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08/07/2014 | CEDH | N°001-145345

CEDH | CEDH, AFFAIRE ŞIK c. TURQUIE, 2014, 001-145345


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞIK c. TURQUIE

(Requête no 53413/11)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Şık c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens, <

br>Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞIK c. TURQUIE

(Requête no 53413/11)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Şık c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53413/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Şık (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 août 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Mes F. İlkiz, B. Utku, A. Atalay, T. Pekin et Ş. C. Atalay, avocats au barreau d’Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant, invoquant en particulier l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 et l’article 10 de la Convention, se plaignait des poursuites pénales engagées contre lui ainsi que de sa garde à vue et de sa détention provisoire effectuées dans le cadre de ces poursuites.

4. Le 3 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Né en 1970, le requérant réside à Istanbul.

A. Le parcours professionnel du requérant

6. Le requérant est journaliste d’investigation, reporter indépendant, photographe et écrivain. Il a travaillé comme journaliste et photographe pour les quotidiens Yeni Yüzyıl, Radikal et Birgün et pour l’hebdomadaire Nokta, et comme photographe pour l’agence Reuters. Ses articles abordent principalement des thèmes politiques d’importance, tels que la liberté d’expression, certains homicides non élucidés, les dysfonctionnements de l’appareil judiciaire, les violences policières et la question kurde. À la suite de désaccords intervenus avec le patronat de la presse écrite en raison de ses activités syndicales, il fut licencié du journal Radikal et commença à travailler à son compte et à enseigner le journalisme à l’université de Bilgi, à Istanbul.

7. Le requérant est également le coauteur d’un ouvrage en deux volumes consacré à l’enquête pénale « Ergenekon » (voir paragraphe 10 ci-dessous) et comportant une analyse des activités illégales de contre-guérilla en Turquie, livre sur le fondement duquel il fut poursuivi pénalement pour atteinte à la confidentialité du procès puis définitivement acquitté par le tribunal correctionnel de Kadıköy.

8. Le requérant se consacra en outre à un projet de livre intitulé İmamın ordusu (L’Armée de l’imam) et contenant, entre autres, une analyse des phénomènes d’infiltration des mouvements islamiques dans l’administration turque. Il en fit parvenir l’avant-projet à son ancien éditeur, à ses avocats et à certains autres journalistes d’investigation pour recueillir leur avis et leurs éventuelles suggestions d’amélioration. Les copies de cet avant-projet furent saisies en mars 2011 par la police sur ordre de la cour d’assises d’Istanbul. Par la suite, le même livre fut publié sous un titre différent, 000Kitap Dokunan Yanar (000Le Livre, Quiconque le touche est brûlé), et diffusé en vente libre.

9. Les travaux journalistiques du requérant furent couronnés par au moins onze prix professionnels au plan national entre 1994 et 2011.

B. Le « procès Ergenekon »

10. En 2007, le parquet d’Istanbul ouvrit une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom de Ergenekon, qui auraient planifié et commis des actes de provocation – comme des attentats contre des personnalités connues du public ou des attaques à la bombe dans des endroits sensibles tels que des sanctuaires ou les locaux de hautes juridictions – dans le but de susciter une atmosphère générale de crainte et de panique, et par là même un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire. Le parquet intenta une action pénale contre plusieurs personnes, dont des officiers et des généraux d’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes. Il leur reprochait d’avoir fomenté un coup d’État visant au renversement de l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine de réclusion à perpétuité. À la demande du parquet, la cour d’assises d’Istanbul – devant laquelle la procédure est pendante – ordonna le placement et le maintien en détention provisoire de la majorité des accusés. Par un arrêt rendu le 5 août 2013 dans le procès principal d’Ergenekon (procédure distincte de celle engagée contre le requérant), la 13ème Chambre de la cour d’assises d’Istanbul condamna une grande partie des accusés à des peines d’emprisonnement. La rédaction de l’arrêt motivé est en cours.

C. L’arrestation et la détention du requérant

11. Le 3 mars 2011, sur ordre du parquet d’Istanbul, des policiers d’Istanbul procédèrent à des perquisitions aux domiciles et lieux de travail du requérant et d’un autre journaliste, Nedim Şener. Soupçonnés de faire partie d’une organisation terroriste et d’avoir incité la population à la haine et à l’hostilité, les deux journalistes furent placés en garde à vue.

L’arrestation du requérant souleva de nombreuses réactions et protestations au plan national et international, notamment celles du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et celles de l’organisation Reporters sans frontières.

12. Le 4 mars 2011, les conseils du requérant formèrent opposition devant la cour d’assises d’Istanbul contre le placement en garde à vue de leur client et contre les perquisitions en question. Le 7 mars 2011, la cour d’assises rejeta cette opposition.

13. Pendant son interrogatoire, le procureur indiqua au requérant qu’une copie de son projet de livre, L’Armée de l’imam, avait été retrouvée dans les locaux du site internet Oda TV lors d’une perquisition menée dans le cadre de l’enquête pénale concernant l’organisation illégale Ergenekon. Il ajouta qu’il détenait également comme élément de preuve à charge un document, intitulé « Ulusal Medya 2010 » (« Médias nationaux 2010 »), exposant la stratégie que le réseau Ergenekon se proposait de déployer dans les médias dans le but de justifier un éventuel coup d’État militaire, ainsi que des retranscriptions d’écoutes téléphoniques. Le procureur et le juge assesseur posèrent au requérant treize questions sur ce projet de livre et six questions sur son curriculum vitae et sur les personnes travaillant pour le site Oda TV. Ils posèrent au journaliste Nedim Şener cinq questions sur le document « Médias nationaux 2010 » et deux questions diverses.

