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08/07/2014 | CEDH | N°001-145340

CEDH | CEDH, AFFAIRE YURTSEVER ET AUTRES c. TURQUIE, 2014, 001-145340


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YURTSEVER ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 22965/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yurtsever et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Le

mmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YURTSEVER ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 22965/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yurtsever et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22965/10) dirigée contre la République de Turquie et dont treize ressortissants de cet État, Mmes İsabet Yurtsever, Duygu Yurtsever, Diba Yurtsever, Gülnur Yurtsever, Kadriye Yurtsever, Sadiye Yurtsever, Semra Yurtsever, Emine Yurtsever, Özden Yurtsever, Aylin Yurtsever et Türkan Sümerkan, et MM. Selamet Yurtsever et Tarkan Yurtsever (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes K. Öztürk et F.N. Ertekin, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent principalement que leur proche Metin Yurtsever est mort en garde à vue à la suite de coups assénés par des policiers pendant son arrestation et sa garde à vue. Ils dénoncent l’ineffectivité des voies de recours internes. Ils invoquent une violation des articles 2, 3, 6 et 13 de la Convention.

4. Le 21 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, İsabet Yurtsever, Duygu Yurtsever, Diba Yurtsever, Gülnur Yurtsever, Kadriye Yurtsever, Selamet Yurtsever, Sadiye Yurtsever, Semra Yurtsever, Emine Yurtsever, Tarkan Yurtsever, Özden Yurtsever, Aylin Yurtsever et Türkan Sümerkan, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1959, 1982, 1988, 1946, 1951, 1957, 1961, 1964, 1949, 1973, 1975, 1984 et 1981 et résidant dans différentes villes de Turquie et d’Allemagne.

Tous sont des proches – respectivement son épouse (İsabet Yurtsever), ses enfants (Duygu et Diba Yurtsever), ses sœurs (Gülnur, Kadriye, Semra et Sadiye Yurtsever), son frère (Selamet Yurtsever) et les héritiers de son autre frère, Lütfü Yurtsever, décédé en 1999 (Emine, Tarkan, Özden et Aylin Yurtsever et Türkan Sümerkan) – de Metin Yurtsever, né en 1952 et décédé le 20 novembre 1998.

Metin Yurtsever était un instituteur à la retraite.

A. L’incident du 19 novembre 1998

6. Le 19 novembre 1998 à 13 h 45, Metin Yurtsever fut arrêté par des policiers dépendant de la direction de la lutte contre le terrorisme alors qu’il se trouvait dans les locaux de l’antenne départementale du HADEP (« Parti démocratique du peuple », gauche prokurde) à Kocaeli, dans l’ouest de la Turquie.

7. Un procès-verbal d’incident et d’arrestation fut dressé le 19 novembre 1998 à 13 h 45 et signé par les policiers ayant participé à cette perquisition dans les locaux du HADEP ainsi que par les personnes arrêtées. Il relatait en substance les faits ainsi :

– À la suite de l’arrestation en Italie d’Abdullah Öcalan, chef de l’organisation illégale armée dite PKK, en novembre 1998, de nombreuses manifestations avaient été organisées dans différentes villes en Turquie. Le 19 novembre 1998 à 13 heures, se fondant sur un mandat de perquisition délivré par la cour de sûreté d’Ankara, des policiers rattachés à la direction de la lutte contre le terrorisme avaient tenté d’effectuer une perquisition dans les locaux de l’antenne départementale du HADEP à Kocaeli. Les personnes se trouvant dans les locaux de l’antenne départementale avaient barricadé la porte d’entrée de l’immeuble, scandé des slogans en faveur de l’organisation illégale et résisté aux forces de l’ordre en se servant de barres métalliques et de bâtons. Les avertissements des forces de l’ordre étaient restés sans effet. Les forces de sécurité avaient pénétré dans l’immeuble en cassant la porte et procédé à l’arrestation des personnes se trouvant sur les lieux, dont Metin Yurtsever, en usant de la force. À la suite de l’arrestation, alors que les personnes arrêtées étaient conduites vers les véhicules de la police, un « groupe d’honnêtes citoyens » (sağduyulu vatandaş grubu) composé d’environ 4 000 personnes rassemblées devant l’immeuble avait, à l’aide notamment de bâtons, agressé les personnes arrêtées, en dépit des mesures prises par les forces de l’ordre en vue de les protéger. Ainsi, les personnes arrêtées avaient été blessées gravement à la tête et à différents niveaux du corps.

8. À 14 h 20, Metin Yurtsever fut placé en garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté de Kocaeli.

9. Le même jour à 18 h 30, il fut examiné par un médecin de l’hôpital civil d’Izmit. Le rapport médicolégal pouvait se lire comme suit :

« À la suite de l’examen externe du patient, il est établi que l’intéressé présentait des ecchymoses et œdèmes répandus sur le visage, le dos, les bras, les jambes, les épaules et dans la région génitale. »

10. Plus tard, se plaignant de douleurs dues aux coups qu’il aurait reçus, Metin Yurtsever demanda aux policiers de le conduire dans un hôpital en vue d’un examen médical. Initialement, les policiers auraient refusé, mais le lendemain (à une heure non précisée), en raison de la persistance de ses douleurs et de l’aggravation de sa situation générale, il fut transféré, dans un premier temps, à l’hôpital civil de Kocaeli, puis à l’hôpital de la faculté de médecine de Kocaeli.

11. Une lettre datée du 20 novembre 1998 et signée par S.Y, chef de la direction de la sûreté, relate cet épisode en indiquant que Metin Yurtsever avait été transféré à l’hôpital civil sur sa propre demande, sans précision sur l’heure du transfert.

12. Selon un compte-rendu chirurgical, de 18 heures à 22 h 30, Metin Yurtsever fut opéré à l’hôpital de la faculté de médecine de Kocaeli d’une thrombose de l’aorte abdominale (abdominal aort trombozu). Toutefois, il trouva la mort lors de cette opération.

