c. BELGIQUE, 2014, 001-149111


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CHBIHI LOUDOUDI ET AUTRES c. BELGIQUE

(Requête no 52265/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 décembre 2014

DÉFINITIF

16/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Chbihi Loudoudi et autres c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Hele

n Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CHBIHI LOUDOUDI ET AUTRES c. BELGIQUE

(Requête no 52265/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 décembre 2014

DÉFINITIF

16/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Chbihi Loudoudi et autres c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52265/10) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet État et une ressortissante marocaine, M. Brahim Chbihi Loudoudi, Mme Loubna Ben Said et K.B. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 25 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me S. Sarolea, avocate à Nivelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Les requérants allèguent notamment que le refus de prononcer l’adoption de la troisième requérante et la précarité du séjour qui en a résulté a enfreint leur droit au respect de la vie familiale et, en ce qui concerne le second aspect, également leur droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention). Quant au premier aspect, ils y voient également une discrimination en raison des origines contraire à l’article 14.

4. Le 14 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1953, 1966 et 1995 et résident à Bruxelles.

A. Procédure au Maroc et arrivée en Belgique

6. Le premier requérant, M. Brahim Chbihi Loudoudi, et la deuxième requérante, Mme Loubna Ben Said, sont un couple marié de nationalité belge.

7. Par un courrier du 9 mars 2001, les deux premiers requérants sollicitèrent auprès de l’office des étrangers (« OE ») belge des informations concernant les démarches à suivre pour faire venir en Belgique un enfant qu’ils souhaitaient adopter. Les informations sur les étapes de la procédure et les documents à produire leur furent données le 14 mars 2001.

8. Les parents biologiques de la troisième requérante donnèrent leur consentement à une kafala (voir paragraphes 48 à 52, ci-dessous) et acte fut dressé au Maroc par des adouls instrumentaires le 4 septembre 2002. L’enfant était confiée par ses parents biologiques aux deux premiers requérants, « à l’effet de la prendre à leur propre charge par la voie de la kafala, veiller à tous ses intérêts, en fait de logement, nourriture et scolarisation, et subvenir à toutes ses nécessités générales de sa vie ; l’emmener avec eux en voyage tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Maroc, la loger avec eux à l’étranger ». La kafala fut constatée et l’acte ensuite homologué, le 5 septembre 2002, par le juge du notariat du tribunal de première instance de Meknès.

9. Un certificat fut délivré par ce même tribunal le 16 octobre 2003, établissant qu’il n’y avait pas eu de recours contre la décision rendue en première instance. Par décision du 11 novembre 2003, le même juge autorisa la sortie de l’enfant du territoire marocain vers la Belgique.

10. Le 19 août 2003, un acte d’adoption simple fut dressé en Belgique par un notaire.

11. Les requérants sollicitèrent un visa pour l’enfant le 8 août 2005 et obtinrent, le 19 septembre 2005, un visa de court séjour « en vue d’adoption » permettant à l’enfant d’entrer légalement sur le territoire belge munie de son passeport.

12. La troisième requérante arriva en Belgique le 8 décembre 2005. Une déclaration d’arrivée lui fut remise le lendemain, couvrant son séjour jusqu’au 7 mars 2006.

B. Situation relative au séjour de la troisième requérante

1. Durant les procédures d’adoption

13. Le 20 mars 2006, l’OE donna instruction à l’administration communale du lieu de résidence des requérants d’autoriser la troisième requérante « au séjour pour six mois en application de l’article 13 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (ci-après « loi sur les étrangers ») ». Il lui fut remis une pièce d’identité pour enfant de moins de douze ans valable jusqu’au 20 septembre 2006 avec mention « séjour temporaire ». Les instructions données par l’OE précisaient que la prorogation du titre de séjour était subordonnée à l’accord préalable du service regroupement familial et à la condition de la production d’une preuve récente émanant du tribunal de la jeunesse relative à l’évolution de la procédure en homologation de l’acte d’adoption.

14. Le titre fut prolongé eu égard à l’évolution de la première procédure d’adoption (voir paragraphes 33 à 36, ci-dessus).

15. Le 10 juin 2009, le procureur du Roi du parquet de Bruxelles informa l’OE de l’issue négative de la première procédure d’adoption et signala qu’il ne lui semblait pas que la deuxième demande (voir paragraphe 37, ci-dessous) puisse être accueillie, l’enfant ayant été confiée aux requérants par ses parents et non par l’autorité compétente de son État d’origine comme l’exigeait la nouvelle loi en matière d’adoption.

16. Le 14 juillet 2009, des instructions furent données pour prolonger le séjour de la troisième requérante en application des articles 9 et 13 de la loi sur les étrangers et lui délivrer un certificat d’inscription au registre des étrangers (« C.I.R.E. ») sous le couvert d’une carte A (« séjour temporaire ») valable jusqu’au 13 janvier 2010. Cette décision ainsi que les conditions de prorogation du titre de séjour furent communiquées à la représentante des requérants le 25 août 2009.

17. Le 16 décembre 2009, informé de la poursuite de la seconde procédure d’adoption, l’OE donna instruction de proroger le titre de séjour jusqu’au 13 juillet 2010.

18. Le 14 mai 2010, l’avocate des requérants adressa un courrier à l’administration demandant la prorogation du titre de séjour jusqu’en septembre 2010, au cas où la cour d’appel de Bruxelles ne se prononçait pas avant l’expiration du titre de séjour, et évoquant la planification d’un voyage au Maroc durant l’été.

19. Le 20 mai 2010, les services de l’OE répondirent par la négative considérant qu’il était préférable de statuer sur la prolongation de séjour lorsque la cour d’appel de Bruxelles se serait prononcée dans le cadre de la deuxième procédure d’adoption (voir paragraphes 39 à 41, ci-dessous). Le courrier précisait également :

« Si Monsieur veut planifier des vacances, il peut le faire car l’enfant est marocain et peut partir au Maroc. Pour revenir, il pourra demander un visa et il sera statué sur cette demande, dans les plus brefs délais (donc de manière prioritaire), en fonction des éléments qui seront alors présents au dossier ».

20. Entre-temps, le 19 mai 2010, la cour d’appel de Bruxelles avait rejeté la demande des requérants dans le cadre de la deuxième procédure d’adoption (voir paragraphes 40 et 41, ci-dessous).

21. Un document interne à l’OE intitulé « Note de synthèse / séjour », récapitulant toutes les étapes des procédures en matière de séjour suivies depuis l’arrivée de la troisième requérante en Belgique, précisait, sur ce dernier point, que si l’arrêt de la cour d’appel devait être négatif, la demande de visa serait rejetée, et s’il était positif, elle serait accordée.

2. Après la clôture de la seconde procédure d’adoption

22. Le 25 mai 2010, les requérants introduisirent une demande d’autorisation de séjour illimité fondée sur l’article 9bis de la loi sur les étrangers formulée en ces termes :

« K. invoque à l’appui de la présente demande le respect dû aux articles 2 et 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant ainsi que l’article 22bis de la Constitution qui énonce comme la CIDE que l’intérêt de l’enfant doit être considéré comme un intérêt primordial dans toute mesure le concernant.

D’autre part, il y a lieu de prendre en considération la vie familiale de K. protégée par l’article 8 de la Convention (...). Il est incontestable que K. mène une vie familiale depuis 7 ans avec Monsieur et Madame Chbihi. Ne pas lui reconnaître un permis de séjour [pour une durée illimitée] serait une ingérence dans son droit au respect de la vie familiale. Elle serait totalement disproportionnée puisque nous nous accordons sur le fait qu’en cas d’adoption, K. bénéficierait d’un permis de séjour à durée illimitée.

Les effets d’une kafala sont similaires à ceux d’une adoption puisque K. est prise en charge par ses parents tant sur le plan financier que sur le plan de son éducation mais également sur le plan affectif.

Aucun des objectifs limitativement énumérés par l’article 8 § 2 ne paraissent pouvoir conduire l’État belge à demander à K. de quitter le territoire après 7 années de séjour légal temporaire et ce même si une adoption ne peut être prononcée. (...) »

23. Le 27 mai 2010, le service « accès et séjour – regroupement familial » informa les requérants que le titre de séjour dont avait été titulaire la jeune fille jusque-là ne pouvait être renouvelé au motif que la procédure d’adoption s’était clôturée négativement. Le courrier signalait également que le dossier relevait désormais de la compétence du service « régularisation » de l’OE. Le jour même, des instructions furent données par le service « accès et séjour » pour que soit pris un ordre de reconduire la troisième requérante dans son pays d’origine. Cette dernière décision ne fut pas notifiée aux requérants.

24. Le 17 juin 2010, l’administration informa les requérants que, moyennant preuve d’un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, ils pourraient postuler la prolongation du délai pour obtempérer à l’ordre de reconduire la jeune fille.

25. Le 12 juillet 2010, la représentante des requérants sollicita un traitement en urgence de la demande d’autorisation de séjour introduite en mai (voir paragraphe 22, ci-dessus). Elle souhaitait que la demande soit examinée en tenant compte des recommandations de la cour d’appel de Bruxelles (voir paragraphe 41, ci-dessous). Elle relança l’administration à plusieurs reprises courant 2010 et profita de ces occasions pour mettre le dossier à jour avec les éléments relatifs à la poursuite de la scolarité de la jeune fille et établissant la cohabitation avec ses parents. À chaque fois, la détresse de la jeune fille face à la précarité de son séjour et à l’incertitude qu’elle engendrait fut mentionnée.

26. Le 16 février 2011, des instructions furent données de délivrer à la troisième requérante une autorisation de séjour d’une durée d’un an sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers. La carte de séjour fut délivrée le 20 mars 2011.

27. Le titre de séjour fut renouvelé en 2012.

28. Le 25 février 2013, le titre de séjour de la troisième requérante ayant expiré le 16 février, les requérants contactèrent l’OE et sollicitèrent à nouveau un titre de séjour à durée illimitée soulignant que « même avec un permis de séjour à durée limitée, [la troisième requérante] subit des difficultés au quotidien. Ainsi à plusieurs reprises, elle n’a pas pu partir en voyage scolaire à l’étranger avec son école ». Ils s’inquiétaient aussi de ce que la jeune fille était à nouveau en situation illégale alors que le voyage scolaire de fin d’études à l’étranger approchait.

29. Le 10 mars 2013, la situation n’ayant pas évolué, les requérants relancèrent l’OE afin que leur demande soit traitée.

30. Le 19 mars 2013, l’OE prit une décision de renouvellement de l’autorisation de séjour temporaire sur la base des articles 9bis et 13 de la loi sur les étrangers.

31. La demande de séjour illimité fut rejetée par l’OE par une décision du 20 mars 2013 formulée en ces termes :

« La demande [du 25/02/2013] de séjour illimité est prématurée. En effet, l’intéressée n’est autorisée au séjour que depuis le 20/03/2011 date à laquelle elle a été mise en possession d’un titre de séjour temporaire (carte A). Dès lors, force est de constater que cette période est trop restreinte pour pouvoir lui accorder, dès à présent, un titre de séjour illimité.