14. Le 5 mars 2011, le juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul ordonna le placement en détention provisoire du requérant et de Nedim Şener, tous deux soupçonnés d’appartenance à une organisation terroriste. Il estima qu’une telle mesure était justifiée par l’existence de forts soupçons quant à la commission par les deux intéressés des délits qui leur étaient reprochés ainsi que par l’existence d’un certain nombre d’éléments à charge, tels que des retranscriptions d’écoutes téléphoniques et des documents recueillis dans les locaux de Oda TV dans le cadre de l’enquête sur l’organisation Ergenekon. Il rappela que les infractions reprochées aux deux suspects figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (les infractions « cataloguées » pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée est réputée justifiée). Il considéra que des mesures de coercition autres que la détention provisoire des prévenus seraient insuffisantes.

15. Le 8 mars 2011, les conseils du requérant et de Nedim Şener formèrent opposition contre l’ordonnance de placement en détention provisoire.

16. Le 16 mars 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta ces oppositions. Elle estimait disposer d’indices sérieux permettant de soupçonner les prévenus d’avoir commis les infractions qui leur étaient reprochées. Elle considérait aussi que, en cas de mise en liberté des prévenus, ceux-ci risquaient de prendre la fuite ou de détruire des éléments de preuve.

17. Le 4 avril 2011, le requérant présenta une demande de mise en liberté provisoire, qui fut rejetée le 8 avril 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 15 avril 2011, il forma opposition contre la décision du 8 avril 2011. Le 19 avril 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition.

18. Le 3 mai 2011, le requérant présenta une nouvelle demande de mise en liberté provisoire, qui fut rejetée le 7 mai 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 24 mai 2011, il forma opposition contre la décision du 7 mai 2011. Le 6 juin 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition, estimant qu’il était nécessaire de maintenir le requérant en détention provisoire et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de suivre une procédure contradictoire, de tenir une audience ou d’entendre l’intéressé.

19. Le 3 juin 2011, le requérant demanda à nouveau sa mise en liberté provisoire ; il fut débouté le 16 juin 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 23 juin 2011, il forma opposition contre la décision du 16 juin 2011. Le 28 juin 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition.

20. Le 4 juillet 2011, le requérant présenta une autre demande de mise en liberté provisoire, qui fut rejetée le 7 juillet 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 27 juillet 2011, il forma opposition contre la décision du 7 juillet 2011. Le 16 août 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta, à la majorité, cette dernière opposition.

21. Dans ses décisions de rejet des demandes de mise en liberté provisoire ou des oppositions du requérant mentionnées ci-dessus, la cour d’assises d’Istanbul se fonda systématiquement sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés à l’intéressé, l’existence de forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état et le caractère incomplet des éléments de preuve. Dans certaines de ces décisions, la cour d’assises se fonda aussi sur l’absence d’éléments nouveaux propres à affaiblir les soupçons pesant sur le requérant et sur l’hypothèse que des mesures autres que la détention ne suffiraient pas à garantir la participation de celui-ci à la procédure pénale.

22. Dans la décision du 16 août 2011, le président de la cour d’assises d’Istanbul, le juge Akçay, vota contre le maintien du requérant en détention provisoire. Dans l’opinion dissidente qu’il rédigea, il indiquait en premier lieu que les éléments de preuve à charge versés au dossier concernaient exclusivement les travaux de préparation et les prises de contact du requérant avec diverses sources aux fins de la rédaction de son livre L’Armée de l’imam. Il notait que le parquet ne reprochait au requérant aucune activité ni aucun rôle dans le réseau Ergenekon. Il estimait que les soupçons émis à l’encontre de l’intéressé se résumaient à la rédaction d’un livre contenant des idées dont s’inspirait l’organisation Ergenekon. Il rappelait la pratique judiciaire pénale consistant à rejeter les accusations d’appartenance à une organisation terroriste lorsqu’elles sont dirigées contre des personnes qui se bornent à défendre des idées au nom desquelles cette organisation commet des actions violentes. Se référant aussi au principe selon lequel la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population, il considérait que l’expression d’idées qui n’incitaient pas à l’usage de la violence ne pouvait constituer un crime du seul fait que ces idées déplaisaient. Par ailleurs, rappelant que les derniers éléments de preuve sollicités par le parquet allaient être produits par la gendarmerie, il excluait tout risque de détérioration des preuves par le prévenu. Il concluait que les motifs pour lesquels les demandes de mise en liberté provisoire avaient été rejetées étaient insuffisants au regard des critères établis, d’une part, par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et, d’autre part, par le code de procédure pénale.

Le 12 mars 2012, le requérant fut mis en liberté provisoire par une décision rendue par la cour d’assises d’Istanbul, qui tint compte de la possibilité que les accusations auraient été surqualifiées en début de l’enquête.

D. L’accès du requérant au dossier de l’enquête

23. Entre-temps, le 3 mars 2011, les conseils du requérant avaient demandé au parquet chargé de l’enquête de pouvoir accéder au dossier et, le cas échéant, de faire des copies des documents pertinents à leurs yeux quant aux faits reprochés à leur client.

24. Le 6 mars 2011, le parquet d’Istanbul avait rejeté cette demande sur le fondement d’une décision antérieure de la cour d’assises d’Istanbul, datée du 19 mars 2010, et classant le dossier confidentiel.

25. Les conseils du requérant formèrent opposition devant la cour d’assises d’Istanbul contre les décisions du 19 mars 2010 et du 6 mars 2011. Le 22 juin 2011, la cour d’assises rejeta les deux oppositions en raison de la nature du crime reproché, du fait que l’enquête était toujours en cours, du caractère incomplet des éléments de preuve et du risque d’altération ou de détérioration de ceux-ci par les suspects.