13. Le 21 novembre 1998, une autopsie fut pratiquée en présence de deux médecins et du procureur de la République. Le rapport d’autopsie indiqua en substance :

– Nombreuses ecchymoses. Plusieurs lésions traumatologiques répandues presque sur tout le corps du défunt. Deux côtes cassées. À l’examen externe du corps, des zones ecchymotiques violacées de différentes tailles : 3x4 cm sur la partie supérieure du sourcil droit, 2 cm de diamètre sur la région qui se situe entre les deux sourcils, 3x4 cm sur le visage, 3x5 cm sur la main droite, 2 cm de diamètre sur la main droite, 3 cm de diamètre sur le dos, 6x9 cm sur le dos, 3 cm de diamètre sur le bras droit, 3 cm de diamètre sur le coude gauche, 3x4 cm sur la main gauche, 2x2,5 cm, 2,5x3 cm et 3 cm sur le scrotum, 2x3 cm sur le genou gauche, 20x5 cm sur la jambe gauche, 3x4 cm sur la nuque, 20x40 cm sur les deux régions scapulaires, 3x7 et 3x4 cm sur la région scapulaire droite, 2x3 sur le coccyx, 5 cm de diamètre sur le fémur gauche, 4x5 cm sur le fémur gauche, 3 cm de diamètre sur le pied, 3x8 cm sur la plante du pied gauche, 2 cm sur le pied droit. Deux ecchymoses de 2 cm de diamètre sur le bras droit, quatre ecchymoses de 1 cm de diamètre sur le genou gauche et quatre ecchymoses de 8x15, 3x2, 3x4 et 4x8 cm respectivement sur la région lombaire. Nombreuses autres ecchymoses et hématomes sur la tête et sur l’abdomen à l’examen interne du corps.

Il fut décidé de demander un examen histopathologique de certains organes. Des échantillons de ces organes furent ainsi prélevés et envoyés avec les autres éléments du dossier à l’institut médicolégal d’Istanbul pour essayer d’établir la cause du décès.

14. Le rapport histopathologique du 22 février 1999, établi par trois médecins légistes de l’institut médicolégal, livra les éléments suivants :

– aucune matière toxique n’était décelable dans les échantillons d’organes prélevés sur le corps du défunt ;

– l’intéressé présentait des blessures consécutives à des violences ;

– le décès était survenu lors de l’opération chirurgicale réalisée à la suite d’une thrombose de l’aorte abdominale ;

– en conclusion, il convenait d’obtenir l’avis de l’institut médicolégal afin de déterminer la cause du décès.

15. Un rapport d’expertise daté du 19 mars 1999 fut établi par un comité de sept médecins et médecins légistes de l’institut médicolégal. Selon ce rapport, Metin Yurtsever souffrait d’hypertension artérielle pulmonaire, accompagnée d’une embolie pulmonaire et sa mort résultait d’une complication de sa maladie cardiovasculaire survenue à la suite d’un trauma général du corps et du thorax. Le rapport se concluait ainsi :

« Il est retenu, à l’unanimité qu’il existe un lien de causalité entre l’incident et le décès ».

B. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers

16. Il ressort du dossier qu’une enquête pénale fut ouverte d’office par le parquet de Kocaeli (« le parquet »). Toutefois, selon le dossier d’enquête transmis par les parties, le procureur de la République chargé de l’enquête ne se rendit pas sur les lieux de l’incident.

17. Le 1er décembre 1998, la requérante İsabet Yurtsever fut entendue par le parquet. Elle déposa en substance comme suit :

– Elle avait vu son mari le 20 novembre 1998 à l’hôpital. Son mari lui avait dit avoir été « violemment battu alors qu’il se trouvait dans les locaux du parti » et qu’ensuite, il avait « reçu plusieurs coups pendant sa garde à vue. ». Son mari ne présentait aucune maladie cardiovasculaire. Elle demandait que les responsables du décès de son mari soient identifiés et punis.

18. Au cours de l’année 1999, le parquet entendit quatorze policiers ayant participé à la perquisition du 19 novembre 1998 – le 5 février T.C., N.C., O.D. et C.C., le 10 février B.S., le 1er mars B.O.T., le 16 juin N.Y., M.A. et M.G., le 17 juin I.T. et S.T., le 21 juin S.K. et S.B., et le 16 septembre S.O.E.

La teneur de leurs dépositions, qui tendait à confirmer le contenu du procès-verbal d’incident, pouvait se résumer ainsi :

– le recours à la force avait été rendu nécessaire par la résistance des personnes se trouvant dans les locaux du HADEP, alors que la police souhaitait simplement effectuer une perquisition légale ;

– les personnes arrêtées avaient subi des violences de la part de la foule qui s’était rassemblée devant les locaux en question.

19. Au terme de l’instruction de l’affaire, le parquet de Kocaeli prit les positions suivantes.

Le 11 octobre 1999, tout d’abord, il adopta un non-lieu à l’égard de soixante-dix-huit policiers, au motif de l’absence de preuves suffisantes pour les inculper du décès de Metin Yurtsever.

Par un acte d’accusation présenté le 15 octobre 1999, il intenta une action pénale contre seize policiers de la section antiterroriste qui avaient participé à la perquisition musclée du 19 novembre 1998. Il s’agissait des policiers suivants : S.O.E., S.K., I.T., S.T., B.O.T., B.S., T.C., S.Y., S.B., N.C., O.D., C.C., N.Y., M.G., M.A., et R.A. Le parquet les accusa notamment d’homicide volontaire ou involontaire, au sens des articles 448 et 452 alinéa 2 de l’ancien code pénal, en s’appuyant notamment sur les déclarations des témoins oculaires, sur les rapports médicaux, sur les enregistrements visuels pris par la police et les journalistes, ainsi que sur divers articles de presse.

20. Le 26 janvier 2000, la demande de constitution de partie intervenante présentée par les requérants fut accueillie par la cour d’assises de Kocaeli (« la cour d’assises »).

21. Au cours du procès, la cour d’assises ne jugea pas nécessaire de placer les accusés en détention provisoire.

22. Lors de l’audience tenue le 19 juin 2000, la cour d’assises décida de mener le procès à huis clos.

23. Par deux mémoires déposés le 19 juin 2000, les requérants exposèrent les thèses et éléments suivants :

– leur proche avait été l’objet de violences alors qu’il se trouvait dans les locaux de l’antenne départementale du HADEP ;

– il convenait d’écarter la thèse selon laquelle celui-ci aurait été battu par la foule : les séquelles constatées sur la plante de ses pieds et sur ses organes génitaux suggéraient qu’on avait pratiqué sur lui la falaka et qu’on lui avait pressé les testicules, soit deux méthodes de torture ;

– aucun acte d’instruction n’avait été accompli contre les auteurs supposés de ces violences ;

– l’instruction préliminaire avait été menée par les policiers accusés eux-mêmes.

