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18/03/2014 | CEDH | N°001-142086

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖCALAN c. TURQUIE (N° 2), 2014, 001-142086


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖCALAN c. TURQUIE (No 2)

(Requêtes nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07)

ARRÊT

STRASBOURG

18 mars 2014

DÉFINITIF

13/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Abdullah Öcalan c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen, r>Dragoljub Popović,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir dé...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖCALAN c. TURQUIE (No 2)

(Requêtes nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07)

ARRÊT

STRASBOURG

18 mars 2014

DÉFINITIF

13/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Abdullah Öcalan c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Öcalan (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er août 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté devant la Cour par Mes T. Otty et M. Muller, avocats à Londres (requêtes nos 24069/03 et 197/04) ; Mes A. Tuğluk, D. Erbaş, I. Dündar, H. Kaplan, M. Tepe, F. Köstak, F. Aydınkaya, Ö. Güneş, I. Bilmez, B. Kaya, Ş. Tur et E. Emekçi, avocats à Istanbul ; Mes K. Bilgiç et H. Korkut, avocats à İzmir ; Mes M. Şakar et R. Yalçındağ, avocats à Diyarbakır ; Me N. Bulgan, avocat à Gaziantep ; Me A. Oruç, avocat à Denizli (requêtes nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07), et Me R.B. Ahues, avocat à Hanovre (requête no 24069/03). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint en général de ses conditions de détention à la prison d’İmralı (Mudanya, Bursa, Turquie), des restrictions frappant sa communication avec les membres de sa famille, de sa condamnation à la peine perpétuelle sans possibilité de libération conditionnelle, et d’une tentative d’empoisonnement.

4. Le 3 avril 2007, les requêtes ont été jointes et communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

L’échange des observations entre les parties s’est terminé le 8 mars 2012.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant, ressortissant turc né en 1949, est actuellement détenu à la prison d’İmralı.

6. Les faits de la cause survenus jusqu’à la date du 12 mai 2005 ont été présentés par la Cour dans l’arrêt Öcalan c. Turquie ([GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV). Ils peuvent se résumer comme suit.

7. Le 15 février 1999, le requérant fut appréhendé par des agents de sécurité turcs dans un avion qui se trouvait dans la zone internationale de l’aéroport de Nairobi. Ramené du Kenya en Turquie, le requérant fut placé en garde à vue à la prison d’İmralı le 16 février 1999. Entre-temps, les détenus de cette prison avaient été transférés dans d’autres établissements.

8. Le 23 février 1999, le requérant comparut devant un juge assesseur de la cour de sûreté de l’État d’Ankara, qui ordonna sa mise en détention provisoire.

A. Le procès

9. Par un arrêt du 29 juin 1999, la cour de sûreté de l’État d’Ankara déclara le requérant coupable d’avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et d’avoir formé et dirigé dans ce but une bande de terroristes armés, et elle le condamna à la peine capitale en application de l’article 125 du code pénal. Elle considéra que le requérant était le fondateur et le premier responsable de l’organisation illégale que constituait le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan – le « PKK »). La cour de sûreté de l’État jugea établi qu’à la suite de décisions prises par le requérant, et sur ses ordres et directives, le PKK avait procédé à plusieurs attaques armées, attentats à la bombe, sabotages et vols à main armée, et que, lors de ces actes de violence, des milliers de civils, de militaires, de policiers, de gardes de village et de fonctionnaires avaient trouvé la mort. Elle rappela entre autres que le requérant avait reconnu que l’évaluation par les autorités turques du nombre de morts (près de trente mille) et de blessés imputables aux agissements du PKK était proche de la réalité, que ce nombre pouvait même être plus élevé, et que les attaques avaient été perpétrées sur ses ordres et dans le cadre de la lutte armée menée par le PKK. La cour de sûreté de l’État n’admit pas l’existence de circonstances atténuantes permettant de commuer la peine capitale en réclusion à perpétuité, compte tenu notamment du nombre très élevé et de la gravité des actes de violence et eu égard au danger important et imminent que représentaient ces actes pour le pays.

10. Par un arrêt adopté le 22 novembre 1999 et prononcé le 25, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 29 juin 1999 en toutes ses dispositions.

11. En octobre 2001, l’article 38 de la Constitution fut modifié dans le sens que la peine capitale ne pourrait plus être prononcée ni exécutée sauf en temps de guerre ou de danger imminent de guerre, ou en cas d’actes terroristes.

Par la loi no 4771 publiée le 9 août 2002, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida notamment d’abolir la peine de mort en temps de paix (c’est-à-dire sauf état de guerre ou menace de guerre imminente) et d’apporter les modifications nécessaires aux lois concernées, y compris au code pénal. Selon ces modifications, la réclusion à perpétuité, résultant de la commutation de la peine capitale déjà prononcée en raison d’actes de terrorisme, devait être purgée jusqu’à la fin des jours du condamné.

12. Par un arrêt du 3 octobre 2002, la cour de sûreté de l’État d’Ankara commua en réclusion à perpétuité la peine capitale prononcée à l’égard du requérant.

13. Le 20 février 2006, la Turquie ratifia le Protocole no 13 relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

B. Les conditions de détention après le 12 mai 2005

1. Conditions de détention dans l’établissement pénitentiaire d’İmralı

14. Les conditions de la détention du requérant à la prison d’İmralı jusqu’à la date du 12 mai 2005 se trouvent exposées dans l’arrêt de la même date (Öcalan, précité, §§ 192-196).

15. Par ailleurs, le requérant fut l’unique détenu de la prison d’İmralı jusqu’au 17 novembre 2009, date à laquelle cinq autres personnes y furent transférées ; tous les détenus, y compris le requérant, furent alors installés dans un nouveau bâtiment qui venait d’être construit.

16. En mai 2007 et en janvier 2010, donc pendant la période postérieure à l’arrêt de la Cour du 12 mai 2005, des délégations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») visitèrent l’établissement pénitentiaire d’İmralı.

a) Avant le 17 novembre 2009

17. Avant le 17 novembre 2009, la cellule qu’occupait seul le requérant mesurait 13 m² environ, disposait d’un lit, d’une table, d’un fauteuil et d’une bibliothèque. La pièce était climatisée et dotée d’un coin toilette. Elle possédait une fenêtre donnant sur une cour intérieure et bénéficiait d’un éclairage naturel et artificiel suffisant. En février 2004, les murs avaient été renforcés par des panneaux en aggloméré permettant de réduire l’humidité.

18. Le temps accordé au requérant pour sortir de sa cellule et profiter d’une cour intérieure (45 m² environ), entourée de hauts murs et couverte de grillage, était limité à une heure par jour (deux fois trente minutes, le matin et l’après-midi).

19. Le requérant ne se trouvait pas en isolement sensoriel ou en isolement cellulaire. Comme il était le seul détenu présent dans cet établissement pénitentiaire, il ne pouvait avoir de contacts qu’avec les membres du personnel qui y travaillaient. Ces derniers n’étaient autorisés à communiquer avec lui que sur des sujets relevant de leurs fonctions et relatifs à la vie quotidienne à la prison.

20. Le requérant disposait de livres et d’un poste de radio pouvant capter des émissions étatiques. Il ne lui était pas permis d’avoir un poste de télévision dans sa cellule, au motif qu’il était un détenu dangereux, était membre d’une organisation illégale et commettait des infractions disciplinaires répétitives. Pour les mêmes raisons, il n’avait pas non plus accès au téléphone.

21. Soumis à un accès restreint à la presse quotidienne et hebdomadaire, le requérant pouvait disposer dans sa cellule d’un maximum de trois journaux à la fois. Ceux-ci dataient souvent de plusieurs jours. En fait, il recevait des journaux une fois par semaine : il s’agissait des numéros fournis par sa famille ou par ses avocats. En l’absence de visites de membres de sa famille et de ses avocats (en raison des difficultés d’accès à l’île), il arrivait au requérant de rester longtemps sans accès aux numéros récents de la presse écrite. Les journaux qui lui étaient remis étaient largement censurés.

22. Le requérant avait le droit de correspondre avec l’extérieur, sous le contrôle des autorités pénitentiaires. Le courrier reçu par lui était vérifié et censuré. La correspondance avec l’extérieur fut interrompue pendant certaines périodes.

23. Le requérant demeura dans la même cellule de la date de son transfert à l’établissement pénitentiaire d’İmralı – après son arrestation le 16 février 1999 – jusqu’à la date du 17 novembre 2009, soit durant près de dix ans et neuf mois.

b) Depuis le 17 novembre 2009

24. Pour se conformer aux demandes formulées par le CPT afin qu’il fût mis un terme à l’isolement social relatif du requérant, les autorités gouvernementales construisirent de nouveaux bâtiments dans l’enceinte de l’établissement pénitentiaire d’İmralı. Le 17 novembre 2009, l’intéressé et cinq autres détenus transférés d’autres prisons y furent installés.

25. Depuis cette date, le requérant occupe seul une cellule ayant une superficie de 9,8 m² (espace de vie) auxquels s’ajoutent 2 m² (salle d’eau et toilettes), possédant un lit, une petite table, deux chaises, une armoire métallique et un coin cuisine équipé d’un lavabo. Le bâtiment où se trouvent les cellules est bien protégé contre l’humidité. Selon le CPT, la cellule du requérant, bien que dotée d’une fenêtre de 1 m x 0,5 m et d’une porte en partie vitrée, les deux donnant sur une cour intérieure, ne bénéficie pas d’un ensoleillement direct suffisant en raison du mur de 6 m de haut qui entoure cette cour. La proposition du CPT d’abaisser le mur n’a pas été acceptée par le Gouvernement, dont les experts ont certifié que la cellule recevait assez de lumière naturelle.

26. La prison est équipée d’une salle de sport contenant une table de ping‑pong et de deux autres salles dotées de chaises et de tables, toutes ces pièces recevant une abondante lumière naturelle. Chaque détenu, y compris le requérant, bénéficie de deux heures d’activités quotidiennes en extérieur, qu’il passe seul dans la cour intérieure réservée à sa cellule. Par ailleurs, chaque détenu peut passer une heure par semaine, seul, dans une salle de loisirs (où aucune activité spécifique n’est proposée) et deux heures par mois, seul, dans la bibliothèque de la prison. En outre, chaque détenu participe à des activités collectives, incluant une heure par semaine avec les autres détenus pour la conversation.

27. À la suite de sa visite de janvier 2010, le CPT fit observer que le régime pénitentiaire appliqué au requérant n’était qu’un pas modeste dans le bon sens, surtout en comparaison du régime pratiqué dans les autres prisons de type F pour la même catégorie de condamnés, qui pouvaient se livrer à des activités en extérieur tout au long de la journée et à des activités collectives non surveillées avec les autres condamnés trois à sept jours par semaine.

28. Au vu de ces observations, les autorités responsables de la prison d’İmralı entreprirent d’assouplir le régime en question, si bien que les détenus d’İmralı, y compris le requérant, peuvent désormais se livrer seuls à des activités hors cellule pendant quatre heures par jour, recevoir des journaux deux fois par semaine (au lieu d’une seule fois) et passer trois heures par semaine ensemble pour la conversation (au lieu d’une heure par semaine). Tous les détenus d’İmralı peuvent à leur demande pratiquer, à raison d’une heure par semaine, chacune des activités collectives suivantes : peinture et arts plastiques, ping-pong, échecs, volleyball, basketball. Selon les registres de la prison, le requérant fait en pratique du volleyball et du basketball, mais ne participe pas aux autres activités. Les autorités pénitentiaires informèrent également le CPT qu’elles envisageaient d’offrir aux détenus deux heures par semaine d’activités collectives supplémentaires (arts plastiques, jeux de société ou sport). Ainsi, le temps passé par le requérant hors de sa cellule serait élévé, en fonction de ses choix quant aux activités communes, jusqu’à trente-huit heures par semaine au maximum, dont dix heures au maximum en compagnie des autres détenus.

29. Des aménagements techniques ayant été opérés, depuis le 20 mars 2010 le requérant dispose, comme les autres détenus de la prison d’İmralı, de dix minutes de conversation téléphonique avec l’extérieur tous les quinze jours.

30. Dans son rapport du 9 juillet 2010, le CPT a recommandé au Gouvernement de veiller à ce que le requérant soit en compagnie des autres détenus lors des activités en extérieur, à ce que l’intéressé et les autres détenus puissent passer ensemble une partie raisonnable de la journée (par exemple huit heures) en dehors de leurs cellules pour se livrer à des activités variées. Le CPT a également conseillé d’autoriser le requérant à avoir un poste de télévision dans sa cellule, comme tous les autres détenus des prisons de haute sécurité. Les autorités pénitentiaires n’ont pas donné suite à ces dernières recommandations au motif que l’intéressé avait toujours le statut de détenu dangereux et ne se conformait pas au règlement de la prison, notamment lors des visites de ses avocats. Le 12 janvier 2012, un poste de télévision a été mis à la disposition du requérant.

2. Restrictions apportées aux visites des avocats et membres de la famille du requérant

a) La fréquences des visites

31. Des membres de la famille et des avocats du requérant ont rendu visite à celui-ci maintes fois, mais ces visites n’ont pas été aussi fréquentes que l’auraient souhaité le requérant et les visiteurs, principalement en raison de « mauvaises conditions météorologiques », de l’« entretien des bateaux assurant la navette entre l’île et le continent » et de l’« impossibilité pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions météorologiques ».

32. En fait, l’ancien bateau İmralı 9 demeurait en service mais ne pouvait naviguer que par vent faible. Le grand bateau Tuzla, qui avait été promis par le Gouvernement alors que la précédente affaire Öcalan était pendante devant la Grande Chambre de la Cour, a été mis en service en 2006. Plus adapté que l’İmralı 9 aux conditions météorologiques difficiles, le Tuzla assure des navettes à une fréquence plus élevée entre l’île d’İmralı et le continent. Il a de temps en temps des pannes techniques, avec des réparations qui nécessitent parfois des travaux de plusieurs semaines.

33. Concernant les visites, pendant la période mars-septembre 2006 par exemple, vingt et une demandes de visite sur trente et une furent rejetées. Ces décisions négatives se poursuivirent en octobre 2006, avec cinq refus pour six demandes, et en novembre 2006 avec six refus pour dix demandes. Après une brève amélioration en décembre 2006 (un refus pour six demandes), en janvier 2007 (deux refus pour six demandes) et en février 2007 (aucun refus pour les quatre demandes), la fréquence des visites chuta encore en mars 2007 (six refus pour huit demandes) et en avril 2007 (quatre refus pour cinq demandes), pour reprendre un rythme plus élevé en mai 2007 (un refus pour cinq demandes) et en juin 2007 (un refus pour quatre demandes). Le nombre total des visites de la famille s’est élevé à quatorze en 2005, à treize en 2006 et à sept en 2007. En fait, du 16 février 1999 jusqu’en septembre 2007, le requérant reçut 126 visites de ses frères et sœurs, et 675 de ses avocats ou conseils.

34. Sur le restant de l’année 2007, en 2008, en 2009 et en général 2010, la fréquence des visites d’avocats ou de membres de la famille du requérant augmenta régulièrement. Courant 2009 par exemple, quarante-deux visites sur cinquante-deux demandées eurent lieu le jour prévu ou le lendemain (en raison de conditions météorologiques défavorables).

35. En 2011 et en 2012, la proportion de refus par rapport aux demandes a augmenté de façon significative. À titre d’exemple, en 2011, le requérant n’a pu recevoir que deux visites de proches sur les six demandées. Encore en 2011, il n’a pu recevoir que vingt-trois visites de ses avocats sur les soixante-sept demandées. Trois visites de ses avocats ont eu lieu en janvier, deux en février, cinq an mars, trois en avril, quatre en mai, quatre en juin et deux en juillet 2011. D’août à décembre 2011, le requérant n’a reçu aucune visite, à l’exception d’une visite de proches le 12 octobre 2011, pour trente‑trois demandes refusées. Les autorités pénitentiaires ont invoqué les mauvaises conditions météorologiques ou une panne de bateau pour justifier leurs refus.

En 2012, le requérant a reçu quelques visites de son frère. Il n’a reçu aucune visite de ses avocats.

b) Les visites des avocats

36. En règle générale, les personnes détenues en Turquie peuvent s’entretenir avec leurs avocats les jours ouvrables, et ce pendant les heures de travail, sans restriction de fréquence sur une période déterminée. L’accès à l’île d’İmralı n’étant possible que par la navette maritime mise à disposition par l’administration de la prison d’İmralı, les visites des avocats du requérant avaient lieu en pratique les mercredis, lorsque le transport était assuré.

i. Le déroulement des visites des avocats du requérant

37. En règle générale, les détenus peuvent communiquer avec leur avocat en toute confidentialité, en dehors de la présence d’un surveillant. Cependant, le 1er juin 2005, la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives est entrée en vigueur, remplaçant la législation précédente en la matière. En vertu de l’article 59 de la nouvelle loi, s’il s’avère, d’après des documents ou d’autres éléments de preuve, que les visites d’avocats à une personne condamnée pour crime organisé servent de moyen de communication au sein de l’organisation concernée, le juge de l’exécution des peines, sur demande du parquet, peut imposer les mesures suivantes : la présence d’un fonctionnaire lorsque le condamné s’entretient avec ses avocats, le contrôle des documents échangés entre le condamné et ses avocats lors de ces visites et/ou la saisie de tout ou partie de ces documents par le juge.

38. Le 1er juin 2005, le requérant reçut la visite de ses avocats. Juste avant l’entretien, les autorités pénitentiaires communiquèrent à l’intéressé et à ses avocats une décision du juge de l’exécution des peines de Bursa, appliquant à cette visite l’article 59 de la loi no 5275. Un fonctionnaire fut donc présent lors de l’entrevue, la conversation entre le requérant et ses avocats fut enregistrée sur magnétophone et les documents apportés par les avocats furent soumis au juge pour examen.

39. Pour protester contre la nouvelle procédure, le requérant interrompit l’entretien au bout de quinze minutes et demanda à ses avocats de ne plus venir lui rendre visite tant que ces mesures seraient en vigueur. Il déclara aux autorités pénitentiaires que la procédure en cause ne respectait nullement la confidentialité de l’entretien entre les avocats et leur client et qu’une telle pratique « rendait inutiles la visite et l’entretien pour la préparation de sa défense ».