Son titre de séjour reste donc temporaire et est renouvelé jusqu’au 16/02/2014. (...) »

32. En avril 2014, la troisième requérante se vit délivrer un titre de séjour d’une durée illimitée (« carte B »).

C. Procédures d’adoption

1. Première procédure d’adoption

33. Par requête déposée le 12 décembre 2005, les requérants demandèrent au tribunal de première instance de Bruxelles d’homologuer l’acte notarié d’adoption simple (voir paragraphe 10, ci-dessus).

34. Par jugement du 21 décembre 2006, le tribunal refusa l’homologation de l’acte notarié au motif que, contrairement au prescrit de l’article 350, ancien, du code civil, l’acte notarié ne contenait aucune mention selon laquelle l’enfant, âgée de moins de quinze ans, avait été représentée à l’acte par une des personnes qui avaient consenti à son adoption ni que ses parents consentaient à l’adoption.

35. Le 29 mars 2007, un acte rectificatif fut dressé, devant notaire, par lequel les père et mère biologiques marquèrent, par procuration, leur consentement à l’adoption.

36. La cour d’appel de Bruxelles confirma le jugement de première instance par un arrêt du 12 juin 2007. Après avoir souligné que les conditions prévues par la loi devaient être remplies lors de la passation de l’acte d’adoption, elle écarta l’acte rectificatif.

2. Seconde procédure d’adoption

37. Le 19 mai 2009, les requérants déposèrent une nouvelle requête en prononciation d’adoption d’enfant marocain. Ils s’appuyaient sur les dispositions transitoires de l’article 24sexies de la loi du 24 avril 2003 réformant l’adoption pour soutenir qu’ils remplissaient les conditions leur permettant d’adopter la jeune fille par application de la loi antérieure relative à l’adoption. Ils faisaient valoir que le consentement à l’adoption avait été donné, que l’adoption reposait sur de justes motifs et qu’elle était dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Invoquant l’article 8 de la Convention et la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg (no 76240/01, 28 juin 2007), ils soutenaient que les autorités belges ne pouvaient se dispenser d’un examen concret de la situation et passer outre une décision valablement prise à l’étranger. Ils déduisaient les justes motifs et l’intérêt supérieur de l’enfant du fait que celle-ci vivait avec les adoptants depuis de nombreuses années, qu’elle leur avait été valablement confiée par l’autorité marocaine, qu’elle les considérait comme ses parents, était bien intégrée dans son environnement belge et avait d’excellents résultats scolaires. De plus, sur le plan administratif, tant que l’adoption n’était pas prononcée, la jeune fille conservait la nationalité marocaine, ce qui posait des difficultés pratiques pour circuler en dehors de l’espace Schengen et retourner dans son pays d’origine.

38. Le procureur du Roi émit un avis défavorable qui fut suivi par le tribunal de première instance de Bruxelles dans un jugement du 3 mars 2010. Celui-ci refusa d’appliquer la législation antérieure à la loi du 24 avril 2003 au motif que, contrairement au prescrit de l’article 24sexies, l’acte de kafala passé au Maroc ne concernait pas un cas où l’enfant avait été confiée par les autorités compétentes de l’État d’origine de l’enfant aux adoptants mais par les parents. Le tribunal considéra qu’à la différence de l’affaire Wagner et J.M.W.L. précitée, il ne s’agissait pas en l’espèce de reconnaître une situation préexistante ayant des effets juridiques à l’étranger mais de créer une situation juridique nouvelle. S’il n’était pas contestable que la jeune fille et les requérants avaient noué des liens affectifs forts et qu’elle était parfaitement intégrée à leur foyer, il n’en restait pas moins que l’adoption nécessitait aussi que soient remplies les conditions légales, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

39. Les requérants firent appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Bruxelles. À l’audience tenue en chambre du conseil le 28 avril 2010, la troisième requérante, alors âgée de quatorze ans, fut entendue et demanda que l’adoption soit prononcée.

40. Dans un arrêt du 19 mai 2010, la cour d’appel de Bruxelles considéra que le premier juge avait décidé à juste titre que les dispositions transitoires de l’article 24sexies de la loi du 24 avril 2003 ne s’appliquaient pas. Ni la kafala adoulaire ni la décision du tribunal de première instance de Meknès du 11 novembre 2003 ne constituaient une décision de l’autorité visée par cette disposition. Elle poursuivit en ces termes :

« Une kafala valablement établie au Maroc crée certes un lien juridique entre K. et les époux (...). Ceux-ci revendiquent à juste titre, dans l’intérêt de l’enfant, que le lien juridique ainsi créé puisse produire des effets en Belgique.

L’adoption qu’ils sollicitent constitue cependant un statut juridique nouveau, différent, qui notamment crée un lien de filiation que ne crée pas la kafala. L’établissement d’un tel lien est d’ailleurs délicat en l’espèce, puisque K. garde des contacts avec sa mère, qui habite Meknès tout comme les grands-parents maternels chez qui les appelants séjournent chaque fois qu’ils se rendent en vacances au Maroc. Le risque que l’adoption établie en Belgique ne soit pas reconnue au Maroc est une difficulté supplémentaire.

À l’occasion d’une question orale posée au Sénat, [la] ministre de la Justice a déclaré que la "kafala en tant que telle peut être reconnue en Belgique mais en l’assimilant à un type de tutelle connu en droit belge. Je suis d’avis qu’une qualification comme tutelle officieuse s’impose". »

41. Après avoir déclaré l’appel non fondé, la cour d’appel indiqua qu’elle était toutefois sensible au fait que les requérants s’étaient soumis aux consignes reçues de l’OE et s’étaient senti insécurisés du fait de l’absence d’un titre de séjour définitif. Elle émit l’avis qu’eu égard à la durée de son séjour en Belgique et à son parcours scolaire, il était incontestablement dans l’intérêt de l’enfant que les effets de la kafala soient reconnus en Belgique. Elle souligna in fine que dans l’attente de la ratification, par la Belgique, de la Convention de La Haye du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants, la jeune fille pouvait compter sur la protection offerte par l’article 22bis de la Constitution belge et l’article 20 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant.

42. Les requérants déposèrent une requête en assistance judiciaire en vue de se pourvoir en cassation devant la Cour de cassation contre l’arrêt de la cour d’appel. Dans leur requête, ils complétèrent leur argumentaire, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, en se référant à l’arrêt Moretti et Benedetti c. Italie (no 16318/07, 27 avril 2010).

43. Le 9 juillet 2010, un avocat à la Cour de cassation remit au bureau d’assistance judiciaire (« BAJ ») de la Cour de cassation un avis qui concluait à l’absence de chance de succès du pourvoi. L’avis soulignait notamment que la cour d’appel avait considéré que la reconnaissance de l’adoption ne correspondait pas nécessairement à l’intérêt de l’enfant. Il se référait également à un arrêt de la Cour de cassation du 10 avril 2003 qui avait considéré que l’article 8 n’obligeait pas les États à accorder à une personne le statut d’adoptant ou d’adopté. Sur la base de cet avis, le BAJ rejeta la demande des requérants par une décision du 27 juillet 2010.

44. Les requérants n’ont par la suite pas introduit de pourvoi en cassation.

D. Situation personnelle de la troisième requérante

45. Dès son arrivée en Belgique, la jeune fille fut scolarisée et suivit, avec succès, toute sa scolarité dans un établissement d’enseignement primaire puis au sein d’une école d’enseignement secondaire général.

46. Il ressort des bulletins scolaires trimestriels ainsi que de plusieurs courriers établis par l’équipe pédagogique et la direction de l’école d’enseignement secondaire que la troisième requérante a eu de très bons résultats tout au long de sa scolarité et était bien intégrée.

47. En avril 2011, en raison de l’absence d’un titre de séjour au moment des formalités de voyage (voir paragraphe 25, ci-dessus), la troisième requérante ne put participer à un voyage organisé par son école à Amsterdam et à York.

48. La troisième requérante a versé au dossier plusieurs courriers qu’elle a adressés à la représentante des requérants et à l’administration et dans lesquels elle fait part de son incompréhension, de sa souffrance et de sa tristesse face au refus de prononciation de l’adoption. Elle y souligne que son oncle et sa tante sont ses « vrais parents » qui l’ont prise en charge, protégée et éduquée alors que ses parents biologiques avaient comme projet de l’abandonner dans un orphelinat parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’élever leurs enfants. Elle indique considérer la Belgique comme étant son pays et n’avoir pas d’attache au Maroc autre que les voyages annuels durant les grandes vacances. Elle précise qu’elle n’a eu que très peu de contacts avec sa mère biologique qu’elle a vue une dizaine de fois à l’occasion de réunions familiales et n’avoir jamais revu son père biologique, entre-temps divorcé de sa mère, depuis son départ du Maroc. Elle fait également état de la honte qu’elle a ressentie tout au long de sa scolarité vis-à-vis de ses camarades de classe du fait de son séjour précaire, de la souffrance qu’a engendré l’impossibilité de participer à un voyage scolaire et du stress généré par cette situation à l’approche de chaque voyage scolaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La kafala

1. Textes internationaux

49. Le régime juridique de la kafala en droit islamique est décrit dans l’arrêt Harroudj c. France (no 43631/09, §§ 15 et 16, 4 octobre 2012).

50. Les dispositions relatives à la kafala dans les instruments internationaux sont également énoncées dans l’arrêt Harroudj précité (§§ 18 à 20). Il s’agit des articles 20 et 21 de la Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant ratifiée par la Belgique le 16 décembre 1991, des articles 1er, 2 et 4 de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, ratifiée par la Belgique le 26 mai 2005, ainsi que des articles 1er, 3 et 4 de la Convention du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants, ratifiée par la Belgique le 28 mai 2014.

2. Droit marocain

51. Le code de la famille prohibe la filiation adoptive. L’article 149 de l’actuel code de la famille se lit ainsi :

« L’adoption n’a aucune valeur juridique et n’entraîne aucun des effets de la filiation. »

52. Le droit marocain connaît l’institution de la kafala. Elle est réglée par la loi no 15-01 du 13 juin 2002 relative à la prise en charge des enfants abandonnés, traduction publiée au Bulletin Officiel du Royaume du Maroc, no 5036 du 5 septembre 2002. Selon l’article 2 de la loi, la kafala est l’engagement de prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant. La kafala ne donne pas de droit à la filiation ni à la succession. La notion d’« enfant abandonné » est définie par l’article 1er de la loi qui se lit comme suit :

« Est considéré comme enfant abandonné tout enfant de l’un ou de l’autre sexe n’ayant pas atteint l’âge de 18 années grégoriennes révolues lorsqu’il se trouve dans l’une des situations suivantes :

. être né de parents inconnus ou d’un père inconnu et d’une mère connue qui l’a abandonné de son plein gré ;

. être orphelin ou avoir des parents incapables de subvenir à ses besoins ou ne disposant pas de moyens légaux de subsistance ;

. avoir des parents de mauvaise conduite n’assumant pas leur responsabilité de protection et d’orientation en vue de le conduire dans la bonne voie, comme lorsque ceux-ci sont déchus de la tutelle légale ou que l’un des deux, après le décès ou l’incapacité de l’autre, se révèle dévoyé et ne s’acquitte pas de son devoir précité à l’égard de l’enfant. »

En vertu des articles 6 et 7 de la loi, l’enfant est déclaré abandonné par le tribunal de première instance, puis mis sous la protection du juge des tutelles. La procédure de la kafala proprement dite est réglée par les articles 14 à 18 de la loi. En vertu de ces dispositions, le juge des tutelles peut, après avoir ordonné une enquête sur la capacité des personnes qui demandent la kafala sur l’enfant, leur confier l’enfant.