Ils demandèrent que le dossier soit transmis à la faculté de médecine de l’université d’Istanbul en vue d’obtenir un avis médical complémentaire, et que les responsables de ces brutalités soient placés en détention provisoire. Ils citèrent également leurs témoins.

24. Le 26 juin 2000, les requérants déposèrent un mémoire complémentaire. Ils y contestaient la décision de tenir le procès à huis clos, et dénonçaient le caractère lacunaire de l’instruction.

25. Par une décision incidente adoptée le 6 juillet 2000, la cour d’assises déclara irrecevable l’opposition des requérants au huis clos, au motif que la décision en la matière n’était pas susceptible d’opposition.

26. Par ailleurs, soutenant que leur proche ne souffrait d’aucune maladie cardiovasculaire avant l’incident, les requérants demandèrent l’établissement d’un nouveau rapport par une institution indépendante. Le 4 octobre 2000, cette demande fut rejetée par la cour d’assises.

27. Au cours de la procédure, la cour d’assises procéda à l’audition des témoins présents lors de l’arrestation et de la garde à vue de Metin Yurtsever. Les experts déposèrent leur rapport concernant les enregistrements vidéo de l’événement. Il en ressortait :

– que lors de leur conduite des locaux du parti vers les véhicules des policiers, la foule qui s’était rassemblée devant le bâtiment où se trouvait l’antenne du HADEP avait scandé des slogans nationalistes, lancé des injures et des menaces et tenté d’attaquer les personnes arrêtées ;

– que toutefois, alors même que des échauffourées étaient bien survenues lors de cet incident, les enregistrements n’établissaient pas que les personnes arrêtées, dont Metin Yurtsever, aient été l’objet de coups répétés.

28. Le 3 novembre 2003, les témoins S.Ka. et H.K. furent entendus sur commission rogatoire du juge. Ils déclarèrent ceci :

– Ils se trouvaient dans les locaux du HADEP lors de l’incident. Ils n’avaient pas été battus par la foule rassemblée devant l’immeuble. Seuls les policiers avaient violemment battu les personnes se trouvant dans les locaux.

29. Une formation de trois experts examina l’ensemble des enregistrements vidéo. Dans un rapport du 16 mars 2004, les experts conclurent que le défunt n’avait pas été identifié parmi les personnes figurant dans les enregistrements.

30. Dans leur mémoire déposé le 17 mars 2005, les requérants réitérèrent leur argument selon lequel leur proche ne souffrait d’aucune maladie cardiovasculaire avant l’incident.

31. La cour d’assises rendit son arrêt le 9 mai 2005. Considérant qu’il y avait bien eu un usage excessif de la force ayant entraîné le décès d’une personne, elle déclara sept policiers – S.O.E., S.K., I.T., S.T., B.O.T., B.S., et T.C. – coupables d’homicide involontaire et les condamna chacun à ce titre, en application de l’article 452 § 2 du code pénal, à six ans de réclusion ferme, peine qu’elle réduisit à un an et huit mois d’emprisonnement sur le fondement des articles 49 § 1 et 50 du code pénal. Neuf autres policiers furent acquittés pour insuffisance des preuves.

Dans ses attendus, la cour d’assises considéra :

– qu’il était établi que les blessures constatées sur la personne de Metin Yurtsever avaient pour seule origine l’usage de la force par les policiers qui entendaient procéder à la perquisition des locaux de l’antenne du parti en question ;

– qu’il n’était pas établi que le défunt ait été battu par la foule qui s’était rassemblée devant ces locaux ou par les policiers lors de sa garde à vue ;

– que l’usage de la force par ces policiers avait excédé les limites de la légitime défense, compte tenu du fait que les locaux en question étaient encerclés par la police, que des enfants étaient présents dans ces locaux et que la résistance de ces personnes devant les forces de l’ordre et les moyens employés par elles n’étaient pas susceptibles de mettre la vie des policiers en danger ;

– en conclusion, que le décès était le résultat de la concomitance de l’usage de la force par les sept policiers et d’une maladie du défunt dont ils n’avaient pas connaissance.

Pour arriver à ces conclusions, la cour d’assises tint compte des déclarations des accusés et des témoins, ainsi que de l’ensemble du dossier.

S’agissant des déclarations des accusés, elle observa que ceux-ci avaient déclaré :

– qu’ils avaient eu recours à la force afin de procéder à l’arrestation des personnes qui se trouvaient dans les locaux du HADEP ;

– que certains des policiers avaient été blessés lors d’une rixe survenue entre ces personnes et la police ;

– que les personnes en question avaient ensuite été attaquées par la foule qui était rassemblée devant l’immeuble en question.

S’agissant des témoins, la cour d’assises observa qu’ils avaient respectivement déclaré :

– pour S.Ka., A.C, et H.C. : que seuls les policiers avaient battu les personnes qui se trouvaient dans les locaux du HADEP ;

– pour R.B., président département du HADEP : qu’il avait été battu par des policiers en civil ;

– pour S.G.A. : qu’il avait vu des policiers battre violemment Metin Yurtsever dans les locaux du HADEP ;

– pour D.S., caméraman : qu’il avait enregistré l’incident et que la foule avait tenté d’attaquer les personnes arrêtées ;

– pour E.U., caméraman : que la foule avait donné des coups de poing aux personnes arrêtées ;

– pour R.G. : que les policiers avaient embarqué les personnes arrêtées ; qu’ils l’avaient battu ; qu’il avait été placé dans une cellule jouxtant celle de Metin Yurtsever ; que ce dernier avait demandé à être conduit à l’hôpital mais en vain ;

– pour N.A. : que les policiers avaient battu violemment les personnes se trouvant dans les locaux du parti, dont Metin Yurtsever ; qu’elle n’avait pas été battue par les manifestants ;

– pour R.C. : qu’il avait été battu violemment par les policiers lorsqu’il était dans les locaux du parti ; qu’il n’avait subi aucune violence de la part des manifestants ; qu’il avait ensuite été détenu dans la même cellule que Metin Yurtsever pendant 10 à 15 heures, et l’avait vu souffrir et demander de l’aide.

32. Les accusés et les requérants se pourvurent en cassation.

33. Le 20 décembre 2006, la Cour de cassation cassa l’arrêt attaqué pour vice de procédure sans examiner le fond de l’affaire.

34. Le procès reprit devant la cour d’assises. Lütfü Yurtsever, frère de Metin, étant décédé en cours d’instance, à l’audience du 11 septembre 2009 ses héritiers, les requérants Emine, Tarkan, Özden et Aylin Yurtsever et Türkan Sümerkan, demandèrent à lui être substitués comme partie intervenante. La cour d’assises accueillit cette demande.