40. Lors des visites ultérieures, un fonctionnaire assista aux entretiens. Par ailleurs, la conversation entre le requérant et ses avocats fut à nouveau enregistrée sur magnétophone et soumise au juge de l’exécution des peines pour examen.

41. Les avocats du requérant formèrent aussi un recours auprès de la cour d’assises de Bursa contre la décision du juge de l’exécution des peines de Bursa ayant ordonné la présence d’un fonctionnaire lors des entretiens et l’enregistrement des conversations. Par des décisions du 27 avril et du 9 juin 2006, la cour d’assises rejeta ce recours, aux motifs que les mesures attaquées visaient à empêcher la transmission d’ordres au sein d’une organisation terroriste, qu’elles ne concernaient pas les droits de la défense du requérant et que, du reste, la transcription des conversations montrait que celles-ci ne portaient pas sur la défense de l’intéressé dans une quelconque procédure mais sur le fonctionnement interne du PKK ou la stratégie à suivre par cette organisation illégale.

42. Lors de la visite des avocats du 29 mars 2006, l’un des fonctionnaires présents dans la pièce où se déroulait l’entretien interrompit celui‑ci au motif qu’il ne se limitait pas à la préparation de la défense du requérant devant un organe judiciaire. Les avocats de l’intéressé portèrent plainte contre le fonctionnaire en question pour abus de pouvoir et de compétences. Le 21 avril 2006, le parquet de Bursa rendit une ordonnance de classement sans suite.

ii. Contenu des échanges entre le requérant et ses avocats

43. Il ressort des comptes rendus des visites des avocats que les conversations commencent très souvent par un exposé des avocats sur les récents développements concernant le PKK. Le requérant consulte ses avocats sur les changements de personnes aux différents niveaux de structure de l’organisation, sur les diverses activités et réunions organisées par les organes du PKK (aux niveaux régional ou national, ou encore à l’étranger), sur la ligne politique suivie par les dirigeants du parti, sur la concurrence entre ces derniers ainsi que sur les pertes subies par les militants armés dans leur lutte contre les forces de sécurité. Le requérant, se présentant comme « le leader du peuple kurde », commente toutes les réponses des avocats et charge ceux-ci de transmettre ses idées et ses instructions en vue de la réorientation de la politique menée par le PKK en Turquie (il défend en général l’idée d’une reconnaissance des droits de la minorité kurde dans une Turquie complètement démocratique) ou dans d’autres pays. Par ailleurs, il approuve ou rejette les nominations des cadres dans diverses instances du PKK et donne des conseils sur l’organisation interne du parti. Il prône aussi l’abandon des armes par le PKK lorsque le Gouvernement aura mis fin aux hostilités et que les revendications formulées par le PKK seront satisfaites.

44. À la demande du procureur de la République de Bursa, le juge de l’exécution des peines de Bursa refusa plusieurs fois de remettre au requérant et à ses avocats une copie de ces comptes rendus, au motif que ceux-ci contenaient des instructions directes ou indirectes du requérant au PKK, qui les utilisait pour réorienter sa stratégie et ses plans d’action.

45. Depuis mai 2005, le requérant est resté actif dans sa participation au débat politique de la Turquie sur le mouvement armé séparatiste que constitue le PKK, qui le désigne comme son principal représentant, et ses instructions transmises par le biais de ses avocats ont été suivies attentivement par le public et ont fait l’objet de diverses réactions, même les plus extrêmes. Une part de la population en Turquie le considérait comme le terroriste le plus dangereux du pays, toujours actif même à partir de la prison. Ses partisans le voyaient comme leur leader et le chef ultime du mouvement séparatiste.

Le requérant a aussi déclaré qu’il avait participé à des pourparlers avec certains responsables de l’État dans le but de résoudre les problèmes posés par le mouvement séparatiste armé, mais que la plupart de ses appels à la cessation du conflit armé n’avaient été entendus ni par le Gouvernement ni par le mouvement armé dont il était issu.

iii. Exemples de sanctions disciplinaires infligées au requérant en raison de ses entretiens avec ses avocats

46. Le requérant s’est vu imposer des sanctions de vingt jours d’isolement cellulaire au motif qu’il avait transmis des instructions à l’organisation dont il était le chef, lors des visites de ses avocats effectuées à ces dates : le 30 novembre 2005, le 12 juillet et le 27 septembre 2006, le 4 avril, le 4 juillet et 7 novembre 2007, le 9 avril et le 14 mai 2008, le 2 janvier et le 4 novembre 2009.

47. Ainsi, selon l’enregistrement sur magnétocassette de l’entretien du 30 novembre 2005 entre le requérant et ses avocats, l’intéressé indiqua à ses défenseurs comment il estimait que les membres du PKK pouvaient inviter les citoyens d’origine kurde à manifester pour réclamer le droit à l’instruction dans la langue kurde.

48. Le 12 décembre 2005, la commission disciplinaire de la prison d’İmralı, considérant que les paroles du requérant correspondaient à « des activités de formation et de propagande au sein d’une organisation criminelle », condamna le requérant à vingt jours d’isolement cellulaire. En application de cette sanction, l’administration pénitentiaire retira au requérant livres et journaux pendant vingt jours.

49. Le recours du requérant contre cette mesure disciplinaire fut rejeté le 22 décembre 2005 par le juge de l’exécution des peines de Bursa, au motif que l’intéressé avait incité des femmes et des enfants à organiser des manifestations illégales, se livrant ainsi à ce que l’on pouvait qualifier de formation et de propagande au sein d’une organisation criminelle.

50. Le 7 février 2006, la cour d’assises de Bursa rejeta le recours formé par les conseils du requérant contre la décision du 22 décembre 2005. La cour d’assises considéra, notamment, que la décision attaquée était conforme à la loi.

51. Le requérant se vit infliger une autre sanction de vingt jours d’isolement cellulaire en raison d’un entretien avec ses avocats ayant eu lieu le 12 juillet 2006. Ses recours ayant été rejetés, il purgea cette peine du 18 août au 7 septembre 2006. Les avocats du requérant n’eurent connaissance de cette sanction que le 23 août 2006, lors du rejet d’une demande de visite au requérant.

c) Les visites des membres de la famille

52. Les visites des proches du requérant (frères et sœurs en l’occurrence) sont limitées à une heure tous les quinze jours. Au début, ces visites se déroulaient dans un parloir comportant un dispositif de séparation, les parloirs où détenu et visiteurs se mettent autour d’une table étant réservés aux parents du premier degré selon l’article 14 du règlement sur les visites aux condamnés et aux détenus. Le 2 décembre 2009, le Conseil d’État annula cette disposition. Le conseil d’administration de la prison d’İmralı, sans attendre que cette décision fût devenue définitive, accorda au requérant le droit de voir ses frères et sœurs sans dispositif de séparation. C’est ainsi que, le 26 juillet 2010, le requérant a pu pour la première fois accueillir son frère « autour d’une table ».

53. En cas d’annulation d’une visite en raison des conditions météorologiques, les autorités ont la possibilité d’organiser, à la demande des membres de la famille, une autre visite dans les jours suivants. En pratique, les visites non effectuées le mercredi ne sont pas remplacées en l’absence de demande de la part des visiteurs.

54. Par ailleurs, les visites de membres de la famille n’ont pas été aussi fréquentes que l’auraient souhaité le requérant ou ses proches, et ce en raison de l’insuffisance de moyens de transport face à des conditions météorologiques défavorables. Près de la moitié des visites demandées ont été refusées, au motif que la navette était en panne ou que les conditions météorologiques étaient mauvaises.

3. Procédures engagées contre certains avocats du requérant

a) Interdiction faite à certains avocats de représenter le requérant

55. Le nouveau texte du code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er juin 2005, prévoit à l’article 151/3-4 que les avocats ayant fait l’objet de poursuites pénales pour des crimes liés au terrorisme peuvent être frappés de l’interdiction de représenter des personnes condamnées pour des activités terroristes. Cette disposition vise à empêcher que les chefs d’organisations terroristes, une fois condamnés, continuent à diriger leur organisation à partir de leur lieu de détention par le biais de leurs avocats.

56. Par un acte du 6 juin 2005, le parquet d’Istanbul invita la cour d’assises d’Istanbul à appliquer cette mesure à certains avocats du requérant.

57. Par une décision du 7 juin 2005, la 9e cour d’assises décida de priver douze avocats de leur qualité de conseil du requérant, et ce pour une période d’un an.

58. Le 20 juin 2005, la 10e cour d’assises d’Istanbul rejeta le recours formé par le requérant contre cette décision.

b) Poursuites pénales déclenchées contre certains avocats du requérant pour avoir servi de messagers entre celui-ci et son ex-organisation armée

59. Le 23 novembre 2011, sur ordre du parquet d’Istanbul, les forces de l’ordre arrêtèrent et placèrent en garde à vue trente-six avocats représentant le requérant dans seize départements de la Turquie (y compris six avocats représentant l’intéressé devant la Cour), perquisitionnèrent leurs bureaux et saisirent tous les documents concernant le requérant. Le parquet soupçonnait les avocats en question d’avoir servi de messagers entre le requérant et les autres dirigeants du PKK.

4. Allégation d’intoxication du requérant

60. Par une lettre du 7 mars 2007, les représentants du requérant informèrent la Cour qu’ils avaient demandé à un laboratoire médical de Strasbourg d’analyser six cheveux qu’ils considéraient comme ayant appartenu à l’intéressé, et que les analyses effectuées le 5 février 2007 montraient la présence de doses anormales de chrome et de strontium.

61. Des analyses à partir d’échantillons prélevés directement sur le requérant à la prison ne révélèrent en revanche aucune trace d’éléments toxiques ou nocifs pour la santé.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

62. L’article 125 de l’ancien code pénal issu de la loi no 765 disposait :

« Quiconque commet un acte tendant à soumettre tout ou partie du territoire de l’État à la domination d’un État étranger, à amoindrir son indépendance, à altérer son unité ou à soustraire une partie du territoire à l’administration de l’État, est passible de la peine capitale. »

63. Le code pénal turc prohibe l’application rétroactive du droit pénal lorsqu’elle s’opère au détriment de l’accusé, et garantit l’application rétroactive de la loi pénale plus favorable au condamné ainsi qu’à l’accusé.

64. L’article 1/A de la loi no 4771 portant réforme de diverses lois, adoptée le 3 août 2002, prévoit notamment la commutation de la peine de mort inscrite à l’article 450 du code pénal en une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

65. L’article 1/A de la loi no 5218 du 14 juillet 2004, publiée au Journal officiel le 21 juillet 2004, modifia notamment les articles 13 et 125 de la loi no 765. Cet article dispose :

« (...) 3. Le premier paragraphe et la première phrase du second paragraphe de l’article 13 sont modifiés comme suit :

La peine de réclusion lourde est la réclusion aggravée, la réclusion ou la réclusion à temps (muvakkat).

La peine de réclusion lourde à perpétuité aggravée et la peine de réclusion lourde à perpétuité courent jusqu’au décès du condamné.

(...)

24. L’expression « peine capitale » employée à l’article 125 est remplacée par « peine de réclusion lourde à perpétuité aggravée ».

66. La loi no 5237, adoptée le 26 septembre 2004 et publiée au Journal officiel le 12 octobre 2004, a refondu la législation pénale. Les dispositions du nouveau code pénal sont entrées en vigueur le 1er juin 2005. L’article 47 de cette loi dispose :

« La réclusion criminelle est l’emprisonnement à perpétuité aggravée, l’emprisonnement à perpétuité ou l’emprisonnement à temps.

La peine d’emprisonnement à perpétuité aggravée court jusqu’au décès du condamné. Elle est exécutée en vertu du régime de sécurité prévu par les lois et les règlements ».

67. L’article 25 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives du 13 décembre 2004, publiée au Journal officiel le 29 décembre 2004, est ainsi libellé :

« Les principes du régime d’application de la peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée sont énoncés ci-dessous :

a) le condamné est détenu dans une cellule individuelle ;

b) le condamné bénéficie d’une heure de sortie en plein air et de sport [par jour] ;

c) le condamné peut bénéficier d’un allongement du temps accordé pour sortir en plein air et faire du sport et peut être autorisé à avoir des contacts limités avec les condamnés séjournant dans la même unité, [s’il fait preuve] de bonne conduite eu égard aux impératifs de sécurité (...) et [s’il fait] des efforts dans le cadre de sa réhabilitation et de sa formation ;

d) le condamné peut se livrer à une activité artistique ou professionnelle approuvée par le conseil d’administration, en fonction des possibilités offertes par l’établissement où il se trouve ;

e) dans les cas que le conseil d’administration de l’établissement juge appropriés, le condamné peut téléphoner aux personnes visées à l’alinéa f) une fois tous les quinze jours, à raison de dix minutes ;

f) le condamné peut recevoir la visite de son conjoint, de ses ascendants, de ses descendants, de ses frères et sœurs et de son tuteur au jour, à l’heure et aux conditions fixés, et ce tous les quinze jours pour une durée ne pouvant excéder une heure ;

g) le condamné ne peut en aucun cas travailler en dehors de l’établissement pénitentiaire ni bénéficier d’une autorisation de congé ;

h) le condamné ne peut participer à aucune activité sportive ou de réhabilitation autre que celles définies dans le règlement intérieur de l’établissement ;

i) l’exécution de la peine ne peut en aucun cas être interrompue. Tous les traitements médicaux que le condamné doit recevoir, sauf exigences médicales (...), doivent être administrés dans un établissement pénitentiaire ou, si cela s’avère impossible, dans un hôpital d’État ou un hôpital universitaire pleinement habilité, dans une cellule individuelle ou dans une cellule de haute sécurité.

(...) »

68. L’article 107 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sécurité prévoit la possibilité de mise en liberté conditionnelle, sous réserve de bonne conduite, des personnes condamnées à la peine de réclusion [lourde] à perpétuité aggravée après une période minimale de détention de trente ans, des condamnés à la peine de réclusion à perpétuité (ordinaire) après une période minimale de détention de vingt-quatre ans et des autres condamnés une fois purgée la période correspondant aux deux tiers de leur peine d’emprisonnement.

Cependant, toujours selon la même disposition, les condamnés à la peine de réclusion à perpétuité aggravée pour des crimes contre la sécurité de l’État, contre l’ordre constitutionnel et contre la défense nationale (code pénal, 2ème livre, 4ème chapitre, sous chapitres 4, 5 et 6) commis en bande organisée à l’étranger ne peuvent être admis au bénéfice de la mise en liberté conditionnelle.

69. Selon l’article 68 du code pénal, les peines d’emprisonnement se prescrivent dans les délais suivants, qui commencent à courir à partir de la date de la condamnation définitive ou de la date de l’interruption de l’exécution de la peine (le restant de la peine entrant alors en ligne de compte) : quarante ans pour la peine perpétuelle aggravée ; trente ans pour la peine perpétuelle, vingt-quatre ans pour les peines d’emprisonnement de plus de vingt ans, vingt ans pour les peines d’emprisonnement de plus de cinq ans et dix ans pour les peines d’emprisonnement de moins de cinq ans ainsi que pour les amendes. Cependant, la prescription des peines ne s’appliquent pas à la peine de réclusion à perpétuité aggravée, à la peine de réclusion à perpétuité ordinaire et aux peines de plus de dix ans infligées pour des crimes contre l’État et la Nation commis en bande organisée à l’étranger (code pénal, 2ème livre, 4ème chapitre).

70. En cas de maladie ou de vieillesse d’un condamné à perpétuité, le président de la République peut ordonner sa libération immédiate ou différée.

71. À des intervalles plus ou moins réguliers, le législateur turc adopte une loi d’amnistie générale ou partielle (dans ce dernier cas, la libération conditionnelle est accordée après une période de sûreté) afin de faciliter la résolution des grands problèmes sociaux.

III. SOURCES INTERNATIONALES

72. Les récentes visites que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a effectuées à la prison fermée de haute sécurité de type F de l’île d’İmralı afin d’examiner les conditions de détention du requérant ont eu lieu du 20 au 22 mai 2007, les 26 et 27 janvier 2010 et du 21 au 28 juin 2012.

Le CPT a publié des rapports à l’issue des visites de 2007 et de 2010 ([CPT/Inf (2008) 13](http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2008-13-inf-eng.htm) pour la visite de mai 2007 et [CPT/Inf (2010) 20](http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2010-20-inf-eng.htm) pour celle de janvier 2010) et le Gouvernement y a répondu ([CPT/Inf (2008) 14](http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2008-14-inf-eng.pdf) pour la visite de mai 2007 et [CPT/Inf (2010) 21](http://www.cpt.coe.int/documents/tur/2010-21-inf-eng.pdf) pour celle de janvier 2010).

73. Les conclusions et recommandations du CPT formulées dans son rapport portant sur sa visite de mai 2007 se lisent comme suit :

« F. Conclusions and recommendations

31. Abdullah Öcalan est incarcéré, seul et unique détenu dans la prison fermée de haute sécurité d’İmralı – une île difficile d’accès – depuis près de huit ans et demi. Bien que la situation d’isolement caractérisé auquel l’intéressé est astreint depuis le 16 février 1999 ait eu, au cours des années, des effets délétères, les visites précédentes du CPT n’avaient pas mis en évidence, du moins jusqu’à présent, des conséquences néfastes significatives sur son état physique et psychique[1]. Cette évaluation doit maintenant être revue, à la lumière de l’évolution de l’état physique et mental d’Abdullah Öcalan.