E. La saisie du projet de livre intitulé L’Armée de l’imam

26. Auparavant, le 23 mars 2011, la cour d’assises d’Istanbul avait ordonné la saisie du projet de livre du requérant et interdit sa publication. Elle s’était exprimée comme suit :

« (...) des faits concrets montrent que le texte de l’avant-projet intitulé İmamın Ordusu et ses copies ont été produits par une équipe suivant les instructions et objectifs de l’organisation terroriste présumée Ergenekon en vue de manipuler l’opinion publique et d’influencer les procédures en cours, et que la décision attaquée ne saurait être considérée comme étant contraire au droit dans la mesure où elle peut permettre de recueillir des éléments de preuve et d’arrêter les suspects ayant un lien avec l’organisation criminelle présumée. »

27. Dans sa commission rogatoire destinée à la police judiciaire, le parquet d’Istanbul avait donné l’ordre de saisir et de mettre sous séquestre tous les exemplaires ou brouillons du projet de livre susmentionné et, le cas échéant, tous les exemplaires du livre déjà imprimés.

28. En exécution de cet ordre, les policiers avaient organisé des perquisitions chez le requérant, dans les maisons d’édition et les imprimeries susceptibles de détenir des copies du projet de livre, et dans le bureau d’un journaliste travaillant avec le requérant. Après avoir copié sur disque dur les différentes versions du projet du livre, ils avaient détruit celles-ci.

29. Le 25 mars 2011, les conseils du requérant formèrent opposition contre l’ordonnance du 23 mars. Le 29 mars 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta définitivement cette opposition. L’action pénale contre le requérant est toujours pendante devant cette même juridiction.

F. L’action pénale intentée contre le requérant

30. Le 26 août 2011, le parquet d’Istanbul déposa également devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation visant le requérant. Il reprochait à celui-ci d’avoir apporté aide et assistance à l’organisation criminelle connue sous le nom de Ergenekon – crime réprimé par l’article 314 § 3 du code pénal combiné avec son article 220 d’une peine de cinq à dix ans de réclusion criminelle – en rédigeant, sur les instructions et selon les orientations de cette organisation, un livre intitulé L’Armée de l’imam.

31. Selon le parquet, les enquêteurs avaient relevé dans le document intitulé « Médias nationaux 2010 », saisi dans les locaux de Oda TV, les propos suivants :

« (...) Il est nécessaire d’apporter un soutien documentaire, technique et de renseignement aux personnalités membres des institutions qui mènent l’opération [Ergenekon], personnalités connues du public et auxquelles ce dernier fait confiance, qui nous soutiennent dans nos démarches et qui défendent nos idées, afin qu’ils puissent publier et déclarer que le procès Ergenekon et les autres poursuites pénales similaires sont des mystifications. »

Le parquet signalait aussi qu’un fichier d’ordinateur, intitulé « Sabri » et créé par l’utilisateur « Soner », saisi dans les locaux de Oda TV, comportait le passage suivant :

« Sabri Uzun : Sabri a des craintes à propos du livre, essayons de le convaincre ; son livre doit être achevé avant les élections. Que Nedim prenne contact à ce sujet avec Ahmet ; soyez courageux lorsque vous travaillez sur le livre. N’ayez pas peur d’ajouter ou d’enlever du texte. Ce livre doit être plus élaboré que Les Simon. Je tiens à féliciter Nedim. Il devrait faire travailler Ahmet. Hanefi va être libéré et va vous rejoindre. Soutenez le moral de Emin et Sabri. Faites en sorte que [le livre] paraisse sous le nom de Sabri. Dépêchez-vous. Qu’il soit publié avant les élections. »

Le parquet faisait en outre observer que, lors des perquisitions effectuées à l’adresse de Oda TV, les enquêteurs avaient découvert des documents Word concernant le projet du livre L’Armée de l’imam. Selon le parquet, la date de création de ces fichiers était antérieure à celle des fichiers saisis au domicile du requérant et contenant la version la plus avancée du livre. Certaines parties du projet se trouvant dans les documents saisis à Oda TV portaient des annotations. Par exemple, la page 4 du document « Ahmet Kitap » avait été annotée comme suit :

« Il ne sera pas faux de dire que l’affaire Ergenekon et l’instruction menée sont des outils utilisés par l’AKP pour restreindre les libertés. »

Le parquet se référait de plus à des enregistrements d’écoutes téléphoniques dans lesquelles le requérant s’inquiétait de ce qu’une copie de son livre eût été retrouvée dans l’ordinateur de Soner Yalçın, responsable de Oda TV, disant qu’il ne savait pas comment ce document y était parvenu et qu’il s’agissait probablement d’une version vieille de trois mois.

Le parquet en déduisait que, d’une part, le requérant aurait, à la demande de membres de l’organisation Ergenekon et par l’emploi des méthodes de la propagande noire, rédigé un livre exposant que le gouvernement favorisait l’infiltration de responsables d’un mouvement islamique dans l’appareil étatique, y compris dans la police et les organes judiciaires ; d’autre part, le même livre aurait développé la thèse selon laquelle ces cadres, agents des autorités judiciaires (police ou magistrature), détournaient le procès Ergenekon de son objectif principal visant à la sanction des éventuels putschistes pour l’orienter vers la conduite d’investigations portant sur tous les groupes proches de l’opposition au gouvernement.

L’action pénale engagée contre le requérant est toujours pendante devant la même juridiction.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal

32. L’article 311 § 1 du code pénal (CP) se lit ainsi :

« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

33. L’article 312 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

34. L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, sanctionnant le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

35. L’article 327 § 1 du CP dispose :

« Quiconque se procure des informations qui doivent rester secrètes pour des raisons liées à la sécurité de l’État ou à ses intérêts de politique extérieure ou intérieure sera condamné à une peine de trois à huit ans d’emprisonnement. »

36. L’article 334 § 1 du CP prévoit :

« Quiconque se procure des informations dont les autorités compétentes ont interdit la divulgation conformément à la loi et aux dispositions en la matière et qui doivent par nature rester confidentielles sera condamné à une peine comprise entre un et trois ans d’emprisonnement. »

37. Enfin, l’article 220 § 7 du CP énonce que quiconque ayant apporté consciemment et intentionnellement aide et assistance à une organisation criminelle sera puni au même titre que toute personne faisant partie de ladite organisation.