53. Avant l’entrée en vigueur de cette loi, la kafala d’un enfant déclaré abandonné pouvait également être constatée par deux adouls. Les adouls sont des officiers publics chargés d’établir des actes devant ultérieurement recevoir un caractère authentique. Ces officiers n’ont pour responsabilité que de constater des déclarations ou des témoignages sans faculté d’appréciation sur l’opportunité de la mesure envisagée. Cette kafala coutumière ou « notariale », assimilable à un engagement unilatéral de la part des personnes voulant prendre l’enfant en charge, pouvait faire l’objet d’un jugement d’homologation qui conférait à l’acte adoulaire un caractère authentique. La prise en charge de l’enfant ne faisait pas disparaître les obligations des parents légitimes à l’égard de l’enfant.

B. L’adoption d’un enfant placé sous kafala en droit belge

1. Constitution belge

54. La Constitution belge contient une disposition spécifique relative à la protection des droits des enfants. Il s’agit de l’article 22bis qui se lit comme suit :

Article 22bis

« Chaque enfant a droit au respect de son intégrité morale, physique, psychique et sexuelle.

Chaque enfant a le droit de s’exprimer sur toute question qui le concerne ; son opinion est prise en considération, eu égard à son âge et à son discernement.

Chaque enfant a le droit de bénéficier des mesures et services qui concourent à son développement.

Dans toute décision qui le concerne, l’intérêt de l’enfant est pris en considération de manière primordiale.

La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent ces droits de l’enfant. »

2. Régime d’adoption antérieur au 1er septembre 2005

55. La procédure, régie par les articles 344 à 350 du code civil, permettait l’adoption par ses kafils d’un enfant marocain leur remis par une kafala, pour autant qu’ait été remplie la condition de consentement des parents biologiques lorsque ceux-ci étaient en vie et que l’enfant ait été représenté par les personnes ayant consenti à son adoption lors de la passation de l’acte d’adoption par le notaire ou devant le juge de paix, lequel acte devait ensuite être homologué par le tribunal de première instance.

3. La loi du 24 avril 2003 réformant l’adoption

56. La législation belge en matière d’adoption a fait l’objet d’une refonte suite à la loi du 24 avril 2003 réformant l’adoption, entrée en vigueur au 1er septembre 2005.

57. Cette réforme avait un double objectif. Elle visait à apporter au droit belge les modifications nécessaires à la mise en œuvre de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 précitée. Cette convention établit des garanties pour que les adoptions internationales aient lieu dans l’intérêt supérieur de l’enfant et dans le respect des droits fondamentaux qui lui sont reconnus en droit international. Elle instaure un système de coopération entre les États contractants pour assurer le respect de ces garanties et prévenir ainsi l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants (Documents parlementaires, Chambre des représentants, session 2000-2001, doc. 50-1366/001, p. 5).

58. La nouvelle législation (articles 361-3 et 361-4 du code civil) prévoit plus de garanties pour les adoptés. Toute procédure d’adoption doit être initiée et encadrée en Belgique. Les candidats à l’adoption doivent suivre, préalablement à toutes démarches à l’étranger, une préparation à l’adoption et obtenir un jugement belge les déclarant qualifiés et aptes à adopter un enfant.

59. Par dérogation aux articles 361-3 et 361-4 du code civil, l’article 361-5, inséré dans le code civil par la loi du 6 décembre 2005 modifiant certaines dispositions relatives à l’adoption, permet de déplacer un enfant de son pays d’origine qui ne connaît pas l’adoption vers la Belgique en vue de son adoption et de l’adopter moyennant certaines conditions dont celle que l’enfant soit orphelin de père et de mère ou avoir été abandonné et placé sous la tutelle de l’autorité publique. Selon les travaux préparatoires, ladite tutelle vise une décision de tutelle dans le chef des adoptants, par exemple un jugement de kafala en droit marocain ou algérien.

60. Peu après l’adoption de la loi du 6 décembre 2005 précitée, la ministre de la Justice de l’époque précisa, en réponse à une question parlementaire, les motifs ayant soutenu l’insertion de cette disposition (Documents parlementaires, Sénat, annales no 3-140, session du 15 décembre 2005, question orale no 3-914) :

« J’informe (...) que la loi du 6 décembre 2005 modifiant certaines dispositions relatives à l’adoption, qui sera publiée demain au Moniteur belge, règle, en son nouvel article 361-5, tous les problèmes actuels en matière d’adoption d’un makfoul, c’est-à-dire d’un enfant placé sous kefala. Le déplacement de l’enfant en vue de l’adoption est désormais autorisé en cas de décès des parents de l’enfant ou lorsque l’enfant a fait l’objet, dans son pays d’origine, d’une décision d’abandon et d’une mise sous tutelle de l’autorité publique. En dehors de ces cas, l’adoption n’est pas permise, pour éviter des abus qui vont à l’encontre des intérêts de l’enfant.

Afin de permettre son adoption, la nouvelle loi modalise les importantes garanties de la loi réformant l’adoption, portant sur le consentement des instances concernées et des parents originaux.

Vu qu’un accord explicite de ces instances avec l’adoption n’est pas possible, comme leur législation ne connaît pas l’adoption, cette exigence est remplacée par la preuve que l’autorité compétente de l’État d’origine a établi une forme de tutelle sur l’enfant, dans le chef du ou des adoptants et que l’autorité centrale communautaire et l’autorité compétente de l’État d’origine ont approuvé par écrit la décision de leur confier l’enfant, en vue de son déplacement à l’étranger. »

61. En outre, au moment de l’entrée en vigueur de la loi du 24 avril 2003, certains candidats à l’adoption étaient déjà engagés dans un projet d’adoption sans avoir vu la procédure aboutir. Il en résultait un problème concernant la détermination du droit applicable, lacune que des mesures transitoires, insérées dans la loi du 24 avril 2003 par la loi du 6 décembre 2005 précitée, sont venues combler.

62. Parmi ces mesures transitoires figure l’article 24sexies qui vise les enfants confiés en kafala avant le 1er septembre 2005 et qui se lit comme suit :

« Dans le cas où le droit applicable dans l’État d’origine de l’enfant ne connaît ni l’adoption, ni le placement en vue d’adoption :

1o les dispositions du droit antérieur qui régissent les conditions relatives à l’admissibilité et aux conditions de fond de l’adoption s’appliquent si un enfant a été confié par l’autorité compétente de l’État d’origine de l’enfant à l’adoptant ou aux adoptants avant le 1er septembre 2005.

(...) »

63. Dans sa réponse précitée, la ministre de la Justice donna les explications suivantes à l’insertion de l’article 24sexies :

« Des mesures transitoires ont aussi été insérées dans la loi. Le nouvel article 24sexies de la loi du 24 avril 2003 distingue deux hypothèses.

Si l’enfant a été confié à l’adoptant ou aux adoptants, par l’autorité compétente de l’État d’origine, avant le 1er septembre 2005, les dispositions du droit antérieur qui régissent les conditions relatives à l’admissibilité et aux conditions de fond de l’adoption s’appliquent. De plus, la condition visée à l’article 344 ancien du Code civil - à savoir les conditions de séjour en Belgique des candidats adoptants et de l’enfant - peut être écartée si les nouvelles règles de droit international privé sont remplies et si l’adoptant ou les adoptants ont suivi la préparation et obtenu le jugement d’aptitude.

Si l’enfant a été confié, entre le 1er septembre 2005 et la date d’entrée en vigueur de la loi (du 6 décembre 2005) - le 26 décembre (2005) - la nouvelle loi s’applique, sous réserve de la régularisation du transfert de l’enfant qui a eu lieu entre-temps, à condition que les personnes concernées suivent une préparation et obtiennent le jugement d’aptitude.

Pour répondre à votre deuxième question, la kafala en tant que telle peut être reconnue en Belgique mais en l’assimilant à un type de tutelle connu en droit belge. Je suis d’avis qu’une qualification comme tutelle officieuse s’impose.

En ce qui concerne (votre question de savoir si l’enfant porteur d’une kafala peut faire l’objet d’une procédure de tutelle officieuse en Belgique), je vous dirai que les deux institutions sont équivalentes. L’enfant ne doit donc pas nécessairement faire l’objet d’une tutelle officieuse.

Je vous informe en revanche que la plupart des personnes qui viennent en Belgique avec un makfoul, ont l’intention d’adopter l’enfant.

Enfin, concernant votre dernière question relative aux titres de séjour, je pense que vous devez vous adresser à mon collègue de l’Intérieur. Je préciserai simplement qu’il est dans l’intérêt de l’enfant d’obtenir le meilleur statut possible en Belgique. Un enfant orphelin ou abandonné a peu de chance de retour. Pourquoi donc ne pas stimuler son adoption au lieu de limiter le lien juridique à celui d’une tutelle officieuse ? »

4. Le régime de la tutelle officieuse

64. Le régime de la tutelle officieuse est régi par les articles 475bis à 475septies du code civil. L’article 475bis est ainsi formulé :

« Lorsqu’une personne âgée d’au moins 25 ans s’engage à entretenir un enfant non émancipé, à l’élever et à le mettre en état de gagner sa vie, elle peut devenir son tuteur officieux moyennant l’accord de ceux dont le consentement est requis pour l’adoption des mineurs. »

65. La tutelle officieuse est constatée par acte authentique dressé par notaire ou juge de paix et entériné par le tribunal de la jeunesse.

C. Règles pertinentes de droit belge relatives au séjour

66. Une personne étrangère, qui se trouve en Belgique en séjour irrégulier ou précaire, peut demander une autorisation de séjour de plus de trois mois en application de l’article 9 de la loi sur les étrangers. La demande peut être introduite directement sur le territoire belge notamment dans le cas où l’intéressé est, au moment de l’introduction de la demande, déjà admis ou autorisé au séjour en Belgique pour un court ou un long séjour.

67. Une demande de séjour de plus de trois mois peut également être faite sur pied de l’article 9bis de la loi sur les étrangers si l’étranger invoque des « circonstances exceptionnelles », autres que des motifs médicaux. Les circonstances exceptionnelles ne sont pas précisées dans la loi. Il appartient à l’OE d’apprécier, dans chaque cas d’espèce, les circonstances alléguées par l’étranger.

68. Lorsque l’intéressé a fait état, dans une demande d’autorisation de séjour sur base de l’article 9bis, d’indications sérieuses et avérées d’une possible violation des articles 3 et 8 de la Convention, l’administration ne peut ensuite exercer ses pouvoirs de police conférés par l’article 7 de la loi sur les étrangers et mettre à exécution un ordre de quitter le territoire sans avoir égard à la protection de ces droits fondamentaux. Elle est tenue, au titre des obligations générales de motivation formelle et de bonne administration qui lui incombent, de statuer en prenant en considération tous les éléments pertinents qui sont portés à sa connaissance au moment où elle statue, y compris la demande qui aurait été faite au préalable faite sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers (Conseil du contentieux des étrangers, arrêt no 14.731, 31 juillet 2008).