32. Les autorités turques sont maintenant à la croisée des chemins : ou elles ne modifient en rien la situation de l’intéressé (c’est le choix qu’elles ont délibérément suivi, en toute connaissance de cause, depuis 1999, avec les conséquences susmentionnées), ou elles prennent la décision de revoir la situation d’Abdullah Öcalan, en assurant notamment à ce dernier la possibilité d’entretenir des liens socio-affectifs minimum. A cet égard, il convient de rappeler que dès 2001, le CPT avait clairement indiqué aux autorités turques qu’Abdullah Öcalan « devrait, à la première occasion, être intégré dans un cadre lui permettant d’avoir des contacts avec d’autres détenus et un plus large éventail d’activités. Si les autorités turques (...) sont parvenues à la conclusion que son transfert dans un autre établissement pénitentiaire n’est pas possible pour l’instant, elles devraient prendre les mesures nécessaires pour créer à la Prison fermée d’Imrali le cadre qui vient d’être évoqué ».[2]

La même ligne de pensée transparaît dans l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme du 12 mai 2005[3], lorsque celle-ci indique : « Tout en estimant, conformément aux propositions du CPT, que les effets à long terme de l’isolement social relatif imposé au requérant devraient être atténués par son accès aux mêmes commodités que les autres détenus dans les prisons de haute sécurité en Turquie, notamment à la télévision et aux communications téléphoniques avec sa famille, la Grande Chambre, à l’instar de la Chambre, estime que les conditions générales de la détention du requérant à la prison d’İmralı n’ont pas atteint, pour le moment, le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention ».

33. Le CPT est fermement convaincu que maintenir un détenu dans de telles conditions d’isolement, huit années et demi durant, ne peut plus trouver aucune justification, quelles que soient les circonstances. Il en appelle aux autorités turques afin qu’elles revoient complètement la situation du détenu Abdullah Öcalan, en vue de l’intégrer dans un environnement où les contacts avec d’autres détenus et une plus grande variété d’activités sont possibles.

De plus, le CPT recommande que des mesures soient prises par les autorités turques afin :

s’agissant du domaine médical :

. de soumettre immédiatement le détenu à un examen ORL complet (en ce compris un examen endoscopique spécialisé et, si nécessaire, un scanner), et de pratiquer, le cas échéant, une intervention chirurgicale palliative/réparatrice ;

. de faire procéder immédiatement à un examen radiographique du thorax du détenu ;

. de faire bénéficier le détenu des consultations psychiatriques que nécessite l’évolution de son état mental ;

. que les contrôles médicaux journaliers imposés au détenu soient remplacés par des examens médicaux moins fréquents, effectués par le même médecin. Les interventions des médecins spécialistes devraient être coordonnées par ce même médecin. La nature et les raisons motivant cette nouvelle approche devraient être expliquées en détail au détenu, à l’avance, par le médecin qui sera chargé de l’examiner ;

. qu’au service médical, le laryngoscope soit en état de fonctionner et que les médecins de permanence disposent de la formation nécessaire pour utiliser tant le laryngoscope que le défibrillateur ;

s’agissant des conditions matérielles et du régime de détention :

. que l’intéressé soit autorisé à circuler librement durant la journée entre sa cellule et le local attenant ;

. qu’il bénéficie d’un accès – même occasionnel – à une aire de promenade plus vaste et dotée d’un minimum d’équipement (protection contre les intempéries, banc, équipements sportifs,...) ;

. qu’il puisse bénéficier d’un poste de télévision (loué ou acheté) dans sa cellule, ainsi que d’un minimum d’activités de nature variée ;

s’agissant des contacts avec le monde extérieur :

. que l’intéressé puisse bénéficier, une fois par mois, de « visites à table » de membres de sa famille, en amendant, si nécessaire, les textes applicables, et qu’une certaine souplesse soit de mise concernant la possibilité d’accumuler des temps de visite inutilisés (en raison des difficultés particulières d’accès à l’île d’İmralı) ;

. que l’intéressé puisse téléphoner aux membres de sa famille (les communications pouvant être soumises à contrôle et être interrompues, si nécessaire). »

74. Parallèlement, en mars 2008, vu l’absence d’avancées réelles de la part du Gouvernement sur les points indiqués dans le rapport sur la visite de mai 2007, le CPT a lancé la procédure visant à la formulation d’une déclaration publique, telle que prévue à l’article 10 § 2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

75. Les conclusions du CPT formulées dans son rapport, adopté en mars 2010, portant principalement sur sa visite de janvier 2010, se lisent comme suit :

« E. Conclusions

36. Sur la base des constats de la délégation et des renseignements complémentaires donnés par les autorités turques dans leur lettre du 24 février 2010, le CPT a conclu que les conditions de détention d’Abdullah Öcalan s’étaient nettement améliorées par rapport à la situation observée lors de la visite de 2007. L’intégration d’un détenu dans « un environnement où les contacts avec d’autres détenus et une plus grande variété d’activités sont possibles » est maintenant en cours (voir paragraphe 3). De plus, le Comité a noté que l’accès à l’île pour les avocats d’Abdullah Öcalan et les membres de sa famille s’était nettement amélioré au cours de l’année écoulée.

En conséquence, le CPT a décidé de clore la procédure prévue à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, qui avait été engagée en mars 2008. Il continuera toutefois à suivre de près la situation d’Abdullah Öcalan (et des autres détenus de la prison d’İmralı) et n’hésitera pas à rouvrir cette procédure s’il s’avère que les améliorations susmentionnées ne sont pas maintenues. »

76. Le 11 juillet 2002, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté les lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, dont les extraits pertinents pour la présente affaire figurent au paragraphe 84 de l’arrêt Ramirez Sanchez c. France ([GC], no 59450/00, CEDH 2006‑IX).

77. Le 11 janvier 2006, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation Rec(2006)2 aux États membres sur les règles pénitentiaires européennes, dont les extraits pertinents pour la présente affaire sont présentés au paragraphe 85 de l’arrêt Ramirez Sanchez précité.

78. Dans le cadre des Nations Unies, le rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a estimé, dans son rapport intérimaire présenté à l’Assemblée générale le 5 août 2011, ce qui suit (pour l’accès à l’ensemble du rapport, voir :

[http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N11/445/7](http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N11/445/7) :

« Conclusions

79. Le Rapporteur spécial souligne que l’isolement cellulaire est une mesure excessive qui peut avoir de graves conséquences psychologiques et physiologiques pour les personnes, quelle que soit leur condition. Il estime que l’isolement cellulaire est contraire à l’un des objectifs essentiels du système pénitentiaire qui est de réhabiliter les délinquants et de faciliter leur réinsertion dans la société. Le Rapporteur spécial considère que tout isolement cellulaire d’une durée de plus de 15 jours est un isolement cellulaire prolongé.

80. En fonction du motif de son application, des conditions dans lesquelles il est appliqué, de sa durée, de ses effets et d’autres circonstances, l’isolement cellulaire peut constituer une violation de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’un des actes définis à l’article premier ou à l’article 16 de la Convention contre la torture. En outre, le placement en isolement cellulaire accroît le risque de voir des actes de torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants passer inaperçus et demeurer impunis.

81. Étant donné la douleur ou les souffrances psychiques et physiques graves que peut occasionner l’isolement cellulaire lorsqu’il est utilisé comme punition ou durant la détention provisoire, est appliqué de manière prolongée ou indéfinie, est imposé à des mineurs ou à des handicapés mentaux, l’isolement cellulaire peut constituer une torture ou une peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant. Le Rapporteur spécial estime que lorsque les conditions matérielles et le régime de l’isolement cellulaire ne respectent pas la dignité inhérente à la personne humaine et occasionnent une douleur ou des souffrances psychiques et physiques graves, l’isolement cellulaire constitue une peine ou traitement cruel, inhumain et dégradant. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION EN RAISON DES CONDITIONS DE DÉTENTION

79. Le requérant affirme que ses conditions de détention sur l’île d’İmralı sont inhumaines et ont excédé le seuil de gravité découlant de l’article 3 de la Convention. Il allègue également la violation des articles 5, 6, 8, 13 et 14 de la Convention en se basant notamment sur l’isolement social qui lui serait imposé pendant sa détention à la prison d’İmralı. La Cour examine ces griefs en premier lieu sous l’angle de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

80. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a. Le requérant

81. Le requérant fait observer qu’il a été le seul détenu de la prison d’İmralı pendant dix ans et dix mois, jusqu’au 17 novembre 2009, date à laquelle cinq autres détenus y ont été transférés. Après ce transfert, sa situation ne se serait pas beaucoup améliorée : le temps accordé aux détenus pour les activités communes serait extrêmement limité, notamment par comparaison avec le régime normalement appliqué dans les autres prisons de haute sécurité. L’isolement social du requérant aurait été encore aggravé par plusieurs interdictions qui ne seraient pas appliquées aux autres personnes condamnées en Turquie, à savoir la privation de poste de télévision et de toute communication téléphonique, une grande censure frappant sa correspondance avec l’extérieur, et les restrictions à l’accès aux sorties en plein air. Par ailleurs, l’absence d’amélioration des conditions de transport maritime constituerait un obstacle pratique aux visites de ses avocats et des membres de sa famille, ainsi qu’à son accès à la presse quotidienne ou aux livres.

82. Le requérant estime en outre que son état de santé se dégrade rapidement (difficultés respiratoires, gêne permanente au niveau des voies respiratoires supérieures, allergie cutanée non identifiée, etc.) et affirme se sentir humilié et dégradé par l’ensemble de ses conditions de détention.

83. Selon le requérant, le Gouvernement n’aurait pas accueilli favorablement la majorité des propositions que le CPT et la Commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale de Turquie avaient présentées afin de réduire les effets négatifs de son isolement social.

b. Le Gouvernement

84. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il observe d’emblée que le requérant n’a formulé aucune allégation de mauvais traitements de la part des membres du personnel de la prison.

85. Le Gouvernement se réfère aux conclusions présentées par le CPT à l’issue de sa visite de janvier 2010, à savoir que les conditions matérielles propres à la cellule et au bâtiment où séjourne le requérant sont en conformité avec les normes internationales les plus élevées en matière de détention. Il précise qu’après les remarques du CPT sur la quantité de lumière naturelle que la cellule du requérant recevait, une équipe composée d’architectes et d’un ophtalmologue a visité les locaux et constaté que la cellule était suffisamment exposée à la lumière du jour, si bien qu’il était possible de lire ou de travailler sans aucune gêne dans la journée sans recourir à la lumière artificielle.

86. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que le requérant, lorsqu’il n’est pas sous le coup d’une sanction disciplinaire, bénéficie de plus de trente‑six heures et demie par semaine d’activités à l’extérieur de sa cellule, dont huit heures et demie en compagnie des autres détenus. Lorsqu’il purge une sanction disciplinaire – qui consiste à être confiné dans la cellule – le requérant peut bénéficier de deux heures d’activités par jour à l’extérieur de sa cellule.

87. Le Gouvernement fait également observer que le suivi de la santé du requérant a été complètement réorganisé, conformément aux recommandations du CPT.

88. Le Gouvernement affirme que le refus d’accorder au requérant la possibilité de disposer d’un poste de télévision dans sa cellule et de passer des appels téléphoniques s’explique par les infractions disciplinaires répétitives qu’il a commises et les sanctions qui en ont découlé, ainsi que par sa dangerosité ; il se réfère à cet égard à l’article 4 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives.

89. Le Gouvernement attire l’attention sur le fait que ni le requérant ni ses conseils n’ont formé de recours contre les sanctions disciplinaires infligées. Il soutient que les autorités nationales se sont montrées fort sensibles aux indications du CPT et ont fait tout le nécessaire afin d’appliquer les normes internationales de détention les plus favorables au détenu. Le transfert de cinq autres détenus à İmralı, la possibilité de mener des activités communes, la mise en place des visites « autour d’une table », le remplacement des visites annulées pour mauvaises conditions météorologiques ou encore la possibilité de recevoir deux fois par semaine les journaux arrivés tout au long de la semaine en seraient des exemples.

90. Le Gouvernement affirme que la loi permet aux autorités pénitentiaires d’empêcher les détenus d’envoyer ou de recevoir du courrier mettant en péril l’ordre et la sécurité de la prison et facilitant la communication avec les autres membres d’une organisation terroriste.

91. Le Gouvernement rappelle sur ce point que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour avoir dirigé une organisation dont les attaques ont fait des milliers de morts et de blessés et ont porté atteinte à la paix et à la sécurité de la société. Il fait observer qu’après l’incarcération du requérant, le PKK a poursuivi ses attaques armées et ses activités terroristes. Des éléments probants montreraient que le requérant transmettait des instructions aux membres de son organisation, qui le considéreraient d’ailleurs toujours comme leur chef, par le biais des conseils qui lui rendaient visite chaque semaine pour les besoins de ses requêtes auprès de la Cour. Pour ces actes, le requérant aurait fait l’objet de poursuites disciplinaires, se serait vu infliger des sanctions disciplinaires qui l’auraient empêché de disposer d’un poste de télévision ou de passer des appels téléphoniques ; cependant, ces sanctions ne sembleraient pas avoir été dissuasives et l’intéressé aurait persisté dans ce comportement. Le Gouvernement affirme que lorsque certains avocats se sont vu interdire les visites au requérant parce qu’il y avait eu transmission de messages au PKK, certains des nouveaux avocats ayant remplacé les anciens auraient continué à servir de messagers entre l’intéressé et son organisation armée. Le Gouvernement soutient que si le requérant se comportait conformément aux règles de l’établissement, il n’y aurait plus de sanctions disciplinaires contre lui et il bénéficierait des facilités de communication avec l’extérieur autorisées par la législation.

92. Le Gouvernement affirme que depuis le 20 mars 2010 les communications téléphoniques sont techniquement possibles pour les détenus d’İmralı et que le requérant peut bénéficier de dix minutes d’appel tous les quinze jours.

2. Appréciation de la Cour

a) Période de détention à prendre en considération

93. La Cour doit tout d’abord déterminer quelle est la période de détention à prendre en considération pour apprécier la conformité des conditions de détention aux exigences de l’article 3.

94. Elle rappelle en premier lieu qu’à l’intérieur du cadre tracé par la décision de recevabilité de la requête, la Cour peut traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l’instance engagée devant elle (voir, parmi beaucoup d’autres, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996-V, et Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 43, Recueil 1996-VI).

95. La Cour rappelle en deuxième lieu qu’elle a examiné la conformité à l’article 3 des conditions de détention du requérant du début jusqu’à la date du 12 mai 2005, dans son arrêt de la même date (Öcalan, précité, §§ 192‑196). Elle y est parvenue à la conclusion suivante :

« Tout en estimant, conformément aux propositions du CPT, que les effets à long terme de l’isolement social relatif imposé au requérant devraient être atténués par son accès aux mêmes commodités que les autres détenus dans les prisons de haute sécurité en Turquie, notamment à la télévision et aux communications téléphoniques avec sa famille, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, estime que les conditions générales de la détention du requérant à la prison d’İmralı n’ont pas atteint, pour le moment, le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. En conséquence, il n’y a pas eu violation de cette disposition de ce chef. »

96. Dans le présent arrêt, la Cour ne peut connaître que des faits qui se sont produits postérieurement à son arrêt du 12 mai 2005 (requête no 46221/99) et jusqu’à la date du 8 mars 2012 (date des dernières observations reçues). Elle tiendra compte cependant de la situation dans laquelle se trouvait le requérant à la date du 12 mai 2005, notamment pour ce qui est des effets à long terme de ses conditions de détention spécifiques.

b) Principes généraux

97. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, et quels que soient les agissements de la personne concernée, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants (El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012, Ramirez Sanchez, précité, § 115, et Chahal, précité, § 79).

98. Les difficultés que rencontrent les États à notre époque pour protéger leurs populations de la violence terroriste sont réelles. Cependant, l’article 3 ne prévoit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et, conformément à l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 93, Recueil 1998-VIII). La nature de l’infraction reprochée au requérant est donc dépourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (Ramirez Sanchez, précité, § 116, et Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 30, 18 octobre 2001).

99. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (voir, par exemple, Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25). De plus, la Cour, afin d’apprécier la valeur des éléments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires à l’article 3, se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut cependant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Le comportement des parties lors de la recherche des preuves entre en ligne de compte dans ce contexte (ibidem, § 161).

100. La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation durant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI). En recherchant si une forme particulière de traitement est « dégradante » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a, ou non, atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (voir, par exemple, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997‑VIII). Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive le constat de violation de l’article 3 (V. c. Royaume‑Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX, et Van der Ven c. Pays‑Bas, no 50901/99, § 48, CEDH 2003‑II).

101. Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime (voir, par exemple, les arrêts V. c. Royaume-Uni, précité, § 71, Indelicato, précité, § 32, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 428, CEDH 2004-VII, et Lorsé et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 62, 4 février 2003).

102. À ce propos, il y a lieu d’observer que les mesures privatives de liberté s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. Néanmoins, l’article 3 impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, §§ 92-94, et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002-VI). La Cour ajoute que les mesures prises doivent en outre être nécessaires pour parvenir au but légitime poursuivi (Ramirez Sanchez, précité, § 119).

103. Par ailleurs, lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001‑II).

104. La prolongation dans le temps de son isolement social relatif constitue l’un des éléments essentiels des allégations du requérant dans la présente affaire. Sur ce point spécifique, la Cour rappelle que l’exclusion d’un détenu de la collectivité carcérale ne constitue pas en elle-même une forme de traitement inhumain. Dans de nombreux États parties à la Convention existent des régimes de plus grande sécurité à l’égard des détenus dangereux. Destinés à prévenir les risques d’évasion, d’agression, de perturbation de la collectivité des détenus ou de contact avec les milieux du crime organisé, ces régimes ont comme base la mise à l’écart de la communauté pénitentiaire accompagnée d’un renforcement des contrôles (Ramirez Sanchez, précité, § 138).

105. Il demeure que les décisions de prolongation d’un isolement qui dure devraient être motivées de manière substantielle afin d’éviter tout risque d’arbitraire. Les décisions devraient ainsi permettre d’établir que les autorités ont procédé à un examen évolutif des circonstances, de la situation et de la conduite du détenu. Cette motivation devrait être, au fil du temps, de plus en plus approfondie et convaincante.

106. Il conviendrait par ailleurs de ne recourir à cette mesure, qui représente une sorte d’« emprisonnement dans la prison », qu’exceptionnellement et avec beaucoup de précautions, comme cela a été précisé au point 53.1 des règles pénitentiaires adoptées par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006. Un contrôle régulier de l’état de santé physique et psychique du détenu, permettant de s’assurer de sa compatibilité avec le maintien à l’isolement, devrait également être instauré (Ramirez Sanchez, précité, § 139).