35. Par un arrêt du 23 juillet 2007, se référant aux faits tels qu’ils avaient été établis dans son arrêt précédent, la cour d’assises déclara, à nouveau, sept policiers coupables d’homicide involontaire et les condamna chacun à ce titre, en application de l’article 452 alinéa 2 du code pénal, à cinq ans de réclusion ferme, peine à laquelle elle appliqua une majoration d’un tiers mais qu’elle ramena ensuite à cinq ans six mois et vingt jours en application de l’article 59 § 2 du code pénal, compte tenu du bon comportement des accusés lors du procès. Neuf autres policiers furent acquittés pour insuffisance des preuves.

36. Par un arrêt du 11 février 2009, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’assises pour autant qu’il concernait l’acquittement de neuf des policiers. En revanche, elle l’infirma sur la condamnation des sept autres, au motif que les preuves ne permettaient pas d’identifier le ou les véritables auteurs du crime reproché.

37. Le 27 janvier 2010, la cour d’assises ne se conforma pas à l’arrêt de la Cour de cassation.

38. Le 19 mars 2010, les parties comme le procureur se pourvurent de nouveau devant la Cour de cassation.

39. Le 22 novembre 2011, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, considérant qu’il aurait fallu acquitter les accusés au bénéfice du doute, infirma, à la majorité, l’arrêt de la cour d’assises et renvoya l’affaire devant cette dernière.

Dans ses attendus, l’assemblée plénière considéra notamment que l’identité des policiers ayant occasionné les blessures subies par Metin Yurtsever n’avait pas été déterminée avec certitude. En outre, elle observa que compte tenu des différences considérables entre les constatations du rapport médical initial établi pendant la garde à vue et celles du rapport d’autopsie, on pouvait supposer que plusieurs autres personnes pouvaient également porter une responsabilité dans les blessures en question.

40. Par un arrêt du 22 mai 2012, la cour d’assises se conforma à l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, comme le lui imposait l’article 326 § 3 du code de procédure pénale.

Dans ses attendus, la cour d’assises observa qu’elle était présentement tenue de prononcer l’acquittement des policiers accusés, nonobstant le fait qu’il était établi qu’il y avait eu un usage excessif de la force ayant entraîné le décès d’une personne.

41. Le 2 octobre 2013, la Cour de cassation infirma l’arrêt du 22 mai 2012. Elle considéra qu’en vertu de l’article 326 § 3 du code de procédure pénale, il convenait pour la juridiction de renvoi de se conformer non seulement au dispositif de l’arrêt de l’assemblée plénière, mais également à ses motifs. Or, selon la haute juridiction, en considérant que « les accusés avaient commis l’infraction » mais qu’elle était tenue d’« ordonner l’acquittement des accusés à cause d’une obligation légale », la cour d’assises s’était conformée uniquement au dispositif de l’arrêt de renvoi et avait ainsi entaché son propre arrêt d’une contradiction entre le dispositif et les motifs.

42. Le 26 décembre 2013, faisant siens les motifs de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, la cour d’assises se conforma à ce dernier arrêt.

En théorie, les parties de la cause peuvent former un nouveau pourvoi ; à ce jour, le dossier ne permet pas de savoir si tel a été le cas.

C. Les rapports médicaux produits par le Gouvernement

43. Le Gouvernement a présenté treize rapports médicaux établis respectivement les 19, 23 et 24 novembre 1998. Selon ces rapports, sept policiers – dont deux, B.O.T. et B.S., faisaient partie des accusés – ayant participé aux événements du 19 novembre 1998 présentaient plusieurs hématomes ou ecchymoses sur différentes parties de leur corps. Des arrêts de travail allant de une semaine à 15 jours leur furent prescrits. Plus particulièrement, B.O.T., selon les rapports établis le 19 et le 24 novembre 1998, présentait un hématome sur le dorsal gauche et une fissure sur la main gauche. Un arrêt de travail de 12 jours lui fut prescrit. S’agissant de B.S., selon les rapports du 19 et du 24 novembre 1998, celui-ci présentait une ecchymose sur le pied gauche, un hématome sur le tissu mou du même pied, un hématome sur le genou gauche, une ecchymose sur l’humérus droit et un hématome sur la main gauche. Un arrêt de travail de 10 jours lui fut prescrit.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

44. Les dispositions en jeu du code pénal se lisaient ainsi à l’époque des faits :

Article 448

« Quiconque tue intentionnellement une personne sera puni de vingt-quatre à trente ans de réclusion. »

Article 452

« En cas de décès survenu à la suite de coups et blessures (...) infligés sans intention de donner la mort, l’auteur est (...) passible au minimum de huit années de réclusion ferme (...).

Si la mort survient du fait d’un concours de circonstances antérieures à la commission du délit et inconnues de l’auteur ou à la suite de circonstances fortuites que l’auteur ne pouvait prévoir, celui-ci est (...) passible au minimum de cinq années de réclusion (...). »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

45. Les requérants allèguent que leur proche, Metin Yurtsever, est décédé à la suite des coups assénés par des policiers pendant son arrestation et sa garde à vue. Ils soutiennent également qu’il n’a pas bénéficié à temps de soins médicaux pendant sa garde à vue et que les autorités de l’État ont failli à mener une enquête approfondie et effective. Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention.

L’article 2 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, en vertu de la loi, une émeute ou une insurrection. »

L’article 3 dispose que :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

46. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

47. Le Gouvernement conteste la qualité de « victimes » des requérants Emine, Tarkan, Özden, Aylin Yurtsever et Türkan Sümerkan – les héritiers de Lütfü Yurtsever, frère du défunt et décédé au cours d’instance. Selon le Gouvernement, ces requérants ne peuvent se prétendre victimes directes des violations alléguées de la Convention, supposées avoir été commises à l’égard de Metin Yurtsever.

48. La Cour rappelle que par « victime » l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (Lüdi c. Suisse, 15 juin 1992, § 34, série A no 238). En conséquence, les conditions régissant les requêtes individuelles introduites au titre de la Convention ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi. Les normes juridiques internes en la matière peuvent servir à des fins différentes de celles de l’article 34 ; s’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 31, série A no 142). De fait, le but sous-jacent au mécanisme de la Convention est de fournir une garantie effective et pratique aux personnes touchées par des violations de droits fondamentaux.