69. La durée et les conditions de prolongation des autorisations de séjour sont énoncées à l’article 13 de la loi sur les étrangers et l’article 33 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. L’article 13 § 1 alinéa 1er de la loi prévoit que l’autorisation de séjour délivrée sur la base des articles 9 et 9bis vaut en principe pour une durée limitée. Elle n’est octroyée pour une durée illimitée que lorsque, dans un cas concret, l’OE en donne expressément l’instruction à l’administration communale. Cette disposition est mise en œuvre par l’article 33 de l’arrêté royal précité. Les extraits pertinents desdites dispositions sont les suivants :

Article 13 de la loi sur les étrangers

« § 1er. Sauf prévision expresse inverse, l’autorisation de séjour est donnée pour une durée limitée, soit fixée par la présente loi, soit en raison de circonstances particulières propres à l’intéressé, soit en rapport avec la nature ou la durée des prestations qu’il doit effectuer en Belgique.

(...)

Le titre de séjour délivré à un étranger autorisé ou admis au séjour pour une durée limitée est valable jusqu’au terme de validité de l’autorisation ou de l’admission.

(...)

§ 2. Le titre de séjour est prorogé ou renouvelé, à la demande de l’intéressé, par l’administration communale du lieu de sa résidence, à la condition que cette demande ait été introduite avant l’expiration du titre et que le ministre ou son délégué ait prorogé l’autorisation pour une nouvelle période ou n’ait pas mis fin à l’admission au séjour.

Le Roi détermine les délais et les conditions dans lesquels le renouvellement ou la prorogation des titres de séjour doit être demandé.

§ 3. Le ministre ou son délégué peut donner l’ordre de quitter le territoire à l’étranger autorisé à séjourner dans le Royaume pour une durée limitée, fixée par la loi ou en raison de circonstances particulières propres à l’intéressé ou en rapport avec la nature ou de la durée de ses activités en Belgique, dans un des cas suivants :

1o lorsqu’il prolonge son séjour dans le Royaume au-delà de cette durée limitée ;

2o lorsqu’il ne remplit plus les conditions mises à son séjour ;

3o lorsqu’il a utilisé des informations fausses ou trompeuses ou des documents faux ou falsifiés, ou a recouru à la fraude ou à d’autres moyens illégaux qui ont été déterminants pour obtenir l’autorisation de séjour.

(...) »

Article 33 de l’arrêté royal sur les étrangers

« (...)

Lorsque l’étranger a introduit sa demande de renouvellement, conformément à l’alinéa 1er, et que le Ministre ou son délégué n’a pas été en mesure de prendre une décision concernant cette demande avant l’expiration du titre de séjour dont il est titulaire, le Bourgmestre ou son délégué le met en possession d’une attestation conforme au modèle figurant à l’annexe 15.

Cette attestation couvre provisoirement le séjour de l’étranger sur le territoire du Royaume. La durée de validité de cette attestation est de quarante-cinq jours et peut être prorogée à deux reprises pour une même durée. »

70. En application de l’article 19 de la loi sur les étrangers, l’étranger qui quitte la Belgique, porteur d’un titre de séjour ou d’établissement valable, dispose d’un droit de retour dans le Royaume pendant un an.

71. L’étranger admis ou autorisé à séjourner plus de trois mois en Belgique est inscrit au registre des étrangers par l’administration communale du lieu de sa résidence (article 12 de la loi sur les étrangers). Il se voit délivrer un certificat d’inscription au registre des étrangers (« C.I.R.E. ») qui a la même durée que l’autorisation de séjour. S’il s’agit d’un séjour temporaire, une « carte A » est délivrée ; s’il s’agit d’un séjour illimité, une « carte B » est délivrée.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION QUANT AU REFUS DE PRONONCER L’ADOPTION DE LA TROISIÈME REQUÉRANTE

72. Les requérants se plaignent du fait qu’au détriment de l’intérêt supérieur de l’enfant, les autorités belges ont refusé de reconnaître la kafala et de prononcer l’adoption. Ils dénoncent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la troisième requérante et dans le droit au respect de la vie familiale des trois requérants, droits garantis par l’article 8 de la Convention, ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

73. Tout en constatant que le grief précité peut être envisagé à la fois sous l’angle de la vie privée et de la vie familiale, la Cour considère que la question centrale qui lui est posée est celle de l’impact du refus de reconnaître un lien de filiation entre les requérants sur leur vie familiale.

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

74. Sans remettre en cause les liens affectifs qui se sont noués entre les requérants, le Gouvernement est d’avis qu’il ne peut être question d’une « vie familiale » au sens donné par la Cour et que l’article 8 de la Convention n’est pas applicable.

75. Se référant à la jurisprudence de la Cour énoncée dans les arrêts Berrehab c. Pays-Bas (21 juin 1988, série A no 138) et Gül c. Suisse (19 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I) selon laquelle il faut des raisons exceptionnelles pour considérer qu’un lien entre un enfant biologique et ses parents n’est plus constitutif d’une vie familiale, il soutient que la troisième requérante a une vie familiale avec ses parents d’origine. Il fait valoir que l’enfant a vécu jusqu’à l’âge de sept ans avec sa famille d’origine, que ce n’est que trois ans après avoir été confiée à ses khafils qu’elle les a rejoints en Belgique et que des contacts ont été maintenus avec sa famille maternelle durant les vacances au Maroc. Aucune déclaration d’abandon n’a jamais été établie par les parents biologiques, laquelle aurait pourtant permis aux autorités marocaines de constater cet abandon et de confier aux requérants, conformément à la loi marocaine entrée en vigueur en 2002, la prise en charge de l’enfant dans le cadre d’une kafala judiciaire. À cela s’ajoute qu’au moment de l’introduction de la première demande d’adoption, il n’y avait pas de vie commune entre les requérants.

76. En effet, à la différence des affaires Wagner et J.M.W.L. précitée, Moretti et Benedetti précitée, Negrepontis-Giannisis c. Grèce (no 56759/08, 3 mai 2011), et Harroudj précitée, il n’est pas question en l’espèce d’une décision d’adoption – mais tout au plus d’une tutelle – ni de l’accompagnement d’une enfant durant ses jeunes années ni encore de l’abandon par la famille biologique ou de l’absence de contacts avec celle-ci.

77. Les requérants soutiennent que l’existence d’une « vie familiale » se déduit de la situation de fait qui a résulté de la kafala. La troisième requérante vit depuis dix ans exclusivement avec ses khafils qui sont ses seuls référents légaux et qu’elle considère comme ses « parents ». Ces derniers soulignent qu’ils ont toujours poursuivi l’objectif d’adopter la troisième requérante et se sont adressés, d’emblée, à l’administration en utilisant le terme « adoption » qui correspondait à leur projet de vie de famille. Aucune intention frauduleuse n’a jamais pu être ni n’a été suspectée. L’existence d’une vie familiale a d’ailleurs été reconnue par les autorités belges par l’octroi du titre de séjour sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers, ainsi que l’avait déjà fait la cour d’appel de Bruxelles dans son arrêt du 19 mai 2010. On peut en outre considérer, à la lumière du ressenti de l’enfant, que la présomption d’existence d’une vie familiale avec ses parents d’origine était renversée au profit de ses khafils. En tout état de cause, le fait que des liens puissent exister avec la famille d’origine n’est pas incompatible avec une vie familiale avec d’autres personnes comme en atteste d’ailleurs l’institution de l’adoption simple. Enfin, il y a lieu, pour évaluer l’existence d’une vie familiale, d’attacher un poids suffisant à l’intérêt supérieur de l’enfant et de considérer qu’eu égard aux circonstances de l’espèce cet intérêt pèse en faveur de l’existence d’une vie de famille.

2. Appréciation de la Cour

78. La Cour rappelle qu’en garantissant le droit au respect de la vie familiale, l’article 8 de la Convention présuppose l’existence d’une famille (voir Wagner et J.M.W.L., précité, § 117, ainsi que les références qui y sont indiquées). Elle rappelle à cet égard qu’elle a conclu à plusieurs reprises à l’existence de « liens familiaux de facto » caractérisant l’applicabilité de l’article 8 (voir, parmi d’autres, ibidem, Moretti et Benedetti c. Italie, précité, §§ 48 à 50, Harroudj, précité, § 46, et Mennesson c. France, no 65192/11, § 45, 26 juin 2014). Ce qui importe dans ce type de situations, c’est la réalité concrète de la relation entre les intéressés. La Cour se penchera donc sur l’effectivité de la relation entre les requérants en tenant compte du temps vécu ensemble, de la qualité des relations ainsi que du rôle assumé par les adultes envers l’enfant.

79. En l’espèce, la Cour constate que les deux premiers requérants s’occupent comme des parents de la troisième requérante depuis qu’elle leur a été confiée par kafala en 2002, alors qu’elle avait sept ans, et que tous les trois vivent ensemble, depuis lors, d’une manière qui ne se distingue en rien de la « vie familiale » dans son acception habituelle. Ces éléments permettent à la Cour de considérer que l’article 8 s’applique dans son volet « vie familiale ». Par ailleurs, elle accepte, avec les requérants, que la persistance des liens entre l’enfant et sa famille d’origine n’exclut pas l’existence d’une vie familiale avec d’autres personnes.

80. Cela étant, la Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Relevant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

81. Les requérants allèguent que le refus de reconnaître la kafala et de prononcer l’adoption a constitué une « ingérence » dans leur droit au respect de la vie familiale. L’ingérence se déduit des conséquences importantes du refus de prononcer l’adoption : dès que la requête en prononcé de l’adoption fut rejetée, la troisième requérante a perdu son titre de séjour et s’est retrouvée en situation illégale pendant plusieurs mois. Or seule l’adoption permettait l’octroi d’un titre de séjour légal à la jeune fille et la protection sur le plan civil et administratif du lien affectif entre les requérants. L’impossibilité de régulariser le séjour a engendré de nombreuses difficultés : la jeune fille s’est sentie stigmatisée et a souffert de l’incertitude quant à son avenir dans un pays qu’elle considérait comme le sien.

82. Les requérants soutiennent que le refus de prononcer l’adoption résulte d’une interprétation imprévisible de la loi qui n’avait même pas été envisagée par l’OE puisque celui-ci a délivré un visa « en vue d’adoption » et a octroyé, pendant des années, un permis de séjour provisoire « dans l’attente du prononcé de l’adoption ». La solution retenue était d’autant plus imprévisible que la décision de confier l’enfant à ses khafils avait été homologuée par un tribunal marocain, lequel est une « autorité » du pays d’origine. En tout état de cause, la loi régissant la kafala judiciaire n’est entrée en vigueur qu’en 2004.