107. La Cour a déjà établi quelles étaient les conditions dans lesquelles l’isolement d’un détenu – fût-il considéré comme dangereux – constituait un traitement inhumain ou dégradant (voire dans certaines circonstances une torture). Elle a ainsi rappelé ce qui suit :

« L’isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total peut détruire la personnalité et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison. En revanche, l’interdiction de contacts avec d’autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains. »

(voir, entre autres, Messina c. Italie (no 2) (déc.), no 25498/94, CEDH 1999‑V, et Öcalan, précité, § 191, les deux affaires dans lesquelles la Cour a conclu à l’absence de traitements contraires à l’article 3).

De même, la Cour a constaté la violation de l’article 3 de la Convention dans les conditions de détention suivantes :

« En ce qui concerne les conditions de détention du requérant dans le couloir de la mort, la Cour note que M. Ilaşcu a été détenu pendant huit ans, depuis 1993 et jusqu’à sa libération en mai 2001, en régime d’isolement sévère : sans contact avec d’autres détenus, sans aucune nouvelle de l’extérieur, puisqu’il n’avait pas la permission d’envoyer ou de recevoir du courrier, et privé du droit de prendre contact avec son avocat ou de recevoir régulièrement la visite de sa famille ; sa cellule non chauffée, même dans les rudes conditions d’hiver, était dépourvue d’éclairage naturel et d’aération. Il ressort du dossier que M. Ilaşcu a aussi été privé de nourriture en guise de punition et qu’en tout état de cause, compte tenu des restrictions à la réception de colis, même la nourriture qu’il recevait de l’extérieur était souvent impropre à la consommation. Le requérant ne pouvait prendre une douche que très rarement, parfois à plusieurs mois d’intervalle. A ce sujet, la Cour renvoie aux conclusions figurant dans le rapport rédigé par le CPT à la suite de sa visite en Transnistrie en 2000 (...), qualifiant d’indéfendable un isolement prolongé pendant de nombreuses années.

Les conditions de détention du requérant ont eu des effets préjudiciables sur sa santé, qui s’est détériorée tout au long de ces nombreuses années de détention. Ainsi, le requérant n’a pas été correctement soigné, en l’absence de visites et de traitements médicaux réguliers (...) et de repas diététiques. Par ailleurs, compte tenu des restrictions imposées à la réception de colis, il n’a pas pu recevoir des médicaments et de la nourriture bénéfiques pour sa santé. »

(Ilaşcu et autres, précité, § 438 ; voir, pour une conclusion de non violation de l’article 3 pour des conditions de détention différentes, Rohde c. Danemark, no 69332/01, § 97, 21 juillet 2005).

c) Application de ces principes au cas d’espèce

i. La spécificité de l’affaire

108. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour rappelle qu’elle a constaté, dans son arrêt du 12 mai 2005, que la détention du requérant posait d’extraordinaires difficultés aux autorités turques. Chef d’un mouvement armé séparatiste de grande ampleur, l’intéressé était considéré par une large part de la population en Turquie comme le terroriste le plus dangereux du pays. S’ajoutaient à cela les divergences qui s’étaient faites jour au sein de sa propre organisation. Ces faits démontraient qu’il existait des risques réels pour sa vie. On pouvait aussi raisonnablement prévoir que ses partisans ne manqueraient pas de tenter de le faire évader de son lieu de détention.

109. La Cour observe que ces conditions n’ont pas radicalement changé depuis mai 2005 : le requérant est resté actif dans sa participation au débat politique en Turquie concernant le mouvement armé séparatiste que représente le PKK, et ses instructions transmises par le biais de ses avocats (voir supra § 43) ont été suivies par le public et ont fait l’objet de diverses réactions, même les plus extrêmes (voir supra § 45). La Cour comprend donc que les autorités turques aient estimé nécessaire de prendre des mesures de sécurité extraordinaires dans le cadre de la détention du requérant.

ii. Les conditions matérielles de détention

110. Les conditions matérielles de détention du requérant doivent être prises en compte dans l’examen de la nature et de la durée de l’isolement.

111. La Cour observe qu’avant le 17 novembre 2009 la cellule qu’occupait seul le requérant mesurait 13 m² environ, disposait d’un lit, d’une table, d’un fauteuil et d’une bibliothèque. Elle était climatisée et dotée d’un coin toilette. Elle possédait une fenêtre qui donnait sur une cour intérieure et bénéficiait d’un éclairage naturel et artificiel suffisant. En février 2004, les murs avaient été renforcés par des panneaux en aggloméré permettant de réduire l’humidité.

112. La Cour observe aussi que, depuis le 17 novembre 2009, le requérant occupe seul une cellule dans le nouveau bâtiment de la prison d’İmralı qui a été construit pour accueillir également d’autres détenus. Sa nouvelle cellule a une superficie de 9,8 m² (espace de vie) auxquels s’ajoutent 2 m² (salle d’eau et toilettes), et possède un lit, une petite table, deux chaises, une armoire métallique et un coin cuisine doté d’un lavabo. Le bâtiment où se trouvent les cellules est bien protégé contre l’humidité. La cellule du requérant dispose d’une fenêtre de 1 m x 0,5 m et d’une porte en partie vitrée, les deux donnant sur une cour intérieure. Selon le CPT, la cellule est privée d’un ensoleillement direct suffisant par le mur de 6 m de haut qui entoure cette cour. Le Gouvernement, sur la base d’une expertise indiquant que la cellule recevait assez de soleil, et par crainte pour la sécurité du requérant, n’aurait pas accepté la proposition du CPT tendant à l’abaissement du mur en question.

113. Dans le nouveau bâtiment ont été mises à la disposition du requérant et des autres détenus une salle de sport équipée d’une table de ping-pong et deux autres salles dotées de chaises et de tables, pièces recevant toutes une abondante lumière naturelle. Jusqu’à la fin de 2009 et au début de 2010, le requérant bénéficiait, dans le nouveau bâtiment, de deux heures d’activités en plein air par jour, en restant seul dans la cour intérieure réservée à sa cellule. En outre, il pouvait passer une heure par semaine, seul, dans la salle de loisirs (où aucune activité spécifique n’était proposée) et deux heures par mois, seul, dans la bibliothèque de la prison (paragraphe 26 ci‑dessus).

114. Donnant suite aux observations formulées par le CPT après sa visite de janvier 2010, les autorités responsables de la prison d’İmralı ont assoupli le régime en question. Le requérant a ainsi été autorisé à mener, seul, des activités à l’extérieur de sa cellule à raison de quatre heures par jour.

115. La Cour constate que les conditions de détention matérielles du requérant sont conformes aux règles pénitentiaires européennes qui ont été adoptées le 11 janvier 2006 par le Comité des Ministres. Elles ont par ailleurs été considérées comme « globalement acceptables » par le CPT. Dès lors, aucune atteinte à l’article 3 ne saurait être relevée de ce chef.

iii. La nature de l’isolement du requérant

– L’accès à l’information

116. Avant le 17 novembre 2009, le requérant disposait dans sa cellule de livres et d’un poste de radio pouvant capter uniquement des émissions étatiques. Il n’était pas autorisé à avoir un poste de télévision dans sa cellule, au motif qu’il était un détenu dangereux et était membre d’une organisation illégale. Pour les mêmes raisons, il n’avait pas non plus accès au téléphone. Ces restrictions contribuaient à l’isolement social relatif de l’intéressé.

117. Pendant la même période, le requérant était soumis à un accès restreint à la presse quotidienne et hebdomadaire. En fait, il recevait des journaux une fois par semaine, les numéros fournis par sa famille ou par ses avocats. En l’absence de visites de membres de sa famille et de ses avocats, il lui arrivait de rester des semaines sans accès à la presse. Les journaux remis à l’intéressé étaient largement censurés.

118. Après le 17 novembre 2009, ces conditions ont été marquées par quelques améliorations. A partir de 2010, le requérant, comme les autres détenus de la prison d’İmralı, a pu recevoir des journaux deux fois par semaine au lieu d’une seule fois. Depuis mars 2010, il dispose aussi de dix minutes de conversation téléphonique avec l’extérieur tous les quinze jours.

119. Dans l’ensemble, la Cour observe que le requérant a bénéficié d’un accès modéré à l’information, ne disposant pas à tout moment de tous les moyens de communication. La censure des quotidiens remis à l’intéressé semble compensée par un accès non censuré aux livres. L’accès aux moyens audiovisuels (télévision) restant un moyen de réduire les effets néfastes de l’isolement social, et les détenus dans les autres prisons de haute sécurité bénéficiant sans restrictions importantes de cette possibilité, la Cour estime que la limitation imposée jusqu’à récemment au requérant sur ce point sans justification convaincante pouvait contribuer à long terme à son isolement social relatif.

– La communication avec le personnel de la prison

120. À la lumière des rapports que le CPT a préparés à l’issue de ses visites de 2007 et de 2010 (voir les links au paragraphe 72 ci‑dessus, (CPT/Inf (2008)13 pour la visite de mai 2007, §§ 25-30, et CPT/Inf (2010) 20 pour celle de janvier 2010, §§ 30-35), la Cour observe que le requérant a reçu, pendant pratiquement les onze premières années de sa détention, la visite quotidienne de médecins généralistes. Ces médecins changeaient à chaque fois, ce qui selon le CPT rendait impossible toute relation constructive entre le médecin et le patient.

121. À partir de mai 2010, à la suite des recommandations du CPT, le requérant a bénéficié de visites médicales soit régulièrement et mensuellement, soit à sa demande ou en cas de nécessité. Un médecin spécifique a été chargé de recueillir toutes les données médicales sur la santé de l’intéressé, de les évaluer et de leur appliquer le secret médical.

122. La Cour note également qu’aucun des certificats médicaux établis par les médecins du ministère de la Santé ni aucun des rapports sur les visites du CPT n’ont indiqué que l’isolement social relatif pourrait avoir des conséquences néfastes permanentes et importantes pour la santé du requérant. Il est vrai qu’à l’issue de leur visite de 2007 les délégués du CPT ont signalé une détérioration de l’état psychique de l’intéressé par rapport aux années 2001 et 2003. Selon les délégués du CPT, cette dégradation résultait d’un état de stress chronique et d’un isolement social et émotionnel, combinés à un sentiment d’abandon et de déception, sans oublier un problème ORL durable. A la suite de leur visite à İmralı en 2010, après la construction d’un nouveau bâtiment et le transfert d’autres détenus dans l’établissement, les délégués du CPT ont pu constater que l’état psychique du requérant s’était nettement amélioré, même s’il restait une légère vulnérabilité, qui était à surveiller.

123. La Cour observe en outre que les membres du personnel de la prison sont autorisés à communiquer avec le requérant mais qu’ils doivent limiter leur conversation au strict minimum exigé par leur travail. Un tel contact n’est pas susceptible en soi d’amoindrir l’isolement social d’un détenu.

– La communication avec les autres détenus

124. Avant le 17 novembre 2009, le requérant, qui était le seul détenu de l’établissement pénitentiaire d’İmralı, ne pouvait avoir de contacts qu’avec les membres du personnel qui y travaillaient, et ce dans les limites strictes de leurs fonctions.

125. Après le 17 novembre 2009, date à laquelle le requérant et cinq autres détenus venus d’autres prisons et transférés à İmralı ont été installés dans le bâtiment nouvellement construit, l’intéressé a été autorisé à passer une heure par semaine avec les autres détenus pour la conversation.

126. En réponse aux observations formulées par le CPT à la suite de sa visite de janvier 2010, les autorités responsables de la prison d’İmralı ont assoupli les possibilités de communication entre le requérant et les autres détenus. Depuis, l’intéressé peut passer trois heures – et non plus une heure – par semaine avec les autres détenus pour la conversation. Par ailleurs, comme tous les détenus d’İmralı, il peut pratiquer, à sa demande, les cinq activités collectives suivantes, à raison d’une heure par semaine pour chacune : peinture et arts plastiques, ping-pong, échecs, volleyball et basketball. Au total, il peut ainsi disposer de cinq heures hebdomadaires d’activités collectives. L’examen des registres de la prison montre qu’en pratique le requérant fait uniquement du volleyball et du basketball. En 2010, il était envisagé d’offrir au requérant et aux autres détenus deux heures hebdomadaires supplémentaires par semaine pour pratiquer d’autres activités collectives.

– La communication avec les membres de la famille

127. La Cour observe que le requérant a reçu la visite des membres de sa famille, notamment de ses sœurs et de son frère.

128. Même si le règlement de la prison autorise une heure de visite des proches (frères et sœurs dans le cas du requérant) tous les quinze jours, ces visites n’ont pu avoir lieu suivant la fréquence souhaitée par le requérant et sa famille. Le fait que l’intéressé soit détenu dans une prison située sur une île lointaine a inévitablement entraîné d’importantes difficultés d’accès à l’établissement pour les membres de la famille, par comparaison avec les centres pénitentiaires de haute sécurité qui se trouvent sur le continent. Les raisons principalement invoquées par les autorités gouvernementales pour justifier les fréquentes interruptions des services de navettes entre la prison et la côte la plus proche en témoignent : les « mauvaises conditions météorologiques », l’« entretien des bateaux assurant la navette entre l’île et le continent » et l’« impossibilité pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions météorologiques ».

129. L’examen des dates et de la fréquence des visites rendues par des proches et de celles refusées montre qu’en 2006 et début 2007 il y a eu plus de visites refusées qu’effectuées. En revanche, fin 2007, ainsi qu’en 2008, en 2009 et en 2010, la fréquence des visites s’est accrue. Par contre, en 2011 et en 2012, le requérant n’a pu recevoir que quelques visites des membres de sa famille. A cet égard, la Cour note avec préoccupation qu’un grand nombre de visites ont été rendues impossibles en raison de mauvaises conditions météorologiques et de pannes techniques des bateaux nécessitant parfois des travaux de plusieurs semaines, malgré le fait que le Gouvernement avait plaidé devant la Cour, dans le cadre de l’affaire Öcalan c. Turquie aboutissant à l’arrêt de la Grande Chambre du 12 mai 2005, que de telles difficultés allaient être supprimées avec la mise en service des moyens de transport plus appropriés (Öcalan précité, § 194).

130. Quant aux conditions dans lesquelles se déroulent ces visites, la Cour observe qu’avant 2010, le requérant ne pouvait communiquer avec ses sœurs ou son frère que dans des parloirs dotés d’un dispositif de séparation (vitres et combinés téléphoniques), car le règlement de la prison réservait les parloirs sans séparation aux visites des proches du premier degré. Cette partie du règlement ayant été invalidée par les juridictions administratives en décembre 2009, le requérant et les membres de sa famille qui lui rendent visite peuvent depuis 2010 s’installer autour d’une table.

– La communication avec les avocats ou d’autres personnes

131. La Cour observe que le requérant a reçu la visite de ses avocats, parfois à intervalles réguliers, parfois de façon rare et occasionnelle. Alors que l’intéressé avait le droit de voir ses avocats une fois par semaine (le mercredi étant le jour des visites), il s’est vu priver de la plupart de ces visites. Les autorités pénitentiaires ont motivé le rejet des demandes de visite en invoquant les mauvaises conditions météorologiques ou une panne de bateau.

132. La Cour note à cet égard que les périodes durant lesquelles les visites d’avocats ont été refusées au requérant ont précédé le déclenchement de procédures contre certains conseils de l’intéressé, auxquels il était reproché d’avoir servi de messagers entre lui et le PKK. Elle constate que les interruptions des visites ont davantage été dues au souci des autorités nationales d’empêcher la communication entre le requérant et son ex‑organisation armée qu’aux conditions météorologiques ou aux pannes de bateau.

133. La Cour observe en outre que le requérant avait le droit de correspondre avec l’extérieur, sous le contrôle des autorités pénitentiaires, et que le courrier reçu par lui était contrôlé et censuré.

134. Elle note aussi que le requérant n’a pas été autorisé à avoir des entretiens confidentiels avec ses avocats. Les comptes rendus de ces entretiens étaient en effet soumis au contrôle du juge de l’exécution des peines.

135. La Cour constate sur ces points que la communication entre le requérant et ses avocats et la correspondance de l’intéressé, détenu pour activités terroristes, ont fait l’objet de restrictions plus importantes que celles touchant les détenus d’autres prisons. Néanmoins, alors que les personnes privées de leur liberté pour activités terroristes ne sauraient être soustraites au champ des dispositions de la Convention et qu’on ne peut porter atteinte à la substance de leurs droits et libertés ainsi reconnus, les autorités nationales peuvent leur imposer des « restrictions légitimes » dans la mesure où ces restrictions sont strictement nécessaires pour protéger la société contre la violence.

– Conclusion quant à la nature de l’isolement imposé au requérant

136. La Cour en conclut que, pour la période antérieure à la date du 17 novembre 2009, on ne saurait estimer que le requérant a été détenu dans un isolement sensoriel ou social total. Son isolement social à cette époque était partiel et relatif. Depuis cette date (pour le restant de la période examinée, voir supra § 96), l’intéressé ne saurait pas non plus être considéré comme ayant été maintenu dans un isolement social grave, en dépit des importantes restrictions de facto appliquées à sa communication avec ses avocats.

iv. La durée du maintien en isolement social du requérant

137. La Cour constate que le requérant a été maintenu dans un isolement social relatif entre le 12 mai 2005 et le 17 novembre 2009, soit pendant quatre ans et six mois environ. Il est à rappeler que le 12 mai 2005, date à laquelle la Cour a rendu son arrêt dans la précédente requête introduite par le requérant, ce dernier, appréhendé le 15 février 1999, était déjà détenu dans un isolement social relatif depuis six ans et trois mois environ. La durée totale de la détention en isolément social relatif s’est donc élevée à dix ans et neuf mois.

138. La longueur de cette période appelle de la part de la Cour un examen rigoureux en ce qui concerne sa justification, la nécessité des mesures prises et leur proportionnalité par rapport aux autres restrictions possibles, les garanties offertes au requérant pour éviter l’arbitraire et les mesures prises par les autorités pour s’assurer que l’état physique et psychologique du requérant permettait son maintien à l’isolement (Ramirez Sanchez, précité, § 136).

139. Pour la période antérieure au 17 novembre 2009, on peut comparer les restrictions subies par le requérant à celles imposées à Ramirez Sanchez, dont l’affaire a fait l’objet d’un arrêt de la Grande Chambre ayant conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention (Ramirez Sanchez, précité, voir, notamment, §§ 125-150). Alors que Ramirez Sanchez fut placé pour un certain temps dans un quartier de la prison dont les occupants n’avaient aucune possibilité de se croiser ou d’être regroupés en un même lieu, le requérant était l’unique détenu de la prison et de ce fait il ne pouvait au quotidien côtoyer que les médecins et les membres du personnel. Il recevait les visites des membres de sa famille et de ses avocats lorsque les conditions de transport maritime le permettaient.