49. Les organes de la Convention ont toujours et de manière inconditionnelle considéré dans leur jurisprudence qu’un parent, un frère, une sœur, un neveu ou une nièce d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’État défendeur peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention, même lorsque des parents plus proches, tels les propres enfants du défunt, n’ont pas présenté de requête (Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V).

50. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que les requérants Emine, Tarkan, Aylin et Özden Yurtsever et Türkan Sümerkan ne sont pas seulement les héritiers de Lütfü Yurtsever, frère de Metin, mais aussi et surtout respectivement la belle-sœur et les neveux de ce dernier. En outre, il convient d’observer que la cour d’assises a accueilli la demande de constitution de partie intervenante présentée par ces requérants dans la procédure engagée contre les policiers présumés responsables du décès (paragraphe 34 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que ces requérants ont qualité pour introduire, au titre de l’article 34 de la Convention, une requête concernant le décès de Metin Yurtsever.

51. La Cour constate que les présents griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

52. Les requérants réitèrent leur thèse selon laquelle leur proche est décédé à la suite des coups assénés par des policiers pendant son arrestation et sa garde à vue. Ils soutiennent que les policiers étaient intervenus dans les locaux de l’antenne du HADEP non pas pour procéder à une perquisition mais pour réprimer les militants du HADEP qui avaient engagé une grève de la faim à la suite de l’arrestation d’Abdullah Öcalan. Ils contestent le contenu du procès-verbal d’incident et d’arrestation dressé le 19 novembre 1998. En outre, ils soutiennent que les rapports médicaux présentés par le Gouvernement concernant certains policiers ne signifient pas qu’une rixe violente était survenue le jour de l’incident ; d’ailleurs, expliquent-ils, le procès-verbal susmentionné se contentait d’exposer que la police avait dû avoir recours à la force et ne faisait nullement état de blessés parmi les policiers intervenus lors de cet incident.

53. Les requérants soutiennent également que les policiers, alors qu’ils voyaient l’état de santé de leur proche se dégrader, ont considérablement retardé toute intervention médicale.

54. Pour ce qui est de l’enquête, les requérants exposent que le procureur chargé de celle-ci ne s’est jamais rendu sur les lieux, et qu’aucune mesure n’a été prise en vue de recueillir les preuves sur les lieux. Ils ajoutent que les policiers accusés n’ont jamais été placés en détention provisoire. Ils déplorent également le fait qu’alors qu’il n’existait aucune exigence de sécurité, la procédure engagée contre les policiers s’était déroulée à huis clos, ne permettant ainsi aucun contrôle public.

55. Le Gouvernement combat les thèses des requérants. Se référant au procès-verbal d’incident et d’arrestation, il soutient que le jour de l’incident, les policiers étaient entrés dans les locaux du HADEP en vue d’exécuter un mandat de perquisition, mais que quarante-neuf personnes se trouvant dans les locaux leur avaient résisté, en barricadant la porte d’entrée de l’immeuble et en les attaquant avec des barres de fer et des bâtons ; qu’à cette occasion certains policiers avaient été blessés ; que les policiers n’avaient pas utilisé une force excessive mais avaient eu recours à une force strictement nécessaire pour briser la résistance qui leur était opposée ; et qu’ils s’étaient contentés d’utiliser la force physique sans recourir à des armes. Il conclut que la force employée par la police était conforme aux exigences de l’article 2 § 2 de la Convention.

56. Le Gouvernement soutient également que, à la suite de l’arrestation, alors que Metin Yurtsever et les autres individus arrêtés étaient conduits vers les véhicules de la police, la foule d’environ 5 000 à 6 000 personnes qui s’était rassemblée devant l’immeuble les avait agressés, nonobstant les mesures prises par les policiers pour les protéger.

57. Le Gouvernement soutient également que l’intéressé souffrait d’hypertension et d’une maladie cardiaque et que, n’en ayant probablement pas connaissance lui-même, il n’en avait pas informé les policiers ; par conséquent, il n’était pas possible pour les policiers de prévoir que le recours à la force, même sans aucun excès, pourrait entraîner une complication fatale. Le Gouvernement considère ainsi qu’il ne peut être tenu pour responsable du décès accidentel de Metin Yurtsever.

58. Le Gouvernement soutient également que, dès que Metin Yurtsever a exprimé son malaise, les policiers l’ont immédiatement transféré à l’hôpital (paragraphe 11 ci-dessus).

59. Quant aux allégations des requérants concernant l’effectivité et la durée de l’enquête et de la procédure subséquente, le Gouvernement déclare qu’il est conscient de la jurisprudence de la Cour en la matière et qu’il regrette que la durée de la procédure ait été si longue. Il s’en remet, à cet égard, à la sagesse de la Cour.

2. Appréciation de la Cour

60. Eu égard aux faits de la cause, la Cour examinera le grief des requérants en premier lieu sous l’angle de l’article 2 de la Convention (voir dans le même sens, Taïs c. France, no 39922/03, § 81, 1er juin 2006).

a. Sur le décès de Metin Yurtsever

61. La Cour rappelle que l’article 2 figure parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 n’y est autorisée en temps de paix. À l’instar de l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 63, 12 mars 2013).

62. En l’espèce, la Cour observe qu’il n’est pas contesté que les policiers ont usé de la force contre les personnes – dont Metin Yurtsever – se trouvant dans les locaux de l’antenne du HADEP. Les versions des parties divergent en revanche sur de nombreux points. Selon les requérants, leur proche aurait été non seulement violement battu lors de son arrestation, mais il aurait également subi des actes de torture au cours de sa garde à vue dans les locaux de la direction de sûreté de Kocaeli, et n’a pas reçu en temps utile les soins médicaux adéquats pour les graves blessures lui ayant été infligées, ce qui a entraîné sa mort. De son côté, le Gouvernement explique que les policiers avaient eu recours à une force proportionnée pour procéder à l’arrestation de Metin Yurtsever, mais sans savoir que celui-ci souffrait d’une maladie cardiovasculaire. En outre, il soutient que ce dernier aurait été battu par la foule rassemblée devant les locaux du parti.

