La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

25/03/2014 | CEDH | N°001-142276

CEDH | CEDH, AFFAIRE VUČKOVIĆ ET AUTRES c. SERBIE, 2014, 001-142276


AFFAIRE VUČKOVIĆ ET AUTRES c. SERBIE

(Requêtes nos 17153/11, 17157/11, 17160/11, 17163/11, 17168/11, 17173/11, 17178/11, 17181/11, 17182/11, 17186/11, 17343/11, 17344/11, 17362/11, 17364/11, 17367/11, 17370/11, 17372/11, 17377/11, 17380/11, 17382/11, 17386/11, 17421/11, 17424/11, 17428/11, 17431/11, 17435/11, 17438/11, 17439/11, 17440/11 et 17443/11)

ARRÊT

(objection préliminaire)

STRASBOURG

25 mars 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Vučković et autres c. Serbie,

La Co

ur européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Jos...

AFFAIRE VUČKOVIĆ ET AUTRES c. SERBIE

(Requêtes nos 17153/11, 17157/11, 17160/11, 17163/11, 17168/11, 17173/11, 17178/11, 17181/11, 17182/11, 17186/11, 17343/11, 17344/11, 17362/11, 17364/11, 17367/11, 17370/11, 17372/11, 17377/11, 17380/11, 17382/11, 17386/11, 17421/11, 17424/11, 17428/11, 17431/11, 17435/11, 17438/11, 17439/11, 17440/11 et 17443/11)

ARRÊT

(objection préliminaire)

STRASBOURG

25 mars 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vučković et autres c. Serbie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Alvina Gyulumyan,
Khanlar Hajiyev,
David Thór Björgvinsson,

Ján Šikuta,

Dragoljub Popović,
Päivi Hirvelä,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Helen Keller,
Aleš Pejchal,
Ksenija Turković, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mai 2013 et le 29 janvier 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trente requêtes dirigées contre la République de Serbie et dont la Cour a été saisie le 14 février 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Les requérants sont tous des ressortissants serbes. Leurs noms, dates de naissance et lieux de résidence respectifs sont indiqués dans l’annexe jointe au présent arrêt.

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Mes S. Aleksić et B. Isailović, avocats à Niš et à Paris respectivement.

3. Le gouvernement serbe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. S. Carić, ministre adjoint de la Justice et de l’Administration publique.

4. Dans leurs requêtes, les requérants se plaignaient d’une discrimination et d’une incohérence de la jurisprudence interne quant au versement des indemnités journalières accordées à tous les réservistes ayant servi dans l’armée yougoslave de mars à juin 1999. Ils invoquaient les articles 6 et 14 de la Convention.

5. Les requêtes ont été attribuées à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »).

6. Le 24 août 2011, le président de la deuxième section a résolu de porter à la connaissance du Gouvernement les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et de l’article 1 du Protocole no 12. Il a également été décidé que la Cour se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond des requêtes (article 29 § 1 de la Convention).

7. Le 28 août 2012, une chambre de la deuxième section composée de Françoise Tulkens, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Isabelle Berro‑Lefèvre, András Sajó, Işıl Karakaş et Guido Raimondi, juges, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, a décidé à l’unanimité de joindre les requêtes. Elle a déclaré recevables, à la majorité, les griefs de discrimination tirés de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ainsi que ceux tirés de l’article 1 du Protocole no 12, et irrecevables, à l’unanimité, les griefs fondés sur l’article 6, qui concernaient des divergences alléguées dans la jurisprudence interne. Elle a conclu, par six voix contre une, qu’il y avait eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément les griefs sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 12. Elle a rejeté, à l’unanimité, pour tardiveté les demandes de satisfaction équitable présentées par les requérants. Toutefois, sous l’angle de l’article 46 de la Convention, elle a dit, par six voix contre une, que l’État défendeur devait, dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle l’arrêt serait devenu définitif, prendre toutes les mesures appropriées pour assurer un paiement non discriminatoire des indemnités litigieuses à tous ceux y ayant droit. Enfin, elle a décidé, à la majorité, de suspendre pour une durée de six mois à compter de la date à laquelle son arrêt serait devenu définitif l’examen de toutes les requêtes analogues pendantes devant elle. Le juge Sajó a exprimé une opinion partiellement concordante et partiellement dissidente, dont le texte se trouve joint à l’arrêt.

8. Le 26 novembre 2012, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 11 février 2013, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

10. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites.

11. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 mai 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.S. Carić, ministre adjoint de la Justice et de
l’Administration publique,agent,
Mme V. Rodić, du bureau de l’agent du Gouvernement,
MM. N. Petković, du bureau de l’agent du Gouvernement,
R. Arsenijević, du ministère de la Défense,
S. Vuksanović, du ministère de la Défense,
MmeS. Đurđević, conseillers ;

– pour les requérants
Mes S. Aleksić,
B. Isailović,conseils,
MmeM. Lazarević,conseillère.

La Cour a entendu Me Aleksić, Me Isailović et M. Carić en leurs déclarations et Me Isailović et M. Carić en leurs réponses aux questions posées par les juges.

Les requérants ayant produit des pièces complémentaires le jour de l’audience, le président a autorisé les parties à soumettre des observations écrites sur les pièces en question. Tant le Gouvernement que les requérants en ont présenté le 17 et le 25 juin 2013 respectivement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

12. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Le contexte de l’affaire et les actions exercées par les requérants

13. Les requérants sont tous des réservistes qui avaient été rappelés par l’armée yougoslave dans le cadre de l’intervention menée en Serbie par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Ils demeurèrent en service militaire de mars à juin 1999. En vertu du règlement sur les frais de déplacement et autres dans l’armée yougoslave (paragraphe 44 ci-dessous) ainsi que de deux décisions adoptées par le chef d’état-major le 1er et le 3 avril 1999 respectivement (décisions nos 03⁄825-2 et 06⁄691-1), ils étaient censés percevoir pour cette période des indemnités journalières.

14. Or, après la démobilisation, le Gouvernement aurait refusé d’honorer ses obligations envers les réservistes, catégorie dont faisaient partie les requérants.

15. Les réservistes organisèrent alors une série de manifestations publiques, dont certaines aboutirent à une confrontation ouverte avec la police. En définitive, après de longues négociations, le gouvernement parvint le 11 janvier 2008 à un accord (ci-après « l’Accord ») avec certains d’entre eux, notamment avec ceux qui résidaient dans les communes de Kuršumlija, Lebane, Bojnik, Žitorađa, Doljevac, Prokuplje et Blace. Cet accord garantissait aux réservistes qui y étaient parties le paiement par leurs communes respectives des indemnités journalières dues en six mensualités, des montants forfaitaires ayant été fixés pour chaque commune. Les communes en question furent apparemment choisies en raison de leur situation « défavorisée » et de l’indigence supposée des réservistes qui y résidaient. Les réservistes signataires de l’Accord s’engageaient à se désister des actions qu’ils avaient introduites devant les juridictions civiles en vue du recouvrement des créances en souffrance liées au service militaire accompli en 1999 et à renoncer à toute autre réclamation à cet égard. Enfin, l’Accord stipulait que les critères d’attribution de l’« aide financière » prévue seraient déterminés par une commission composée de représentants des autorités locales et de représentants des réservistes.

16. Les requérants, de même que tous les réservistes qui, comme eux, ne résidaient pas dans l’une des sept communes énumérées dans l’Accord, ne purent bénéficier du dispositif que celui-ci instaurait.

1. La procédure civile engagée par les intéressés

17. Le 26 mars 2009, les requérants engagèrent une action civile contre l’État défendeur en s’appuyant sur les textes mentionnés au paragraphe 13 ci-dessus. Dans leurs conclusions, ils alléguaient notamment que l’Accord était discriminatoire à leur égard. Toutefois, dans leurs demandes indemnitaires (tužbeni zahtev), ils réclamaient le remboursement de sommes précises au titre des indemnités journalières et de certaines autres prestations, mais sans se fonder sur une quelconque disposition antidiscriminatoire de droit interne ou de droit international et sans faire par ailleurs état de la question de la discrimination.

18. Le 8 juillet 2010, le tribunal de première instance (Osnovni sud) de Niš débouta les intéressés. Il reconnut que leur action avait une base juridique valable, mais accueillit la thèse de l’État défendeur selon laquelle cette action relevait de l’article 376 § 1 de la loi sur les obligations et se prescrivait par trois ans à compter de la démobilisation des intéressés (paragraphe 49 ci‑dessous). En conséquence, il jugea l’action des requérants tardive.

