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16/12/2014 | CEDH | N°001-149017

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEHMET FİDAN c. TURQUIE, 2014, 001-149017


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET FİDAN c. TURQUIE

(Requête no 64969/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 décembre 2014

DÉFINITIF

16/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mehmet Fidan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens, r>Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 novembre 2014,

...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET FİDAN c. TURQUIE

(Requête no 64969/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 décembre 2014

DÉFINITIF

16/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mehmet Fidan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 novembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 64969/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Fidan (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 octobre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me V. Vesek, avocat à Şırnak. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 22 mars 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1990 et réside à Şırnak.

5. Le 14 février 2009, à 12 heures, il fut arrêté lors d’une manifestation à Şırnak, puis placé en garde à vue par les forces de sécurité.

6. Lors de son arrestation, le requérant était en possession d’un lance-pierre et de quarante et une billes qu’il utilisait comme armes.

7. Il faisait partie d’un groupe de sympathisants du PKK qui avait placé des barricades sur la route, brûlé des pneus et lancé des pierres ainsi que des cocktails Molotov sur les forces de sécurité.

8. Un procès-verbal d’incident et d’arrestation fut dressé le même jour ; il fut signé par les policiers ainsi que par le requérant.

9. Il y était mentionné que le requérant avait tenté de s’enfuir mais qu’il avait été arrêté.

10. Il n’y était pas noté que l’intéressé avait opposé de la résistance lors de son arrestation.

11. Toujours le 14 février 2009, à 12 h 26, le requérant fut transféré à l’hôpital public d’İdil pour l’établissement d’un rapport médical de début de garde à vue. Les conclusions de ce rapport établi par le docteur M.E. peuvent se résumer comme suit :

« Le contrôle physique du patient révèle que celui-ci est conscient [et] coopératif et [qu’il arrive à bien s’orienter].

Sensibilité de l’omoplate gauche du patient.

Écorchures aux deux coudes.

Écorchure sur la partie gauche du cou.

Aucune autre [trace de] coups ou blessure n’a été observée.

Les présentes lésions sont de nature à être traitées par simple intervention médicale. »

12. Le rapport ne mentionnait pas quelles étaient les doléances du patient.

13. Le 15 février 2009, le requérant subit deux nouveaux examens médicaux à l’hôpital public d’İdil.

14. Le rapport médical no 109 établi le même jour par le docteur A.K. peut se résumer comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Écorchure autour du coude droit.

Œdème douloureux sur l’omoplate gauche.

Le patient se plaint d’une perte auditive.

Perforation du tympan droit.

Les troubles concernés sont de nature à être traités par simple intervention médicale. »

15. Le rapport médical no 112 établi à la même date par le docteur A.K. précisait que l’examen médical du patient n’avait révélé aucune trace de coups, de rougeurs ou d’ecchymoses sur l’oreille du requérant. Il était également noté que le précédent rapport médical ne comportait pas d’informations détaillées relatives à l’examen clinique de l’oreille du patient en raison de la surcharge de travail dans le service des urgences lors de la consultation.

16. Dans ses dépositions du 15 février 2009 devant le parquet d’İdil (« le parquet »), le requérant déclara que les policiers lui avaient porté des coups lors de son arrestation : il se plaignait notamment d’avoir reçu des coups à l’oreille droite, lesquels lui auraient causé des troubles de l’audition. L’avocat du requérant demanda au procureur de permettre à son client de consulter un oto-rhino-laryngologiste. Sa demande ne fut pas accueillie favorablement.

17. Le même jour, assisté de son avocat, le requérant fut entendu par le juge du tribunal d’instance pénal d’İdil. Il se plaignit notamment d’avoir reçu des coups à l’oreille droite lors de son arrestation, qui auraient eu pour conséquence une baisse de son audition.

18. Le juge ordonna le placement en détention provisoire du requérant au motif qu’il était accusé d’être membre d’une organisation terroriste armée et de faire la propagande de celle-ci.