140. La Cour admet que le placement et le maintien du requérant dans de telles conditions de détention étaient motivés par le risque d’évasion hors d’une prison normale, le souci de protéger la vie de l’intéressé contre ceux qui le jugent responsable de la mort d’un grand nombre de personnes, et la volonté de l’empêcher de transmettre des instructions à son organisation armée, le PKK, qui le considérait toujours comme son chef.

141. Cependant, la Cour a déjà estimé dans l’arrêt Ramirez Sanchez qu’il serait souhaitable que des solutions autres que la mise à l’isolement soient recherchées pour les individus tenus pour dangereux et pour lesquels la détention dans une prison ordinaire et dans des conditions normales est jugée inappropriée (Ramirez Sanchez, précité, § 146).

142. La Cour observe que, dans son rapport sur sa visite effectuée du 19 au 22 mai 2007, le CPT a exprimé des préoccupations semblables sur les effets néfastes du prolongement de conditions se résumant à un isolement social relatif. Finalement, en mars 2008, en l’absence d’avancées réelles de la part du Gouvernement sur ce point, le CPT a mis en route la procédure visant à la formulation d’une déclaration publique, telle que prévue à l’article 10 § 2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

143. La Cour relève avec intérêt la réaction positive du Gouvernement. En effet, ce dernier a décidé en juin 2008 de construire un nouveau bâtiment dans l’enceinte de la prison d’İmralı afin de se conformer aux normes exigées par le CPT relativement à la détention du requérant et a mené en octobre 2008 des négociations de haut niveau sur ce point avec les représentants du CPT. La construction a été achevée en été 2009 et, en novembre 2009, le requérant ainsi que d’autres détenus transférés d’autres établissements pénitentiaires y ont été installés.

144. La Cour constate que le régime appliqué au requérant à partir de novembre 2009 s’est peu à peu éloigné de l’isolement social. Très limitée au début, sa communication avec les autres détenus a progressé dans la mesure où le Gouvernement a accueilli favorablement la plupart des indications du CPT en la matière. Face à ces développements, le CPT a mis fin en mars 2010 à la procédure qu’il avait décidé de lancer deux ans auparavant en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention pour la prévention de la torture.

145. La Cour note les inquiétudes du CPT concernant les éventuels effets à long terme de l’absence prolongée de téléviseur dans la cellule du requérant (jusqu’à la date du 12 janvier 2012) et des fréquentes interruptions de sa communication avec ses avocats et les membres de sa famille. Tous ces moyens permettent d’éviter l’isolement social d’un détenu, donc du requérant. Le manque à long terme de ces moyens, combiné avec le facteur « temps », soit plus de treize ans de détention dans le cas du requérant si l’on part du début de sa captivité, risque de provoquer chez lui un sentiment justifié d’isolement social.

En particulier, la Cour estime que même si le choix d’une ile isolée comme lieu de détention du requérant incombe au Gouvernement, il est de devoir de ce dernier de doter, dans ce cas, l’établissement pénitencier en question des moyens de transport appropriés afin de permettre le déroulement normal du régime sur les visites des détenues.

v. Conclusions

. Avant le 17 novembre 2009

146. La Cour rappelle avoir pris note, dans son arrêt du 12 mai 2005, des recommandations du CPT selon lesquelles l’isolement social relatif du requérant ne devait pas durer trop longtemps et les effets de cet isolement devaient être atténués par l’accès de l’intéressé à la télévision et aux communications téléphoniques avec ses avocats et ses proches parents (Öcalan precité, § 195). Elle rappelle aussi avoir estimé dans le même arrêt que les conditions générales de la détention du requérant à la prison d’İmralı n’avaient pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention « pour le moment » (Öcalan precité, § 196). Or la Cour constate à présent que l’isolement social du requérant a continué, jusqu’au 17 novembre 2009, dans des conditions plus ou moins identiques à celles observées dans son arrêt du 12 mai 2005.

Dans son appréciation quant à la détention du requérant antérieure au 17 novembre 2009, la Cour tient compte des conclusions formulées par le CPT dans son rapport sur sa visite de mai 2007 (voir supra § 72) ainsi que de ses propres constats, notamment du prolongement à dix ans et neuf mois de la période pendant laquelle le requérant a été le seul détenu de l’établissement pénitentiaire (voir supra § 137), de l’absence de moyens de communication permettant d’éviter l’isolement social du requérant (absence prolongée de téléviseur dans la cellule et d’appels téléphoniques, voir supra § 116 et § 119), des limitations excessives de l’accès à l’information (voir supra §§ 116, 117 et 119), de la persistance des importantes difficultés d’accès à l’établissement pénitentiaire pour les visiteurs (membres de la famille ou avocats) et de l’insuffisance des moyens de transport maritimes face aux conditions météorologiques (voir supra § 129), de la limitation de la communication du personnel avec le requérant au strict minimum exigé par le travail (voir supra § 123 et 124), de l’absence de relation constructive entre le médecin et le requérant patient (voir supra § 120), de la détérioration de l’état psychique de l’intéressé en 2007 résultant d’un état de stress chronique et d’un isolement social et émotionnel, combinés à un sentiment d’abandon et de déception (voir supra § 122), ainsi que de l’absence de recherche de solutions autres que la mise à l’isolément du requérant, jusqu’en juin 2008, en dépit du fait que le CPT avait signalé dans son rapport sur sa visite de mai 2007 les effets néfastes du prolongement de conditions se résumant à un isolement social (voir supra § 122). La Cour en conclut que les conditions de détention imposées au requérant pendant cette période ont atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.

147. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions de détention du requérant qui se sont prolongées jusqu’à la date du 17 novembre 2009.

. Après le 17 novembre 2009

148. Dans son appréciation quant à la période postérieure au 17 novembre 2009, la Cour tient compte principalement des conditions matérielles de détention du requérant, de la réaction positive du Gouvernement face à la procédure lancée par le CPT en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention pour la prévention de la torture et ayant abouti à l’installation d’autres détenus à la prison d’Imrali (voir supra § 143), de l’amélioration de l’accès du requérant à l’information pendant cette période (voir supra § 118), de l’important renforcement de la communication et des activités communes du requérant avec les autres détenus en réponse aux observations du CPT formulées à la suite de sa visite de janvier 2010 (voir supra § 126), de l’augmentation des fréquences des visites autorisées et de la qualité des entretiens du requérant avec sa famille sans dispositif de séparation (voir supra §§ 129 et 130) et de la mise à disposition de moyens atténuant les effets de l’isolement social relatif (contacts téléphoniques depuis mars 2010, téléviseur dans sa cellule depuis janvier 2012). La Cour en conclut que les conditions de détention imposées au requérant pendant cette période n’ont pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.

149. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions de détention imposées au requérant pendant la période postérieure à la date du 17 novembre 2009.

La Cour tient à souligner que le constat de non-violation de l’article 3 de la Convention ne saurait s’interpréter comme une excuse pour les autorités nationales pour ne pas fournir au requérant plus de facilités de communication avec l’extérieur ou alléger ses conditions de détention, puisqu’avec la prolongation de la durée passée par celui-ci en détention, lui accorder de telles facilités peut être nécessaire pour que ses conditions de détention restent en conformité avec les exigences de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION S’AGISSANT DES RESTRICTIONS APPORTÉES AUX VISITES ET À LA COMMUNICATION AVEC LES MEMBRES DE LA FAMILLE

150. Le requérant allègue la violation de son droit au respect de sa vie familiale en se fondant sur une partie des faits qu’il présente sous l’angle de l’article 3 de la Convention, à savoir les restrictions imposées à ses contacts avec les membres de sa famille, à ses communications téléphoniques, à sa correspondance et aux visites.

151. L’article 8 de la Convention dispose :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

152. Le Gouvernement conteste cette thèse et réitère de manière générale les observations présentées sur le terrain de l’article 3 de la Convention au sujet de la communication entre le requérant et les membres de sa famille. Il fait observer que l’intéressé peut communiquer avec ses proches sous réserve des restrictions imposées par la législation concernant les prisons de haute sécurité et l’exécution des peines (la réclusion criminelle à perpétuité aggravée en l’espèce). Il ajoute que lorsque le requérant purge une sanction disciplinaire parce qu’il ne s’est pas conformé à l’interdiction d’adresser des messages à son ex-organisation armée, cela a une incidence sur l’exercice du droit de recevoir des visites.

A. Sur la recevabilité

153. La Cour relève que ce grief est lié à celui qu’elle a examiné ci‑dessus et qu’il convient donc également de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

154. Elle rappelle que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), précité, § 61).

155. En l’espèce, la Cour souligne que le requérant, condamné à l’emprisonnement à perpétuité dans une prison de haute sécurité, est soumis à un régime spécial de détention, qui a impliqué la limitation du nombre de visites de la famille (une fois par semaine, sur demande) et imposé jusqu’en 2010 des mesures de surveillance de ces rencontres (le détenu était séparé des visiteurs par une paroi vitrée).

156. La Cour estime que ces restrictions constituent sans nul doute une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie familiale, garanti par l’article 8 § 1 de la Convention (X c. Royaume‑Uni, no 8065/77, décision de la Commission du 3 mai 1978, Décisions et rapports 14, p. 246).

157. Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention si elle est « prévue par la loi », vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et peut passer pour une mesure nécessaire « dans une société démocratique ».

158. La Cour note que les mesures de sécurité ont été ordonnées à l’encontre du requérant conformément aux dispositions de la législation sur le régime des détenus considérés comme dangereux, notamment par la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives, et qu’elles étaient dès lors « prévues par la loi ». Elle considère en outre que les mesures en question poursuivaient des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, ainsi que la prévention des infractions pénales.

159. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle que pour revêtir un caractère nécessaire « dans une société démocratique », une ingérence doit se fonder sur un besoin social impérieux, et notamment demeurer proportionnée au but légitime recherché (voir, entre autres, l’arrêt McLeod c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 52, Recueil 1998-VII).

160. Or, la Cour relève que le régime des contacts avec la famille prévu pour les condamnés à perpétuité détenus dans une prison de haute sécurité tend à limiter les liens existant entre les personnes concernées et leur milieu criminel d’origine, afin de minimiser le risque qu’elles ne maintiennent des contacts personnels avec les structures des organisations criminelles. En effet, la Cour rappelle que, dans son arrêt du 12 mai 2005 (Öcalan, précité, § 192) ainsi qu’au paragraphe 132 ci-dessus, elle a considéré comme étant fondées les préoccupations du Gouvernement, qui craignait que le requérant puisse utiliser les communications avec l’extérieur pour reprendre contact avec des membres du mouvement armé séparatiste dont il était le chef. Elle ne saurait estimer que les circonstances de la détention du requérant avaient radicalement changé depuis 2005 jusqu’au moment de ces restrictions de communication.

161. La Cour rappelle aussi que, dans de nombreux États parties à la Convention, il existe des régimes de sécurité renforcée pour les détenus dangereux. Ces régimes se basent sur le renforcement des contrôles de la communication avec l’extérieur pour les détenus présentant un risque particulier pour l’ordre dans la prison et l’ordre public.

162. À la lumière de ces arguments, la Cour ne saurait douter de la nécessité d’appliquer au requérant un régime spécial de détention.

163. Quant à la mise en balance entre l’intérêt individuel du requérant à communiquer avec sa famille et l’intérêt général à restreindre ses contacts avec l’extérieur, la Cour note que les autorités pénitentiaires ont cherché à aider l’intéressé à maintenir, dans la mesure du possible, le contact avec sa famille proche : les visites étaient autorisées une fois par semaine, sans limitation du nombre de visiteurs. Par ailleurs, à partir de 2010, les autorités pénitentiaires, donnant suite aux recommandations du CPT, ont permis au requérant de recevoir ses visiteurs autour d’une table (voir, a contrario, Trosin c. Ukraine, no 39758/05, §§ 43-47, 23 février 2012). Il ressort également du dossier que les communications téléphoniques sont autorisées à raison de dix minutes toutes les deux semaines. La correspondance entre l’intéressé et les membres de sa famille, si l’on met de côté le contrôle et la censure visant à éviter les échanges portant sur les activités du PKK, fonctionne normalement.

164. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les restrictions au droit du requérant au respect de sa vie familiale n’ont pas excédé ce qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la défense de l’ordre et de la sûreté publics et à la prévention des infractions pénales, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention sur ce point.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

165. Le requérant allègue par ailleurs la violation de l’article 7 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

A. Les parties

166. Le requérant soutient que la commutation de sa peine capitale en emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle enfreint l’article 7 de la Convention, cette commutation ayant fait suite à une modification de la législation intervenue après sa condamnation (loi no 4771, entrée en vigueur le 9 août 2002). Avant cette modification de la loi, les personnes condamnées à la peine capitale dont l’exécution n’était pas approuvée par l’Assemblée nationale restaient en détention pour une durée maximale de trente-six ans.

En particulier, le requérant semble en fait avancer deux thèses distinctes : premièrement, il soutient que, à l’époque où il a été condamné à la peine capitale, celle-ci équivalait, dès le début, à un emprisonnement d’une durée maximale de trente-six ans, puisqu’en 1984 la Turquie a décrété un moratoire sur l’exécution de la peine de mort ; deuxièmement, le requérant semble affirmer que la peine de mort prononcée à son encontre, suite à l’abolition de cette peine, a été commuée, d’abord, en une réclusion à perpétuité ordinaire (avec possibilité de libération conditionnelle à l’issue d’une période de sûreté) et, bien plus tard, en une réclusion à perpétuité aggravée (sans possibilité de libération conditionnelle jusqu’à la fin de la vie).

167. Le requérant estime également que l’isolement social qui lui a été imposé n’était prévu par aucune disposition de la législation et constitue une atteinte à ses droits protégés par les articles 6 et 7 de la Convention.

168. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il affirme d’emblée que, selon la législation telle qu’elle était en vigueur avant la condamnation du requérant, les personnes condamnées à la peine capitale, sous réserve que l’exécution de la peine eût été formellement refusée par le Parlement, pouvaient bénéficier d’une libération conditionnelle au terme d’une période de trente-six ans. Or le Parlement n’aurait jamais pris de décision rejetant l’exécution de la peine de mort prononcée contre le requérant. Le Parlement, par la loi no 4771 du 9 août 2002, aurait aboli la peine capitale et remplacé celle-ci par la peine à perpétuité renforcée, c’est-à-dire une peine perpétuelle pour le reste de la vie, sans possibilité de libération conditionnelle. Ce principe aurait été suivi par toutes les lois ensuite promulguées et établissant les peines imposées pour les crimes de terrorisme (notamment la loi no 5218, qui a aboli la peine de mort et emporté modification d’un certain nombre de lois, la nouvelle loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives ou la loi no 5532 modifiant certaines dispositions de la loi antiterroriste). Selon le Gouvernement, il était clair pour le requérant, à tous les stades de la procédure, que sa condamnation fondée sur l’article 125 du code pénal impliquait au début la peine capitale et, plus tard, après l’abolition de ce châtiment, la peine perpétuelle sans possibilité de libération conditionnelle.

169. Le Gouvernement fait observer que le régime de détention appliqué au requérant était prévu, en général, par la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives (notamment par ses dispositions relatives aux détenus tenus pour dangereux), par les règlements promulgués par le Conseil des ministres et touchant à divers aspects de la vie carcérale, ainsi que par la législation sur la formation d’une cellule de crise interministérielle en cas de risques exceptionnels pour la sécurité publique.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

170. La Cour relève que ce grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et qu’il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Principes généraux

171. La garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou d’autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 92, 17 septembre 2009, S.W. c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, § 34, série A no 335‑B, et C.R. c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, § 32, série A no 335‑C).

172. L’article 7 § 1 de la Convention ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege). S’il interdit, en particulier, d’étendre le champ d’application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, par exemple par analogie (voir, parmi d’autres, Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 138, CEDH 2008, et Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000‑VII).

173. Il s’ensuit que la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment. La tâche qui incombe à la Cour est donc de s’assurer que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition (Scoppola (no 2), précité, § 95, Coëme et autres, précité, § 145, et Achour c. France [GC], no 67335/01, § 43, CEDH 2006‑IV).

174. La notion de « droit » (« law ») au sens de l’article 7 implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (Kafkaris, précité, § 140, et E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 51, 7 février 2002). Ces conditions qualitatives doivent être remplies tant pour la définition d’une infraction que pour la peine que celle-ci implique (Achour, précité, § 41). Le justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine sera prononcée pour l’acte commis et/ou l’omission (voir, parmi d’autres, Scoppola (no 2), précité, § 94, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260-A, et Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil 1996‑V). De surcroît, la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, notamment, Cantoni, précité, § 35, et Achour, précité, § 54).

175. La Cour relève que le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce, considéré par la Cour dans l’arrêt Scoppola (no 2) comme étant garanti par l’article 7, se traduit par la règle voulant que, si la loi pénale en vigueur au moment de la commission de l’infraction et les lois pénales postérieures adoptées avant le prononcé d’un jugement définitif sont différentes, le juge doit appliquer celle dont les dispositions sont les plus favorables au prévenu (Scoppola (no 2), précité, § 109).

176. Dans sa décision rendue dans l’affaire Hummatov c. Azerbaïdjan ((déc.), nos 9852/03 et 13413/04, 18 mai 2006), la Cour a approuvé l’avis commun aux parties selon lequel la réclusion à perpétuité n’était pas une peine plus lourde que la peine capitale.

b) Application de ces principes en l’espèce

177. La Cour relève que les parties s’accordent à dire qu’à la date de leur commission, les crimes reprochés au requérant étaient passibles de la peine de mort en vertu de l’article 125 du code pénal, peine à laquelle le requérant a d’ailleurs été condamné. La reconnaissance de la culpabilité de l’intéressé et la peine infligée avaient donc pour base légale le droit pénal applicable à l’époque des faits, et la peine correspondait à celle que prévoyaient les dispositions pertinentes du code pénal (voir, dans le même sens, Kafkaris, précité, § 143). La Cour constate également qu’il n’y a pas de désaccord entre les parties sur le fait que la réclusion à perpétuité est une peine plus douce que la peine capitale (voir, dans le même sens, Hummatov, décision précitée).