19. Le 2 août 2010, les intéressés interjetèrent appel de ce jugement, alléguant que la procédure suivie devant le tribunal de première instance était entachée de divers vices, que le tribunal n’avait pas correctement établi l’ensemble des faits de la cause et qu’il avait fait une fausse application des délais de prescription pertinents. Ils mentionnèrent également l’Accord, dans la mesure où d’autres réservistes y avaient trouvé une solution non contentieuse à leurs problèmes, mais ils n’invoquèrent aucune disposition antidiscriminatoire de droit interne ou de droit international.

20. Le 16 novembre 2010, la cour d’appel (Apelacioni sud) de Niš confirma le jugement attaqué, qui acquit force de chose jugée. Pour se prononcer ainsi, elle releva notamment que les indemnités journalières litigieuses avaient effectivement été versées « en partie seulement » par le ministère de la Défense (Ministarstvo odbrane), mais que les délais de prescription de trois et cinq ans respectivement fixés par les paragraphes 1 et 2 de l’article 376 de la loi sur les obligations avaient déjà expiré avant l’introduction par les requérants de leur action devant les juridictions civiles (paragraphe 49 ci-dessous). Elle jugea par ailleurs que l’Accord était dépourvu de pertinence pour le règlement du différend, les intéressés s’étant fondés sur une autre base légale pour réclamer les sommes dont ils s’estimaient créanciers.

2. Le recours constitutionnel

21. Le 21 janvier 2011, après avoir reçu notification de l’arrêt de la cour d’appel, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle (Ustavni sud). Invoquant les articles 32 et 36 de la Constitution (paragraphe 32 ci-dessous) ainsi que l’article 6 de la Convention, ils se plaignaient dans leur recours (ustavna žalba) d’un manque d’équité de la procédure civile et d’une fausse application de la loi interne pertinente, notamment des règles de prescription. Ils soutenaient par ailleurs que l’arrêt adopté par la cour d’appel de Niš allait à l’encontre de nombreuses décisions rendues par d’autres juridictions d’appel serbes – à savoir les tribunaux de district (okružni sudovi), puis les cours supérieures et les cours d’appel (viši i apelacioni sudovi) qui leur avaient succédé –, lesquelles avaient appliqué à des faits analogues un délai de prescription plus long (dix ans) et statué en faveur des demandeurs (voir l’article 371 de la loi sur les obligations, paragraphe 48 ci-dessous). Enfin, les requérants faisaient état de l’Accord et de la décision ultérieure par laquelle le gouvernement l’avait approuvé, sans toutefois s’expliquer davantage sur la nature et⁄ou les effets de cet accord et de la décision en question.

22. Le 5 décembre 2012, après que la chambre de la Cour à laquelle l’affaire avait été attribuée eut rendu son arrêt en l’espèce, la Cour constitutionnelle accueillit le grief des requérants tiré de l’application divergente des délais de prescription légaux dans la jurisprudence civile interne, grief que la chambre avait rejeté pour défaut manifeste de fondement (paragraphes 54-60 de l’arrêt du 28 août 2012), mais ne fit aucune mention de l’Accord. Elle conclut par conséquent à la violation de l’article 36 § 1 de la Constitution. Elle ordonna la publication de son arrêt au Journal officiel de la République de Serbie, remède qu’elle estima suffisant au motif que, en dépit des incohérences constatées par elle, les tribunaux civils avaient appliqué le droit matériel pertinent en se fondant sur une « interprétation constitutionnellement acceptable » de ses dispositions. Elle renvoya au raisonnement plus détaillé qu’elle avait suivi dans un arrêt du 7 novembre 2012 rendu dans une affaire ayant le même objet et dont elle avait été saisie par d’autres demandeurs (Už. 2156⁄11).

23. Dans son arrêt du 7 novembre 2012, la Cour constitutionnelle avait notamment relevé des incohérences dans la jurisprudence critiquée, citant plusieurs décisions sans tenir compte de la date de leur prononcé, et avait conclu à la violation à l’égard des demandeurs du droit à l’égalité devant la justice tel que garanti par l’article 36 § 1 de la Constitution. Pour se prononcer ainsi, elle avait jugé que les juridictions de dernière instance, en rendant des décisions contradictoires sur le bien-fondé d’actions reposant sur des faits identiques et régies par les mêmes règles de droit, avaient, au mépris de l’article 36 § 1 de la Constitution, placé les demandeurs qu’elles avaient déboutés dans une situation matériellement différente de celle des justiciables dont elles avaient accueilli les actions. En revanche, elle avait estimé que les griefs des demandeurs, pour autant qu’ils se plaignaient d’un manque d’équité de la procédure et d’une erreur dans la qualification juridique de leur action retenue par les juridictions civiles, n’avaient pas de fondement constitutionnel susceptible de donner lieu à un constat de violation de leur droit à un procès équitable. Par ailleurs, elle avait rejeté le grief formulé par les intéressés sur le terrain de l’article 21 de la Constitution. À cet égard, elle avait considéré notamment que l’allégation des demandeurs selon laquelle les décisions rendues dans leur affaire par les juridictions civiles des premier et second degrés étaient fondées sur des « caractéristiques personnelles » – condition préalable à un constat de violation du principe de non-discrimination – n’était nullement étayée. Elle avait observé que la chambre de la Cour européenne avait conclu à la violation du principe de non-discrimination sous l’angle l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 dans son arrêt du 28 août 2012 (paragraphe 7 ci-dessus ; on trouvera d’autres exemples de jurisprudence constitutionnelle sur ce point dans l’arrêt Už. 2886⁄10 du 4 octobre 2012, ainsi que dans les passages pertinents des arrêts Už. 649⁄11 et Už. 2021⁄11 rendus le 12 décembre 2012), mais pour d’autres raisons que celles ayant motivé sa saisine. Sur ce point, elle avait précisé que le rejet du grief de discrimination formulé par les intéressés ne modifiait en rien l’obligation de l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour européenne à l’égard de tous les réservistes, dont les demandeurs, n’ayant pas perçu leurs indemnités journalières.

B. Autres procédures civiles

24. Entre 2002 et début mars 2009, des juridictions de première instance et d’appel de diverses régions de la Serbie statuèrent sur des demandes de réservistes dont la situation était analogue à celle des requérants, parfois en faveur des demandeurs, parfois en leur défaveur, en appliquant, selon le cas, des délais de prescription de trois, cinq ou dix ans (voir, parmi les nombreuses décisions ayant donné gain de cause à des réservistes, les jugements Gž. 1703⁄05 et 2386⁄08 rendus par le tribunal de district de Belgrade le 13 avril 2005 et le 16 juillet 2008 respectivement).

25. Entre-temps, en 2003 et en 2004, la Cour suprême avait rendu deux avis juridiques (pravna shvatanja) d’où il ressortait que le délai de prescription applicable était de trois ou cinq ans, conformément à l’article 376 §§ 1 et 2 de la loi sur les obligations (paragraphe 49 ci‑dessous).

26. Entre le 25 février 2010 et le 15 septembre 2011, plusieurs juridictions d’appel rendirent des décisions au fond conformes aux avis rendus par la Cour suprême en 2003 et 2004 (voir, par exemple, la décision de la cour supérieure de Kraljevo Gž. 1476⁄11 du 15 septembre 2011, les décisions de la cour supérieure de Valjevo Gž. 252⁄10 du 25 février 2010, 806⁄10 du 27 mai 2010, 1301⁄10 du 30 septembre 2010, 1364⁄10 du 4 novembre 2010 et 355⁄11 du 24 mars 2011, les décisions de la cour supérieure de Kruševac Gž. 38⁄11 du 27 janvier 2011, 282⁄11 du 7 avril 2011 et 280⁄11 du 26 avril 2011, ainsi que les décisions de la cour d’appel de Niš Gž. 2396⁄10 du 23 juin 2010, 3379⁄2010 du 2 juillet 2010, 2373⁄2010 du 21 juillet 2010 et 4117⁄2010 du 30 novembre 2010).