B. Le code de procédure pénale

38. L’article 91 § 2 du code de procédure pénale (CPP) dispose :

« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »

39. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100, une personne peut être détenue lorsqu’il existe des indices sérieux donnant à penser qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition. La détention provisoire est justifiée en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. Lorsqu’il existe de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes particulièrement graves, notamment contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’article 100 § 3 présume l’existence des motifs de détention provisoire.

40. L’article 101 du CPP prévoit que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par le juge unique à la demande du procureur de la République, et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

41. D’après l’article 104 du CPP, le prévenu ou l’inculpé peut demander à tout moment de la procédure sa mise en liberté provisoire. L’ordonnance de maintien en détention ou de libération est prise par un juge ou par un tribunal. La décision rejetant une telle demande est également susceptible d’opposition.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT TIRÉE DE L’ARTICLE 47 DU RÈGLEMENT DE LA COUR ET DE L’ARTICLE 35 DE LA CONVENTION

42. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête. Il soutient à cet égard que le requérant n’a pas respecté l’article 47 du règlement de la Cour et, partant, l’article 35 de la Convention, en ce qu’il aurait détaillé ses griefs sur trente-trois pages sans les accompagner d’un résumé.

43. Le requérant réplique que, dans sa requête, il a présenté les faits et ses demandes d’une façon concise et facilement compréhensible. Il ajoute que le Gouvernement a eu besoin, pour lui répondre, de soixante-quatre pages d’observations.

44. La Cour estime que les règles régissant l’introduction d’une requête doivent être interprétées et appliquées avec « une certaine souplesse et sans formalisme excessif » (voir, mutatis mutandis, Canali c. France, no 40119/09, § 36, 25 avril 2013, et Akdıvar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). Elle rappelle qu’au sujet de la régularité de l’introduction d’une requête, elle doit tenir dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. En particulier, la Cour doit, lors de son examen de la recevabilité d’une requête, tenir compte du caractère indispensable des obligations imposées au requérant pour le bon déroulement de la procédure devant elle. À moins qu’il ne s’agisse d’une règle applicable d’office, telle que le respect du délai de six mois, le manquement à des règles de procédure n’affectant aucunement l’identification des éléments essentiels de la requête ne peut entraîner d’une façon automatique l’irrecevabilité de celle-ci ; il peut cependant donner lieu, le cas échéant, à la prise de mesures moins drastiques, par exemple le refus de prendre en compte les documents non fournis en bonne et due forme dès lors que la partie ne soumettrait pas un document rectifié.

45. Dans la présente affaire, la Cour observe que la requête exposait les arguments essentiels du requérant d’une façon claire, sans céder à des répétitions ou à des commentaires inutiles.

46. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’article 47 du règlement et de l’article 35 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

47. Le requérant se plaint principalement que les décisions judiciaires concernant sa mise en détention provisoire ou rejetant ses demandes de mise en liberté ne se fondaient sur aucun élément de preuve concret. Ces décisions n’étaient motivées, selon lui, que par une simple citation des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et étaient libellées en des termes abstraits et répétitifs, voire stéréotypés. D’ailleurs, allègue le requérant, il n’y avait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale reprochée, à savoir appartenance à une formation terroriste. Il invoque à cet égard l’article 5 § 1 c) et § 3 de la Convention.

48. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification des faits de la cause (voir, par exemple, Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012). En l’espèce, elle estime que ces griefs ont trait au maintien du requérant en détention provisoire. Cette partie de la requête se prête donc à un examen sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

49. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

50. Le requérant soutient qu’à partir des premières interrogatoires menées par les policiers, le parquet et le juge assesseur, il s’est avéré évident qu’il n’existait aucun élément de preuve solide justifiant son maintien en détention, puis qu’il n’existait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale d’appartenance à une organisation terroriste. Il déclare en outre que les éléments de preuve (notamment fichiers informatiques et écoutes téléphoniques) sur lesquels les magistrats se seraient fondés lui étaient complètement inconnus lors de sa détention. Par ailleurs, il est d’avis que les travaux d’investigation qu’il a conduits en vue de la préparation de son livre L’Armée de l’imam, analysant une éventuelle infiltration des milieux islamiques dans l’appareil étatique (ce qui aurait conduit les magistrats à lui reprocher de faire partie d’une organisation terroriste), ne peuvent être considérés comme des motifs pour le maintenir en détention sous le soupçon d’avoir commis une infraction pénale au sens de la jurisprudence de la Cour. Il dénonce l’absence complète dans le dossier d’enquête d’autres éléments de preuve qui auraient pu donner lieu à penser qu’il faisait partie de l’organisation illégale Ergenekon ou qu’il portait assistance à celle-ci. Il souligne la contradiction existant à ses yeux entre son maintien en détention sous le soupçon d’appartenance à une organisation ultranationaliste et ses activités en tant que journaliste de tendance socialiste traduisant toujours clairement son opposition à toute formation ultranationaliste. À l’appui de ses allégations relatives à l’absence de motifs raisonnables de le maintenir en détention, il mentionne les nombreuses réactions et protestations soulevées par son arrestation, notamment celles du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et celles de l’organisation Reporters sans frontières.

51. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient que, même si le requérant, en l’absence de toute condamnation, bénéficie de la présomption d’innocence, on peut objectivement parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir pu commettre l’infraction reprochée et de le maintenir en détention provisoire, lorsqu’on prend en considération les objectifs fondamentaux présumés de l’organisation criminelle Ergenekon, ses plans d’actions concernant les médias, les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête et les relations entre les accusés.

52. Le Gouvernement rappelle en particulier les accusations portées par le parquet d’Istanbul contre les membres présumés du réseau Ergenekon, selon lesquelles ceux-ci avaient planifié l’instauration d’un climat de violence propice à un coup d’État militaire. Il ajoute que tous les membres d’une organisation criminelle ne sont pas forcément armés et ne participent pas nécessairement aux actions violentes, certains membres pouvant, selon lui, être seulement chargés d’orienter les autres membres ou de diriger l’organisation.