178. L’argumentation des parties porte pour l’essentiel d’une part, sur les modalités de l’exécution de la peine capitale avant l’abolition de celle-ci, d’autre part, sur ce qui s’est passé une fois la peine capitale du requérant commuée à la « réclusion à perpétuité » et sur le sens à donner à cette réclusion.

179. La Cour examine en premier lieu la question de savoir si la peine capitale prononcée contre le requérant équivalait dès le début à une peine privative de liberté d’une durée maximale de trente-six ans, du fait du moratoire sur l’exécution de la peine de mort maintenu en Turquie depuis 1984.

180. Elle rappelle à cet égard avoir déjà constaté que, compte tenu du fait que le requérant avait été condamné pour les crimes les plus graves réprimés par le code pénal turc, et vu la controverse politique générale en Turquie – ayant précédé la décision d’abolir la peine de mort – sur la question de savoir s’il fallait l’exécuter, on ne pouvait exclure que le risque d’application de la sentence fût réel. En fait, le risque d’exécution a existé jusqu’à l’arrêt du 3 octobre 2002, rendu par la cour de sûreté de l’État d’Ankara, ayant commué la peine capitale prononcée contre l’intéressé en réclusion à perpétuité (Öcalan, précité, § 172).

181. Par ailleurs, la Cour observe, à l’instar du Gouvernement, que selon la législation en vigueur avant l’abolition de la peine capitale en Turquie, les personnes condamnées à cette peine ne pouvaient bénéficier d’une libération conditionnelle au terme d’une période de trente-six ans que si l’exécution de ladite peine avait été formellement refusée par le Parlement. Or, la condamnation à la peine capitale prononcée contre le requérant n’a jamais été soumise pour approbation au Parlement et n’a jamais fait l’objet d’une décision formelle de rejet de la part de celui-ci.

Il s’ensuit que la Cour ne peut retenir l’argument du requérant selon lequel la peine prononcée à son encontre s’est résumée dès le début à une peine de trente-six ans d’emprisonnement.

182. La Cour examine en deuxième lieu la thèse selon laquelle la peine capitale prononcée contre le requérant, a été commuée, suite à l’abolition de cette peine, d’abord en réclusion à perpétuité « ordinaire » et, bien plus tard et contrairement à l’article 7 de la Convention, en réclusion à perpétuité « aggravée » sans possibilité de libération conditionnelle.

183. Sur ce point, elle relève d’emblée que le code pénal turc prévoit clairement l’interdiction de l’application rétroactive d’une disposition prévoyant une « peine plus forte », ainsi que le principe de rétroactivité de la « peine plus douce ».

184. La Cour examine ensuite la question de savoir si les réformes successives dont a fait l’objet la législation pénale turque dans le processus d’abolition de la peine de mort ont ouvert la voie à une possibilité de libération du requérant à l’issue d’une certaine période d’emprisonnement.

185. Elle relève, en particulier, que la loi no 4771 du 9 août 2002, qui a énoncé pour la première fois l’abolition de la peine capitale et remplacé celle-ci par la peine à perpétuité, indique clairement que cette dernière peine est exécutée en détention effective pour le reste de la vie du condamné, sans possibilité de libération conditionnelle. La Cour note aussi que la loi no 5218 du 21 juillet 2004 sur l’abolition de la peine capitale confirme les dispositions de la loi no 4771, tout en précisant que la possibilité de libération conditionnelle, prévue par la législation relative à l’exécution des peines, ne s’applique notamment pas aux peines perpétuelles infligées aux personnes initialement condamnées à la peine capitale pour actes de terrorisme, et que ces personnes purgent leur peine d’emprisonnement jusqu’à la fin de leur vie. Les lois modifiant le code pénal et la loi sur l’exécution des peines n’ont fait qu’entériner ce principe.

186. Il s’ensuit qu’aucun texte législatif n’a ouvert au requérant, au moment de l’abolition de la peine capitale, la possibilité d’une libération conditionnelle à l’issue d’une période minimum de détention. Le fait que des termes différents (réclusion lourde, réclusion aggravée) aient été utilisés dans les divers textes législatifs régissant la matière ne change rien à ce constat.

187. La Cour examine en outre le grief du requérant relatif à l’absence de législation prévoyant l’isolement social qui lui a été imposé jusqu’en 2009. Elle rappelle que l’isolement social en question ne découlait pas d’une décision des autorités d’isoler l’intéressé dans une cellule d’une prison ordinaire, mais résultait d’une situation pratique, à savoir le fait que le requérant était le seul détenu de la prison. Cette mesure hautement exceptionnelle, consistant à réserver une prison toute entière à un seul détenu, ne faisait pas partie d’un régime carcéral visant à punir plus sévèrement l’intéressé. Elle était motivée notamment par le souci de protéger la vie du requérant et par le risque d’une évasion lié aux conditions d’une prison ordinaire, y compris d’un établissement de haute sécurité. Selon la Cour, il s’agit d’une mesure tellement extraordinaire que l’on ne saurait raisonnablement attendre d’un État que dans sa législation il prévoie en détail le régime à appliquer à une telle mesure.

188. Par ailleurs, le requérant, qui avait été recherché pour des actes graves passibles de la peine capitale, ne prétend pas devant la Cour qu’il ne pouvait prévoir qu’il serait détenu dans des conditions exceptionnelles en cas d’arrestation.

189. En conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 7 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION QUANT À LA CONDAMNATION DU REQUÉRANT À LA PEINE PERPÉTUELLE SANS POSSIBILITÉ DE LIBÉRATION CONDITIONNELLE

190. Le requérant soutient que sa condamnation à perpétuité sans possibilité de libération, combinée avec l’isolement social qui lui est imposé, constitue une violation de l’article 3 ou de l’article 8 de la Convention. Il estime aussi qu’une condamnation à perpétuité qui ne prend pas en compte l’éventuelle bonne conduite ou la réhabilitation d’un détenu, associée à un régime de détention strict, atteint le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention pour constituer une peine inhumaine.

191. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il se réfère à la nature des crimes à l’origine de la condamnation du requérant et souligne la responsabilité prépondérante de l’intéressé dans la campagne de violence que son ex-organisation a menée et qui a coûté la vie à des milliers de personnes, dont de nombreuses victimes civiles innocentes. Il rappelle que le requérant a été condamné à la peine capitale, que le législateur turc a par la suite commuée en réclusion criminelle à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Quant à l’allégation portant sur l’isolement social, le Gouvernement affirme que l’intéressé reçoit des visites et a des activités communes avec les autres détenus dans les limites permises par la législation applicable à cette catégorie de détenus (le fait qu’il ait été au départ le seul détenu de la prison d’İmralı n’aurait pas résulté d’une décision de l’isoler, mais aurait uniquement visé à protéger sa vie). D’après le Gouvernement, le requérant purge ses condamnations disciplinaires – pour transmission de messages à une organisation terroriste ou pour tout autre acte d’indiscipline – exactement de la même manière que les autres détenus.

A. Sur la recevabilité

192. La Cour relève que ce grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et le déclare donc recevable. Elle l’examinera ci-après sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

B. Sur le fond

193. La Cour rappelle que le prononcé d’une peine d’emprisonnement à perpétuité à l’encontre d’un délinquant adulte n’est pas en soi prohibé par l’article 3 ou toute autre disposition de la Convention et ne se heurte pas à celle‑ci (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 106, CEDH 2013 (extraits), et Kafkaris, précité, § 97).

194. Parallèlement, le fait d’infliger à un adulte une peine de réclusion à perpétuité incompressible peut soulever une question sous l’angle de l’article 3 (Vinter et autres [GC] précité, § 107, Nivette c. France (déc.), no 44190/98, CEDH 2001‑VII, Stanford c. Royaume-Uni (déc.), no 73299/01, 12 décembre 2002, et Wynne c. Royaume-Uni (déc.), no 67385/01, 22 mai 2003).

195. Cependant, le simple fait qu’une peine de réclusion à vie puisse en pratique être purgée dans son intégralité ne la rend pas incompressible. Comme la Cour l’a souligné dans son arrêt Vinter et autres (§ 108),

« (...) aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 si, par exemple, un condamné à perpétuité qui, en vertu de la législation nationale, peut théoriquement obtenir un élargissement demande à être libéré, mais se voit débouté au motif qu’il constitue toujours un danger pour la société. En effet, la Convention impose aux États contractants de prendre des mesures visant à protéger le public des crimes violents et elle ne leur interdit pas d’infliger à une personne convaincue d’une infraction grave une peine de durée indéterminée permettant de la maintenir en détention lorsque la protection du public l’exige (voir, mutatis mutandis, T. c. Royaume-Uni, § 97, et V. c. Royaume-Uni, § 98, précités). D’ailleurs, empêcher un délinquant de récidiver est l’une des « fonctions essentielles » d’une peine d’emprisonnement (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH 2002‑VIII ; Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 108, 15 décembre 2009, et, mutatis mutandis, Choreftakis et Choreftaki c. Grèce, no 46846/08, § 45, 17 janvier 2012). Il en est particulièrement ainsi dans le cas des détenus reconnus coupables de meurtre ou d’autres infractions graves contre la personne. Le simple fait qu’ils sont peut-être déjà restés longtemps en prison n’atténue en rien l’obligation positive de protéger le public qui incombe à l’État : celui-ci peut s’en acquitter en maintenant en détention les condamnés à perpétuité aussi longtemps qu’ils demeurent dangereux (voir, par exemple, l’arrêt précité Maiorano et autres). »

196. En fait, pour déterminer si, dans un cas donné, une peine de réclusion à perpétuité peut passer pour incompressible, la Cour recherche si l’on peut considérer qu’un détenu condamné à perpétuité a des chances d’être libéré. L’analyse de la jurisprudence de la Cour sur ce point révèle que là où le droit national offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre ou d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous condition, il est satisfait aux exigences de l’article 3 (Vinter et autres [GC] précité, § 108 et 109).

197. Dans son arrêt de Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres, la Cour a exposé les principales raisons justifiant que, pour demeurer compatible avec l’article 3, une peine de réclusion à perpétuité doit offrir à la fois une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen :

« ...111. Il va de soi que nul ne peut être détenu si aucun motif légitime d’ordre pénologique ne le justifie. Comme l’ont dit la Cour d’appel dans son arrêt Bieber et la chambre dans son arrêt rendu en l’espèce, les impératifs de châtiment, de dissuasion, de protection du public et de réinsertion figurent au nombre des motifs propres à justifier une détention. En matière de perpétuité, un grand nombre d’entre eux seront réunis au moment où la peine est prononcée. Cependant, l’équilibre entre eux n’est pas forcément immuable, il pourra évoluer au cours de l’exécution de la peine. Ce qui était la justification première de la détention au début de la peine ne le sera peut‑être plus une fois accomplie une bonne partie de celle-ci. C’est seulement par un réexamen de la justification du maintien en détention à un stade approprié de l’exécution de la peine que ces facteurs ou évolutions peuvent être correctement appréciées.

112. De plus, une personne mise en détention à vie sans aucune perspective d’élargissement ni possibilité de faire réexaminer sa peine perpétuelle risque de ne jamais pouvoir se racheter : quoi qu’elle fasse en prison, aussi exceptionnels que puissent être ses progrès sur la voie de l’amendement, son châtiment demeure immuable et insusceptible de contrôle. Le châtiment, d’ailleurs, risque de s’alourdir encore davantage avec le temps : plus longtemps le détenu vivra, plus longue sera sa peine. Ainsi, même lorsque la perpétuité est un châtiment mérité à la date de son imposition, avec l’écoulement du temps, elle ne garantit plus guère une sanction juste et proportionnée, pour reprendre les termes utilisés par le Lord Justice Laws dans l’arrêt Wellington (...).

113. En outre, comme la Cour constitutionnelle fédérale allemande l’a reconnu dans l’affaire relative à la prison à vie (...), il serait incompatible avec la disposition de la Loi fondamentale consacrant la dignité humaine que, par la contrainte, l’État prive une personne de sa liberté sans lui donner au moins une chance de recouvrer un jour celle-ci. C’est ce constat qui a conduit la haute juridiction à conclure que les autorités carcérales avaient le devoir d’œuvrer à la réinsertion des condamnés à perpétuité et que celle-ci était un impératif constitutionnel pour toute société faisant de la dignité humaine son pilier. Elle a d’ailleurs précisé ultérieurement, dans une affaire relative à un criminel de guerre, que ce principe s’appliquait à tous les condamnés à perpétuité, quelle que soit la nature de leurs crimes, et que prévoir la possibilité d’un élargissement pour les seules personnes infirmes ou mourantes ne suffisait pas (...).

Des considérations similaires doivent s’appliquer dans le cadre du système de la Convention, dont l’essence même, la Cour l’a souvent dit, est le respect de la dignité humaine (voir, entre autres, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 105, CEDH 2011). »

198. Dans le même arrêt Vinter et autres, la Cour, après avoir examiné les éléments de droit européen et de droit international confortant aujourd’hui le principe selon lequel tous les détenus, y compris les condamnés à vie, se voient offrir la possibilité de s’amender et la perspective d’être mis en liberté s’ils y parviennent, a tiré des conclusions spécifiques sous l’angle de l’article 3 quant aux peines perpétuelles :

« 119. (...) la Cour considère qu’en ce qui concerne les peines perpétuelles l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention.

120. La Cour tient toutefois à souligner que, compte tenu de la marge d’appréciation qu’il faut accorder aux États contractants en matière de justice criminelle et de détermination des peines (...), elle n’a pas pour tâche de dicter la forme (administrative ou judiciaire) que doit prendre un tel réexamen. Pour la même raison, elle n’a pas à dire à quel moment ce réexamen doit intervenir. Cela étant, elle constate aussi qu’il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle, puis des réexamens périodiques par la suite (...).

121. Il s’ensuit que, là où le droit national ne prévoit pas la possibilité d’un tel réexamen, une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l’article 3 de la Convention.

122. Même si le réexamen requis est un événement qui par définition ne peut avoir lieu que postérieurement au prononcé de la peine, un détenu condamné à la perpétuité réelle ne doit pas être obligé d’attendre d’avoir passé un nombre indéterminé d’années en prison avant de pouvoir se plaindre d’un défaut de conformité des conditions légales attachées à sa peine avec les exigences de l’article 3 en la matière. Cela serait contraire non seulement au principe de la sécurité juridique mais aussi aux principes généraux relatifs à la qualité de victime, au sens de ce terme tiré de l’article 34 de la Convention. De plus, dans le cas où la peine est incompressible en vertu du droit national à la date de son prononcé, il serait inconséquent d’attendre du détenu qu’il œuvre à sa propre réinsertion alors qu’il ne sait pas si, à une date future inconnue, un mécanisme permettant d’envisager son élargissement eu égard à ses efforts de réinsertion sera ou non instauré. Un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir, dès le début de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée et ce que sont les conditions applicables. Il a le droit, notamment, de connaître le moment où le réexamen de sa peine aura lieu ou pourra être sollicité. Dès lors, dans le cas où le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen des peines de perpétuité réelle, l’incompatibilité avec l’article 3 en résultant prend naissance dès la date d’imposition de la peine perpétuelle et non à un stade ultérieur de la détention. »

199. En l’espèce, la Cour rappelle en premier lieu son constat ci‑dessus selon lequel l’isolement social relatif du requérant – peu à peu réduit grâce aux améliorations apportées par le Gouvernement conformément aux recommandations du CPT – n’atteint pas depuis le 17 novembre 2009 un seuil de gravité qui emporterait violation l’article 3 de la Convention.

200. Il reste à déterminer si, à la lumière des éléments ci-dessus, la peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle qui a été infligée au requérant pourrait être qualifiée d’incompressible aux fins de l’article 3 de la Convention.

201. La Cour rappelle que le requérant a initialement été condamné à la peine capitale, et ce pour des crimes particulièrement graves, à savoir pour avoir organisé et dirigé une campagne armée illégale qui a causé de nombreux décès. A la suite de la promulgation d’une loi ayant abrogé la peine capitale et remplacé les sentences de ce type déjà prononcées par des peines de réclusion à perpétuité aggravée, la peine du requérant a été commuée, par décision de la cour d’assises appliquant les nouvelles dispositions légales, à la peine de réclusion à perpétuité aggravée. Pareille peine signifie que l’intéressé restera en prison pour le reste de sa vie, indépendamment de toute considération se rapportant à sa dangerosité et sans possibilité de libération conditionnelle même après une certaine période de détention (voir ci-dessus, au paragraphe 182, les constats de la Cour quant aux griefs tirés de l’article 7 de la Convention).

202. La Cour relève à cet égard que l’article 107 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sécurité exclut clairement le cas du requérant du champ d’application de la libération conditionnelle, le requérant ayant été condamné pour des crimes contre l’État en vertu d’une disposition du code pénal (2ème livre, 4ème chapitre, 4ème sous-chapitre). Elle note également que, selon l’article 68 du code pénal, la peine prononcée contre le requérant fait partie des exceptions qui ne peuvent être prescrites. Il en ressort que la législation en vigueur en Turquie interdit clairement au requérant, en raison de sa qualité de condamné à la peine de réclusion à perpétuité aggravée pour un crime contre la sécurité de l’État, de demander, à un moment donné au cours de l’accomplissement de sa peine, son élargissement pour des motifs légitimes d’ordre pénologique.

203. Par ailleurs, il est vrai que, selon le droit turc, en cas de maladie ou de vieillesse d’un condamné à perpétuité, le président de la République peut ordonner sa libération immédiate ou différée. Cependant, la Cour estime que la libération pour motif humanitaire ne correspond pas à la notion de « perspective d’élargissement » pour des motifs légitimes d’ordre pénologique (voir, dans le même sens, Vinter et autres, § 129).