27. Entre le 17 juin 2009 et le 23 novembre 2011, des juridictions d’appel rendirent aussi plusieurs décisions déboutant des réservistes, mais pour le motif différent que les demandes de ces derniers étaient de nature administrative et qu’elles ne relevaient donc pas de la compétence des juridictions civiles, ce qui n’était pas le cas de celles des requérants en l’espèce (voir la décision du tribunal de district de Belgrade Gž. 7773⁄09 du 17 juin 2009 et les décisions de la cour supérieure de Belgrade Gž. 11139⁄10 du 17 novembre 2010 et Gž. 11636⁄10 et Gž. 10897⁄10, toutes deux du 23 novembre 2011).

C. Autres faits relatifs à l’Accord

28. Le 17 janvier 2008, le gouvernement valida l’Accord et décida de verser aux municipalités concernées les sommes qui y étaient indiquées.

29. Le 28 août 2008, il chargea un groupe de travail de traiter les demandes de tous les autres réservistes, c’est-à-dire ceux qui ne résidaient pas dans l’une des sept communes susmentionnées. Après en avoir débattu avec différents groupes de réservistes, ce groupe de travail conclut finalement que leurs demandes n’étaient pas acceptables, aux motifs notamment a) qu’elles manquaient d’homogénéité et de précision, b) que le mandat de certains représentants des réservistes était sujet à caution, c) que l’État ne disposait pas de suffisamment de fonds pour faire droit à ces demandes, et d) que dans la plupart des cas les réservistes avaient déjà perçu des indemnités journalières de guerre.

30. Le 26 juillet 2011, la Commissaire à la protection de l’égalité (Poverenica za zaštitu ravnopravnosti) – dont la fonction, proche de celle d’un médiateur, avait été créée par la loi sur l’interdiction de la discrimination (paragraphes 40 et 41 ci-dessous) – examina les plaintes introduites par une organisation représentant les intérêts de réservistes qui se trouvaient dans une situation analogue à celle des requérants. Elle conclut que les intéressés avaient été victimes d’une discrimination fondée sur leur lieu de résidence, c’est-à-dire sur le fait qu’ils ne résidaient pas dans l’une des sept communes choisies. Elle recommanda au gouvernement de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer à tous les réservistes le paiement des sommes qu’il s’était engagé à verser dans sa décision du 17 janvier 2008 et l’invita à lui communiquer un « plan d’action » approprié dans un délai de trente jours. Dans son raisonnement, elle estima notamment que, bien que le gouvernement les eût qualifiées de prestations sociales (socijalna pomoć) octroyées à des indigents, les sommes en question correspondaient bien à des indemnités journalières, en voulant pour preuve que les réservistes bénéficiaires qui résidaient dans l’une quelconque des sept communes avaient dû se désister de leurs actions en recouvrement de leurs créances d’indemnités journalières et renoncer à toute revendication à cet égard, et qu’ils n’avaient jamais été tenus de prouver leur indigence (imovinsko stanje i socijalnu ugroženost). Force était donc de constater, selon la Commissaire, qu’il n’y avait pas de justification objective et raisonnable à la différence de traitement appliquée aux réservistes sur la seule base de leur lieu de résidence.

31. Le 7 décembre 2011, le ministère du Travail et des Affaires sociales (Ministarstvo rada i socijalne politike) indiqua qu’il fallait poursuivre les discussions avec les différents groupes de réservistes et, si possible, apporter une aide financière aux plus démunis d’entre eux.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution de la République de Serbie (Ustav Republike Srbije, publiée au Journal officiel de la République de Serbie – JORS – no 98⁄06)

32. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :

Article 18

« Les droits de l’homme et les droits des minorités garantis par la Constitution sont d’applicabilité directe.

La Constitution garantit (...) l’applicabilité directe des droits de l’homme et des droits des minorités consacrés par les règles généralement reconnues du droit international (...) [et] (...) les traités internationaux ratifiés. La loi ne peut réglementer les modalités d’exercice des droits en question que si la Constitution le prévoit expressément ou si leur nature l’impose, et elle ne peut en aucun cas altérer la substance des droits garantis.

Les dispositions relatives aux droits de l’homme et aux droits des minorités sont à interpréter (...) conformément aux normes internationales applicables en matière de droits de l’homme et de droits des minorités et à la pratique des institutions internationales chargées d’en contrôler la mise en œuvre. »

Article 21

« Tous les individus sont égaux devant la Constitution et la loi.

Chacun a droit à l’égale protection de la loi, sans discrimination.

Toute discrimination, directe ou indirecte, fondée sur quelque motif que ce soit, en particulier sur la race, le sexe, l’origine nationale ou sociale, la naissance, la religion, les opinions politiques ou autres, la fortune, la culture, la langue, l’âge ou le handicap mental ou physique, est interdite. »

Article 32 § 1

« Chacun a droit à (...) [un procès équitable devant un] (...) tribunal (...) [qui statuera] (...) sur ses droits et obligations (...) »

Article 36 § 1

« Le droit à l’égalité de tous devant la justice (...) est garanti. »

Article 170

« Les décisions ou actes individuels d’organes de l’État ou d’institutions exerçant par délégation des prérogatives de puissance publique pris en violation ou au mépris des libertés et droits de l’homme et des minorités garantis par la Constitution peuvent faire l’objet d’un recours constitutionnel si les autres recours destinés à assurer la protection des droits et libertés en cause ont été épuisés ou s’il n’existe pas d’autre recours de ce type. »

B. La loi sur la Cour constitutionnelle (Zakon o Ustavnom sudu ; publiée au JORS nos 109⁄07 et 99⁄11)

33. L’article 36 § 1 7) de la loi sur la Cour constitutionnelle impose à celle-ci de rejeter tout recours – y compris constitutionnel – ne satisfaisant pas aux conditions auxquelles la loi subordonne l’ouverture de la procédure concernée.

34. L’article 87 du même texte énonce que, lorsque la Cour constitutionnelle donne gain de cause à un groupe d’individus sur telle ou telle question, son arrêt s’applique aussi aux autres personnes qui se trouvent dans une situation juridique identique, même si elles n’ont jamais introduit de recours constitutionnel sur la question tranchée par l’arrêt.

C. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

35. Dans ses avis généraux (stavovi) des 30 octobre 2008 et 2 avril 2009, la Cour constitutionnelle a déclaré que lorsqu’elle était saisie d’un recours tendant à faire constater la violation d’un droit ou d’une liberté reconnus par la Constitution, elle était « liée » (vezan) par l’objet du litige tel que défini dans le recours en question, et qu’elle ne pouvait examiner ce recours que dans le cadre ainsi circonscrit.

36. Le 9 juin 2010 et le 17 février 2011, la Cour constitutionnelle rejeta deux recours constitutionnels introduits par des réservistes qui se trouvaient dans une situation analogue à celle des requérants, estimant notamment que les décisions en défaveur des intéressés rendues par les juridictions civiles étaient « fondées sur la législation interne applicable ». Cela étant, ces réservistes n’avaient jamais expressément argué que la jurisprudence en la matière était incohérente ni qu’ils avaient été victimes de discrimination (Už. 460⁄08 et Už. 2293⁄10).

37. Le 17 février 2011, dans une autre affaire analogue à celle des requérants, la Cour constitutionnelle fut saisie de griefs fondés sur l’article 21 de la Constitution et tirés d’une différence de traitement entre les deux groupes de réservistes que les demandeurs estimaient découler de l’Accord. Ayant estimé que l’article 21 revêtait un « caractère accessoire » et relevé que les demandeurs n’avaient pas invoqué d’autre article de la Constitution en combinaison avec cette disposition, elle ne se prononça pas sur ce grief. Après avoir examiné les moyens qui lui étaient présentés sur le terrain de l’article 36 § 1 de la Constitution, en particulier sous l’angle de l’égalité de tous devant la justice garantie par ce texte, elle les rejeta au motif que les intéressés n’avaient pas établi de manière suffisante la réalité des divergences jurisprudentielles dont ils se plaignaient (Už. 2901⁄10).