63. La Cour observe que dans ses arrêts des 9 mai 2005 et 23 juillet 2007, la cour d’assises a jugé que l’origine du décès résidait dans un usage excessif de la force, au titre duquel elle a déclaré sept policiers coupables d’homicide involontaire, après avoir écarté comme non établies les thèses selon lesquelles Metin Yurtsever aurait été battu par la foule qui s’était rassemblée devant ces locaux (thèse de la police) ou par les policiers lors de sa garde à vue (l’autre thèse des requérants). Dans ses attendus, la cour d’assises a en effet jugé établi que les blessures constatées sur la personne de Metin Yurtsever avaient pour seule origine l’usage initial de la force par les policiers lors de l’intervention effectuée aux fins de procéder à la perquisition dans les locaux de l’antenne du parti. En outre, elle a considéré que l’usage de la force par ces policiers avait excédé les limites de la légitime défense, compte tenu du fait que les locaux en question étaient encerclés par la police, que des enfants étaient présents à l’intérieur et que la résistance de ces personnes face à la police. La cour d’assises a conclu que le décès avait été causé par la conjonction de l’usage de la force par les sept policiers en cause avec une maladie du défunt dont ils n’avaient pas connaissance.

64. La Cour observe également que dans son rapport du 19 mars 1999, l’institut médicolégal a conclu que la mort résultait d’une complication de la maladie cardiovasculaire de l’intéressé, survenue à la suite d’un trauma général du corps et du thorax, et qu’il existait un lien de causalité entre l’incident et le décès.

65. La Cour note en outre que la Cour de cassation, en formation ordinaire puis plénière, a infirmé au bénéfice du doute l’arrêt des juges du fond. Ainsi dans son arrêt du 22 novembre 2011, la haute juridiction a infirmé l’arrêt de la cour d’assises pour autant qu’il concernait la condamnation des policiers, en se fondant notamment sur les différences considérables entre les constatations du rapport établi après le placement de Metin Yurtsever en garde à vue et celles du rapport d’autopsie. Même si cet argument est de nature à remettre en cause la responsabilité pénale individuelle des policiers ayant usé de la force contre lui lors de son arrestation, il n’est toutefois pas établi que l’origine des blessures mentionnées dans le rapport d’autopsie pourrait remonter à une période antérieure à l’intervention de la police effectuée aux fins de procéder à la perquisition dans les locaux de l’antenne du HADEP. Dans ces circonstances, vu le caractère particulièrement sévère des blessures de Metin Yurtsever et les faits tels qu’ils ont été établis par le tribunal de première instance, il incombe au Gouvernement de démontrer que l’usage de la force ayant entraîné le décès litigieux était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII ; voir aussi, Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010). Dans ce contexte, la Cour doit également rechercher en l’espèce si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005 VII).

66. En principe, là où des procédures internes ont été menées, ce n’est pas la tâche de la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Avşar, précité, § 283, et Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 52, 5 octobre 2004).

67. Pour l’appréciation des éléments de fait, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002). Par ailleurs, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d’un constat selon lequel un État contractant a violé des droits fondamentaux (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH 2004-VII, Natchova et autres, précité, § 147).

68. La Cour doit se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch, précité, § 32). Lorsque celles-ci ont donné lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 182, CEDH 2011).

69. Revenant aux faits de la cause, la Cour observe que, selon le Gouvernement, à la suite de son arrestation, Metin Yurtsever aurait été violenté par la foule rassemblée devant les locaux du HADEP. Cette thèse, fondée principalement sur le procès-verbal d’arrestation et d’incident, est clairement en contradiction avec les constatations des tribunaux nationaux et les conclusions du rapport de l’institut médicolégal. En effet, il est clairement établi que l’intéressé n’a subi aucune agression semblable de la part de la foule rassemblée devant les locaux du HADEP. Quoi qu’il en soit, il convient d’observer que la cour d’assises ayant connu du fond de l’affaire a clairement écarté cette thèse. Par ailleurs, même si la Cour de cassation n’a pas catégoriquement écarté la possibilité d’une agression de la part de la foule, elle n’a pas remis en cause l’établissement des faits opéré par le tribunal de première instance quant à l’origine principale des blessures.

70. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions en ce qui concerne l’origine des blessures survenues avant la garde à vue : celle-ci réside principalement dans l’usage de la force par la police dans les locaux du HADEP.

71. Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle les policiers n’avaient pas utilisé une force excessive mais, au contraire, strictement nécessaire pour briser la résistance physique exercée contre eux par les personnes se trouvant dans les locaux du HADEP, la Cour observe que cet argument heurte lui aussi de front les constatations des tribunaux nationaux. En effet, la cour d’assises a notamment conclu que l’usage de la force par la police avait excédé les limites de la légitime défense, compte tenu du fait que les locaux en question étaient encerclés par la police et que des enfants y étaient présents (paragraphe 31 ci-dessus).

72. La Cour ne voit également aucune raison de s’écarter de ces conclusions en ce qui concerne le caractère disproportionné de la force employée par les forces de l’ordre. Force est de conclure que les blessures relevées sont trop nombreuses et trop importantes pour correspondre à un usage, par les policiers, d’une force rendue strictement nécessaire par le comportement de l’intéressé.

73. La Cour observe en outre que Metin Yurtsever a trouvé la mort lors d’une opération d’une thrombose de l’aorte abdominale. En dépit des demandes des requérants (paragraphes 23 et 26 ci-dessus), aucune expertise complémentaire sur son état de santé n’a été ordonnée par les tribunaux internes, qui se sont contentés du rapport d’expertise du 19 mars 1999. Au demeurant, il ressort de ce rapport que la mort résultait d’une complication de la maladie cardiovasculaire survenue à la suite d’un trauma général du corps et du thorax. Ce rapport a fini par établir un lien de causalité entre l’incident et le décès.

74. La Cour considère également qu’il ressort du rapport médical établi à 18 h 30 le 19 novembre 1998 que Metin Yurtsever présentait des blessures au niveau du visage, du dos, des bras, des jambes, des épaules et de la région génitale (paragraphe 9 ci-dessus). De même, il est établi qu’il avait subi un trauma général du corps et du thorax avant son décès (paragraphes 13 et 15 ci-dessus). Dès lors, on peut légitimement supposer que, comme le confirment les déclarations de deux témoins (R.G. et R.C.) entendus par la cour d’assises, l’intéressé était souffrant lorsqu’il se trouvait en garde à vue. Or, rien dans le dossier ne permet d’établir qu’il a bénéficié rapidement des soins médicaux adéquats. En effet, il ne fut transféré à l’hôpital que le lendemain – le 20 novembre 1998 –, à une heure non précisée.

