La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

03/04/2014 | CEDH | N°001-142084

CEDH | CEDH, AFFAIRE AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO c. PORTUGAL, 2014, 001-142084


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO c. PORTUGAL

(Requête no 37840/10)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2014

DÉFINITIF

03/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Julia Laffranque, >Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO c. PORTUGAL

(Requête no 37840/10)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2014

DÉFINITIF

03/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37840/10) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet État, M. Fernando Manuel Amorim Giestas (« le premier requérant ») et Mme Isabel Teresa Jesus Costa Bordalo (« la deuxième requérante »), ont saisi la Cour le 29 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me F. Teixeira Da Mota, avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. F. Carvalho, procureur général adjoint.

3. Les requérants allèguent que la condamnation pour diffamation, dont ils ont fait l’objet, porte atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4. Le 28 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 20 février 2012, l’organisation Media Legal Defence Initiative a été autorisée à intervenir dans la procédure, en application des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du Règlement de la Cour, en qualité de tierce partie.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1978 et 1967 et résident à Canas de Senhorim (Portugal) et Luanda (Angola).

7. Dans son édition du 13 septembre 2002, le Jornal do Centro, un hebdomadaire couvrant la région de Viseu dont la deuxième requérante était à l’époque la directrice, publia un article, signé par le premier requérant, sur le don de certains biens ayant appartenu au tribunal de São Pedro do Sul à une institution privée de solidarité sociale de cette même ville, la Misericórdia.

8. Le journal annonça ainsi en couverture le titre « Misericórdia sous le poids des soupçons ». Dans le sous-titre, il était écrit :

« Le tribunal de São Pedro do Sul a distribué de vieux meubles par l’intermédiaire d’associations de la commune, comme prévu par la loi. La Misericórdia a reçu la moitié des biens. Ce « privilège » soulève des soupçons de favoritisme envers des intérêts particuliers. Une partie des meubles a échoué chez les fonctionnaires. »

9. Dans son article, le premier requérant faisait état de la décision du secrétaire du tribunal de São Pedro do Sul, B., de donner 34 des 69 meubles en cause à la Misericórdia, ainsi que du fait que d’autres associations locales, comme le Termas Hoquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum s’estimaient lésées et faisaient état d’un certain mécontentement et de soupçons. L’article contenait les déclarations de B., qui soulignait avoir suivi et respecté le formalisme légal applicable. Un autre article, publié à côté de celui du requérant, mais signé par un autre journaliste, recueillait la réaction du directeur de la Misericórdia. Le premier requérant avait également consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la justice, dont les explications furent publiées.

10. Dans la même édition, la deuxième requérante fit publier un éditorial critiquant le don des meubles. L’éditorial s’exprimant notamment comme suit :

« (...) On prend les meubles et on les donne. Sans concours. Sans critère. Sans la préoccupation d’informer les éventuels intéressés. Vraiment tous. On concentre des objets dans une seule main. Allez savoir pourquoi. Et au nom de qui. Ce n’est pas étonnant que des soupçons se lèvent. Ce n’est pas étonnant que les plaintes se succèdent. Ce n’est pas étonnant que la justice se change en injustice. Et tout cela alors qu’il aurait suffi de prendre un peu plus de précautions. »

11. À une date non précisée, B. et la Misericórdia déposèrent des plaintes pénales avec constitution d’assistente (auxiliaire du ministère public) devant le parquet de São Pedro do Sul. Des poursuites furent ouvertes et le ministère public accusa les requérants du chef de diffamation.

12. Par un jugement du 15 juin 2009, le tribunal de São Pedro do Sul jugea les requérants coupables de diffamation à l’encontre de la Misericórdia et de diffamation aggravée à l’encontre de B., et condamna le premier requérant à une peine cumulée de 270 jours-amende et la deuxième requérante à une peine cumulée de 290 jours-amende, au même taux journalier de 7 euros (EUR). Il condamna par ailleurs les requérants au versement de 3 500 EUR, plus les intérêts y afférents, à chacun des plaignants, ainsi qu’au paiement des frais de justice. Le tribunal considéra notamment que, même si les requérants avaient mené une enquête journalistique sérieuse, la teneur des articles laissait les lecteurs croire que B. avait agi de manière partiale et dans l’intérêt de la Misericórdia. Ce faisant, les requérants avaient dépassé les limites admissibles et ainsi diffamé les plaignants.