38. Le 8 mars 2012, la Cour constitutionnelle statua sur un recours contestant le rejet de demandes de réservistes par des tribunaux civils qui s’étaient estimés incompétents ratione materiae pour en connaître (à ce propos, voir par exemple le paragraphe 27 ci-dessus). Elle donna gain de cause aux auteurs du recours, qui avaient argué d’une divergence de jurisprudence entre les décisions adoptées dans leurs affaires respectives et d’autres décisions de justice rendues en 2002, et ordonna la réouverture des procédures civiles litigieuses. Concernant le grief connexe tiré de l’existence d’une discrimination contraire à l’article 21 de la Constitution, la Cour constitutionnelle déclara qu’il n’était pas établi que les intéressés eussent été victimes d’une discrimination judiciaire fondée sur une « caractéristique personnelle ». Elle estima par ailleurs qu’il n’y avait pas lieu d’examiner l’autre grief de discrimination soulevé par les intéressés, qui soutenaient, en renvoyant à l’Accord, que, contrairement à d’autres, certains réservistes, dont ils faisaient partie, n’avaient pas perçu leurs indemnités journalières, et alléguaient que cette différence de traitement était fondée uniquement sur le lieu de résidence des uns et des autres (Už. 2289⁄09).

39. Le 4 janvier 2011, la Cour constitutionnelle fut saisie d’un recours exercé par de nombreux réservistes dont la situation était analogue à celle des requérants. Invoquant les articles 21 et 32 de la Constitution, ils se plaignaient de divergences de la jurisprudence pertinente et d’une discrimination qui, selon eux, découlait de l’Accord. Dans leurs observations ultérieures, ils rectifièrent certaines erreurs contenues dans leur recours initial et invoquèrent en outre l’article 36 de la Constitution. Le 20 février 2013, la Cour constitutionnelle accueillit leur grief tiré de l’existence de divergences jurisprudentielles et conclut à la violation des articles 32 et 36 de la Constitution. En revanche, elle ne fit pas mention de l’Accord ni du grief de discrimination que les intéressés avaient formulé à cet égard (Už. 43⁄11). Elle renvoya au raisonnement plus détaillé qu’elle avait exposé dans un arrêt du 4 octobre 2012 rendu dans une affaire ayant le même objet et dont elle avait été saisie par d’autres justiciables (Už. 2886⁄10, paragraphe 23 ci-dessus).

D. La loi sur l’interdiction de la discrimination (Zakon o zabrani diskriminacije, publiée au JORS no 22⁄09)

40. L’article 43 de la loi sur l’interdiction de la discrimination expose les diverses formes de redressement offertes aux victimes de discrimination, notamment les décisions injonctives et déclaratoires, telles la reconnaissance de la discrimination opérée et l’interdiction de sa réitération, ainsi que la réparation du dommage matériel et⁄ou du préjudice moral éventuellement subis. Les juridictions civiles peuvent en outre ordonner la publication dans les médias d’une décision de justice portant sur une question de discrimination.

41. La loi est entrée en vigueur le 7 avril 2009.

E. La loi sur la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, publiée au JORS no 72⁄11)

42. L’article 426.12 dispose qu’une procédure civile dont une personne a fait l’objet peut être rouverte lorsque la Cour constitutionnelle a constaté entre-temps que les droits procéduraux de cette personne avaient été violés et que cette violation pouvait l’avoir privée d’une décision plus favorable à l’issue de la procédure en question.

43. L’article 428 § 1 4) énonce notamment que la réouverture d’une procédure pour ce motif peut être demandée dans un délai de soixante jours à compter de la date à laquelle la partie concernée s’est trouvée en mesure de « se prévaloir » (mogla da upotrebi) de la décision de la Cour constitutionnelle.

F. Le règlement sur les frais de déplacement et autres dans l’armée yougoslave (Pravilnik o naknadi putnih i drugih troškova u Vojsci Jugoslavije, publié au Bulletin officiel de l’armée nos 38⁄93, 23⁄93, 3⁄97, 11⁄97, 12⁄98, 6⁄99 et 7⁄99)

44. Ce règlement énonce les règles relatives au remboursement des dépenses engagées dans le cadre du service militaire.

G. La loi sur les obligations (Zakon o obligacionim odnosima, publiée au Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 29⁄78, 39⁄85, 45⁄89 et 57⁄89 et au Journal officiel de la République fédérale de Yougoslavie no 31⁄93)

45. Selon les articles 199 et 200 de la loi sur les obligations, quiconque a éprouvé une appréhension ou une souffrance physique ou morale découlant d’une atteinte à ses droits individuels (prava ličnosti) peut demander réparation devant les juridictions civiles à proportion de la durée et de l’intensité de l’épreuve subie, ainsi que toute autre forme de redressement « susceptible » d’offrir une réparation non pécuniaire adéquate. À cet égard, on peut se reporter à la décision Pbr. 2939⁄01 rendue par le tribunal municipal (Opštinski sud) de Šabac le 20 février 2002 dans une affaire où des Roms alléguaient avoir subi une discrimination relativement à l’accès à une piscine. Le tribunal y avait reconnu pareille discrimination, interdit sa réitération et ordonné au défendeur de publier des excuses dans un grand quotidien serbe. Le 3 juillet 2003, le tribunal de district (Okružni sud) de Šabac a confirmé cette décision en appel (Gž. 1591⁄02).

46. L’article 360 § 3 dispose que, dans le cadre des procédures devant eux, les tribunaux ne peuvent tenir compte de délais de prescription extinctive que si le débiteur en a excipé.

47. Selon l’article 367, le paiement par un débiteur d’une dette prescrite est irrépétible.

48. L’article 371 énonce que le délai de prescription ordinaire des actions civiles est de dix ans, sauf s’il en est disposé autrement.

49. L’article 376 §§ 1 et 2 dispose notamment que les actions civiles en réparation se prescrivent par trois ans à compter du moment où le créancier a connaissance du dommage, et en tout état de cause par cinq ans à partir de la survenance de celui-ci.

50. Les articles 387 et 388 énoncent entre autres que la reconnaissance explicite ou implicite par le débiteur d’une dette litigieuse, ou l’introduction par le créancier d’une action civile relative à cette dette interrompent le cours de la prescription.

51. L’article 392 §§ 1 à 3 dispose notamment que, après une telle interruption, le délai de prescription recommence à courir dès lors que la dette est reconnue par le débiteur ou que l’action civile connaît son aboutissement, dans l’attente d’un règlement définitif.

52. L’article 393 énonce entre autres que le fait pour un débiteur de reconnaître dans un nouvel acte une dette non honorée fait courir un nouveau délai de prescription à l’égard de celle-ci.

H. Les avis juridiques rendus par la chambre civile de la Cour suprême (pravna shvatanja Građanskog odeljenja Vrhovnog suda Srbije)

53. Le 26 mai 2003, la Cour suprême déclara notamment que les juridictions civiles avaient compétence pour connaître au fond de toutes les demandes portant sur des indemnités journalières de réservistes dès lors que ces demandes tendaient à la réparation d’un dommage subi à ce titre (paragraphe 49 ci-dessus) du fait d’une faute imputée à l’État (avis publié au bulletin officiel de la Cour suprême no 1⁄04).

54. Le 6 avril 2004, la haute juridiction confirma pour l’essentiel l’avis qu’elle avait rendu le 26 mai 2003 et en étendit la portée à d’autres « créances militaires ». Elle releva également que les tribunaux avaient rendu entre-temps un certain nombre de décisions divergentes (avis publié au bulletin officiel de la Cour suprême no 1⁄04).

EN DROIT

55. Les requérants se disent victimes d’une discrimination découlant de l’Accord (paragraphes 15 et 28 ci-dessus). Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, ainsi que l’article 1 du Protocole no 12. Ces dispositions se lisent ainsi :

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 1 du Protocole no 12

« 1. La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

2. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. »

I. SUR L’ÉTENDUE DE LA COMPÉTENCE DE LA GRANDE CHAMBRE

56. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête ou des requêtes que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, l’étendue de sa compétence relativement à « l’affaire » étant limitée uniquement par la décision de la chambre sur la recevabilité. Dans le cadre ainsi circonscrit, la Grande Chambre peut aussi examiner, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête, comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, qui habilite la Cour à « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure », lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 23-24, CEDH 2003-V). Ainsi, même au stade de l’examen au fond et sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Grande Chambre peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 22, CEDH 2003-III, et Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III).

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes

1. Thèse du Gouvernement devant la Grande Chambre

57. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes relativement à leurs griefs de discrimination.