53. Le Gouvernement précise que, d’après l’acte d’accusation du parquet, les membres présumés de l’organisation Ergenekon opèrent selon les méthodes suivantes : tout d’abord, ils essaieraient de contrôler illégalement le gouvernement existant ; ensuite, dans le cas où un tel contrôle ne serait pas possible, ils tenteraient de former un gouvernement alternatif ; enfin, en cas d’échec des deux méthodes précédentes, ils recourraient à l’intervention militaire contre le pouvoir politique. Le Gouvernement ajoute que, toujours selon le parquet, les membres présumés de l’organisation Ergenekon accordent une importance particulière aux médias, à la guerre psychologique et à la « propagande noire ».

54. Le Gouvernement soutient que, selon les fichiers informatiques qui auraient été saisis lors des perquisitions effectuées au siège du site internet Oda TV, le propriétaire du site, Soner Yalçın, avait donné des instructions pour que le livre de Hanefi Avcı (Les Simon qui vivent à la Corne d’Or – Hier l’État, aujourd’hui la communauté) fût achevé avant le référendum et pour que « Nedim » fît travailler « Ahmet » afin que le livre de « Sabri » (L’Armée de l’imam) fût terminé avant les élections. Le Gouvernement ajoute que, toujours selon le parquet, les membres du réseau Ergenekon ont décidé que le livre rédigé par le requérant serait signé par Sabri Uzun, ancien directeur des services de renseignement de la police nationale et personnalité bien connue du public, dont le nom était censé avoir un impact plus important sur l’opinion publique. Le Gouvernement indique en outre que les deux livres mentionnés ci-dessus se ressemblent de par leur thème principal, qu’il résume comme suit : ce sont les policiers et les procureurs sympathisants du mouvement Fethullah Gülen qui mènent l’enquête Ergenekon, il n’y a aucun indice sérieux à l’appui des incriminations dirigées contre les membres présumés de ce réseau, et les éléments de preuve présentés par le parquet sont irréels et imaginaires. Le Gouvernement indique enfin que, selon le parquet d’Istanbul, les membres présumés de l’organisation Ergenekon, en appliquant des stratégies de la propagande noire et en laissant penser qu’il n’existait pas de preuves concrètes à l’encontre des accusés dans le procès Ergenekon, cherchaient à saper le soutien de l’opinion publique à l’égard des institutions judiciaires, des enquêteurs et des procureurs chargés de l’enquête Ergenekon ainsi que des juges du fond.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

55. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une détention provisoire ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les faits et particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans un cas donné que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 110 et suiv., CEDH 2000‑XI, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 139, 22 mai 2012).

56. L’existence et la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Dès lors que ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle doit également rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 152-153, CEDH 2000‑IV). Les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte fût-elle, était justifiée (Chichkov c. Bulgarie, no 38822/97, § 66, CEDH 2003‑I). Lorsqu’elles décident si une personne doit être libérée ou détenue, elles doivent rechercher s’il n’y a pas d’autres mesures qui permettraient d’assurer sa comparution au procès (Jablonski c. Pologne, no 33492/96, § 83, 21 décembre 2000).

57. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43, CEDH 2006‑X, et Idalov, précité, § 141).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

58. Le requérant a été mis en garde à vue le 3 mars 2011, et après son interrogatoire par la police et les autorités judiciaires, il a été mis en détention provisoire le 5 mars 2011. Il a été mis en liberté provisoire le 12 mars 2012. La période à prendre en considération a donc duré environ un an et une semaine.

59. La Cour observe en premier lieu que les autorités judiciaires nationales, lorsqu’elles ont arrêté le requérant et l’ont soumis à des interrogatoires, lui ont indiqué qu’elles le soupçonnaient d’être membre d’une organisation criminelle, puisqu’elles disposaient des indices qui pourraient mettre en avant, entre autres, l’hypothèse que le requérant aurait rédigé, à la demande des membres présumés d’une organisation criminelle, un livre critiquant les actes du gouvernement ou des autorités judiciaires. Une telle accusation était considéré par l’article 100 § 3 du code de procédure pénal comme étant grave et entrainant une présomption quant à la nécessité du maintien de l’intéressé en détention provisoire.

60. La Cour constate que c’était essentiellement l’infraction consistant en l’exercice d’une pression sur les autorités judiciaires chargées d’une enquête à la demande d’une organisation criminelle qui a été placée au centre des accusations dirigées contre l’intéressé sur la base desquelles ce dernier a été maintenu en détention provisoire pendant plus d’un an.

61. Or pareille infraction ne figure pas parmi celles citées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale, ce qui amène la Cour à avoir des doutes qu’un placement de l’accusé en détention provisoire puisse être présumé nécessaire dans le cadre d’une instruction pénale.

62. La Cour constate en outre que, dans les ordonnances de maintien du requérant en détention, les raisons pour lesquelles l’intéressé s’est vu refuser une mise en liberté provisoire au cours de la première année de l’instruction pénale le concernant n’étaient pas étayées. Même si cette absence de motivation détaillée peut s’expliquer par le fait que l’accusation principale d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle entraîne d’emblée la mise en application de la présomption légale relative à la nécessité du placement en détention provisoire de l’accusé, elle ne procure aux yeux de la Cour, dans le cadre du contrôle qu’elle doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien de la détention provisoire en question. Une énumération stéréotypée des motifs de portée générale (par exemple, la gravité des accusations, le contenu du dossier et l’état des preuves) ne comble pas, en l’absence de précisions utiles, cette lacune.