13. Par un arrêt du 10 mars 2010, la cour d’appel de Coimbra confirma le jugement en toutes ses dispositions. Se prononçant sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention, invoquée par les requérants, la cour d’appel fit notamment les considérations suivantes :

« Dans l’interprétation et l’application [de l’article 10 de la Convention] en ce qui concerne la liberté de la presse, la Cour européenne des droits de l’homme a révélé une cohérence très marquée dans le sens d’une protection forte, agissant parfois même comme une véritable quatrième instance. Malgré cela, l’on considère que : l’imputation de faits sous forme de soupçon ; de faussetés moyennant de soupçons à partir de faits véritables ; d’insinuations malicieuses, même si puisées en partie sur des faits réels, ne doivent pas être accueillies sous le voile protecteur du devoir d’informer et du droit à être informé, même si appuyées dans un prétendu droit à la liberté d’expression. »

14. La Misericórdia refusa le paiement des dommages intérêts. Le 20 mai 2010, les requérants versèrent la somme de 4 353,42 EUR à B.

II. LE DROIT PERTINENT

A. Le Code pénal

15. L’article 180 du code pénal, qui concerne la diffamation, dispose notamment :

« 1. Celui qui, s’adressant à des tiers, accuse une autre personne d’un fait, même sous forme de soupçon, ou qui formule, à l’égard de cette personne, une opinion portant atteinte à son honneur et à sa considération, ou qui reproduit une telle accusation ou opinion, sera puni d’une peine d’emprisonnement jusqu’à six mois ou d’une peine jusqu’à 240 jours-amende.

2. La conduite n’est pas punissable :

a) lorsque l’accusation est formulée en vue d’un intérêt légitime ; et

b) si l’auteur prouve la véracité d’une telle accusation ou s’il a des raisons sérieuses de la croire vraie de bonne foi.

(...)

4. La bonne foi mentionnée à l’alinéa b) du paragraphe 2 est exclue lorsque l’auteur n’a pas respecté son obligation imposée par les circonstances de l’espèce de s’informer sur la véracité de l’accusation. »

Aux termes de l’article 183 § 2 de ce code, lorsque l’infraction est commise par l’intermédiaire d’un organe de presse, la peine encourue peut atteindre deux ans d’emprisonnement ou une sanction non inférieure à 120 jours-amende.

B. Le Code civil

16. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi :

Article 70 (Protection générale de la personne)

« 1. La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d’atteintes illicites contre leur personnalité physique ou morale.

2. Sans préjudice de la responsabilité civile à laquelle donnerait lieu l’atteinte, la personne visée peut demander des mesures, adéquates aux circonstances de l’affaire, dans le but d’éviter la mise à exécution d’une menace ou d’atténuer les conséquences d’une atteinte. »

Article 483 (Principe général)

« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.

(...) »

Article 484 (Atteinte à la réputation ou au bon nom)

« Quiconque énonce ou fait connaître un fait susceptible de porter atteinte à la réputation ou au bon nom d’une personne physique ou morale répondra des dommages causés. »

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONALE PERTINENTS

17. Les dispositions pertinentes de la Résolution 1577 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« vers une dépénalisation de la diffamation ») se lisent ainsi :

« 9. L’Assemblée rejoint la position claire du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui a dénoncé les menaces de poursuites pour diffamation comme «une forme particulièrement insidieuse d’intimidation». L’Assemblée considère qu’une telle dérive dans le recours aux législations anti-diffamation est inacceptable.

10. Par ailleurs, l’Assemblée salue les efforts déployés par le représentant pour la liberté des médias de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en faveur de la dépénalisation de la diffamation, et son engagement constant pour la liberté des médias.

11. Elle constate avec une vive inquiétude que de nombreux Etats membres prévoient des peines d’emprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent à y recourir en pratique (...)

12. Chaque cas d’emprisonnement d’un professionnel de la presse est une entrave inacceptable à la liberté d’expression et fait peser une épée de Damoclès sur les journalistes dans l’exercice de leur travail d’intérêt public. C’est la société tout entière qui pâtit des conséquences des pressions que peuvent ainsi subir des journalistes muselés dans l’exercice de leur métier.

13. Par conséquent, l’Assemblée considère que les peines carcérales pour diffamation devraient être abrogées sans plus de délai. Elle exhorte notamment les Etats dont les législations prévoient encore des peines de prison – bien que celles-ci ne soient pas infligées en pratique – à les abroger sans délai, pour ne donner aucune excuse, quoique injustifiée, à certains Etats qui continuent d’y recourir, entraînant ainsi une dégradation des libertés publiques.

14. L’Assemblée dénonce également le recours abusif à des dommages et intérêts démesurés en matière de diffamation et rappelle qu’une indemnité d’une ampleur disproportionnée peut aussi violer l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

18. Les requérants considèrent que la condamnation pour diffamation, dont ils ont fait l’objet, porte atteinte à leur droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, qui dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...), à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »

19. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse considérant que la condamnation était justifiée dans la mesure où elle visait à protéger les droits de tiers.