58. Il reconnaît que les intéressés ont fait mention de l’Accord dans l’action civile exercée par eux, mais il ajoute que leur demande portait sur les indemnités journalières prétendument dues par l’État et qu’elle a été rejetée en application des règles de prescription pertinentes. Il estime que, plutôt que de procéder ainsi, les intéressés auraient dû saisir les tribunaux civils sur le fondement de l’article 43 de la loi sur l’interdiction de la discrimination ou invoquer cette disposition dans le cadre de l’action civile qu’ils avaient déjà introduite, l’article en question offrant selon lui diverses formes de redressement telles que des décisions injonctives ou déclaratoires, ou encore la réparation du préjudice éventuellement subi (voir aussi les dispositions pertinentes de la loi sur les obligations et la jurisprudence résumées au paragraphe 45 ci‑dessus).

59. Par ailleurs, la voie constitutionnelle n’aurait pas non plus été dûment exercée par les requérants, qui auraient mentionné l’Accord dans leur recours mais n’auraient pas sollicité une « protection contre la discrimination ». En outre, les intéressés auraient expressément invoqué les articles 32 et 36 de la Constitution – qui garantiraient respectivement le droit à un procès équitable et l’égalité de tous devant la justice – mais sans mentionner l’article 21 de ce texte, qui prohiberait de manière générale la discrimination. Le Gouvernement conclut que, liée par l’objet du litige ainsi circonscrit par les griefs des requérants, la Cour constitutionnelle s’est trouvée dans l’impossibilité d’examiner la discrimination alléguée.

60. Par un arrêt (Už. 2901∕10) adopté le 17 février 2011, la haute juridiction aurait rejeté (odbacila) « pour des motifs procéduraux » le recours introduit devant elle, ce qui expliquerait que le grief de discrimination n’ait jamais été examiné au fond (paragraphe 37 ci-dessus).

61. En tout état de cause, la Cour européenne aurait jugé dans l’affaire Vinčić que le recours constitutionnel devait en principe être considéré comme un recours interne effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention pour toutes les requêtes introduites à compter du 7 août 2008 (Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06 et autres, § 51, 1 décembre 2009).

62. Enfin, le Gouvernement soutient que depuis l’arrêt adopté par la Cour constitutionnelle le 7 novembre 2012 (Už. 2157∕11), et à plus forte raison depuis celui qu’elle a rendu en faveur des requérants le 5 décembre 2012, ceux-ci auraient pu demander la réouverture de la procédure civile intentée par eux en se prévalant des dispositions pertinentes de la loi sur la Cour constitutionnelle ou de la loi sur la procédure civile (paragraphes 22, 23, 34 et 42 ci-dessus).

2. Thèse des requérants devant la Grande Chambre

63. Les intéressés soutiennent qu’ils ont épuisé les voies de recours internes. Ils avancent que la Cour admet depuis longtemps que le principe de subsidiarité n’est pas absolu et qu’il n’est pas nécessaire d’exercer les recours internes qui ne sont ni adéquats ni effectifs eu égard aux circonstances de la cause.

64. En ce qui concerne la voie civile, ils déclarent avoir introduit une action devant les juridictions civiles lorsqu’ils se sont aperçus que l’Accord ne leur était pas applicable. Ils précisent que dans le cadre de cette action ils ont soulevé en substance leur grief de discrimination devant le tribunal de première instance, puis devant la cour d’appel, demandant à se voir accorder le même traitement que les réservistes bénéficiaires de l’Accord. Ils expliquent toutefois que leurs revendications « auraient coûté une somme considérable à l’État » si elles avaient été accueillies et que « les juges épargnés par la réforme judiciaire de 2009 » ont vu dans leur démarche « une occasion de servir les intérêts » du gouvernement, qui selon eux leur avait « évité la révocation », raisons pour lesquelles les juridictions saisies par eux n’auraient absolument pas tenu compte de l’objet de leur action et l’auraient déclarée prescrite sans examiner leur grief de discrimination. Les requérants indiquent que la discrimination en question s’est produite en 2008, au moment de la conclusion de l’Accord.

65. Quant à la voie constitutionnelle, les requérants souscrivent aux conclusions énoncées aux paragraphes 71 à 75 de l’arrêt rendu par la chambre. Ils reconnaissent n’avoir pas attendu l’issue de leur recours constitutionnel pour saisir la Cour. Cela étant, ils estiment que l’on ne peut le leur reprocher, compte tenu des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle avant et après l’introduction de leur requête à Strasbourg, notamment de celui adopté le 5 décembre 2012 dans la présente affaire, qui ne leur aurait pas accordé une réparation propre à les placer dans une situation identique à celle des réservistes bénéficiaires de l’Accord. Par ailleurs, les requérants admettent qu’ils n’ont pas invoqué l’article 21 de la Constitution dans leur recours, mais ils considèrent que la Cour constitutionnelle aurait pu examiner leur grief de discrimination, expliquant que le dossier de l’affaire contenait les informations requises à cet effet (à cet égard, ils renvoient à l’arrêt Už. 2156∕11, paragraphe 23 ci‑dessus). Ils ajoutent que dans d’autres affaires, où des réservistes avaient expressément plaidé le caractère discriminatoire de l’Accord sur le terrain de l’article 21 de la Constitution, la Cour constitutionnelle n’avait pas cru devoir examiner ce grief (voir, par exemple, l’arrêt Už. 43∕11 résumé au paragraphe 39 ci-dessus). Les requérants indiquent que toutes les décisions concernant des affaires analogues à la leur sont motivées de manière quasiment identique et stéréotypée. Ils ajoutent que la Cour constitutionnelle a certes conclu dans certains cas que l’incohérence de la jurisprudence pertinente avait emporté une différence de traitement anticonstitutionnelle, mais qu’elle s’est bornée à ordonner la publication de son arrêt au Journal officiel de la République de Serbie en guise de mesure de réparation.

66. Les requérants considèrent qu’il résulte à l’évidence de ce qui précède que le recours constitutionnel revêt un caractère purement théorique eu égard au contexte juridique et politique général dans lequel s’inscrit, selon eux, la présente affaire et à la situation des réservistes en particulier (voir les paragraphes 30 et 32 de l’arrêt de chambre ainsi que les arrêts de la Cour constitutionnelle Už. 2156∕11, 43∕11, 2886∕10, 649∕11 et 2021∕11 mentionnés aux paragraphes 23, 38 et 39 ci-dessus).

3. L’arrêt de la chambre

67. Dans son arrêt, la chambre a relevé notamment que des griefs de discrimination analogues à ceux formulés par les requérants avaient été soulevés devant la Cour constitutionnelle par les auteurs du recours Už. 2901∕10, mais que la haute juridiction les avaient ignorés lorsqu’elle s’était prononcée le 17 février 2011, ne portant pas d’appréciation sur leur bien-fondé (paragraphe 37 ci‑dessus). La chambre a également constaté que le Gouvernement l’avait reconnu dans ses observations tout en soutenant que rien ne permettait de dire que les auteurs dudit recours eussent entrepris des démarches pour conclure un accord analogue à celui du 11 janvier 2008. Elle a toutefois estimé que, même à supposer qu’elle fût pertinente pour le cas des requérants dans la présente affaire, cette affirmation ne trouvait aucun appui dans les faits puisqu’il y avait eu entre le gouvernement et l’ensemble des réservistes de longues négociations – qui s’étaient certes révélées vaines – concernant l’opportunité d’étendre à tous les principes acceptés le 11 janvier 2008, et que les requérants eux-mêmes avaient clairement montré qu’ils souscrivaient à cette position en introduisant leur propre action civile le 26 mars 2009.

68. Dans ces conditions, la chambre a jugé que si « un recours constitutionnel d[evait] en principe être considéré comme un recours interne effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention pour toutes les requêtes introduites [contre la Serbie] à compter du 7 août 2008 (Vinčić, précité, § 51) », cette voie de recours ne pouvait manifestement pas passer pour effective dans les affaires soulevant des griefs tels que ceux formulés par les requérants en l’espèce.

4. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux se dégageant de la jurisprudence de la Cour

69. Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection.

70. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996‑IV). La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (voir la décision Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010, dans laquelle la Cour a cité les principes exposés de manière détaillée aux paragraphes 66 à 69 de l’arrêt Akdivar et autres, dont les éléments pertinents en l’espèce sont rappelés ci‑après).

71. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66).

72. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999‑I)) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (Akdivar et autres, précité, § 66). Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, et Thiermann et autres c. Norvège (déc.), no 18712/03, 8 mars 2007).