75. La Cour estime en conséquence qu’il y a suffisamment de preuves permettant de conclure que l’État défendeur est responsable du décès de Metin Yurtsever. Il y a donc eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

b. Sur le grief relatif aux déficiences de l’enquête

76. La Cour note que les autorités ont bien mené une enquête. Le parquet de Kocaeli a ouvert une enquête après l’incident, et à l’issue de celle-ci une procédure pénale a été engagée contre seize policiers impliqués dans l’incident. Toutefois, plusieurs dysfonctionnements de l’enquête sont dénoncés par les requérants.

77. La Cour observe que, selon les éléments du dossier, le parquet ne s’est montré ni très rapide ni très actif dans le recueil des preuves. Il ressort du dossier que les policiers impliqués dans l’incident du 19 novembre 1998 ont été entendus par le parquet très tardivement, à savoir seulement entre février et septembre 1999 (les 5 et 10 février, le 1er mars, les 16, 17 et 21 juin et le 16 septembre). Par ailleurs, il ne ressort pas du dossier que S.Y. et R.A., deux autres policiers, aient été entendus au stade de l’instruction. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière, de tels délais sont manifestement très longs et ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches du défunt – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II).

78. S’agissant de la célérité de la procédure engagée contre les policiers, la Cour remarque d’emblée la très longue durée de la procédure déclenchée à la suite de l’enquête : ce n’est que le 26 décembre 2013, soit environ quinze ans après les faits, que la cour d’assises a rendu son arrêt. La Cour observe que le Gouvernement ne soutient pas que les requérants ont contribué à ralentir le procès. Compte tenu de ce retard très important de la procédure devant les juridictions internes, la Cour estime que les autorités turques n’ont pas agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable.

79. Pour ce qui est du manque de publicité de la procédure engagée contre les policiers accusés, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, pour qu’une enquête menée au sujet d’un homicide commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, il doit y avoir un élément suffisant de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats pour garantir que les responsables aient à rendre des comptes, tant en pratique qu’en théorie. Le degré de contrôle public requis peut varier d’une affaire à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde des intérêts légitimes de la victime (Ramsahai et autres, précité, §§ 353-354, voir aussi, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 73, CEDH 2002‑II). En l’espèce, même s’il n’est pas allégué qu’en qualité de partie intervenante, les requérants aient rencontré des obstacles pour participer aux audiences, la Cour considère que l’intérêt public s’attachant aux questions soulevées par la cause, à savoir le décès d’une personne à la suite d’un usage excessif de la force, était de nature à nécessiter la plus large transparence possible. Or, aucun motif n’a été avancé par le Gouvernement pour justifier que la cour d’assises ait siégé à huis clos.

80. Enfin, dans son arrêt du 22 novembre 2011, en infirmant l’arrêt de la cour d’assises pour autant qu’il concernait la condamnation des policiers accusés, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a soulevé également la responsabilité des autres policiers dans l’incident et a évoqué implicitement une autre piste à explorer afin de clarifier les circonstances du décès : celle que pouvaient suggérer les différences considérables entre les constatations du rapport établi après la garde à vue de Metin Yurtsever et celles du rapport d’autopsie. Force est de constater que cette piste n’a jamais été étudiée par la suite, et que les responsables demeurent à ce jour inconnus.

81. En résumé, eu égard aux manquements qui viennent d’être relevés ci-dessus, il y a eu violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention à ce titre.

3. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

82. Ayant pris en compte les allégations des requérants dans le contexte de l’article 2, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de les examiner séparément sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Taïs, précité, § 111).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

83. Les requérants dénoncent le manque de célérité de la procédure engagée contre les policiers. Ils se plaignent également de l’absence de voie de recours pour faire valoir leur grief quant à la durée de la procédure. De même, rappelant leurs griefs concernant le volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention, ils dénoncent l’ineffectivité des voies de recours internes. Ils invoquent les articles 6 et 13 de la Convention.

84. S’agissant de l’article 6 de la Convention, la Cour observe que, bien qu’ils se soient constitués partie intervenante au procès, les requérants n’ont jamais présenté de demande de dommages-intérêts chiffrée ni même revendiqué expressément la réparation de leur préjudice devant les autorités judiciaires pénales. Autrement dit, les intéressés se sont constitués partie intervenante au procès à des fins purement répressives. Dès lors, la constitution de partie intervenante des requérants dans la procédure pénale litigieuse n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention. Cette partie de la requête est donc irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci (voir, notamment, Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 74-75, CEDH 2004‑I, voir aussi, Öztürk c. Turquie (déc.), no 34644/07, § 30, 2 octobre 2012).

85. Étant donné que le grief tiré de l’article 13 est en réalité identique à ceux que les requérants ont soumis au titre de l’article 2 sous son volet procédural, et compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue relativement à ce dernier article (paragraphe 81 ci-dessus), la Cour déclare ce grief recevable mais considère qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément quant au fond.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommmage

87. La veuve et les filles du défunt réclament au total 173 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel, à savoir : 120 000 EUR pour İsabet Yurtsever, 18 000 EUR pour Duygu Yurtsever et 35 000 EUR pour Diba Yurtsever. Ce montant correspondrait à la perte de revenus résultant pour elles du décès de leur mari et père, qui à leurs dires les a privées d’un soutien matériel important.

88. Pour ce qui est du dommage moral, les requérants demandent au total une somme de 610 000 EUR, qui se répartit comme suit.

La veuve et les filles du défunt, İsabet, Duygu et Diba Yurtsever, demandent chacune 120 000 EUR à ce titre, soit une somme totale de 360 000 EUR pour elles trois.

Les frères et sœurs du défunt, Selamet, Gülnur, Kadriye, Sadiye et Semra Yurtsever demandent au même titre 40 000 EUR chacun, soit une somme totale de 200 000 EUR pour eux cinq.

Quant à Emine, Özden, Aylin et Tarkan Yurtsever et Türkan Sümerkan, ils demandent chacun 10 000 EUR au même titre, soit une somme totale de 50 000 EUR pour eux cinq.