A. Sur la recevabilité

20. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs que la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

21. Les requérants soutiennent que leur condamnation au pénal ne saurait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique. Selon eux, d’une part, les faits auxquels avaient été consacrés les articles en question revêtaient un intérêt public, comme le reconnut explicitement le tribunal de première instance. D’autre part, les requérants soulignent que, dans leurs articles, ils ne portaient pas de jugement sur le comportement de B. et de la Misericórdia mais se limitaient à faire état des soupçons qui agitaient la communauté locale et qui avaient été véhiculés notamment par les responsables de certaines associations. Par ailleurs, les requérants rappellent que, comme le reconnut là-aussi le jugement de première instance, ils avaient fait tout ce qui était « à leur portée » pour établir les faits, y compris contacter directement B. ainsi que l’administrateur de la Misericórdia, dont ils recueillirent les déclarations.

Enfin, les requérants considèrent que la sanction pénale qui leur a été infligée et le montant élevé des dommages intérêts qu’ils ont été condamnés à verser à la partie civile constituent un moyen de pression évident sur les citoyens dans leurs rapports avec le pouvoir politique.

22. Le Gouvernement admet qu’il y a eu, en l’espèce, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, en tant que journalistes, mais il estime que cette ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10, afin de préserver les droits constitutionnels de B. et de la Misericórdia à la protection de leur bon nom et de leur réputation. Le Gouvernement indique que tant le tribunal de première instance que la Cour d’appel de Coimbra rejetèrent l’exceptio veritatis invoquée par les requérants, estimant que ces derniers n’avaient pas prouvé leurs allégations et n’avaient par conséquent pas agi de bonne foi, dépassant les limites de la critique raisonnable. Le Gouvernement souligne que les décisions internes s’inscrivaient dans le cadre d’une doctrine et d’une jurisprudence interne constantes, suivant lesquelles l’exceptio veritatis ne devait pas s’analyser en fonction de la conviction subjective des requérants mais uniquement en fonction d’éléments objectifs. En l’espèce, ces éléments objectifs faisaient défaut car même si, comme le reconnut le jugement de première instance, les requérants avaient pu valablement relater le mécontentement de certaines associations de São Pedro do Sul, ils ne pouvaient pas soulever de doutes inexistants ou qui, s’ils existaient, étaient fondés uniquement sur des rumeurs « d’envieux mécontents » et pas sur des faits objectifs et crédibles. À cet égard, le Gouvernement rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle la Cour n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes pour ce qui est de l’appréciation de la preuve. Enfin, le Gouvernement estime qu’au vu de l’ampleur du préjudice causé à B. et à la Misericórdia, les sanctions auxquelles furent condamnés les requérants ne furent pas excessives. Il conclut par conséquent que la requête est manifestement mal fondée et doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

23. De son côté, le tiers intervenant demande à la Cour d’affirmer clairement dans son arrêt que la voie pénale pour sanctionner la diffamation ne devrait être utilisée ni pour protéger les fonctionnaires de toute critique concernant leurs agissements, ni pour limiter les commentaires sur des questions d’intérêt public, ni pour poursuivre des personnes pour avoir exprimé une opinion. Il demande également à la Cour de dire que l’utilisation de la voie pénale pour sanctionner la diffamation ne devrait pas imposer aux médias des sanctions plus lourdes que celles qui s’appliquent à d’autres catégories de justiciables et que, en toutes hypothèses, elle ne devrait jamais prévoir de peine d’emprisonnement.

2. Appréciation de la Cour

24. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007 ; Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, § 21, 17 septembre 2013).

25. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).

En même temps, il y a lieu de rappeler que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 43, 21 septembre 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI), dont le contrôle revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑V). Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (voir Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78). À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, McVicar c. Royaume‑Uni, no 46311/99, § 84, CEDH‌ 2002-III et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 66, CEDH 1999‑III). Cette dernière question doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journaliste à l’époque et non avec le recul (voir Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, précité, § 43 ; Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 26, 29 juillet 2008).

26. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 46 , CEDH 1999‑VIII ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 35, 26 février 2002 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).

27. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).

28. En l’espèce, les requérants ont été condamnés en raison d’un article de fond et d’un éditorial émettant des doutes sur les conditions où s’était déroulée l’aliénation gratuite de certains biens appartenant au domaine public, au profit de personnes privées, et jugés diffamatoires par le tribunal de São Pedro do Sul ainsi que par la Cour d’appel de Coimbra.

29. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

30. Elle note ensuite que, comme l’admet le Gouvernement et comme l’ont relevé les juridictions internes, les circonstances entourant l’aliénation gratuite de biens meubles vétustes appartenant au tribunal de São Pedro do Sul à des institutions et personnes privées, ainsi que la conduite du secrétaire du tribunal dans cette procédure d’aliénation, relevaient manifestement de l’intérêt général.