83. De plus, si ce n’est le respect des règles particulières du droit international privé, les requérants n’aperçoivent pas quel est le motif légitime poursuivi par l’État belge. À supposer que la référence à l’intérêt supérieur de l’enfant ait été l’objectif poursuivi, encore eût-il fallu lui donner un contenu qui tenait compte de la réalité de vie de l’enfant et prendre les mesures correspondantes. Ainsi plutôt que de se retrancher derrière l’exigence, formelle, d’une procédure de kafala judiciaire au Maroc, les autorités pouvaient effectuer des contrôles au Maroc et en Belgique pour s’assurer que son intérêt était effectivement pris en compte. Si, comme le laisse entendre le Gouvernement, l’intérêt de l’enfant était de retrouver ses parents biologiques – qui avaient, du reste, dûment consenti à la kafala – il aurait fallu, dans ce cas, reconduire la jeune fille à la frontière plutôt que de prolonger son permis. Les autorités auraient également pu considérer que la kafala elle-même était contraire à l’ordre public et refuser de la reconnaître pour ce motif. Ce refus aurait fait de la jeune fille une mineure non accompagnée et il aurait fallu vérifier si la solution durable était en Belgique ou au Maroc. En somme, la solution choisie par les autorités belges pour permettre à la jeune fille de maintenir le lien avec des personnes chez qui elle ne vit pas a eu pour résultat de lui refuser la protection des liens réels avec les personnes qui se sont chargées de son éducation et qu’elle considère comme ses « parents ».

84. Selon les requérants, on peut déduire de cette argumentation que l’ingérence est en outre disproportionnée. À l’instar de l’affaire Wagner et J.M.W.L., il doit être considéré que certaines dispositions légales, même si elles peuvent reposer sur un motif légitime, par leur mise en œuvre extrêmement stricte et par les exigences formelles qu’elles posent, méconnaissent l’intérêt supérieur de l’enfant car elles ne tiennent pas compte de la réalité sociale de sa situation et des effets négatifs sur sa vie quotidienne. Sachant que la kafala judiciaire suppose un abandon et le placement dans une institution, les requérants sont d’avis que ce n’est nullement de cette manière que l’intérêt de l’enfant serait protégé. Il est, de plus, paradoxal de constater que le projet d’adoption simple poursuivi par les requérants aurait permis de combiner les intérêts en présence en maintenant les liens avec les parents d’origine. En conclusion, contrairement à la lecture faite par les juridictions belges de l’arrêt Wagner et J.M.W.L., il s’agissait bien, en l’espèce également, de reconnaître en Belgique une décision valablement prise à l’étranger, décision ayant créé un lien légal, non frauduleux, entre les requérants.

b) Le Gouvernement

85. En ordre subsidiaire, à supposer qu’il y ait une vie familiale et que l’article 8 de la Convention soit applicable, le Gouvernement soutient qu’à l’instar de la situation qui s’est présentée dans l’affaire Harroudj précitée, il ne s’agit pas en l’espèce d’une « ingérence » dans le droit au respect de la vie familiale. L’affaire doit être examinée sous l’angle des obligations positives et du juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts des individus. Sachant qu’il n’y a pas de communauté de vues entre les États quant aux effets juridiques à reconnaître à la kafala, l’État belge avait une ample marge d’appréciation. Or, les autorités belges ont constaté, dans le cadre de deux procédures distinctes reposant sur des fondements légaux distincts, que la kafala adoulaire ne pouvait pas être assimilée à une adoption et que les conditions prévues par le droit interne, ancien et nouveau, pour autoriser l’adoption d’un enfant dont la loi nationale ne connaît pas l’adoption, n’étaient pas remplies. Même si des considérations procédurales ont été retenues par les juridictions, celles-ci ont également examiné les conditions de fond liées à l’intérêt supérieur de l’enfant, et notamment à la protection de l’enfant contre tout usage abusif de l’institution d’adoption ainsi qu’au respect de la vie privée et familiale. Les règles que les juridictions ont appliquées dans le cadre de la première procédure avaient pour seul et essentiel but, d’une part, de s’assurer que les parents biologiques consentent à l’acte d’adoption en pleine connaissance de cause et, d’autre part, que les intérêts de l’enfant soient défendus devant une personne étrangère aux adoptants afin d’éviter toute pression extérieure. Dans le cadre de la deuxième procédure, les juridictions ont donné aux dispositions légales une interprétation tout à fait en phase avec les intentions du législateur, telles qu’exprimées lors des travaux préparatoires des lois du 24 avril 2003 et du 6 décembre 2005. Elles ont accordé une grande importance au fait que des relations existaient toujours avec la famille d’origine et ont considéré que l’intérêt supérieur de la troisième requérante s’opposait à la prononciation de l’adoption.

86. Le consentement éventuel donné par les parents biologiques de l’enfant n’est pas, selon le Gouvernement, de nature à établir que l’intérêt supérieur de l’enfant était d’être adoptée par les requérants. À supposer même que l’adoption ait été prononcée, cela n’aurait eu aucun effet sur le statut personnel de l’enfant dans son pays d’origine ; elle aurait conservé la nationalité marocaine et serait demeurée la fille de ses parents biologiques. Considérer que pareille situation, dans laquelle l’enfant se serait retrouvée partagée entre deux filiations et deux identités différentes mais valables aux yeux de chacune des autorités serait dans son intérêt, est pour le moins étonnant.

87. À cela s’ajoute, selon le Gouvernement, que les requérants se contentent d’alléguer que le simple refus d’homologation de l’adoption constituerait une ingérence dans leur vie privée et familiale sans démontrer que l’absence de jugement d’adoption aurait causé des obstacles au déroulement de leur vie privée et familiale. Ils ont toujours pu vivre ensemble, l’enfant a pu poursuivre tout son parcours scolaire sans le moindre préjudice et ils ont pu se rendre régulièrement au Maroc pendant les vacances. Enfin, à titre surabondant, le Gouvernement fait observer que rien n’a jamais fait obstacle à ce que les requérants bénéficient d’une tutelle officieuse sur l’enfant dont ils ont la charge et qui leur confère des responsabilités et pouvoirs équivalents à ceux de la kafala.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le point de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

88. La Cour rappelle que, si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut de surcroît engendrer des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie familiale (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 106, 3 octobre 2014).

89. Les dispositions de l’article 8 ne garantissent ni le droit de fonder une famille ni le droit d’adopter (E.B. c. France [GC], no 43546/02, 22 janvier 2008). Cela n’exclut toutefois pas que les États parties à la Convention puissent se trouver, dans certaines circonstances, dans l’obligation positive de permettre la formation et le développement de liens familiaux (voir, dans ce sens, Harroudj, précité, § 41, et références citées). D’après les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, là où l’existence d’un lien familial avec un enfant se trouve établie, l’État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et accorder une protection juridique rendant possible l’intégration de l’enfant dans sa famille (Wagner et J.M.W.L., précité, § 119).

90. Le Gouvernement conteste en l’espèce que l’impossibilité d’adopter la troisième requérante constitue une « ingérence » dans la vie familiale. La Cour partage cet avis. Elle estime que, de manière plus évidente encore que dans l’affaire Harroudj sur laquelle s’appuie le Gouvernement, les requérants ne se plaignent pas que le refus d’adoption ait généré des obstacles majeurs dans le déroulement de leur « vie familiale » ou ait entraîné des changements concrets dans la manière dont les requérants menaient leur vie familiale jusque-là. Les conséquences qu’ils dénoncent (voir paragraphe 77, ci-dessus) concernent le séjour de la troisième requérante (qui sera examiné ci-après). Dans ces conditions, la Cour juge approprié d’envisager la situation sous l’angle de la question de savoir s’il pesait sur l’État belge une obligation positive à établir un lien de filiation entre les requérants.

91. À ce titre, la Cour opère une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Wagner et J.M.W.L. précité. Dans ce dernier (§ 123), la Cour a décidé que la décision des juges luxembourgeois de refuser d’exequatur d’un jugement péruvien qui avait prononcé une adoption et qui était exécutoire au Pérou, avait constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale. En l’espèce, la situation était autre. Certes, la kafala valablement établie au Maroc a créé un lien juridique entre les requérants mais, cette institution n’existant pas en Belgique, l’adoption qu’ils sollicitaient constituait, comme l’ont justement souligné les juridictions internes (voir paragraphes 36 et 38, ci-dessus), une situation juridique nouvelle.

92. Cela étant dit, que l’on aborde la question sous l’angle d’une obligation positive de l’État ou d’une ingérence d’une autorité publique, les principes applicables sont comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. De même, dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Jeunesse, précité, § 106).

93. La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont prises en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 65, CEDH 2012, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 60, CEDH 2012 (extraits)). Il lui importe avant tout en l’espèce de vérifier si les décisions des juridictions belges de refuser l’adoption ont heurté le bon développement des liens familiaux entre l’enfant et les personnes l’ayant accueilli sous kafala.

b) Sur l’observation de l’article 8

94. La Cour observe à titre préalable que le droit belge ne reconnaît pas l’institution de la kafala. Toutefois, elle remarque qu’à la différence de la situation en droit français qui fut examinée dans l’affaire Harroudj précitée, il autorise le déplacement d’un enfant en provenance d’un pays qui interdit l’adoption vers la Belgique en vue de son adoption. Dans ce cas, le droit belge permet l’adoption de l’enfant moyennant le respect de plusieurs conditions – certes plus nombreuses que pour les autres cas d’adoption internationale –, énumérées par une disposition spécifique, l’article 361-5 du code civil, introduite en 2005 à l’occasion de la réforme du régime de l’adoption (voir paragraphe 59, ci-dessus).

95. La Cour relève ensuite que, pour rejeter les demandes en prononciation d’adoption, les juridictions belges ont, à deux reprises et dans le cadre de deux procédures distinctes, jugé que la kafala coutumière ne pouvait être assimilée à une adoption et que les conditions prévues par le droit interne, ancien et nouveau, pour autoriser l’adoption d’un enfant dont la loi nationale ne connaît pas l’adoption, n’étaient pas remplies en l’espèce. Cela étant, la Cour estime que son examen peut se limiter à la seconde procédure en prononciation d’adoption que les requérants ont mise en mouvement sur pied d’une disposition transitoire et dérogatoire – l’article 24sexies inséré dans la loi du 24 avril 2003 par la loi du 6 décembre 2005 (voir paragraphe 62, ci-dessus) – et qui s’est achevée par l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 mai 2010.

96. Il n’est pas contesté que les juridictions internes se sont basées sur des considérations procédurales pour constater que les conditions d’application du régime transitoire n’étaient pas remplies. Tant le tribunal de première instance de Bruxelles que la cour d’appel de Bruxelles ont considéré que ni la kafala adoulaire ni la circonstance qu’elle ait été homologuée par le jugement du tribunal de première instance de Meknès du 11 novembre 2003 ne permettait de considérer que l’enfant avait été confiée aux adoptants par l’« autorité » compétente de l’État d’origine de l’enfant. Il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause cette interprétation qu’ont faite les juridictions internes de la loi nationale.

97. La Cour doit en revanche vérifier si, conformément à sa jurisprudence relative à l’article 8 de la Convention, l’intérêt supérieur de l’enfant, en tant que composante du respect de la vie familiale, a constitué la principale considération des juridictions belges dans l’évaluation des intérêts concurrents en présence (X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 95, CEDH 2013 ; voir également Jeunesse, précité, § 109).

98. À cet égard, elle constate que les normes que les juridictions belges ont appliquées, pour refuser l’adoption, trouvent leur origine dans une loi entrée en vigueur en 2005, elle-même destinée à mettre en œuvre l’objectif, poursuivi par la Convention de La Haye, d’assurer que les adoptions internationales aient lieu dans l’intérêt « supérieur » de l’enfant à être protégé contre tout usage abusif de l’institution d’adoption et ainsi dans le respect de sa vie privée et familiale. La cour d’appel s’est également référée expressément à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant dont l’article 20 reconnaît la kafala de droit islamique comme « protection de remplacement » au même titre que l’adoption et l’article 21 oblige les États qui admettent l’adoption à s’assurer que l’intérêt « supérieur » de l’enfant est la considération primordiale.