19. Le 23 février 2009, le requérant porta plainte devant le parquet à l’encontre des policiers et du médecin A.K., qui avait rédigé les rapports médicaux du 15 février 2009, respectivement pour mauvais traitements et pour abus de fonction.

20. Le procureur de la République ouvrit une enquête pénale.

21. Dans le cadre de cette enquête, il entendit le docteur A.K. qui déclara ce qui suit :

« Je travaille en tant que médecin à l’hôpital public d’İdil. Le patient M. Mehmet Fidan s’était plaint d’une baisse d’audition. Je l’ai examiné et [j’ai] constaté une perforation tympanique au niveau de son oreille droite. La perforation du tympan peut être due à une infection avancée ou à un traumatisme. Je n’ai pas remarqué de lésion, de trace de coups ou de violence dans la région auriculaire. Dans cet hôpital, il n’y a pas d’oto-rhino-laryngologiste. Mon devoir est d’effectuer une consultation générale et non de faire un bilan de santé approfondi. Les proches de ce patient m’ont menacé. Malgré cela, j’ai établi un rapport médical de manière objective. »

22. Le témoignage du docteur M.E., qui avait rédigé le rapport médical du 14 février 2009, fut recueilli. Les passages pertinents en l’espèce de cette déposition se lisent comme suit :

« Le patient M. Mehmet Fidan s’est plaint d’une douleur à l’oreille. À l’examen, je n’ai pas remarqué de trace de coups ou de violence. Notre examen médical reste superficiel. Il permet juste d’établir [l’existence de] coups et blessures. J’ai estimé que le problème à l’oreille [du patient] était ancien et qu’il fallait un examen plus approfondi par un spécialiste. C’est pour cela que je n’en ai pas parlé dans mon rapport ».

23. Le 27 janvier 2010, l’institut médicolégal délivra, à la demande du parquet, un rapport relatif à l’état de santé du requérant. Ce rapport peut se lire comme suit :

« Le contrôle médical du patient a été effectué par notre commission le 11 janvier 2010. [Le patient] dit avoir été violemment battu par les forces de l’ordre lors de son arrestation. Il aurait notamment reçu une gifle à l’oreille et aurait été traîné par terre. Il dit avoir désormais peur des policiers et avoir fait des cauchemars pendant quelque temps après avoir été battu (...) Il estime avoir été placé en détention provisoire à tort. Le fait de ne pas pouvoir aider ses frères et sœurs le rend dépressif. L’examen oto-rhino-laryngologique montre que le tympan droit a été traité par la mise en place d’un tympan artificiel et qu’il n’y a plus de perte auditive (...) Dans la mesure où les caractéristiques dimensionnelles de la perforation ne sont pas mentionnées dans les précédents rapports médicaux, et en l’absence de précision sur la question de savoir si oui ou non la perforation était accompagnée d’un écoulement de sang, il n’est pas médicalement possible de dire si la blessure à l’oreille de M. Mehmet Fidan était bien le résultat de coups qui avaient été infligés [à ce dernier] comme il le prétend ou s’il s’agissait d’une ancienne blessure datant d’avant son arrestation.

Conclusion :

(...) La perforation du tympan droit n’a pas engagé le pronostic vital du patient. [Ses conséquences] sur le patient n’étaient pas de nature à [permettre un traitement] par une simple intervention médicale (...) »

24. Le 12 mars 2010, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu concernant le médecin A.K. pour insuffisance de preuves. Il nota qu’il n’avait pas été possible de déterminer de quand datait la blessure à l’oreille du requérant.

25. Le requérant fit opposition contre cette ordonnance de non-lieu par l’intermédiaire de son avocat. Il alléguait notamment que, alors même qu’il avait porté plainte non seulement contre ledit médecin mais également contre les policiers responsables de sa garde à vue, le parquet n’avait pas mené d’enquête pour déterminer la responsabilité des policiers.

26. Le 13 avril 2010, la cour d’assises rejeta l’opposition, estimant que la décision attaquée était conforme tant aux règles procédurales qu’aux dispositions législatives. Elle ne se prononça pas sur la responsabilité des policiers mis en cause par le requérant.