31. Par ailleurs, les requérants ont été condamnés en leur qualité de journalistes pour des articles publiés dans un journal hebdomadaire. Or, comme la Cour l’a rappelé plus haut, la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique (voir paragraphe 25, ci-dessus).

32. De surcroît, les articles en question dans la présente affaire ne visaient aucunement des questions relevant de la sphère privée de B. ou de la Misericórdia mais se penchaient sur les agissements respectifs de ces derniers dans le cadre d’une procédure publique (voir, mutatis mutandis, Colaço Mestre, précité, § 28 ; Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 23, 23 juillet 2013).

33. La marge d’appréciation de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants s’en trouvait par conséquent réduite.

34. En ce qui concerne la teneur des articles litigieux, la Cour note que l’article du premier requérant était un article d’information qui se limitait à identifier les organisations bénéficiaires de l’aliénation gratuite et le nombre de meubles attribués à chacune d’entre elles, y compris les 34 meubles attribués à la Misericórdia, sur un total de 69. L’article relatait aussi le mécontentement et les soupçons de plusieurs autres organisations qui n’avaient pas bénéficié de l’aliénation, en citant, à ce titre, les déclarations des représentants d’associations comme le Termas Hóquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum. Ces faits ne sont pas contestés et doivent par conséquent être considérés comme vrais.

Quant à l’article de la deuxième requérante, la Cour note qu’il s’agissait d’un article d’opinion, écrit sous la forme d’un éditorial. Cet article contenait des jugements de valeur visant la loi sur l’aliénation gratuite des meubles vétustes appartenant aux tribunaux, dont elle dénonçait le caractère très flou ainsi que le pouvoir discrétionnaire laissé aux responsables des procédures d’aliénation gratuite, et sur la manière dont les tribunaux appliquaient cette loi en général. Il ne contenait aucune référence spécifique à des personnes ou organisations bénéficiaires de ce type d’aliénation gratuite.

Aux yeux de la Cour, ces critiques étaient non seulement basées sur des faits avérés mais étaient judicieuses en tant que contributions civiques à un débat d’intérêt général.

35. En outre, il n’est pas non plus contesté que les requérants avaient consulté tous les acteurs concernés et notamment B. ainsi que l’administrateur de la Misericórdia, dont les déclarations furent d’ailleurs reportées dans l’article de fond publié par le premier requérant ainsi que dans le second article publié sur la même page. Le premier requérant avait même consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la Justice, dont les explications furent également publiées.

La Cour ne partage donc pas l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas agi de bonne foi et considère qu’au moment de la publication des articles litigieux, la manière dont les requérants avaient traité l’affaire n’était pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (Welsh, précité, § 31 et, a contrario, Flux c. Moldova (no 6), précité, §§ 31‑34).

36. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI ; Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En particulier, la Cour a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une peine de prison infligée dans des cas de diffamation n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Mariapori c. Finlande, no 37751/07, § 67, 6 juillet 2010 ; Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie, précité, § 115, et mutatis mutandis, Feridun Yazar c. Turquie, no 42713/98, § 27, 23 septembre 2004, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], no 23927/94 et 24277/94, § 63, 8 juillet 1999).

À cet égard, la Cour considère que la condamnation des requérants à des amendes pénales, assorties de dommages intérêts, était manifestement disproportionnée. D’autant plus que l’article 70 du Code civil portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation.

37. Il en résulte que la condamnation des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

39. Les requérants réclament la somme de 11 752,90 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Cette somme se décompose en 3 920 EUR correspondant au montant des amendes pénales auxquelles ils ont été condamnés, 3 480,48 EUR correspondant aux frais de justice relatifs à la procédure interne et 4 352,42 EUR correspondant au montant des dommages et intérêts qu’ils ont versé à B.

Ils ne réclament aucune somme au titre du dommage moral.

40. Le Gouvernement estime que les montants auxquels furent condamnés les requérants ne constituaient pas une sanction excessive au regard de l’ampleur du préjudice causé aux parties civiles mais ne se prononce pas explicitement sur la demande de satisfaction équitable.

41. La Cour considère qu’il n’est pas contesté que, suite à leur condamnation pénale, les requérants ont dû s’acquitter des sommes qu’ils réclament. Elle décide donc qu’il y a lieu de leur octroyer, conjointement, la somme de 11 753 EUR, au titre du préjudice matériel.

B. Frais et dépens

42. Les requérants demandent également 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés au titre de la procédure devant la Cour, ayant déjà versé la somme de 1 200 EUR à leur représentant.

43. Le Gouvernement ne formule aucune observation à cet égard.

44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens, dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour accorde aux requérants la somme de 5 000 EUR demandée.

C. Intérêts moratoires

45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 11 753 EUR (onze mille sept cent cinquante-trois euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-142084
Date de la décision : 03/04/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO
Défendeurs : PORTUGAL

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TEIXEIRA DA MOTA F.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award