99. Il résulte de ce qui précède que le refus opposé aux requérants tient en partie au souci du respect de l’esprit et de l’objectif de protéger l’intérêt « supérieur » de l’enfant qui résultent des conventions internationales pertinentes dans ce domaine (voir, mutatis mutandis, Harroudj, précité, §§ 49 et 50).

100. Les requérants se plaignent toutefois que les juridictions ont fait l’impasse d’une appréciation in concreto de l’intérêt de l’enfant. La Cour ne partage pas cet avis. Il ressort au contraire de l’examen des décisions des juridictions internes, notamment l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 mai 2010 (voir paragraphes 40 et 41, ci-dessus), que celles-ci ont procédé à une évaluation de la réalité sociale et familiale et l’ont confrontée à plusieurs éléments caractérisant l’intérêt de l’enfant. Elles ont fondé leur décision sur un double constat à savoir, d’une part, que la prise en charge socio-éducative et affective de l’enfant reposait depuis 2003 sur ses khafils et, d’autre part, que la troisième requérante avait un lien de filiation avec ses parents biologiques et avait maintenu des contacts avec sa famille maternelle au Maroc. Elles considérèrent que ce dernier élément pesait particulièrement lourd et, du fait que la jeune fille courrait le risque subséquent d’avoir en Belgique et au Maroc deux statuts personnels différents, qu’il plaidait en faveur du refus de prononcer l’adoption au profit des khafils en Belgique.

101. La Cour ne décèle rien d’arbitraire dans la démarche des autorités belges. On ne saurait en effet déduire de l’article 8 de la Convention, comme semblent le faire les requérants, une conception univoque de l’intérêt de l’enfant qui exigerait que soit prononcée, alors que l’enfant disposait déjà d’une filiation lors de son recueil, une adoption au sens de la loi belge. Les autorités belges pouvaient estimer, au contraire, que l’intérêt de l’enfant exigeait qu’elle n’ait qu’une et même filiation, aussi bien en Belgique qu’au Maroc (comparer, au sujet de l’importance pour une personne d’avoir un nom unique, Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 36, 5 décembre 2013).

102. La Cour observe au surplus que le refus d’adoption ne privait pas les requérants de toute reconnaissance du lien qui les unissait. Le droit belge offrait en effet une autre possibilité d’accorder une protection juridique à la vie familiale des requérants. Il s’agit de la procédure de tutelle officieuse dont l’objet est fort proche de la kafala (voir paragraphes 64 et 65, ci-dessus) et qui permet à des personnes adultes de faire reconnaître leur engagement à entretenir et à élever un enfant. Il est vrai qu’une éventuelle procédure de tutelle officieuse aurait nécessité des démarches administratives et judiciaires et qu’il n’était pas garanti que les requérants aient obtenu gain de cause à l’issue de cette démarche. Quoi qu’il en soit, la Cour ne saurait spéculer sur l’issue qu’aurait pu avoir une telle procédure (voir, mutatis mutandis, Chavdarov c. Bulgarie, no 3465/03, § 54, 21 décembre 2010).

103. À cela s’ajoute que les requérants ne font état d’aucun obstacle concret qu’ils auraient effectivement dû surmonter pour bénéficier en Belgique de leur droit au respect de la « vie familiale » et à vivre ensemble dans des conditions globalement comparables à celles des autres familles (voir, mutatis mutandis, Mennesson, précité, § 92).

104. Enfin, envisageant à titre accessoire le refus d’adoption sous l’angle de la vie privée de la troisième requérante, la Cour ne parvient pas à une conclusion différente. La jeune fille bénéficie d’un lien de filiation avec ses parents biologiques et ne s’est plaint ni devant les autorités belges ni devant la Cour des conséquences, autres que celles résultant de l’incertitude relative à son droit de séjour, qui résulteraient de l’absence de reconnaissance en Belgique d’un lien de filiation avec ses khafils.

105. Eu égard à l’ensemble des éléments qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu manquement au respect du droit des requérants à leur vie familiale, ni au droit de la troisième requérante au respect de sa vie privée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION QUANT À LA SITUATION DU SÉJOUR DE LA TROISIÈME REQUÉRANTE

106. Les requérants dénoncent une violation du droit au respect de leur vie privée et familiale du fait de la précarité du séjour de l’enfant. Ils invoquent l’article 8 précité de la Convention.

A. Sur la recevabilité

107. La Cour constate que le grief tiré de l’article 8 sous l’angle de la situation du séjour de la troisième requérante est invoqué par cette dernière et ses khafils. Elle observe toutefois que tant la requête initiale que les observations des requérants portent exclusivement sur les effets de la situation dénoncée à l’endroit de la jeune fille.

108. La Cour estime, par conséquent, qu’en ce qui concerne les deux premiers requérants, cette partie de la requête n’a pas été étayée. Il s’ensuit que dans cette mesure elle est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

109. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention en ce qui concerne la troisième requérante. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

110. Les requérants se plaignent que la jeune fille a été en séjour précaire pendant plus de dix ans et considèrent que l’octroi de permis de séjour temporaires dont le renouvellement était incertain pendant une telle durée a constitué une « ingérence » dans le droit à la vie privée et familiale de la troisième requérante.

111. Cette situation a généré une importante insécurité pour la jeune fille ; chaque renouvellement a requis plusieurs rappels auprès des services compétents pour que le dossier soit traité dans les temps. En avril 2011, le vide juridique entre deux titres de séjour a eu pour conséquence que la troisième requérante n’a pas pu participer à un voyage scolaire. Elle a souffert de cette situation tout au long de sa scolarité, elle avait « honte » de sa précarité, se sentait « différente » et a, à de nombreuses reprises, fait état, auprès de l’administration, de sa détresse et de son incompréhension. Plusieurs témoignages de la part des professeurs ont été versés au dossier qui attestent des difficultés pratiques et psychologiques de la jeune fille. Cette insécurité avait également été mise en évidence par la cour d’appel de Bruxelles.

112. La jouissance des droits protégés par la Convention est de l’ordre de la garantie et non de l’hypothèse ou de l’arrangement de fait. Il n’est pas concevable de prétendre à la fois que l’enfant vivait en sécurité sur le plan juridique alors qu’il lui était seulement indiqué qu’elle ne serait, sur base d’une pratique, pas éloignée tant que sa demande de séjour de longue durée n’était pas examinée alors même qu’elle était en situation légale depuis 2003.

113. Sachant que le droit de séjour des enfants accueillis sur la base d’une kafala est soumis au pouvoir discrétionnaire du ministre, dans le cadre de l’article 9bis de la loi sur les étrangers, et qu’aucun délai n’est prévu par la loi, on ne peut considérer, selon les requérants, que l’ingérence avait une base légale suffisamment précise s’agissant de la protection d’un enfant mineur. Assurer à l’enfant une sécurité quant à son séjour reposant sur des normes claires relève de l’obligation positive de l’État de protéger son intérêt supérieur.

114. De l’avis des requérants, l’ingérence ne répondait en outre à aucun motif légitime. Se référant à l’affaire Nunez c. Norvège (no 55597/09, 28 juin 2011), ils reprochent à l’État belge de ne pas avoir dûment pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant.

115. Enfin, les requérants soutiennent que l’ingérence n’était pas non plus nécessaire dans une société démocratique. Comme l’a souligné la cour d’appel de Bruxelles, il était de l’intérêt de la troisième requérante de bénéficier d’une protection juridique conformément notamment à la Convention relative aux droits de l’enfant.

b) Le Gouvernement

116. Le Gouvernement considère que l’affaire doit être examinée en tenant compte du fait que la Convention ne garantit pas aux étrangers le droit d’entrer et de résider sur le territoire d’un État et que, conformément à la jurisprudence de la Cour, l’article 8 n’emporte pas l’obligation pour un État de respecter le choix par les immigrants de leur pays de résidence ni d’autoriser le regroupement familial sur le territoire de ce pays. De plus, cette disposition ne peut être interprétée comme garantissant le droit à un type particulier de titre de séjour.

117. Le Gouvernement souligne qu’en l’espèce, la troisième requérante a disposé d’un titre de séjour pendant toute la durée de la procédure d’adoption. La possession d’une autorisation de séjour temporaire régulièrement prorogée lui a permis de voyager et de s’absenter du territoire sans être inquiétée sur la suite de son séjour. En tout état de cause, il eût été pour le moins léger, de la part des autorités belges, d’autoriser au séjour l’enfant pour une durée illimitée en vue d’adoption et de conforter les intéressés dans une situation de fait résultant d’accords privés alors même que les autorités compétentes ne s’étaient pas prononcées sur la conformité de cette situation avec l’intérêt supérieur de l’enfant.

118. Certes, la situation de séjour de la jeune fille était devenue précaire durant les sept mois qui ont suivi la clôture de la procédure d’adoption (mai 2010 à février 2011) mais les requérants auraient pu demander, avant la clôture, à bénéficier d’une autorisation de séjour de longue durée afin d’être à l’abri des désagréments administratifs liés au changement de statut. Rien ne justifie, selon le Gouvernement, que les requérants aient attendu jusqu’au 25 mai 2010 pour postuler un séjour de longue durée sur base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers.

119. Une fois que l’administration fut saisie de cette demande, qui relève de son pouvoir discrétionnaire, elle a examiné tous les éléments liés à la vie privée et familiale des requérants pour finalement décider que l’octroi d’un séjour illimité serait envisagé à l’expiration d’un délai de trois ans à dater de l’octroi sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers d’une autorisation de séjour limité. Ce délai correspond au délai dans lequel le ministre compétent peut mettre fin au droit de séjour des membres de famille d’un citoyen européen. De plus, la loi ne prévoit aucun délai pour statuer sur une demande « 9bis » et il peut difficilement être reproché à l’autorité compétente d’avoir pris le temps d’examiner les circonstances particulières et le contexte familial et privé complexe de l’espèce.

120. S’agissant de l’ordre de reconduite qui fut délivré le 27 mai 2010 mais jamais notifié aux requérants, le Gouvernement fait valoir qu’en vertu de la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers (voir paragraphe 69, ci-dessus), la troisième requérante n’aurait pas pu être éloignée dès lors qu’elle avait fait au préalable une demande de long séjour sur la base de l’article 9bis de la loi et de l’article 8 de la Convention.

121. Quant à la circonstance que la troisième requérante n’a pas pu participer à un voyage scolaire en avril 2011, elle ne saurait, aux yeux du Gouvernement, à elle seule justifier le constat d’une violation de l’article 8 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

122. Les requérants soutiennent que, sous l’angle de la situation de séjour de la troisième requérante, la violation de l’article 8 provient de la situation de précarité et d’incertitude que celle-ci a connue du fait du retard à statuer sur sa demande de régularisation sur base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers et de la succession de titres de séjour à durée limitée. L’intéressée expose en effet que cette situation a eu d’importantes répercussions pour elle sur le plan moral (stress face aux procédures, incompréhension de la situation, sentiment d’insécurité, ressenti de honte à l’école, détresse de ne pas avoir participé à un voyage scolaire). Les requérants font également valoir qu’en refusant d’accorder à la troisième requérante un titre de séjour à durée illimitée et en prolongeant une situation de précarité, les autorités belges ont manqué à leur obligation de protéger l’intérêt supérieur de la jeune fille.