27. Le 21 avril 2010, cette décision fut notifiée à l’avocat du requérant.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

28. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir fait l’objet de mauvais traitements lors de son arrestation et de sa garde à vue. Sous l’angle du même article, il se plaint également de l’absence d’enquête pénale effective à l’encontre du médecin ayant rédigé les rapports médicaux du 15 février 2009 et des policiers responsables de son arrestation et de sa garde à vue.

29. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant dénonce l’ineffectivité de l’enquête menée à l’encontre des policiers, reprochant aux autorités ayant mené l’enquête un manque d’indépendance. Sous l’angle du même article, il se plaint en outre de l’absence de motivation de l’ordonnance de non-lieu du parquet et de l’absence d’identification des policiers responsables de son arrestation et de sa garde à vue.

30. Le Gouvernement conteste les allégations et thèses du requérant.

31. Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient d’examiner la requête uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

33. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

34. Le requérant se plaint en substance d’une violation de l’article 3 de la Convention tant en son volet matériel qu’en son volet procédural.

35. Le Gouvernement soutient que, à l’exception de la blessure à l’oreille du requérant, les autres blessures infligées à ce dernier étaient minimes et n’atteignaient pas le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

36. Il fait remarquer que le requérant a été arrêté par les forces de l’ordre en possession d’un lance-pierre dont il se servait comme arme contre lesdites forces alors qu’il tentait de s’enfuir.

37. De plus, il est d’avis qu’il est tout à fait possible de concevoir que les blessures en question auraient pu être infligées à n’importe quel agresseur en fuite et, qui plus est, au cours d’une arrestation policière.

38. S’agissant de la lésion à l’oreille du requérant, le Gouvernement estime qu’elle serait probablement due à une infection survenue avant la date des évènements litigieux. À cet égard, il précise que les rapports médicaux n’ont relevé aucune trace de coups ou de violence sur l’oreille du requérant.

39. En ce qui concerne l’enquête menée en droit interne, il affirme que les autorités ont réagi de façon rapide et effective aux allégations du requérant : lesdites autorités auraient mené une enquête conforme aux dispositions nationales et aux exigences de l’article 3 de la Convention en recueillant toutes les preuves et en mettant en application toutes les garanties procédurales.

40. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102‑103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 134-137, CEDH 2004‑IV, Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 54, 2 novembre 2004, Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005 et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III).

41. La prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont en effet capitales pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Necati Yılmaz c. Turquie, no 15380/09, § 61, 12 février 2013, et Nurgül Doğan c. Turquie, no 72194/01, § 61, 8 juillet 2008).

42. En l’espèce, la Cour observe d’abord que, selon le procès-verbal d’incident établi le 14 février 2009, le requérant a été arrêté le même jour à 12 heures par les forces de l’ordre. Elle note que rien n’indique dans ce document que l’intéressé ait eu un comportement ayant justifié d’une quelconque façon le recours à la force contre lui. Le procès-verbal n’indiquait notamment aucune résistance à l’arrestation (paragraphe 10
ci-dessus).

43. Elle relève ensuite que le requérant a été examiné par des médecins après son arrestation et qu’il s’est plaint auprès d’eux d’avoir reçu des coups : les rapports médicaux établis mentionnent effectivement l’existence de certaines blessures correspondant aux allégations du requérant. Ces blessures atteignent le seuil minimum de gravité requis pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Il appartient dès lors au Gouvernement de fournir une explication plausible que les blessures du requérant avaient une origine autre que les traitements subis par celui-ci lors de son arrestation (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).

44. Compte tenu des carences du dossier d’enquête sur la nature ou le degré de la force employée lors de l’arrestation du requérant, la Cour estime que le Gouvernement ne saurait passer pour avoir fourni une explication plausible sur l’origine de ces blessures.

45. En effet, s’agissant notamment de la lésion à l’oreille de l’intéressé, elle note que les rapports médicaux n’ont pas été établis en bonne et due forme, ce qui a d’ailleurs été souligné par l’institut médicolégal (paragraphe 23 ci-dessus) : les médecins n’ont pas mentionné les caractéristiques dimensionnelles de la perforation et ils n’ont pas précisé si celle-ci était accompagnée ou non d’un écoulement de sang ; il était dès lors devenu impossible de déterminer onze mois après l’origine exacte de cette lésion à l’oreille.