73. Cependant, comme indiqué précédemment, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui. La règle de l’épuisement des recours internes ne s’applique pas non plus lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative consistant en la répétition, avec la tolérance officielle de l’État, d’actes interdits par la Convention, de sorte que toute procédure serait vaine ou inefficace (Akdivar et autres, précité, § 67).

74. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009).

75. Dès lors qu’il existe au niveau national un recours permettant aux juridictions internes d’examiner, au moins en substance, le grief de violation d’un droit protégé par la Convention, c’est ce recours qui doit être exercé (Azinas, précité, § 38). Il ne suffit pas, le cas échéant, que le requérant ait exercé sans succès un autre recours qui était susceptible d’aboutir à l’infirmation de la mesure litigieuse pour des motifs étrangers au grief de violation d’un droit protégé par la Convention. C’est le grief tiré de la Convention qui doit avoir été exposé au niveau national pour que l’on puisse conclure à l’épuisement des « recours effectifs ». Il serait contraire au caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, §§ 33-34, série A no 40, et Azinas, précité, § 38).

76. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, et Akdivar et autres, précité, § 69). Il serait par exemple trop formaliste d’exiger des intéressés qu’ils usent d’un recours que même la juridiction suprême du pays ne les obligeait pas à exercer (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 117 et 118, CEDH 2007‑IV).

77. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres, précité, § 68, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

78. La Cour relève que les articles 199 et 200 de la loi sur les obligations permettent aux réservistes ayant servi dans l’armée de mars à juin 1999 d’attraire les autorités de l’État défendeur devant les tribunaux civils et, sous certaines conditions, de leur demander réparation du préjudice subi du fait du non-paiement d’indemnités journalières dues par elles au titre du règlement sur les frais de déplacement et autres dans l’armée yougoslave (paragraphes 44 et 45 ci-dessus) et de deux décisions (nos 03/825-2 et 06/691-1) adoptées par le chef d’état-major de celle-ci le 1er et le 3 avril 1999 respectivement. De surcroît, les réservistes concernés peuvent contester comme contraire à l’interdiction de discrimination posée par l’article 21 de la Constitution toute pratique discriminatoire liée au versement de ces indemnités (paragraphe 32 ci-dessus). Enfin, depuis le 7 avril 2009, les personnes s’estimant victimes d’une discrimination peuvent se prévaloir de l’article 43 de la loi sur l’interdiction de la discrimination et des diverses formes de redressement – décisions injonctives et/ou déclaratoires – qu’il offre aux victimes (paragraphe 40 ci‑dessus). Force est donc de constater que les juridictions civiles ont plénitude de juridiction pour connaître de demandes telles que celles qui sont ici en cause. La Cour relève d’ailleurs que, dans certaines affaires analogues à la présente espèce tranchées entre 2002 et début mars 2009, des juridictions serbes de première instance ou d’appel saisies par des réservistes de demandes identiques n’ont pas considéré que celles-ci étaient prescrites et y ont fait droit (paragraphe 24 ci-dessus). En conséquence, la Cour estime que, à l’époque des faits, la saisine des juridictions civiles était un recours effectif aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.

79. En l’espèce, les requérants ont engagé le 26 mars 2009 une action civile contre l’État défendeur en s’appuyant sur le règlement sur les frais de déplacement et autres dans l’armée yougoslave et sur les décisions adoptées par le chef d’état-major de celle-ci (paragraphe 78 ci-dessus). Dans leurs demandes indemnitaires, ils réclamaient le remboursement de sommes précises au titre des indemnités journalières et de certaines autres prestations, mais sans se prévaloir de l’interdiction de la discrimination posée par l’article 21 de la Constitution ou des clauses antidiscriminatoires de l’article 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 12, pourtant directement applicables dans l’ordre interne en vertu de l’article 18 de la Constitution (paragraphes 17, 19, 32, 40 et 41 ci‑dessus). De même, à aucun moment ils n’invoquèrent la loi sur l’interdiction de la discrimination entrée en vigueur avec effet immédiat le 7 avril 2009, peu après l’introduction de leur action. En revanche, dans leurs conclusions, ils se prétendaient victimes d’une discrimination découlant de l’Accord.

80. Tout en reconnaissant que leur action avait une base juridique valable, le tribunal de première instance de Niš a débouté les requérants pour tardiveté le 8 juillet 2010 en raison de l’expiration du délai de prescription prévu par l’article 376 § 1 de la loi sur les obligations, délai qui avait selon lui commencé à courir à la démobilisation des intéressés. Le 16 novembre 2010, la cour d’appel de Niš a rejeté l’appel des requérants pour des motifs analogues, estimant que les délais de prescription de trois et de cinq ans respectivement prévus par le premier et le deuxième paragraphe de l’article 376 avaient expiré (paragraphe 49 ci-dessus). La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013). En l’espèce, il ressort de l’interprétation du droit interne donnée par les juridictions civiles serbes que les requérants n’ont pas observé les règles de prescription applicables, dont le respect est l’une des conditions qu’il convient de remplir pour satisfaire à l’exigence d’épuisement des recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphe 72 ci‑dessus).

81. Par la suite, les requérants se sont pourvus devant la Cour constitutionnelle, contestant – sous l’angle des articles 32 et 36 de la Constitution et de l’article 6 de la Convention – l’application des règles de prescription par les juridictions civiles exposée ci-dessus, en particulier celle qui en avait été faite dans l’arrêt rendu le 16 novembre 2010, à leurs yeux erronée et non conforme à la pratique suivie par d’autres juridictions nationales qui appliquaient – à juste titre selon eux – le délai de prescription de dix ans fixé par l’article 371 de la loi sur les obligations (paragraphe 48 ci-dessus).

82. La Cour ne peut que constater que, si les requérants ont fait état de l’Accord dans leur recours constitutionnel en renvoyant à la procédure qu’ils avaient intentée devant les juridictions civiles et dans laquelle ils s’étaient dits victimes d’une discrimination, ils n’ont pas soulevé expressément ou en substance leur grief de discrimination devant la Cour constitutionnelle. Il est parfaitement compréhensible par ailleurs que la Cour constitutionnelle n’ait pas examiné ce grief d’office (paragraphe 35 ci‑dessus).

83. Contrairement à la chambre (paragraphes 71 à 75 de l’arrêt de chambre), la Grande Chambre n’est pas persuadée que la saisine de la Cour constitutionnelle eût été vaine pour les requérants. À cet égard, la Grande Chambre a examiné trois arrêts rendus par la Cour constitutionnelle dans des affaires analogues. Les deux premiers, en date du 17 février 2011 et du 8 mars 2012 respectivement, sont antérieurs à celui que la Cour constitutionnelle a rendu le 5 décembre 2012 dans l’affaire des requérants, tandis que le troisième, qui a été adopté le 20 février 2013, lui est postérieur. Ces arrêts permettent de mieux jauger l’effectivité du recours constitutionnel en pareille matière. Dans aucune des trois affaires la Cour constitutionnelle ne s’est déclarée incompétente pour statuer sur le grief fondé sur l’article 21 de la Constitution et tiré des effets discriminatoires prêtés à l’Accord. Dans deux cas la haute juridiction ne s’est pas prononcée sur ce grief mais a accueilli pour d’autres motifs le recours dont elle était saisie (paragraphes 38 et 39 ci-dessus). Dans le troisième arrêt, antérieur à celui rendu dans l’affaire des requérants, la Cour constitutionnelle ne s’est pas davantage prononcée sur ce grief, estimant que l’article 21 revêtait un « caractère accessoire » et relevant que les requérants n’avaient invoqué aucun autre article de la Constitution en combinaison avec cette disposition (paragraphe 37 ci‑dessus).

84. Au vu de ce qui précède, la Grande Chambre estime qu’il n’est pas établi que le recours constitutionnel n’eût pas offert aux requérants une perspective raisonnable de succès quant à leur grief de discrimination s’ils l’avaient valablement soulevé devant la Cour constitutionnelle. Dans le cadre d’autres affaires dirigées contre le même État défendeur, la Cour a jugé à plusieurs reprises que « le recours constitutionnel [devait] en principe être considéré comme un recours interne effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention pour toutes les requêtes introduites [contre la Serbie] à compter du 7 août 2008 » (Vinčić, précité, § 51, Rakić et autres c. Serbie, no 47460/07 et autres, § 39, 5 octobre 2010, et Hajnal c. Serbie, no 36937/06, §§ 122 et 123, 19 juin 2012). La Grande Chambre n’aperçoit aucune raison d’en décider autrement en l’espèce. Du reste, dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés par la Constitution, il incombe à l’individu lésé d’éprouver l’ampleur de cette protection, l’intéressé devant donner aux juridictions nationales la possibilité de faire évoluer ces droits par la voie de l’interprétation (Vinčić, précité, § 51 ; voir aussi, mutatis mutandis, pour ce qui est de la common law, D c. Irlande (déc.), no 26499/02, § 85, 28 juin 2006, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 142, CEDH 2010). Comme indiqué ci-dessus, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (paragraphe 74).