123. La Cour est d’avis que ces griefs doivent être analysés sous l’angle de la vie privée de la troisième requérante. Elle a souvent souligné que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, parmi d’autres, Aksu, précité, § 58, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 284, CEDH 2012, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 109, CEDH 2014 (extraits)). Ainsi la sphère de la vie privée, telle que la Cour la conçoit, peut, selon les circonstances, englober l’intégrité morale et physique de la personne ; l’article 8 protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir El-Masri, précité, § 284).

124. Par ailleurs, la Cour estime qu’il convient, comme le fait valoir le Gouvernement, de distinguer deux périodes en ce qui concerne le séjour de la troisième requérante.

125. La première est la période qui a couru entre l’arrivée de la jeune fille en Belgique en 2005 et la clôture des procédures d’adoption par l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 mai 2010. Durant cette période, la troisième requérante a bénéficié d’une autorisation de séjour temporaire, régulièrement renouvelée en application des articles 9 et 13 de la loi sur les étrangers, dans l’attente de l’issue des procédures d’adoption. Sachant que la kafala ne donnait, en tant que telle, droit à aucun titre de séjour et que dans l’hypothèse d’une issue positive et d’une prononciation de l’adoption, la jeune fille aurait eu droit à un titre de séjour à durée illimitée, il ne saurait être reproché aux autorités belges de ne pas avoir accordé d’emblée un titre de séjour à durée illimitée. Aucune demande n’a d’ailleurs été formulée par les requérants dans ce sens.

126. Il s’ensuit que les griefs que la Cour doit examiner sont ceux liés à la seconde période, à savoir celle qui a suivi l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 mai 2010 clôturant négativement la seconde procédure d’adoption. Pendant les sept mois qui ont suivi cet arrêt – à savoir jusqu’à la délivrance, le 16 février 2011, d’un titre de séjour sur pied de l’article 9bis de la loi sur les étrangers –, la jeune fille s’est retrouvée sans titre de séjour ; ensuite, malgré les demandes répétées des requérants, l’administration belge a refusé, pendant plus de trois ans, de lui accorder un titre de séjour à durée illimitée, privilégiant le renouvellement de titres de séjour temporaires. Cette situation a duré jusqu’en avril 2014, quand la troisième requérante s’est vue délivrer un titre de séjour à durée illimitée.

a) Sur le point de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

127. La Cour aperçoit certains éléments qui pourraient militer en faveur d’une analyse de la situation ainsi circonscrite en une ingérence dans la vie privée de la troisième requérante (voir, mutatis mutandis, Aristimuño Mendizabal c. France, no 51421/99, §§ 70 et 72, 17 janvier 2006, et Çakir c. Roumanie, (déc.), no 13077/05, § 34, 13 novembre 2012). Toutefois, elle estime que l’interrogation qui domine en l’espèce est celle de savoir si les autorités belges devaient accorder à la troisième requérante la sécurité du séjour qu’elle sollicitait et ainsi la protéger, compte tenu principalement de son âge, contre la précarité et l’incertitude. Cette question tombe, de l’avis de la Cour, dans le champ des obligations positives (voir, mutatis mutandis, Jeunesse, précité, § 105).

128. Quoiqu’il en soit, la Cour rappelle que les principes applicables sont comparables, que l’affaire soit examinée sous l’angle des obligations négatives de l’État ou sous celui de ses obligations positives. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents, et dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir paragraphe 92, ci-dessus).

b) Sur l’observation de l’article 8

129. La Cour a reconnu que les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur leur sol ; la Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier. L’article 8 n’emporte pas une obligation générale pour un État de respecter le choix par des immigrants de leur pays de résidence (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil 1997‑VI, et Jeunesse, précité, § 107).

130. Toutefois, des mesures restreignant le droit d’une personne de séjourner dans un pays peuvent, dans certains cas, donner lieu à une violation de l’article 8 de la Convention s’il en résulte des répercussions disproportionnées sur la vie privée ou familiale de l’intéressé (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 355, CEDH 2012 (extraits)). Comme la Cour vient de rappeler (voir paragraphes 92 et 128, ci-dessus), l’État doit en effet ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Il jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, Ahmut c. Pays-Bas, 28 novembre 1996, § 63, Recueil 1996‑VI). L’étendue des obligations pour l’État varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (Gül, précité, § 38, et Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, no 50435/99, § 39, CEDH 2006‑I et Jeunesse, précité, § 107).

131. Il ressort au surplus de la jurisprudence de la Cour que, lorsque des mineurs d’âge sont concernés, l’intérêt « supérieur » de l’enfant doit constituer la principale considération des autorités nationales dans l’évaluation de la proportionnalité aux fins de la Convention (paragraphe 92, ci-dessus ; voir, parmi d’autres, Nunez, précité, § 84, Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, § 67, 13 décembre 2011, et Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, § 109, 19 janvier 2012 et Jeunesse, précité, § 109).

132. En l’espèce, la Cour relève que la troisième requérante a séjourné de manière continue en Belgique auprès de ses khafils depuis son arrivée en Belgique en 2005. À aucun moment, elle ne fut réellement menacée d’être éloignée du territoire belge. L’ordre de la reconduire dans son pays d’origine pris par l’OE le 27 mai 2010 à la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 mai 2010 ne fut en effet jamais mis à exécution ni même notifié aux requérants. L’administration belge a par ailleurs régulièrement prorogé le titre de séjour temporaire de la jeune fille de sorte que, mis à part une période de sept mois, du 19 mai 2010 au 16 février 2011, elle a vécu en Belgique en toute légalité et a pu voyager librement notamment pour se rendre au Maroc durant les vacances d’été.

133. La Cour observe enfin que la troisième requérante semble parfaitement intégrée dans la société belge, qu’elle a poursuivi toute sa scolarité en Belgique et a terminé avec succès ses études secondaires sans que la situation de son séjour ait perturbé son parcours.

134. La Cour ne sous-estime bien entendu pas le stress que les démarches en vue du renouvellement du titre de séjour ont pu engendrer ni la frustration qu’a pu ressentir la jeune fille face à l’attente de disposer d’un titre de séjour à durée illimitée.

135. Toutefois, la Cour rappelle que l’article 8 de la Convention ne peut pas être interprété comme garantissant, en tant que tel, le droit à un type particulier de titre de séjour. Lorsque la législation interne en prévoit plusieurs, la Cour doit analyser les conséquences de droit et de fait découlant d’un titre de séjour donné. S’il permet à l’intéressé de résider sur le territoire de l’État d’accueil et d’y exercer librement ses droits au respect de la vie privée et familiale, l’octroi d’un tel titre de séjour constitue en principe une mesure suffisante pour que les exigences de cette disposition soient remplies. En pareil cas, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur l’opportunité d’accorder à l’étranger concerné tel statut légal plutôt que tel autre, ce choix relevant de l’appréciation souveraine des autorités nationales (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, § 91, CEDH 2007‑I et les références qui y sont citées).

136. Or, en l’espèce, la Cour constate, avec le Gouvernement, que le seul obstacle réel qui s’est présenté a été l’impossibilité pour la troisième requérante de participer à un voyage scolaire en raison du fait que la jeune fille ne possédait pas de titre de séjour entre mai 2010 et février 2011 au moment où les formalités de voyage devaient être accomplies.

137. La Cour est d’avis que même en accordant, comme le veut la jurisprudence rappelée ci-dessus (voir paragraphe 131), un poids important à l’intérêt de l’enfant, il serait déraisonnable de considérer, sur la base de cette seule conséquence, que l’État belge était tenu, dans l’exercice de ses compétences en la matière, d’accorder un titre de séjour à durée illimité pour protéger la vie privée de la troisième requérante.

138. Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il n’y pas eu manquement au respect du droit de la troisième requérante à sa vie privée.

139. Partant il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

140. Les requérants se plaignent également d’avoir été victimes d’une discrimination fondée sur les origines. Ils invoquent l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. L’article 14 se lit comme suit :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

141. Les requérants soutiennent que le refus de reconnaître l’adoption et les obstacles administratifs qui en résultent ont pour effet d’entraver la vie quotidienne et sociale de l’enfant. Ainsi, en l’absence de prononciation de l’adoption, l’enfant a conservé la nationalité marocaine, ce qui a posé des difficultés pratiques pour circuler en dehors de l’espace Schengen et retourner dans son pays d’origine. Ils y voient une discrimination du fait d’être originaire d’un pays qui ne connaît pas l’adoption.

142. Le Gouvernement renvoie à son argumentation sous l’angle de l’article 8 de la Convention et relative au refus de prononcer l’adoption, et estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14.

143. La Cour relève que ce grief est lié à celui relatif au refus de prononcer l’adoption, examiné ci-dessus (voir paragraphes 72 à 104). Le présent grief n’étant pas manifestement mal fondé, il doit lui aussi être déclaré recevable.

144. La Cour estime qu’au cœur du grief énoncé par les requérants sur le terrain de l’article 14 de la Convention se trouve l’impossibilité pour les deux premiers requérants d’adopter la troisième requérante en raison de son statut personnel. Cette question a été examinée sous l’angle de l’article 8, dont la non-violation a été constatée.

145. Les motifs qui ont amené la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 8 constituent également une justification objective et raisonnable aux fins de l’article 14 (voir, mutatis mutandis, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 89, CEDH 2002‑III, et Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 95, CEDH 2007‑I).

146. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

147. Les requérants se plaignent que le refus d’assistance judiciaire pour se pourvoir en cassation a enfreint l’article 6 § 1 de la Convention qui est ainsi formulé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

148. Les requérants soutiennent que ledit refus les a privés, en raison de leur indigence, d’une voie procédurale qui leur aurait permis de contester la manière dont la cour d’appel de Bruxelles a interprété le droit belge et a lu l’arrêt Wagner et J.M.W.L. précité.

149. La Cour rappelle que le système d’aide juridictionnelle mis en place par le législateur belge a été considéré comme « [offrant] des garanties substantielles aux individus, de nature à les préserver de l’arbitraire » (Debeffe c. Belgique (déc.), no 64612/01, 9 juillet 2002). Constatant que cette procédure a été appliquée dans le cas d’espèce, la Cour estime que le refus du bureau d’assistance judiciaire d’accorder aux deux premiers requérant l’assistance judiciaire pour saisir la Cour de cassation rendu notamment sur base de l’avis d’un avocat à la Cour de cassation, n’a pas atteint, dans sa substance même, le droit d’accès à un tribunal du requérant (Swennen c. Belgique, no 53448/10, § 85, 10 janvier 2013). Au surplus, les requérants ont pu faire entendre leur cause en première instance, puis en appel (voir, mutatis mutandis, Del Sol c. France, no 46800/99, § 26, CEDH 2002‑II).

150. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejetée conformément à l’article 35 § 4.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 8 de la Convention relatifs au refus de prononcer l’adoption de la troisième requérante (dans le chef des trois requérants) et à la situation du séjour de la troisième requérante (dans le chef de cette requérante), ainsi que de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne le refus de prononcer l’adoption de la troisième requérante ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la situation du séjour de la troisième requérante ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 décembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juge Karakaş, Vučinić et Keller.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
KARAKAŞ, VUČINIĆ ET KELLER

I. Introduction

1. À notre regret, nous ne pouvons pas souscrire au constat de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire. Il convient d’abord de rappeler les principes développés par la jurisprudence de la Cour et de faire quelques observations générales sur la conception de la kafala employée par les juridictions nationales d’une part et la majorité de la Cour d’autre part. En deuxième lieu, nous critiquons les conclusions auxquelles est parvenue la majorité par rapport à la question de savoir, si les autorités nationales ont dûment tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. En ce qui concerne ce deuxième point, il nous semble utile, de traiter ensemble le refus de prononcer l’adoption de la troisième requérante et sa situation du séjour.

II. La kafala et les procédures d’adoptions

2. Selon une jurisprudence bien établie l’article 8 de la Convention ne garantit pas le droit d’adopter (paragraphe 90 de l’arrêt; E.B. c. France [GC], no 43546/02, 22 janvier 2008). Cela n’exclut toutefois pas, comme la majorité le rappelle à juste titre, que les États parties à la Convention puissent néanmoins se trouver, dans certaines circonstances, dans l’obligation positive de permettre la formation et le développement de liens familiaux (paragraphe § 90 de l’arrêt ; Harroudj c. France, no. 43631/09, 4 octobre 2012, § 41). Ainsi, là où l’existence d’un lien familial avec un enfant se trouve établie, l’État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et accorder une protection juridique rendant possible l’intégration de l’enfant dans sa famille (paragraphe § 90 de l’arrêt, Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, 28 juin 2007, § 119). Il incombe donc à la Cour de vérifier, si les décisions des juridictions belges de refuser l’adoption ont heurté le bon développement des liens familiaux entre l’enfant et les personnes l’ayant accueilli sous kafala (paragraphe § 94 de l’arrêt).

3. En général, nous ne sommes pas convaincus par la conception de la kafala sur laquelle la majorité ainsi que les autorités nationales ont basé leurs raisonnements respectifs. Les juridictions belges ont, à deux reprises, jugé que la kafala coutumière ne pouvait être assimilée à une adoption. La première demande des requérants a été rejeté dans le cadre d’une procédure d’adoption ordinaire régit par l’ancien droit d’adoption. La kafala étant une institution inconnue à l’ordre juridique belge, elle ne soulevait donc pas de question de reconnaissance en matière du droit international privé, mais il s’agissait plutôt de savoir, si les conditions, surtout formelles, étaient ou non remplies pour une adoption simple en Belgique.

4. Une approche similaire est suivie par la majorité lorsqu’elle opère au paragraphe 92 de l’arrêt une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Wagner et J.M.W.L. Selon la majorité de la Cour, Wagner et J.M.W.L. concernait le refus d’exequatur d’un jugement péruvien qui avait prononcé une adoption, tandis qu’en l’espèce, l’adoption sollicitée par les requérants crée une situation juridique nouvelle.

5. Alors que cet argument peut convaincre d’un point de vue purement formel, il ne nous semble pas tenir suffisamment compte de la réalité sociale. Certes, la kafala est une institution inconnue aux ordres juridiques des États membres du Conseil de l’Europe et nous sommes également conscients du fait qu’il n’y a pas, de communauté de vue, ni en ce qui concerne les effets juridiques d’une kafala dans l’ordre juridique d’un État membre, ni concernant la question de savoir si la prohibition d’adoption par la loi nationale de l’enfant mineur (ħarām) constitue un obstacle à l’adoption (Harroudj, précitée, § 21, 22 et 48). Toutefois, il nous semble important de souligner que même si la kafala ne donne pas droit à filiation et à succession, elle remplit dans des pays où le droit islamique est appliqué une fonction en grande partie semblable à celle de l’adoption (simple). L’article 2 de la loi no 15-01 du 13 juin 2002 précise ainsi que « la kafala est l’engagement de prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant ». La proximité au niveau fonctionnelle des deux institutions ressort également de l’article 20 (3) de la Convention relative aux droits de l’enfant qui traite la kafala et l’adoption comme des formes de protection équivalentes pour la prise en charge d’un enfant.

6. Pour ces raisons, nous sommes d’avis qu’il s’agit bien, en l’espèce, comme les requérants le font valoir et de manière similaire à l’affaire Wagner et J.M.W.L., de reconnaître en Belgique une décision valablement prise à l’étranger, décision ayant créé une protection légale des liens unissant les requérants.

III. L’intérêt supérieur de l’enfant

7. Nous souscrivons entièrement à l’approche de la majorité selon laquelle, la Cour doit examiner si l’intérêt supérieur de l’enfant a constitué la principale considération des juridictions nationales dans l’évaluation des intérêts concurrents en présence (paragraphe 98 de l’arrêt ; X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 95, CEDH 2013). Nous ne contestons non plus, à cet égard, que l’intérêt de l’enfant n’est pas une conception univoque, mais une notion à degré variable dont la concrétisation revient, cas par cas, aux autorités nationales (paragraphe 102 de l’arrêt). Il n’appartient ainsi pas à la Cour de substituer son appréciation de l’intérêt de l’enfant à celle des instances nationales (paragraphe 94 de l’arrêt, X c. Lettonie [GC], no27853/09, § 95, CEDH 2013). Cela étant, la Cour doit vérifier, si les autorités nationales ont dûment tenu compte de l’intérêt de l’enfant et que leur appréciation à cet égard n’était pas arbitraire ou manifestement déraisonnable.

8. Il ressort des travaux préparatoires qu’en introduisant le nouveau régime en matière d’adoption, le législateur belge a voulu limiter l’adoption d’enfants dont l’État d’origine ne connait pas l’adoption aux seuls cas où ces enfants sont orphelins ou abandonnés. Les dispositions pertinentes et leur application par les autorités nationales suggèrent, ensuite, que le refus de la demande d’adoption des requérants visaient à éviter des conflits internationaux de filiation et à protéger la troisième requérante contre le risque d’avoir en Belgique et au Maroc deux statuts personnels différents (paragraphe 101 et 102 de l’arrêt). Telles considérations peuvent, sans doute, être pertinentes afin de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais, nous estimons, que se baser sur elles seules, ne saurait suffire.

9. D’une part, le raisonnement des autorités nationales nous semble de nature trop générale et sans rapport suffisant à la situation effective des requérantes. Il est incontesté que la troisième requérante a un lien de filiation avec ses parents biologiques et qu’elle avait maintenu des contacts avec sa famille maternelle au Maroc. Cependant, en réalité, ces contacts restent très limités. D’après la fille, elle a vu sa mère biologique seulement une dizaine de fois à l’occasion de réunions familiales et n’a jamais revu son père biologique, entre-temps divorcé de sa mère, depuis son départ du Maroc. Dans le cadre de la première demande d’adoption, le père et la mère biologiques ont même marqué, par procuration, leur consentement à l’adoption. La fille considère la Belgique comme étant son pays et dit n’avoir pas d’attache au Maroc autre que les voyages annuels durant les grandes vacances. Sa prise en charge socio-éducative et affective reposait, comme la majorité le relève, depuis 2003 sur ses khafils, qu’elle considère d’ailleurs « ses parents ». Certes, l’adoption simple sollicitée par les requérants crée un lien de filiation avec l’adoptant. Mais, elle permet, en même temps, justement le maintien de certains liens juridiques avec la famille d’origine de l’adopté. Qui est plus, les autorités nationales ont manqué, à notre avis, à démontrer lesquelles seraient les conséquences concrètes et négatives pour l’enfant d’avoir en Belgique et au Maroc deux statuts personnels différents. Les requérants ont relevé à cet égard, à juste titre, que le lien biologique ne peut être considéré comme suffisant pour exclure qu’un autre lien familial doive être protégé, surtout, si ce dernier noue l’enfant aux personnes qui le prennent en charge de manière effective et concrète. Contrairement à la majorité, nous estimons, par conséquent, que les autorités nationales ont fait l’impasse d’une appréciation in concreto de l’intérêt supérieur de l’enfant.

10. D’autre part, nous estimons que la majorité est passée outre dans son appréciation un élément clé dans l’affaire Harroudj. Une des raisons pour laquelle la Cour a conclu à la non-violation de l’article 8 dans ladite affaire était, qu’elle avait estimé que la France avait effacé progressivement la prohibition de l’adoption, de manière à favoriser l’intégration d’enfants d’origine étrangère. Le droit français offrait donc des voies d’assouplissement de l’interdiction de l’adoption qui tendaient à protéger l’intérêt de l’enfant et sa vie familiale:

51. De plus, la Cour relève que la kafala judiciaire est reconnue de plein droit par l’État défendeur et qu’elle y produit des effets comparables en l’espèce à ceux d’une tutelle dès lors que l’enfant Hind était sans filiation lors de son recueil. À ce titre, elle observe que les juridictions nationales ont souligné que la requérante et l’enfant avaient, à la suite de la requête en concordance des noms, le même nom de famille et que la première était titulaire de l’autorité parentale ce qui lui permettait de prendre à l’égard de l’enfant toute décision dans son intérêt.

(...) D’autre part, cette règle de conflit est volontairement contournée par la possibilité ouverte à l’enfant d’obtenir, dans un délai réduit, la nationalité française, et ainsi la faculté d’être adopté, lorsqu’il a été recueilli en France par une personne de nationalité française. La Cour observe à ce titre que l’État défendeur soutient sans être démenti que la jeune Hind pourrait déjà bénéficier de cette possibilité.

La situation est différente en l’espèce. L’incertitude et la précarité dont souffrait la troisième requérante en témoigne. L’impossibilité de régulariser son séjour lui a posé de difficultés au quotidien, comme par exemple, du stress mental, le sentiment d’être stigmatisé, ou encore, le fait de ne pas avoir pu participer aux voyages scolaires. Il nous semble que ces carences en matière de la protection de l’enfant accueilli par kafala ne pourraient être compensées par une tutelle officieuse auquel la majorité renvoie au paragraphe 103 de l’arrêt (voir aussi paragraphe 82 de l’arrêt), d’autant plus qu’une tutelle officieuse n’a jamais été envisagée en l’espèce.

IV. Conclusion

11. Tenant compte de ce qui précède, nous estimons, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention du fait que les autorités nationales n’ont pas dûment tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre des procédures nationales relatives à la demande d’adoption des requérants et à la situation du séjour de la troisième requérante. La conclusion de la majorité revient, à notre avis, «en définitive, à faire primer sur l’intérêt concret de l’enfant une certaine conception de la politique international en matière d’adoption »[1].

12. La troisième requérante a reçu un titre de séjour en avril 2014 (l’affaire a été communiquée au Gouvernement belge en janvier 2014 !) et, au moment où la Cour prononce cet arrêt, elle aura dix-neuf ans. Malgré cela, nous pensons que cette affaire a une portée plus large pour tous les enfants recueillis par kafala et vivant dans un état membre du Conseil de l’Europe.

* * *

[1] Sylvain Bollée, La conformité à la Convention européenne des droits de l’homme de l’interdiction d’adopter un enfant recueilli en kafala, Revue trimestrielle des droits de l'homme, N° 95/2013, p. 717 et seqq., p. 724.


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