46. La Cour observe par ailleurs que le parquet n’a réalisé aucun acte d’investigation sur les agissements des forces de sécurité qui ont arrêté le requérant et que les policiers impliqués dans les évènements n’ont même pas été identifiés.

47. En outre, la Cour note que le procureur de la République chargé d’examiner la plainte du requérant n’a jamais entendu l’intéressé, alors que celui-ci aurait pu fournir sa version des faits. Or, à cet égard, il convient de rappeler que, lorsque les évènements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités – comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle –, le récit des plaignants constitue un élément fondamental pour déterminer les causes des blessures constatées. Ainsi, les autorités d’enquête peuvent vérifier la véracité des allégations de mauvais traitements en comparant le contenu des preuves documentaires médicales, quant aux séquelles constatées, avec le récit qui en est fait par les plaignants (Altay c. Turquie, no 22279/93, 22279/93, § 55, 22 mai 2001).

48. Or, dans des circonstances similaires à celles de la présente espèce, les autorités nationales devaient prendre toutes les mesures positives nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable, de sorte que les auteurs de traitements contraires à l’article 3 de la Convention ne jouissent pas d’une quasi-impunité.

49. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce l’absence de promptitude et de diligence dans la conduite de l’enquête a eu pour conséquence d’accorder une quasi-impunité aux agents des forces de sécurité impliqués dans les évènements, auteurs présumés d’actes de violence contre le requérant, et de rendre la plainte pénale de ce dernier ineffective.

50. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

52. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai qui lui était imparti. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 decembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges P. Lemmens et J.F. Kjølbro.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE AUX JUGES LEMMENS ET KJØLBRO

(Traduction)

1. Si nous souscrivons au constat de violation de l’article 3 de la Convention, nous ne pouvons adhérer à la démarche globale adoptée par la Cour, qui a choisi d’examiner en même temps les aspects matériel et procédural de l’article 3. Or les deux griefs sont substantiellement différents et, conformément à la jurisprudence de la Cour, auraient dû être appréciés séparément.

2. Quant à l’allégation de mauvais traitements (volet matériel de l’article 3), nous estimons que l’existence desdits traitements n’a pas été démontrée « au-delà de tout doute raisonnable ».

3. Devant la Cour, le requérant soutient avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation et de sa garde à vue, sans en préciser la nature (paragraphe 28).

4. Toutefois, devant les autorités nationales, le requérant a allégué en particulier avoir été frappé à l’oreille droite. Ainsi, le lendemain de son arrestation, il a dit avoir été maltraité pendant l’arrestation. Devant le procureur, il s’est plaint « notamment d’avoir reçu des coups à l’oreille droite » (paragraphe 16). Devant le tribunal interne, il a répété son allégation, se plaignant « notamment d’avoir reçu des coups à l’oreille droite lors de son arrestation » (paragraphe 17).

5. Le requérant avait participé à une violente manifestation, pendant laquelle les manifestants avaient construit des barricades, mis le feu à des pneus, jeté des pierres et fait usage de cocktails molotov. Il fut appréhendé alors qu’il tentait de fuir. Il était en possession « d’un lance-pierre et de quarante et une billes qu’il utilisait comme armes ».

6. Partant, eu égard aux circonstances de l’arrestation et au grief présenté par le requérant devant les autorités nationales, les seuls mauvais traitements appelant une appréciation par la Cour sont les « coups à l’oreille droite » que l’intéressé dit avoir reçus (paragraphe 6).

7. Aux paragraphes 43 et 44, la Cour se réfère à l’affirmation du requérant selon laquelle il aurait « reçu des coups » et aux certificats médicaux démontrant « l’existence de certaines blessures correspondant aux allégations du requérant » ; cependant, elle ne précise pas quels mauvais traitements elle est amenée à apprécier.