85. En conséquence, la Cour estime que les requérants sont restés en défaut d’épuiser les recours civil et constitutionnel qui étaient disponibles et suffisants pour remédier aux violations alléguées.

86. Il reste à rechercher s’il existait en l’espèce des circonstances particulières qui auraient pu dispenser les intéressés de leur obligation d’exercer les recours en question.

87. À cet égard, la Cour relève que la créance d’indemnités journalières dont les requérants se disent titulaires remonte à 1999 et que les intéressés ne lui ont fourni aucune explication convaincante quant au fait qu’ils n’ont pas tenté plus tôt d’en obtenir le recouvrement en justice.

88. Elle observe par ailleurs que la Cour constitutionnelle a examiné et accueilli le grief des requérants tiré de l’incohérence de la jurisprudence des juridictions civiles en matière d’application des règles de prescription. Pour se prononcer ainsi, la haute juridiction a estimé que cette jurisprudence était fondée sur une « interprétation constitutionnellement acceptable », mais qu’elle emportait violation du droit des réservistes à l’égalité devant la justice. Pour la Cour, il ressort de cette conclusion que, considérée isolément, l’interprétation à laquelle les tribunaux se sont livrés dans la présente affaire était « acceptable », mais que la disparité des pratiques des juridictions nationales en la matière était incompatible avec le droit à l’égalité devant la justice. En outre, il semble que les requérants auraient pu se prévaloir de cette décision pour demander la réouverture de leur affaire devant les juridictions civiles (paragraphes 42 et 43 ci-dessus).

89. En tout état de cause, avant que la Cour constitutionnelle ne se soit prononcée sur cette question, la chambre avait été saisie par les requérants, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un grief analogue par lequel ceux-ci se plaignaient d’une incohérence de la jurisprudence des tribunaux serbes et reprochaient aux juridictions d’appel d’avoir rejeté leurs demandes alors pourtant que d’autres tribunaux avaient, en se fondant sur une interprétation différente des délais de prescription applicables, accueilli des demandes identiques formées par d’autres réservistes. Dans son arrêt précité du 28 août 2012, la chambre a procédé à une analyse minutieuse des éléments pertinents en l’espèce et, après avoir constaté que la jurisprudence des juridictions d’appel était harmonisée à l’époque des faits (paragraphes 54 à 60 de l’arrêt de chambre), a déclaré le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement par une décision qui délimite le cadre de l’affaire renvoyée à la Grande Chambre et revêt donc un caractère définitif (paragraphe 56).

90. Au vu de ce qui précède, et eu égard à l’ensemble des faits de la cause, la Cour n’aperçoit aucune circonstance particulière qui aurait pu dispenser les requérants de l’obligation d’épuiser les recours internes dans les formes et délais prescrits par le droit serbe. Elle estime au contraire que, s’ils avaient satisfait à cette exigence, les intéressés auraient offert aux juridictions internes la possibilité que la règle de l’épuisement a pour finalité de ménager aux États, à savoir trancher la question de la compatibilité avec la Convention d’actes ou d’omissions faisant grief, et que si les requérants avaient malgré tout porté leur grief devant elle par la suite, elle aurait pu tirer profit des avis de ces juridictions (voir, entre autres, Van Oosterwijck, précité, § 34, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 42, CEDH 2008). Dans ces conditions, la Cour considère que les intéressés n’ont pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, celui de la Cour revêtant un caractère subsidiaire par rapport au leur (Burden, précité, § 42, et Akdivar et autres, précité, §§ 65-66).

91. En conséquence, la Cour accueille l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne le grief de discrimination formulé par les requérants. Dès lors, elle ne peut connaître du fond de ce grief.

B. Sur les autres exceptions préliminaires

92. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus, il n’y a pas lieu pour la Cour d’examiner les autres exceptions préliminaires du Gouvernement, qui soutient que la requête constitue un abus du droit de recours individuel, que les requérants ne peuvent se prétendre victimes de la violation alléguée et que ni l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ni l’article 1 du Protocole no 12 ne sont applicables en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Accueille, par quatorze voix contre trois, l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement au grief de discrimination formulé par les requérants sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 1 du Protocole no 12, et dit en conséquence qu’elle ne peut connaître du fond de ce grief ; et

2. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 mars 2014.

Michael O’BoyleDean Spielmann

Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Popović, Yudkivska et De Gaetano.

D.S.
M. O’B.

Annexe

No

|

Requête

no

|

Nom du requérant

Date de naissance

Lieu de résidence

---|---|---

1.
|

17153/11

|

Boban VUČKOVIĆ

27/09/1971

Niš

2.
|

17157/11

|

Ljubiša VELIČKOVIĆ

24/08/1954

Selo Prva Kutina

3.
|

17160/11

|

Igor VELIČKOVIĆ

10/06/1979

Niš

4.
|

17163/11

|

Saša GROZDANOVIĆ

29/04/1975

Niška Banja

5.
|

17168/11

|

Dragan GROZDANOVIĆ

05/12/1967

Niška Banja

6.
|

17173/11

|

Ljubiša MILOŠEVIĆ

03/10/1959

Niš

7.
|

17178/11

|

Miodrag NIKOLIĆ

29/02/1956

Niška Banja

8.
|

17181/11

|

Siniša MILOŠEVIĆ

03/10/1958

Niš

9.
|

17182/11

|

Grujica MARKOVIĆ

25/06/1965

Niš

10.
|

17186/11

|

Radomir TODOROVIĆ

15/07/1958

Niška Banja

11.
|

17343/11

|

Dejan ZDRAVKOVIĆ

19/11/1971

Sićevo

12.
|

17344/11

|

Marjan MITIĆ

10/02/1969

Niš

13.
|

17362/11

|

Branislav MILIĆ

15/08/1944

Niš

14.
|

17364/11

|

Miroslav STOJKOVIĆ

01/09/1947

Doljevac

15.
|

17367/11

|

Dejan SEKULIĆ

09/08/1970

Niška Banja

16.
|

17370/11

|

Slavoljub LUČKOVIĆ

24/06/1955

Niš

17.
|

17372/11

|

Goran LAZAREVIĆ

17/08/1970

Niš

18.
|

17377/11

|

Goran MITIĆ

15/02/1979

Niš

19.
|

17380/11

|

Petar ADAMOVIĆ

02/08/1952

Niš

20.
|

17382/11

|

Radisav ZLATKOVIĆ

12/04/1952

Niš

21.
|

17386/11

|

Jovan RANĐELOVIĆ

25/02/1944

Niš

22.
|

17421/11

|

Bratislav MARKOVIĆ

26/05/1949

Niška Banja

23.
|

17424/11

|

Desimir MARKOVIĆ

08/07/1965

Niš

24.
|

17428/11

|

Časlav SPASIĆ

21/02/1960

Niš

25.
|

17431/11

|

Ljubiša NIKOLIĆ

05/12/1958

Selo Jelašnica

26.
|

17435/11

|

Dragan ĐORĐEVIĆ

19/02/1957

Niška Banja

27.
|

17438/11

|

Radiša ĆIRIĆ

10/02/1958

Niška Banja

28.
|

17439/11

|

Siniša PEŠIĆ

31/10/1961

Niš

29.
|

17440/11

|

Boban CVETKOVIĆ

28/08/1967

Niška Banja

30.
|

17443/11

|

Goran JOVANOVIĆ

15/01/1965

Suvi Do

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES POPOVIĆ, YUDKIVSKA ET DE GAETANO

(Traduction)

1. Nous ne pouvons souscrire au constat de non-épuisement des voies de recours internes auquel la majorité est parvenue aux paragraphes 82 et 83 de l’arrêt, et qu’elle a réitéré au paragraphe 85.