63. La Cour relève aussi qu’il ressort du dossier de l’enquête et des observations du Gouvernement que l’autre reproche adressé au requérant et ayant fondé les accusations pénales entraînant son maintien en détention était qu’il aurait employé des méthodes de la propagande noire. Elle observe qu’un tel acte n’est pas réprimé, en tant que tel, par le code pénal. Elle note de surcroît que le livre en question est actuellement en vente libre et qu’il n’a pas été démontré devant elle que ce livre comportait, hormis des jugements de valeur formulés de façon abrupte ou provocatrice, des imputations traduisant la mauvaise foi de l’auteur et fondées sur des faits controuvés, actes qui ne sont en principe pas protégés par la liberté d’expression. D’ailleurs, dans l’hypothèse où le livre contiendrait de tels passages, la Cour rappelle que les délits de diffamation ou de pression sur la justice, tels que prévus par le code pénal, étaient d’une nature plus légère que les crimes d’appartenance ou d’assistance à une organisation terroriste et qu’ils ne nécessitaient pas une détention provisoire d’une telle ampleur.

64. La Cour observe également que le maintien du requérant en détention provisoire a été sollicité et décidé par les instances judiciaires mêmes dont le comportement est critiqué dans le livre en question. Un tel acte, contraire au principe général de droit aliquis non debet esse judex in propria causa (« nul ne peut être juge dans sa propre cause »), semble être inspiré par la volonté de sanctionner les critiques dirigées contre le procès Ergenekon et considérées comme injustes par les enquêteurs, plutôt que par le but de traduire devant le juge les responsables présumés d’actes de terrorisme.

65. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, en qualifiant dès le début de l’enquête les faits reprochés au requérant comme des crimes graves de terrorisme et en lui appliquant de ce fait la présomption légale de nécessité de maintien en détention provisoire, les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une telle durée de cette détention.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

66. Le requérant se plaint de n’avoir pu contester efficacement la régularité de sa détention, faute d’avoir été informé du contenu des éléments de preuve ayant fondé les soupçons dirigés contre lui. Il soutient que les autorités judiciaires, en refusant notamment de lui communiquer les preuves à charge au motif de préserver la confidentialité du dossier d’enquête et en refusant de l’entendre sur la pertinence de ces éléments, ont enfreint les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Il invoque à cet égard l’article 5 § 4 de la Convention.

Se basant sur les mêmes faits, il se plaint aussi d’une violation de l’article 5 § 2 de la Convention en ce que, à la suite de son arrestation, il n’aurait reçu aucune information explicite sur les raisons de celle-ci et sur les accusations portées contre lui.

67. Considérant que ces griefs ont trait aux garanties procédurales dont doit bénéficier toute personne placée en détention provisoire, la Cour estime que cette partie de la requête se prête à un examen sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

68. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

69. Le requérant soutient qu’il n’a eu la possibilité d’examiner ni le dossier de l’enquête ni les éléments de preuve recueillis contre lui. Il indique qu’il a ainsi été contraint de contester son placement en détention par des arguments abstraits, sans connaître les éléments de preuve susceptibles d’être détenus par le parquet ni les véritables accusations portées à son encontre. Sur ce point, il précise que le parquet, se fondant selon lui sur des éléments de preuve secrets, lui reprochait au début de l’enquête, pendant près de six mois, de faire partie d’une organisation criminelle, alors qu’il se serait avéré que le dossier ne contenait aucune preuve dans ce sens. L’intéressé ajoute que, lorsque le parquet a déposé son acte d’accusation accompagné des éléments de preuve, il est revenu sur la gravité de l’accusation, se bornant à lui reprocher d’avoir porté assistance à une organisation criminelle, et ce, souligne le requérant, en se fondant sur la seule rédaction d’un livre.

70. Le Gouvernement précise qu’il n’ignore pas la jurisprudence constante de la Cour relative à la nécessité pour un détenu d’avoir accès aux pièces du dossier d’instruction pour contester efficacement la légalité de sa détention. Cependant, il estime qu’il est crucial de préserver la confidentialité des investigations dans certaines procédures pénales, notamment celles portant sur la criminalité organisée. Il soutient sur ce point que les indices ou preuves déjà recueillis peuvent conduire les autorités d’investigation jusqu’à d’autres membres d’une organisation criminelle, mais que, si les accusés et/ou leurs représentants ont pris connaissance de toutes les pièces du dossier d’instruction dès la phase initiale de l’enquête, ces autres membres peuvent être avertis de l’existence des éléments de preuve les impliquant dans l’organisation criminelle et procéder à la destruction des preuves non recueillies pouvant mener les enquêteurs jusqu’à eux. L’accès systématique aux dossiers d’instruction peut ainsi avoir pour conséquence d’entraver les autorités dans leur mission consistant à lutter efficacement contre les organisations criminelles menaçant l’état de droit.

71. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) –, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012,).

72. En l’espèce, la Cour constate que, à l’exception des retranscriptions d’écoutes téléphoniques, les reproches et les accusations portés par le parquet contre le requérant du chef d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle se fondaient principalement sur des documents ou des fichiers saisis non pas chez le requérant, mais chez des tiers. Or le parquet, invoquant la confidentialité de ces pièces au premier stade de la procédure qui s’est prolongé finalement jusqu’à la présentation de l’acte d’accusation, n’a pas autorisé le requérant à examiner ces éléments de preuve principaux, et ce pendant près de six mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.

73. La Cour estime donc que ni le requérant ni son avocat n’avaient une connaissance suffisante du contenu des documents qui revêtaient une importance essentielle pour la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé.