8. Selon nous, il n’a pas été démontré « au-delà de tout doute raisonnable » que le requérant a été frappé à l’oreille pendant son arrestation. Il n’y a pas davantage de circonstances spécifiques donnant lieu à « de fortes présomptions de fait » qui obligeraient le Gouvernement à fournir une « explication satisfaisante et convaincante » pour la perforation du tympan du requérant. En d’autres termes, le requérant n’a pas fourni à notre sens « des indices prima facie concordants » à l’appui de son allégation (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, §§ 88-90, 23 février 2012, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 48-49, CEDH 2014).

9. Le requérant a été examiné par un médecin le jour de son arrestation et le lendemain de celle-ci. Le certificat médical émis moins d’une heure après l’arrestation ne fait pas mention de problèmes de tympan, et énonce qu’« aucune autre trace de coups ou blessures n’a été observée » (paragraphe 11). Le médecin ayant établi ce certificat a déclaré ultérieurement que le requérant s’était plaint d’une douleur à l’oreille mais que lui-même n’avait pas « remarqué de trace de coups ou de violence », et il a estimé que « le problème à l’oreille (...) était ancien » (paragraphe 22).

10. Le requérant a été examiné une seconde fois le lendemain de son arrestation. Le certificat médical correspondant évoque une plainte concernant « une perte auditive » et une « perforation du tympan droit », mais précise que l’examen « n’avait révélé aucune trace de coups, de rougeurs ou d’ecchymoses sur l’oreille » (paragraphes 14 et 15). Le médecin auteur de ce certificat médical a déclaré ultérieurement qu’il n’avait pas « remarqué de lésion, de trace de coups ou de violence dans la région auriculaire » (paragraphe 21).

11. Dès lors, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux éléments soumis à la Cour, il n’a pas été démontré « au-delà de tout doute raisonnable » que le requérant a été frappé à l’oreille pendant son arrestation. Pour cette raison, nous estimons qu’il n’y a pas violation de l’article 3 sous son aspect matériel, ce que la Cour aurait dû dire explicitement.

12. Nous convenons en revanche que l’enquête sur l’allégation du requérant n’était pas conforme aux exigences procédurales de l’article 3, tel qu’interprété dans la jurisprudence de la Cour.

13. Ainsi qu’il est mentionné dans l’arrêt, les autorités n’ont pas enquêté sur l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été maltraité lors de son arrestation, et les policiers impliqués n’ont jamais été ni identifiés ni interrogés (paragraphe 46). Le requérant n’a pas davantage été interrogé par la police à ce propos (paragraphe 47).

14. Cela étant, nous souhaitons ajouter qu’à notre sens l’affirmation que « les rapports médicaux n’ont pas été établis en bonne et due forme » (paragraphe 45) ne constitue pas une base suffisante pour critiquer les examens médicaux effectués le jour même et le lendemain de l’arrestation.

15. Le fait que l’institut médicolégal ait déclaré par la suite aux fins de la procédure judiciaire qu’il était médicalement impossible d’établir la cause des dommages causés au tympan du requérant en raison du défaut de mention des dimensions caractéristiques de la perforation et de l’absence d’informations précises sur la présence de sang ne suffit pas en soi pour affirmer que les médecins qui ont examiné le requérant le jour même et le lendemain de son arrestation ont failli à s’acquitter de leurs tâches avec la diligence requise. Une évaluation des examens médicaux effectués doit prendre en compte le but de ceux-ci ainsi que les informations transmises aux médecins par le requérant.

16. Pour conclure, nous convenons qu’il y a eu violation de l’article 3 à raison de l’insuffisance de l’enquête sur l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été maltraité pendant son arrestation, mais nous estimons que celui-ci n’a pas subi de mauvais traitements contraires à l’article 3. En outre, nous ne pouvons conclure à l’existence d’une base suffisante pour critiquer les examens médicaux effectués le jour même et le lendemain de l’arrestation de l’intéressé.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-149017
Date de la décision : 16/12/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : MEHMET FİDAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VESEK V.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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