Le 11 janvier 2008, le gouvernement défendeur conclut un accord avec un groupe de personnes dont la situation coïncidait pour l’essentiel avec celle des intéressés en ce qu’elles réclamaient elles aussi le paiement d’indemnités journalières correspondant à la même période de service militaire. Par cet accord, le Gouvernement appliqua aux réservistes de l’armée qui y étaient parties un traitement différencié sur la base de leurs communes de résidence respectives (paragraphe 15 de l’arrêt).

Le 26 mars 2009, les requérants intentèrent une action civile contre l’État, alléguant que l’accord du 11 janvier 2008 emportait discrimination à leur égard (paragraphe 17 de l’arrêt).

Après avoir été déboutés de leur action par les juridictions de droit commun, les intéressés se pourvurent devant la Cour constitutionnelle le 21 janvier 2011 (paragraphe 21 de l’arrêt), se plaignant d’une différence de traitement entre les réservistes de l’armée. Selon eux, la différence de traitement en question découlait d’abord des décisions incohérentes rendues par les juridictions de droit commun dans des affaires identiques, ensuite de l’accord du 11 janvier 2008, dont ils firent état dans leur recours constitutionnel.

2. Le 5 décembre 2012, la Cour constitutionnelle de Serbie accueillit le grief des requérants tiré de l’incohérence de la jurisprudence interne, mais ne fit aucune mention de l’accord du 11 janvier 2008 (paragraphes 22 et 23 de l’arrêt). Par ailleurs, elle estima que la publication de son arrêt au Journal officiel constituait un redressement suffisant pour la violation constatée par elle. Elle conclut à la violation de l’article 36 § 1 de la Constitution serbe (égalité de tous devant la justice) et rejeta le grief des intéressés tiré de l’article 21 du même texte (interdiction de discrimination).

En ce qui concerne les faits exposés ci-dessus, la majorité a estimé que les intéressés « n’[avaient] pas soulevé expressément ou en substance leur grief de discrimination devant la Cour constitutionnelle » (paragraphe 82 de l’arrêt) tout en reconnaissant, dans le même paragraphe, que « les requérants [avaient] fait état de l’[a]ccord [du 11 janvier 2008] dans leur recours constitutionnel ». Il est donc constant que les intéressés ont bel et bien invoqué l’accord en question dans leur recours devant la Cour constitutionnelle de Serbie. En outre, ce grief était intégralement et dans son essence même fondé sur la question de la discrimination, et le grief tiré de l’incohérence de la jurisprudence était également dirigé, en substance, contre les pratiques discriminatoires qui, selon les requérants, avaient cours au niveau national.

À nos yeux, le fait que la Cour constitutionnelle serbe ait donné gain de cause aux requérants est le principal argument à l’appui de la thèse défendue par eux dans la présente affaire. La Cour constitutionnelle est parvenue à un constat de violation de la Constitution en ne retenant que l’un des griefs d’inconstitutionnalité soulevés par les intéressés, à savoir l’incohérence de la jurisprudence pertinente, et n’a pas jugé utile d’examiner l’autre grief, fondé sur l’accord du 11 janvier 2008. La Cour européenne use fréquemment de la même méthode, employant en général la formule suivante : « (...) il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article (...) ».

3. Toutefois, la majorité a estimé que les requérants n’avaient pas épuisé les recours civils et constitutionnels qui s’offraient à eux (paragraphe 85 de l’arrêt). Nous ne pouvons souscrire à ce point de vue. Selon nous, les faits de la cause appellent la conclusion inverse. Après avoir exercé une action civile dont ils ont été déboutés par les juridictions ordinaires, les intéressés ont tenté d’obtenir réparation en saisissant la Cour constitutionnelle. Celle‑ci leur a donné raison, mais faute pour elle d’avoir remédié de manière appropriée à la violation constatée, les requérants ont dû saisir la Cour européenne. Avec tout le respect dû à la majorité, nous estimons que le présent arrêt pêche par excès de formalisme : la majorité semble reprocher aux requérants de ne pas avoir soulevé leurs griefs devant les juridictions internes – notamment la Cour constitutionnelle – selon des « modalités » qui étaient les seules acceptables à ses yeux.

4. La jurisprudence de la Cour désapprouve l’excès de formalisme. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire D.H. et autres c. République tchèque ([GC], no 57325/00, § 116, CEDH 2007‑IV), où était principalement en cause un grief de discrimination, la Cour s’est exprimée ainsi :

« (...) [L]’article 35 § 1 doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. [La Cour] a de plus admis que cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. »

La Cour s’est même engagée plus avant dans la voie de la souplesse. Il lui est arrivé de rejeter l’exception de non-épuisement des recours internes dans des affaires où certains requérants n’avaient pas usé de la possibilité d’exercer un recours constitutionnel (S.H. et autres c. Autriche, 57813 [GC], no 57813/00, § 47, CEDH 2011).

Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire M.D. et autres c. Malte (no 64791/10, §§ 34-38, 17 juillet 2012), où elle était appelée à statuer sur un grief tiré de l’article 6 de la Convention, la Cour a fustigé l’approche très étroitement formaliste adoptée par la Cour constitutionnelle maltaise lors de l’examen d’un recours constitutionnel. Dans cet arrêt, la Cour a repris le passage précité de l’arrêt D.H. et autres, sans mentionner expressément cette affaire, et a renvoyé à d’autres arrêts allant dans le sens du principe de souplesse, qui est bien ancré dans sa jurisprudence. Dans l’affaire Kadlec c. République tchèque (no 49478/99, § 26, 25 mai 2004), où étaient en cause l’accès à la Cour constitutionnelle et les observations présentées devant celle-ci sous l’angle de l’équité de la procédure interne, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention, déclarant notamment que :

« Les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois. »

Nous ne voyons pas pourquoi la Cour a cru devoir en juger autrement en l’espèce.

En l’affaire Walchli c. France (no 35787/03, § 32, 26 juillet 2007), la Cour a également conclu à la violation de l’article 6 de la Convention en raison du formalisme excessif dont les juridictions internes avaient fait preuve quant à l’objet du litige.

Elle a réaffirmé sa position dans un arrêt récent rendu en l’affaire Ateş Mimarlik Mühendislik A.Ş. c. Turquie (no 33275/05, § 39, 25 septembre 2012), où elle a déclaré que le formalisme ne devait pas constituer une barrière empêchant l’examen au fond d’un grief. Elle a renvoyé à sa jurisprudence antérieure en la matière, notamment à l’arrêt Walchli.

5. La Cour préconisant invariablement une application souple de l’article 35 § 1 de la Convention, il nous est difficile de souscrire à la conclusion de la majorité, qui revient en substance à faire savoir aux requérants qu’ils auraient dû exposer leurs moyens devant les juridictions internes d’une certaine manière et non d’une autre.

6. Même s’il fallait considérer que les requérants auraient dû présenter leurs moyens devant la Cour constitutionnelle de telle ou telle manière – ce qui n’est pas le cas selon nous –, il faudrait se demander si une référence plus explicite à l’accord du 11 janvier 2008 et à l’article 21 de la Constitution leur aurait offert une chance raisonnable de succès. Dans son arrêt du 7 novembre 2012 (paragraphe 23), la Cour constitutionnelle a jugé que l’existence d’une différence de traitement fondée sur des caractéristiques personnelles était une condition préalable à un constat de violation du principe de non-discrimination. Les requérants s’étant plaints en substance d’une discrimination fondée sur leur lieu de résidence – élément qui ne peut être qualifié de « caractéristique personnelle » –, leur grief aurait été rejeté quel que fût son mode de présentation devant la Cour constitutionnelle.

7. Au vu de ce qui précède, et de la jurisprudence claire et précise de la Cour, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle les requérants n’ont pas épuisé les recours internes. Nous estimons que les faits de l’espèce ne peuvent conduire à une telle conclusion, sauf à interpréter l’article 35 § 1 de manière excessivement formaliste, en méconnaissance de la jurisprudence de la Cour. En conséquence, nous considérons que la Grande Chambre aurait dû examiner le fond de l’affaire.


Synthèse
Formation : Cour
Numéro d'arrêt : 001-142276
Date de la décision : 25/03/2014
Type de recours : Exception préliminaire retenue (Article 35-1 - Recours interne efficace)

Parties
Demandeurs : VUČKOVIĆ ET AUTRES
Défendeurs : SERBIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ALEKSIC S. ; ISAILOVIC B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award