89. Le Gouvernement conteste ces prétentions, les jugeant excessives et dénuées de tout fondement.

90. En ce qui concerne la demande pour dommage matériel, la Cour observe que la veuve et les filles du défunt ont certes été lésées du fait des violations constatées, et qu’un lien de causalité existe entre celles-ci et les préjudices matériels allégués, lesquels peuvent inclure une indemnité au titre de la perte de sources de revenus (Salman, précité, § 137). Toutefois, en l’espèce, elle observe que le défunt était un instituteur à la retraite et que les requérants n’ont pas fourni de justificatifs ou d’explications sur le soutien matériel qu’il leur aurait apporté jusqu’alors, hormis le fait qu’il percevait une pension de retraite. À cet égard, elle observe qu’il n’est pas allégué que sa veuve et ses filles aient été privées de la pension de réversion dont elles avaient vocation à bénéficier automatiquement à la suite de son décès (voir, a contrario, Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 133, CEDH 2000‑X). Par conséquent, la Cour rejette cette demande.

91. Quant au dommage moral, eu égard à sa jurisprudence en la matière et compte tenu des liens familiaux existant entre les requérants et le défunt, la Cour estime qu’il y a lieu de leur octroyer de ce chef une somme globale de 65 000 EUR, à répartir comme suit :

– à Mme İsabet Yurtsever, 21 000 EUR ;

– à Mlles Duygu et Diba Yurtsever, 16 000 EUR chacune ;

– à Mmes Gülnur Yurtsever, Kadriye Yurtsever, M. Selamet Yurtsever, Mmes Şadiye Yurtsever et Semra Yurtsever, 2 000 EUR chacun(e) ;

– à Mme Emine Yurtsever, M. Tarkan Yurtsever, et Mlles Özden Yurtsever, Türkan Sümerkan et Aylin Yurtsever, 2 000 EUR conjointement.

B. Frais et dépens

92. Les requérants demandent également 5 937 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour. Ce montant couvre les honoraires de leurs conseils, les frais postaux et les traductions. Ils fournissent copie d’un contrat d’assistance judiciaire et de plusieurs quittances attestant du paiement de 1 538 EUR, ainsi que de factures relatives à des traductions.

93. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime le montant réclamé par les requérants raisonnable et l’alloue en entier, à savoir 5 937 EUR.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2, 3 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé des griefs tirés des articles 3 et 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie nationale, au taux applicable à la date du règlement) :

i) 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros) au total, dont à Mme İsabet Yurtsever, 21 000 EUR (vingt-et-un mille euros), à chacune des requérantes Mlles Duygu Yurtsever et Diba Yurtsever, 16 000 EUR (seize mille euros), à chacun des requérants Mmes Gülnur Yurtsever, Kadriye Yurtsever, M. Selamet Yurtsever, Mmes Şadiye Yurtsever et Semra Yurtsever, 2 000 EUR (deux mille euros), et aux requérants Mme Emine Yurtsever, M. Tarkan Yurtsever et Mlles Özden Yurtsever, Türkan Sümerkan et Aylin Yurtsever conjointement, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 5 937 EUR (cinq mille neuf cent trente-sept euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion concordante commune aux juges Raimondi, Spano et Kjølbro.

G.R.A
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX
JUGES RAIMONDI, SPANO ET KJØLBRO

(Traduction)

1. A l’instar de nos collègues, nous estimons qu’il y a eu violation des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention (paragraphes 76-81 de l’arrêt). Toutefois, nous ne pouvons souscrire à leurs observations portant sur le manque de publicité de la procédure pénale dirigée contre les policiers mis en cause en l’espèce (paragraphe 79).

2. Dans la présente affaire, des policiers inculpés d’avoir causé la mort de Metin Yurtserver, décédé après son arrestation, avaient fait l’objet de poursuites pénales. La cour d’assises compétente avait décidé que le procès se tiendrait à huis clos (paragraphe 22), pour des raisons dont la Cour n’a pas été informée.

3. Le raisonnement suivi par la Cour au paragraphe 79 de l’arrêt pourrait être interprété comme signifiant que l’article 2 impose par principe la publicité des audiences tenues dans les procès dirigés contre des policiers accusés d’avoir causé la mort de personnes par l’emploi d’une force excessive, sauf s’il existe des raisons suffisantes pour ordonner le huis clos.

4. En se prononçant ainsi, la Cour interprète l’obligation procédurale découlant de l’article 2 à l’aune des exigences de l’article 6 § 1, selon lesquelles les audiences doivent être publiques sauf s’il existe des raisons légitimes pour qu’elles se tiennent à huis clos. Pareille interprétation, qui incorpore le droit à un procès public reconnu par l’article 6 dans l’article 2, va trop loin selon nous.

5. S’agissant de l’article 2 de la Convention, le critère pertinent consiste à rechercher si le public a un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie, préservation de la confiance du public dans le respect par les autorités de la prééminence du droit et prévention de toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. Il faut admettre à cet égard que le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, 15 mai 2007, § 353, Recueil des arrêts et décisions 2007-II).

6. En l’espèce, les intéressés ont été autorisés à participer au procès en qualité de parties civiles, et ont pu à ce titre assister aux audiences tenues à huis clos. En outre, les requérants n’ont pas allégué qu’ils n’avaient pas été associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (voir, entre autres, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, 13 juin 2002, § 140, Recueil 2002-IV).

7. Nous estimons, comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Ramsahai et autres (précité, § 353), que l’élément de contrôle public imposé par l’article 2 n’exige pas systématiquement la publicité des audiences tenues dans les procédures pénales dirigées contre des policiers accusés d’avoir causé la mort d’une personne au cours d’une arrestation. La tenue d’une audience à huis clos peut se justifier par des raisons légitimes, notamment par la protection des intérêts de l’accusé.

8. Comme nous l’avons indiqué, les requérants ont pu assister aux audiences tenues à huis clos. En outre, ils ont eu accès au dossier et ont été en mesure de participer de manière effective à la procédure suivie devant la cour d’assises. Ils se sont vu notifier l’arrêt motivé de cette juridiction et ont pu interjeter appel de cette décision. De surcroît, l’arrêt de la cour d’assises a été rendu public et nul n’a prétendu que les requérants n’ont pas pu le commenter publiquement. En conséquence, nous estimons que l’exigence de publicité inhérente au volet procédural de l’article 2 de la Convention a été satisfaite dans une mesure suffisante pour obvier au danger d’un éventuel étouffement de l’affaire par les autorités turques (voir, mutatis mutandis, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], précité, § 354).

9. Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la cause, nous n’apercevons pas de raisons suffisantes pour conclure à la violation des obligations procédurales découlant de l’article 2 sur le fondement d’un manque de publicité de la procédure pénale dirigée contre les policiers.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-145340
Date de la décision : 08/07/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : YURTSEVER ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ÖZTÜRK K. ; ERTEKIN F.N.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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