204. Il est également vrai qu’à des intervalles plus ou moins réguliers, le législateur turc adopte une loi d’amnistie générale ou partielle (dans ce dernier cas, la libération conditionnelle est accordée après une période de sûreté) afin de faciliter la résolution des grands problèmes sociaux. Toutefois, il n’a pas été soutenu ni démontré devant la Cour qu’un tel projet gouvernemental était en préparation et ouvrait au requérant une perspective d’élargissement. La Cour doit s’attacher à la législation telle qu’elle est appliquée en pratique aux détenus condamnés à la peine de réclusion à perpétuité aggravée. Cette législation se caractérise par l’absence de tout mécanisme permettant de réexaminer, après une certaine période minimale de détention, la peine de réclusion à perpétuité infligée pour les crimes tels que ceux commis par le requérant dans la perspective de contrôler si des motifs légitimes justifient toujours son maintien en détention.

205. Quant à l’argument selon lequel le requérant s’est vu infliger une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle en raison du fait qu’il était l’auteur de crimes terroristes particulièrement graves, la Cour rappelle que les dispositions de l’article 3 de la Convention ne souffrent nulle dérogation et prohibent en termes absolus les peines inhumaines ou dégradantes (paragraphes 97-98 ci-dessus).

206. À la lumière de ces constats, la Cour considère que la peine perpétuelle infligée au requérant ne peut être qualifiée de compressible aux fins de l’article 3 de la Convention. Elle conclut que les exigences de cette disposition en la matière n’ont pas été respectées à l’égard du requérant.

207. Partant, il y a eu, sur ce point, violation de l’article 3 de la Convention.

Cela étant, la Cour estime que ce constat de violation ne saurait être compris comme donnant au requérant une perspective d’élargissement imminent. Il incombe aux autorités nationales de vérifier, dans le cadre d’une procédure à établir par l’adoption d’instruments législatifs et en conformité avec les principes exposés par la Cour dans les paragraphes 111‑113 de son arrêt de Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres (repris au paragraphe 194 du présent arrêt), si le maintien en détention du requérant se justifiera toujours après un délai minimum de détention, soit parce que les impératifs de répression et de dissuasion ne seront pas encore entièrement satisfaits, soit parce que le maintien en détention de l’intéressé sera justifié par des raisons de dangerosité.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION EN RAISON D’UNE TENTATIVE D’EMPOISONNEMENT

208. Par une lettre du 7 mars 2007, les représentants du requérant ont allégué, sur la base d’une analyse médicale signalant la présence de doses anormales de chrome et de strontium dans des cheveux qui auraient appartenu à l’intéressé, que ce dernier était victime d’un empoisonnement progressif en prison. Ils invoquent à cet égard les articles 2, 3 et 8 de la Convention.

209. Le Gouvernement a fourni les résultats d’analyses médicales attestant l’absence totale de ces métaux ainsi que de tout autre métal lourd dans le corps du requérant.

210. Au vu de l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour ne constate aucune apparence de violation des dispositions de la Convention.

211. Il s’ensuit que ce volet de la requête doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5, 6, 13 ET 14 DE LA CONVENTION

212. Sur la base des mêmes faits, le requérant allègue également la violation des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention. Il se plaint notamment de l’isolement social qu’il aurait subi pendant sa détention et de l’absence d’un contrôle effectif de cette mesure, et se plaint d’une discrimination sur ces points.

213. La Cour relève que ces griefs sont liés à ceux étudiés sur le terrain de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention et qu’il convient donc également de les déclarer recevables. Cependant elle estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le bien-fondé de ceux-ci.

VII. ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

214. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

215. La Cour relève que le requérant n’a présenté aucune demande concernant le dommage tant matériel que moral. Elle estime que tout préjudice éventuellement subi par l’intéressé se trouve suffisamment compensé par son constat de violation de l’article 3 du fait de l’imposition d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

B. Frais et dépens

216. Le requérant réclame une indemnité de 55 975 livres sterling pour les frais et dépens qu’il avait engagés pour ses sept avocats en dehors de la Turquie ainsi qu’une indemnité de 237 000 EUR pour ses sept avocats en Turquie. Ces sommes couvriraient les honoraires des avocats et de leurs assistants ainsi que des dépenses diverses, telles que des frais de traduction et de voyage.

217. Le Gouvernement juge ces prétentions manifestement excessives. Il relève que les quatorze avocats représentent un seul requérant, mais qu’ils ont facturé des honoraires comme s’il s’agissait de quatorze cas différents. Il fait observer que le dossier ne contient aucune note d’honoraires et très peu de justificatifs quant aux autres frais.

218. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), arrêt du 6 novembre 1980, série A no 38, p. 13, § 23). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

219. Dans la présente affaire, la Cour doit tenir compte du fait que n’a été accueillie qu’une petite partie des griefs fondés par l’intéressé sur la Convention. Elle considère qu’il n’y a lieu de rembourser qu’en partie les frais exposés par le requérant devant elle. En l’espèce, compte tenu des pièces en sa possession et des critères rappelés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant une somme de 25 000 EUR quant aux griefs présentés par l’ensemble de ses avocats. Cette somme sera versée sur le compte bancaire dont les coordonnées seront indiquées par les représentants de l’intéressé en Turquie et au Royaume-Uni respectivement.

C. Intérêts moratoires

220. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, les requêtes irrecevables quant au grief tiré d’une tentative d’empoisonnement et recevables pour le surplus ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirés des conditions de détention se prolongeant jusqu’à la date du 17 novembre 2009 ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirés des conditions de détention postérieures à la date du 17 novembre 2009 ;

4. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux griefs tirés des restrictions apportées aux visites des membres de la famille et à la communication avec ceux-ci ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirés de l’imposition d’une peine perpétuelle sans possibilité de libération conditionnelle ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le bien-fondé des griefs tirés des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention ;

8. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, selon les modalités définies au paragraphe 219 du présent arrêt, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, pour frais et dépens, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;

b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

9. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi, Karakaş et Lorenzen ;

– opinion partiellement dissidente des juges Sajó et Keller ;

– opinion partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque.

G.R.A.

S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, KARAKAŞ et LORENZEN

(Traduction)

Nous avons voté avec la majorité sur tous les points mais nous ne pouvons souscrire à la conclusion consistant à dire que les conditions de détention du requérant jusqu’au 17 novembre 2009 ont emporté violation de l’article 3 de la Convention.

Dans l’arrêt du 12 mai 2005, la Grande Chambre de la Cour a conclu – à l’unanimité – que les conditions générales dans lesquelles le requérant était détenu n’avaient pas, au moment de l’arrêt, atteint le seuil de gravité requis pour constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention, et que par conséquent il n’y avait pas violation de cette disposition. Elle a jugé établi que la détention du requérant posait d’extraordinaires difficultés aux autorités turques et qu’il était compréhensible que celles-ci aient jugé nécessaire de prendre des mesures de sécurité extraordinaires à cet égard. Elle a tenu compte par ailleurs de ce que la cellule du requérant était sans conteste dotée d’équipements qui ne souffraient aucune critique et de ce que l’on ne pouvait pas considérer qu’il était détenu en isolement sensoriel ou en isolement cellulaire. Elle a certes estimé, comme le CPT dans ses recommandations, qu’il fallait atténuer les effets à long terme de l’isolement social relatif imposé au requérant en lui donnant accès aux mêmes commodités que celles dont disposaient les autres personnes détenues dans les prisons de haute sécurité en Turquie, notamment la télévision et des communications téléphoniques avec sa famille, mais elle n’a pas dit qu’il était nécessaire de prendre ces mesures à bref délai pour ne pas violer l’article 3.

Jusqu’au 17 novembre 2009, les conditions dans lesquelles le requérant a vécu à la prison sont demeurées les mêmes, notamment quant à l’accès à la télévision et aux communications téléphoniques. Les recommandations du CPT n’ont été suivies que plus tard. Nous considérons toutefois que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, le fait que la détention se soit prolongée dans les mêmes conditions pendant environ quatre ans et demi ne peut justifier une appréciation différente de celle faite par la Grande Chambre dans l’affaire précédente. Nous observons que le Gouvernement a – certes avec un certain retard – respecté les recommandations du CPT et qu’à partir de juin 2008 le requérant devait savoir que les conditions de sa détention allaient considérablement changer avec la construction d’un nouveau bâtiment. Nous attachons aussi de l’importance au fait qu’il n’y a pas de preuve que les conditions de détention du requérant aient gravement nui à sa santé.

Pour ces raisons, nous considérons que ces conditions n’ont pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ ET KELLER

1. Avec tout le respect dû à nos collègues, nous ne pouvons souscrire à la position de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention. À notre avis, les restrictions qui ont été apportées aux visites familiales ne sont pas conformes à la loi.

2. Alors que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé, il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000-X ; Ouinas c. France, no 13756/88, décision de la Commission du 12 mars 1990, Décisions et rapports (DR) 65, p. 265). Cela vaut également dans le contexte d’un détenu dangereux soumis à un régime spécial de détention, où la Cour a relevé à plusieurs reprises que des limitations du nombre de visites familiales constituent une ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit au respect de sa vie familiale et que pareille ingérence doit être « prévue par la loi », viser un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et passer pour une mesure « nécessaire, dans une société démocratique » (Messina c. Italie (no 2), précité, § 63 ; Schiavone c. Italie (déc.), no 65039/01, 13 novembre 2007 ; X c. Royaume-Uni, no 8065/77, décision de la Commission du 3 mai 1978, DR 14, p. 246).

3. Selon l’article 25 de la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures préventives du 13 décembre 2004 (cité au paragraphe 67 de l’arrêt), le requérant peut recevoir des visites familiales tous les quinze jours pour une durée ne pouvant excéder une heure. De cette base légale découle que le requérant a le droit de voir les membres de sa famille environ vingt‑cinq fois par an.

4. Le nombre total des visites de proches s’est élevé à quatorze en 2005, treize en 2006, sept en 2007 et enfin deux entre janvier et octobre 2011 (paragraphes 33 et 35 de l’arrêt). Du 16 février 1999 jusqu’à septembre 2007, le requérant avait droit à environ 190 visites. Or le nombre de visites qui ont effectivement eu lieu est bien inférieur. Bien que le requérant ait reçu 126 visites familiales entre le 16 février 1999 et le mois de septembre 2007, il y a eu de longues périodes pendant lesquelles il n’a pu voir ses proches.

5. Nous ne sommes pas convaincus que les raisons invoquées par le Gouvernement (les mauvaises conditions météorologiques, l’entretien des bateaux assurant la navette entre l’île et le continent, et l’impossibilité pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions météorologiques – paragraphe 31 de l’arrêt) puissent expliquer les nombreux refus d’autoriser les visites. En effet, près de la moitié des visites demandées ont été refusées, au motif que la navette était en panne ou que les conditions météorologiques étaient mauvaises (paragraphe 54 de l’arrêt).

6. À notre avis, l’écart important entre le nombre de visites prévues par le droit national et le nombre de visites effectuées n’est pas justifié. C’est la raison pour laquelle nous estimons qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. Dans l’affaire Öcalan, la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») est à nouveau confrontée à la question de principe de la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle infligée à une personne saine d’esprit[4]. Il y a en l’espèce deux éléments nouveaux par rapport à l’arrêt Vinter[5]. Ici, la question se pose à l’égard d’une peine infligée au chef condamné d’une organisation terroriste et le champ de l’affaire englobe aussi le régime carcéral très strict appliqué au requérant, en particulier les restrictions à l’accès aux membres de sa famille et à ses conseils juridiques, ainsi que l’absence de soins médicaux adéquats. Les discussions sur le problème fondamental de la peine de perpétuité bénéficient, en l’espèce, de ce que l’on sait des modalités particulières du régime carcéral appliqué au requérant de juin 1999 à mars 2012[6]. Ces deux raisons auraient suffi à justifier mon opinion séparée. Mais il y a une troisième raison. Au vu des réactions à l’arrêt Vinter, la Cour aurait pu et dû en profiter pour préciser le sens de ses standards en la matière. Tel est aussi le but de cette opinion.

L’incompatibilité avec le droit international d’une peine à perpétuité

2. Le requérant fut reconnu coupable et condamné à la peine de mort en 1999 à l’issue d’un procès inéquitable, comme l’a dit la Grande Chambre dans son arrêt de 2005[7]. Alors que cette dernière avait clairement indiqué que le requérant devait être rejugé et que celui-ci en avait fait ultérieurement la demande, aucun nouveau procès n’eut lieu. Ni le Comité des Ministres ni la Cour n’abordèrent la question de l’inexécution de l’arrêt de 2005[8]. Concrètement, les conclusions de la Grande Chambre constatant l’iniquité de la condamnation du requérant sont restées sans le moindre effet parce que la Cour comme le Comité des Ministres s’étaient abstenus d’exercer leurs pouvoirs[9]. La condamnation à mort fut par la suite commuée en réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

3. La sanction pénale des auteurs d’infractions sains d’esprit peut poursuivre l’une ou plusieurs des cinq finalités suivantes : 1) prévention spéciale positive (réinsertion sociale de l’auteur), c’est-à-dire préparer celui-ci à mener une vie dans le respect de la loi au sein de la société une fois libéré ; 2) prévention spéciale négative (neutralisation de l’auteur), c’est-à-dire prévenir les violations futures de la loi par la personne condamnée en la gardant à l’écart de la société ; 3) prévention générale positive (renforcement de la règle violée), c’est-à-dire affermir l’acceptation et le respect par la société de la règle violée ; 4) prévention générale négative (dissuader les auteurs d’infractions potentiels), c’est-à-dire prévenir les violations futures de cette règle par les autres membres de la société ; et 5) châtiment, c’est-à-dire l’expiation de l’auteur pour le fait coupable commis par lui.

4. Dans l’arrêt Vinter, la Grande Chambre a jugé que la perpétuité réelle (« whole life order »), c’est-à-dire une peine à vie incompressible, est irrémédiablement contraire à l’article 3 de la Convention parce qu’elle contrevient à l’objectif de réinsertion sociale[10]. Cette peine est d’ailleurs incompatible en elle-même avec le droit international en ce qu’elle méconnaît l’interdiction claire formulée à l’article 37 a) la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et à l’article 9 de la Convention interaméricaine sur l’extradition, ainsi que l’obligation internationale de réinsertion sociale des délinquants condamnés à des peines d’emprisonnement, énoncée à l’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’article 5 § 3 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et à l’article 40 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant[11]. Comme l’a dit la Cour suprême des États-Unis, « [u]ne peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle ne saurait toutefois se justifier par l’objectif de réinsertion sociale. Elle désavoue purement et simplement l’idéal de réinsertion sociale. En refusant à l’accusé le droit de réintégrer la société, l’État prononce un jugement irrévocable sur la valeur et la place d’une personne au sein de la société »[12]. Dit plus simplement, la peine de réclusion à perpétuité s’apparente à un traitement inhumain en raison des effets désocialisants et donc déshumanisants de l’emprisonnement de longue durée. Il en va d’ailleurs de même aussi pour toute sorte de peine indéfinie, à durée indéterminée ou à durée déterminée mais excédant l’espérance de vie normale ou extrêmement longue. De telles formes de châtiments sont incompatibles avec la dignité humaine. Un accès restreint à des médicaments ou à des programmes de formation ou d’enseignement, voire un refus de ceux-ci, ne fait qu’aggraver le caractère intrinsèquement inhumain de la peine.

5. La prévention générale des infractions pénales ne justifie pas la perpétuité. Quand bien même il existerait une corrélation prouvée entre cette peine et une baisse du taux de délinquance, ou au moins du taux de meurtres et d’autres crimes violents, punir l’auteur de l’infraction afin de dissuader autrui d’adopter le même comportement et de renforcer l’autorité sociale de la règle de droit reviendrait à réduire cette personne à un instrument de stratégie des pouvoirs publics. Or une telle corrélation n’existe pas. Au contraire, non seulement les pays qui connaissent depuis longtemps la réclusion à perpétuité, par exemple les États-Unis et la Russie, ont un taux de criminalité élevé – et surtout un taux élevé de meurtres et de crimes violents – mais aussi les pays qui ne connaissent pas cette peine ont bel et bien un faible taux de criminalité. Le meilleur exemple est le Portugal. Ce dernier avait tout d’abord aboli la réclusion à perpétuité à l’occasion de la réforme carcérale de 1884[13]. Cette tradition de longue date a été consacrée à l’article 30 de la Constitution portugaise elle-même, qui interdit la réclusion à perpétuité ou toute autre forme de peine d’emprisonnement à durée indéterminée. Or le taux de meurtres et de crimes violents au Portugal est depuis longtemps parmi les plus bas au monde[14]. Le fait que d’autres pays européens comme Andorre (articles 35 et 58 du code pénal), la Bosnie-Herzégovine (article 42 du code pénal), la Croatie (articles 44 et 51 du nouveau code pénal), le Monténégro (article 33 du code pénal), Saint-Marin (article 81 du code pénal), la Serbie (article 45 du code pénal) et l’Espagne (articles 36 et 76 du code pénal)[15], et des pays non européens comme l’Angola (article 66 de la Constitution), le Brésil (article 5, XVVII, de la Constitution), la Bolivie (article 27 du code pénal), le Cap-Vert (article 32 de la Constitution), la Chine (article 41 du code pénal de la région autonome de Macao), la Colombie (article 34 de la Constitution), le Costa Rica (article 51 du code pénal), la République dominicaine (article 7 du code pénal), le Timor-Oriental (article 32 de la Constitution), l’Équateur (article 51 et 53 du code pénal), El Salvador (article 45 du code pénal), le Guatemala (article 44 du code pénal), le Honduras (article 39 du code pénal), le Mexique (article 25 du code pénal fédéral), le Mozambique (article 61 de la Constitution), le Nicaragua (article 52 du code pénal), le Panama (article 52 du code pénal), le Paraguay (article 38 du code pénal), Sao Tomé‑et‑Principe (article 37 de la Constitution) et l’Uruguay (article 68 du code pénal), en ont fait de même montre que des sociétés de continents et de cultures différents peuvent prospérer sans réclusion à perpétuité. Voilà des preuves claires, abondantes et incontestées qu’il existe en la matière une tendance internationale continue et qu’aucune société ne s’est jamais effondrée si elle ne connaît pas cette peine[16].