74. La Cour considère par ailleurs que la nécessité de préserver la confidentialité des éléments de preuve au début de l’enquête afin d’empêcher les autres membres présumés des organisations criminelles de procéder à la destruction d’éléments de preuve non encore recueillis – point de vue défendu par le Gouvernement – ne peut s’appliquer aux faits de la présente cause. D’une part, elle observe que tous les éléments de preuve à la charge du requérant, y compris les dépositions des membres présumés du réseau Ergenekon soupçonnés d’avoir donné des instructions au requérant et d’avoir commandité la rédaction d’un livre, avaient été déjà recueillis à des stades antérieurs de l’enquête. D’autre part, elle estime que la communication au requérant des extraits des documents constituant les éléments de preuve n’aurait empêché en rien le bon déroulement de l’enquête, puisque l’intéressé, arrêté dans la phase finale de l’enquête préliminaire sur l’organisation Ergenekon et le site Oda TV, était désigné par l’accusation non pas comme un planificateur des actes de propagande incriminés, mais plutôt comme un simple exécutant ayant rédigé un livre spécifique. La Cour note à cet égard qu’il n’existe dans les ordonnances relatives à la détention provisoire du requérant aucun élément susceptible de contredire ce constat.

75. La Cour estime donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.

Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

76. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de son placement et de son maintien en détention provisoire dans le cadre de des poursuites pénales déclenchées contre lui. Il conteste aussi que la rédaction d’un livre critiquant certaines politiques des organes étatiques puisse être présentée comme une preuve de son appartenance à une organisation terroriste, justifiant de ce fait son maintien en détention provisoire. Il ajoute que sa détention l’a empêché d’exercer sa profession de journaliste d’investigation et qu’elle l’a obligé, comme les autres journalistes surveillant les abus des autorités, à s’autocensurer dans sa pratique professionnelle.

Il invoque sur ces points l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

77. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que les poursuites pénales engagées contre le requérant sont toujours pendantes. Tout en se disant convaincu de l’importance du principe de la présomption d’innocence dans une société démocratique, il argüe que les griefs du requérant présentés sous l’angle de l’article 10 ne peuvent être examinés qu’après l’établissement non équivoque de la véracité des faits par les juridictions nationales.

78. Le requérant réfute la thèse du non-épuisement des voies de recours internes, tout en soulignant qu’il a été déjà détenu pendant plus d’un an.

79. La Cour estime que cette exception préliminaire soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, donc à la substance des griefs tirés de l’article 10 de la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

80. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Existence d’une ingérence

81. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales.

82. Le requérant réplique que son placement en détention pour appartenance à une organisation criminelle terroriste sur le fondement de la simple rédaction d’un livre constitue à lui seul une atteinte à sa liberté d’expression.

83. Sur ce point, la Cour se réfère à sa jurisprudence selon laquelle, même si les poursuites pénales sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre avoir subi directement les effets de la législation répressive concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 29, Recueil 1998‑I). Elle rappelle également avoir estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non encore frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence à ladite liberté : par exemple, être sous la menace de poursuites pénales pour d’éventuels travaux dans un domaine considéré comme sensible par l’État ou par une partie de la population (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011) ou faire l’objet d’une condamnation au pénal non définitive conforme à la jurisprudence des juridictions nationales (Aktan c. Turquie, no 20863/02, § 27, 23 septembre 2008, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 105, 14 septembre 2010).

84. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant a été maintenu en détention provisoire pendant plus d’un an dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui pour appartenance à une organisation terroriste, et ce sur le fondement de faits se résumant à la rédaction d’un livre qui aurait été préparé à la demande et avec le soutien de membres présumés du réseau Ergenekon.

85. La Cour estime que la détention provisoire imposée au requérant dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés ne peut s’analyser à un risque purement hypothétique, mais qu’elle consiste à une contrainte réelle et effective, et qu’elle constitue donc une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (mutatis mutandis, Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, §§ 37-44, 17 juillet 2008).

2. Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence

86. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

87. Le requérant soutient que la législation permettant aux autorités de le maintenir aussi longtemps en détention provisoire n’est pas claire et prévisible dans la mesure où il règne à ses yeux une confusion entre le libellé des accusations dont la gravité justifierait sa détention provisoire (appartenir à une organisation terroriste ou avoir prêté assistance à une telle organisation) et la substance des accusations qui porte plutôt, selon lui, sur l’infraction consistant en une tentative d’influer sur le déroulement de la justice.

88. Le Gouvernement considère que la mesure incriminée était clairement prévue par les articles du code de procédure pénale régissant l’application de la mesure de détention provisoire dans le cadre des poursuites des actes relevant de l’appartenance ou de l’aide et l’assistance à une organisation criminelle présumée.

89. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012).

90. Nul ne conteste en l’espèce que la mesure en cause – le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an sous le soupçon d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle – avaient une base légale, à savoir les dispositions concernées du code pénal et du code de procédure pénale, et que celles-ci étaient accessibles au requérant.

91. Se pose alors la question de savoir si la portée relativement large des termes « appartenance ou aide et assistance à une organisation criminelle » peut réduire la prévisibilité de l’application des normes juridiques en cause. Dans la mesure où le parquet qui a sollicité la détention du requérant sur la base de tels soupçons et les magistrats qui se sont prononcés sur son maintien en détention provisoire ont interprété ces termes comme incluant la préparation d’un livre qui a, par la suite, été mis en vente libre sur le marché, la Cour considère que de sérieux doutes peuvent surgir quant à la prévisibilité pour le requérant d’une telle interprétation. Cependant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de trancher cette question ici, celle-ci étant étroitement liée à l’examen de la nécessité de l’ingérence.

b) « But légitime »

92. Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait deux buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la prévention de l’infraction et la sauvegarde de l’autorité, de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

93. Le requérant conteste ce point.

94. La Cour relève, au vu des décisions concernant la mise et le maintien en détention du requérant, que celui-ci était soupçonné d’abord de faire partie d’une organisation criminelle puis, par la suite, d’avoir porté aide et assistance à celle-ci du fait qu’il avait critiqué la manière dont les poursuites pénales avaient été menées contre les membres présumés de cette organisation. Elle s’interroge sur le point de savoir si le but n’était pas plutôt d’empêcher toute critique ou tout commentaire quant au déroulement d’un procès qui a déjà fait l’objet d’un large débat public et que l’ingérence ne visait donc pas les deux buts mentionnés par le Gouvernement. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 112 ci-dessous), la Cour estime qu’elle peut laisser cette question ouverte.

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

95. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire » pour atteindre pareils buts.

i. Les parties

96. Le requérant indique que le livre qu’il a préparé et qui devait être publié sous le titre İmamın Ordusu (L’Armée de l’imam) contenait des commentaires et des analyses sur certaines politiques du gouvernement et sur le comportement des autorités judiciaires dans un procès ayant déjà fait l’objet d’importants débats publics.

97. Il soutient que son placement en détention pour appartenance à une organisation terroriste au motif unique qu’il avait rédigé un tel livre constitue à lui seul une atteinte à sa liberté d’expression. Il ajoute qu’une telle privation de liberté a eu sur lui et sur les autres journalistes d’investigation un effet d’autocensure quant à l’expression de leurs opinions sur le comportement des autorités judiciaires dans le procès contre l’organisation criminelle présumée.

98. Le requérant soutient en outre que les documents découverts dans le cadre de l’enquête relative au réseau Ergenekon ne le concernent en rien et que les autorités judiciaires ne lui reprochent pas d’avoir agi de quelque manière que ce fût en faveur des actions violentes qui auraient été planifiées et mises en œuvre par cette organisation. Il expose par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de protéger les autorités judiciaires contre les critiques de bonne foi et d’emprisonner les journalistes qui émettent celles-ci dans le cadre de leur suivi et de leur commentaire des procès importants.

99. Le Gouvernement estime quant à lui que le requérant a été mis et maintenu en détention non pas pour avoir participé à la rédaction d’un livre qui serait maintenant en vente libre, mais pour qu’il réponde de l’accusation d’avoir délibérément porté assistance à l’organisation criminelle présumée Ergenekon suivant les objectifs fixés par ladite organisation dans ses documents fondamentaux. Il précise que l’intéressé est soupçonné d’avoir participé aux actions de l’organisation Ergenekon visant à saper le soutien manifesté par l’opinion publique envers la procédure pénale engagée contre les membres de cette organisation et à faire pression sur les membres des forces de l’ordre et les magistrats pour que cette procédure n’aboutisse pas à la condamnation des responsables. Il fait observer les soupçons que selon lesquels le livre L’Armée de l’imam aurait été préparé conformément aux instructions de l’organisation Ergenekon et que son contenu coïnciderait avec les indications figurant dans des documents saisis chez les membres de ce réseau.

100. En outre, pour le Gouvernement, certains des propos contenus dans les textes litigieux incrimineraient sans distinction tous les juges et procureurs et seraient de nature à porter atteinte à l’autorité et à l’impartialité du pouvoir judiciaire. En effet, à ses yeux, un État court toujours le risque de passer sous le contrôle d’organisations criminelles lorsque les procédures pénales engagées dans le cadre de la lutte contre le crime organisé restent inopérantes et ineffectives, que les personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales ne peuvent être poursuivies et que les personnes dont la culpabilité a été établie par un tribunal restent impunies. Toujours selon le Gouvernement, aucun État démocratique ne doit tolérer que des organisations de type mafieux fassent pression, de quelque manière que ce soit, sur les institutions judiciaires au risque de mettre en péril la garantie d’une justice effective, impartiale et indépendante.

ii. Principes fondamentaux gouvernant la liberté d’expression

101. La Cour rappelle d’abord ses principes fondamentaux en matière de liberté d’expression pour autant qu’ils soient pertinents dans les circonstances de l’espèce.

La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313).

102. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).

103. De plus, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, par exemple, Castells, précité, § 46).

104. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit à être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010).

105. À cet égard, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence
– autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999).

106. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Cet examen prend en compte, outre la teneur des propos reprochés au requérant, le contexte dans lequel il les a tenus et les effets réels que ces propos risquaient de produire. Il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de réprimer les propos favorables à l’usage de la force physique lorsqu’ils sont exprimés d’une manière abstraite et qu’ils ne sont pas susceptibles de générer de la violence dans les circonstances réelles de l’affaire (voir, dans le même sens, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010).

107. Il incombe à la Cour de déterminer notamment si l’ingérence litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 28, série A no 149, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999–I). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Jersild, précité, § 31, Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 44, 29 février 2000, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002).

108. Enfin, la nature et la lourdeur des répressions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

109. La Cour rappelle ses conclusions quant à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention en ce que les autorités avaient maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une durée de plus d’un an de détention (voir supra, § 65).

110. La Cour prend en considération la nature et la lourdeur des mesures prises à l’encontre du requérant et estime que, quelles que soient les circonstances, ces mesures ont constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par l’article 10 de la Convention.

111. La Cour considère aussi qu’en privant le requérant de sa liberté pendant si longtemps sans motifs pertinents ou suffisants, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle une telle application d’une mesure privative de la liberté est susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui et pour tous les journalistes d’investigation envisageant d’effectuer des recherches et de faire des commentaires sur le comportement et agissements des organes étatiques. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre à des attaques et critiques injustifiées des médias (voir supra, § 105).

112. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir le placement et le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

113. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

114. Tout en précisant que son but principal est de faire constater par la Cour les manquements à ses libertés et droits protégés par la Convention, le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi en raison des violations alléguées.

115. Le Gouvernement considère que cette demande est infondée.

116. La Cour estime que ses constats de violation ne suffisent pas à eux seuls à réparer ce préjudice moral. Compte tenu de l’ensemble des facteurs pertinents en l’espèce et à la lumière de l’article 60 § 2 de son règlement, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR au titre du dommage moral, le montant étant limité à sa demande.

B. Frais et dépens

117. Le requérant n’a formulé aucune demande au titre des frais et dépens. Partant, il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

118. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond, l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non‑épuisement des voies de recours internes à l’égard du grief tiré de l’article 10 de la Convention, et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


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