6. L’emprisonnement à vie peut viser, et même parvenir, à la neutralisation à long terme de l’auteur de l’infraction (prévention spéciale négative), le postulat étant que la dangerosité particulière de cette personne exige sa mise à l’écart de la société le plus longtemps possible, c’est-à-dire pour le restant de ses jours. Or ce postulat repose sur la croyance en un barème de prédictions éminemment problématique qui tient davantage d’une forme d’anticipation divinatoire de l’avenir que d’une démarche scientifique, comme l’ont montré de nombreux « faux cas positifs ». De plus, l’effet d’« élargissement du filet » (net-widening effect) de la notion de dangerosité de l’auteur de l’infraction, qui va jusqu’à inclure les « troubles de la personnalité » (personality disorder), les « anomalies mentales » (mental abnormality) ou la « personnalité instable » (unstable character), brouille la frontière entre délinquants sains d’esprit responsables et délinquants aliénés irresponsables, ce qui entraîne un sérieux risque de fausse classification des auteurs d’infractions[17]. Pire encore, ce postulat est à la limite de l’arbitraire lorsqu’il s’agit de peines automatiques ou obligatoires, par exemple lorsqu’est automatiquement infligée la perpétuité pour certains types d’infractions, quelle que soit la situation particulière de leurs auteurs, ou pour certains types de récidivistes, quelle que soit la gravité particulière des infractions commises. L’objectif consistant à éliminer tout arbitraire et toute discrimination dans l’application de la loi pénale ne pourra jamais être réalisé sans garantir l’élément fondamental de l’équité qu’est l’individualisation de la peine. Or une peine automatique ou obligatoire est à l’opposé d’une réponse individualisée à l’infraction.

7. Si la réclusion à perpétuité va à l’encontre de l’objectif de réinsertion sociale de l’auteur de l’infraction et du principe fondamental de l’individualisation de la peine, la question qui se pose ensuite est celle de savoir si la neutralisation pure et simple de cette personne peut être tolérée dans une société démocratique. Cette question ne relève pas de la rhétorique. La réclusion à perpétuité peut servir, et a d’ailleurs servi par le passé, d’instrument privilégié d’atteinte aux libertés civiles. Montesquieu a fort justement démontré que la durée des peines d’emprisonnement est en corrélation directe avec le caractère plus ou moins libéral de l’État : « [i]l serait aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu’on s’est plus approché ou plus éloigné de la liberté ». Qualifier ses adversaires politiques d’« ennemis publics » et les condamner à l’emprisonnement à vie a été dans le passé, et est encore aujourd’hui, une tentation indéniable dans de nombreux pays. L’histoire récente nous donne deux bons exemples. La « détention de sureté » (Sicherungsverwahrung), qui permet le prolongement d’une peine d’emprisonnement infligée à l’auteur sain d’esprit d’une infraction en raison de sa dangerosité, fut introduite en droit allemand par le régime nazi et fit l’objet d’un usage abusif afin de cibler toutes les personnes opposées au régime ou ne correspondant tout simplement pas au modèle nazi du bon citoyen. L’autre exemple mondialement connu est l’ancien président Nelson Mandela, reconnu coupable en 1962 de conspiration en vue de renverser le régime et condamné à la réclusion à perpétuité au cours du procès de Rivonia. Mais les adversaires politiques ne sont pas les seules cibles de la politique pénale visant à incarcérer durablement les personnes considérées comme « extrêmement dangereuses pour la société ». L’histoire nous a aussi appris que bien d’autres groupes sociaux, comme les membres de minorités raciales, ethniques et religieuses, ont subi en particulier les conséquences préjudiciables de politiques répressives axées sur l’emprisonnement à vie. La surreprésentation de ces groupes parmi les détenus condamnés à la perpétuité est un signe clair d’une réaction disproportionnée de l’État face à la criminalité. Et cette tentation n’est pas l’apanage des régimes totalitaires. Des démocraties ont elles aussi été envoûtées par le discours populiste faisant de la prison à vie le seul moyen efficace de lutter contre « les pires des pires »[18].

8. Enfin, le châtiment pur et simple est présenté comme la finalité ultime de l’emprisonnement à vie. En supposant que le crime est si odieux que jamais son auteur ne pourra l’expier, le seul moyen de punir celui-ci est de le priver de sa liberté pendant le restant de ses jours[19]. Le caractère odieux du crime appelle un châtiment à vie. La société cède à sa soif de vengeance en infligeant une peine comparable à la mort elle-même, voire pire que celle‑ci[20]. L’État se refuse à reconnaître tout intérêt dans la vie humaine autre que la seule survie physique du détenu. Considéré comme une « bête », un « prédateur » ou un « monstre » qui devrait « pourrir en prison », le détenu est comparé, inconsciemment et parfois explicitement, à un animal, un être pour qui le rachat est impossible. L’éternité n’est pas une durée d’emprisonnement assez longue pour lui. L’impulsion qui conduit à prononcer la peine de perpétuité se rapproche, en son punitivisme aveugle, à celle qui conduit à prononcer la peine de mort. Dit crûment, le détenu à perpétuité connaît une « mort civile » (civil death)[21]. L’emprisonnement à vie se justifie par la logique de la « peine de mort différée », réduisant le détenu à simple objet entre les mains du pouvoir exécutif[22].

9. Pareil raisonnement n’est pas tolérable dans une société démocratique. Ni la « dangerosité exceptionnellement élevée » du criminel ni le « caractère odieux du crime » ne permet de justifier légitimement l’emprisonnement à vie. Toute ingérence de l’État dans la liberté des citoyens doit être bornée par les principes de la proportionnalité et de la nécessité, dont le principe de l’ingérence la moins intrusive est l’un des corollaires[23]. La prison est précisément l’instrument de dernier ressort d’ingérence par l’État dans la liberté des citoyens. Il ne faut recourir à cette peine que lorsqu’il n’y a aucune autre mesure adéquate pour l’État, en limitant autant que possible sa durée et sa sévérité, et en la proportionnant à la gravité du fait commis et à la culpabilité de l’auteur[24]. La gravité du comportement objectif de l’auteur de l’infraction et son degré de culpabilité personnelle sont les limites absolues d’une peine proportionnée, qui doit être bornée par celles-ci. Si cette forme modérée de punitivisme reste digne d’une société démocratique, tel n’est pas le cas de l’emprisonnement à vie car il s’agit d’une réaction sans retenue, inutile et disproportionnée de l’État à la criminalité. La conclusion n’est pas différente pour une peine de perpétuité compressible dans la mesure où celle-ci ne prend fin qu’au décès de l’intéressé et où celui-ci peut être rappelé en prison de nombreuses décennies après sa libération.

10. Une interdiction catégorique de l’emprisonnement à vie s’impose, comme en attestent le consensus qui se fait jour en la matière et la reconnaissance universelle du principe de la réinsertion sociale des délinquants condamnés à une peine d’emprisonnement. Non seulement elle permettrait d’éviter les conséquences néfastes avérées de l’emprisonnement à vie mais aussi elle contraindrait les États à prendre au sérieux leur obligation internationale de donner aux détenus la possibilité de purger leur peine d’emprisonnement de manière constructive, en vue d’une réinsertion sociale, et donc de garantir les moyens financiers et humains nécessaires à cette fin[25]. Une interdiction aussi catégorique, tout en reflétant la dignité intrinsèque à tout être humain et les « standards de décence jalonnant les progrès d’une société qui mûrit »[26], confirmerait la supériorité morale de la société démocratique sur tous ceux et toutes celles qui ne respectent pas ses principes fondamentaux, précisément là où le besoin d’une telle supériorité morale se fait le plus sentir, c’est-à-dire face aux actes les plus abjects dont l’homme est capable. Comme l’a dit le juge de la Cour suprême des États-Unis Stevens dans l’exposé de son opinion concordante joint à l’arrêt Graham, « un châtiment qui ne paraît pas cruel et inhabituel un jour peut, grâce aux enseignements de la raison et de l’expérience, se révéler l’être à un moment ultérieur »[27]. Ce moment est venu pour la réclusion à perpétuité.

La reconnaissance en droit international du droit à la libération conditionnelle (parole)

11. À la lumière de l’arrêt Vinter, l’État doit mettre en place un mécanisme de réexamen des motifs justifiant le maintien en détention à l’aune des besoins d’ordre pénologique de tout détenu condamné à la « perpétuité réelle ». Si les personnes condamnées pour les crimes les plus odieux doivent bénéficier d’un système de libération conditionnelle, il en va de même a fortiori pour les autres détenus. Autrement dit, la Convention garantit un droit à la libération conditionnelle, y compris pour ceux convaincus des crimes les plus graves[28]. Cela signifie non pas que tout détenu doive forcément se voir accorder de cette mesure mais qu’il jouit d’un droit acquis et opposable à la libération conditionnelle dans l’hypothèse où les conditions légales à l’octroi de cette mesure seraient réunies. De plus, la libération conditionnelle est non pas une forme de dispense de peine mais un changement dans les modalités de l’ingérence de l’État dans la liberté du condamné, par la surveillance opérée sur sa vie en société. Et cette surveillance peut s’exercer de manière très étroite, en vertu de conditions rigoureuses, selon les besoins de chaque personne en liberté conditionnelle.

12. Si les États parties à la Convention jouissent d’un certain pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils réglementent le régime de libération conditionnelle, leur marge d’appréciation demeure manifestement sous le contrôle de la Cour. Sinon, un pouvoir totalement discrétionnaire leur permettrait concrètement d’anéantir leur obligation internationale de garantir la possibilité d’une libération conditionnelle. Il y a donc trois conditions fondamentales à la protection effective du droit du détenu à la libération conditionnelle sur le terrain de la Convention. Premièrement, le mécanisme de libération conditionnelle doit se trouver sous l’autorité d’un tribunal ou au moins permettre un contrôle judiciaire des éléments tant factuels que juridiques de la décision. Un mécanisme qui réserverait à une autorité gouvernementale ou administrative le dernier mot dans le réexamen d’une peine mettrait la liberté du détenu entre les mains de l’exécutif et soustrairait au pouvoir judiciaire sa responsabilité ultime, conférant ainsi des prérogatives judiciaires à l’exécutif en violation du principe de la séparation des pouvoirs. Ce serait antinomique à un système démocratique où la privation de la liberté est la tâche la plus importante du juge, et non de l’exécutif. Par conséquent, un réexamen par un ministre ou par tout agent subordonné de l’administration ne serait pas suffisamment indépendant pour être conforme aux standards tant universels qu’européens de protection des droits de l’homme[29]. De plus, une décision ordonnant le maintien ou le rappel en prison d’un condamné doit être entourée de toutes les garanties procédurales : elle ne peut pas par exemple être prise sans accorder à l’intéressé une audience et un accès adéquat à son dossier[30].

13. Deuxièmement, la question de la libération conditionnelle doit être examinée selon un échéancier raisonnable prédéterminé[31]. Le régime légal de compressibilité de la peine doit avoir été fixé avant la date de l’imposition de la peine d’emprisonnement. Si la loi ne prévoit aucune « période minimale de détention » ou « période punitive » (tariff) qui devra être purgée avant que cette question puisse être examinée, la juridiction de jugement est tenue d’en fixer une, mais cette période ne doit pas être d’une durée qui reviendrait à empêcher de facto le réexamen de la peine infligée au détenu pendant le restant de ses jours. Ni la loi ni le juge ne peuvent établir une période minimale de détention à purger qui ferait d’une peine compressible une forme déguisée de perpétuité incompressible, par exemple une période punitive à perpétuité (whole life tariff). Au cas où la question de la libération conditionnelle ne serait pas tranchée au stade du réexamen initial, la situation du détenu devrait être réexaminée à des intervalles raisonnables, pas trop espacés dans le temps[32]. Pour la même raison, les détenus rappelés en prison devraient eux aussi bénéficier du même réexamen à des intervalles réguliers[33].

14. Troisièmement, les critères d’appréciation de la libération conditionnelle doivent être établis par la loi de manière claire et prévisible et être fondés principalement sur des considérations de prévention spéciales et subsidiairement sur des considérations de prévention générales[34]. Les considérations de prévention générales ne devraient pas à elles seules justifier un refus de libération conditionnelle ou un retour en prison. Les critères ne devraient pas se limiter à l’invalidité mentale ou physique du détenu ni à sa proximité de la mort. Pareils « motifs humanitaires » (compassionate grounds) sont à l’évidence trop restrictifs[35]. Tel était le cas des motifs prévus par l’article 30 de la loi britannique de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime (Sentences) Act 1997) et du manuel sur les personnes condamnées à perpétuité (lifer manual). Récemment, la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles a jugé que la Cour n’avait pas interdit l’imposition de la perpétuité réelle pour des « crimes odieux » (heinous crimes) étant donné que la loi anglo-galloise prévoyait bel et bien la compressibilité car, bien qu’« exceptionnelles », les conditions posées dans ce manuel ne sont pas trop restrictives et doivent d’ailleurs être entendues dans « un sens large qui peut être élucidé au cas par cas, tout comme se développe la common law ». En d’autres termes, elle a dit que la Grande Chambre avait mal interprété l’article 30 de la loi de 1997 et le manuel[36]. Cette conclusion soulève des questions assez graves d’ordre linguistique, logique et juridique : qu’est-ce que la « compassion » a à voir avec l’« appréciation des risques », les « perspectives de réinsertion sociale de l’auteur de l’infraction » ou « l’absence de motifs d’ordre pénologique justifiant le maintien en détention » ? Est-ce que le « sens large » (wide meaning) dans lequel il faut entendre la notion de « compassionate ground » serait large au point de ne plus avoir de rapport avec le sens ordinaire du mot « compassion » ? Qu’est-ce qui pourrait être plus imprévisible que la conversion en obligation d’élargissement au « sens large » d’une disposition législative discrétionnaire permettant la libération dans des circonstances exceptionnelles ? Qu’est-ce qui pourrait être plus imprécis que des « motifs exceptionnels » (exceptional grounds) à entendre au « sens large » (wide meaning) ? Il est évident que, selon l’interprétation donnée par la Cour d’appel, le mécanisme de réexamen prévu par l’article 30 de la loi de 1997 et par le manuel sur les personnes condamnées à perpétuité n’est pas un « réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention »[37]. L’existence d’un régime légal clair et prévisible consacrant le droit à la libération conditionnelle pour tous les détenus, y compris ceux ayant commis les pires « crimes odieux », est une obligation internationale pesant sur les États membres, et le respect des règles internationales en matière de protection des droits de l’homme ne dépend pas des circonstances factuelles plus ou moins choquantes de chaque cas d’espèce. C’est pourquoi la phrase de conclusion dans l’arrêt de la Cour d’appel, selon laquelle « [n]otre décision dans chaque cas repose sur les faits particuliers de l’espèce et il ne saurait en être tiré le moindre enseignement dans toute affaire similaire », ne dispense pas l’État de son obligation internationale de respecter les arrêts de la Cour. Penser le contraire aurait des répercussions sismiques. La Convention n’est pas un engagement à la carte et le système européen de protection des droits de l’homme s’effondrerait si on commençait à la considérer ainsi.

L’emprisonnement à vie du requérant

15. Le requérant a passé dix années dans le plus strict isolement, de février 1999 à novembre 2009[38]. Son régime carcéral prévoyait son isolement absolu de ses codétenus[39], l’absence d’activités de travail, d’instruction ou de loisir précises, une interdiction de correspondance, de conversations téléphoniques et de télévision, une censure concernant les livres et journaux, une interdiction des journaux kurdes, une interdiction des visites autres que celles des membres de sa famille et de ses avocats et une interdiction d’employer la langue kurde au cours des visites. Lorsqu’il purgeait des sanctions disciplinaires successives d’isolement cellulaire, il n’avait pas droit aux visites[40]. Dans son rapport de 2008, après avoir décrit les conséquences dramatiques de ce traitement sur l’état psychologique du détenu, le CPT a conclu que « garder en détention une personne dans ces conditions pendant huit ans et demi n’a pas la moindre justification »[41]. Dans son rapport de 2010, il a reconnu que la situation était meilleure mais que les nouvelles conditions étaient un « pas très modeste dans la bonne direction », et critiqué surtout l’interdiction de tout contact avec les codétenus au cours des promenades en plein air, l’interdiction de recevoir des visites « autour d’une table » de membres de sa famille, l’interdiction de cumuler des périodes de visite inutilisées et l’interdiction de tout contact téléphonique avec ses proches[42]. Il a relevé que le régime carcéral du requérant était bien plus sévère que celui appliqué aux autres détenus de même catégorie incarcérés dans les prisons de type F. Ce régime discriminatoire était aggravé par le rejet de la plupart des visites demandées par les proches et les avocats de l’intéressé.

16. Sur la question précise des soins médicaux, le CPT a noté que « diverses recommandations précises formulées à maintes reprises par le Comité [étaient] restées sans suite »[43]. Premièrement, le requérant faisait chaque jour l’objet d’un contrôle médical superficiel « non seulement inutile mais aussi potentiellement contre-productif ». Deuxièmement, la mise en place d’une relation médecin-patient digne de ce nom restait impossible parce que les médecins qui venaient ne cessaient de changer. En pratique, les généralistes changeaient chaque semaine et n’étaient jamais les mêmes. De plus, pendant une période de neuf mois ayant précédé la visite du CPT, il y avait eu douze consultations psychiatriques par cinq différents psychiatres et onze visites par onze généralistes différents, ainsi que plusieurs visites supplémentaires par différents autres spécialistes. Ainsi, le requérant a peut-être vu près de 90 médecins différents en une année. Troisièmement, il était particulièrement préoccupant que les médecins qui venaient ne communiquaient pas entre eux et qu’il n’y avait pas la moindre coordination entre les consultations médicales. D’ordinaire, un médecin rédigeait à l’issue de chaque visite un compte rendu qui était ensuite simplement communiqué au directeur de la prison. Le CPT y a vu aussi une « violation de la confidentialité médicale ».

17. L’État défendeur a effectivement fait un effort pour atténuer certaines des critiques du CPT, surtout concernant les conditions matérielles dans la prison. Cela dit, il n’a pas encore été remédié au mauvais accès à la lumière naturelle dans l’ensemble des cellules, dénoncé dans le rapport du CPT de 2010[44].

18. Sur la base de ces constats de fait, je conclus que, pendant l’ensemble de la période considérée, le régime carcéral d’isolement du requérant, ainsi que ses contacts extrêmement limités avec le monde extérieur – en particulier ses contacts très limités avec ses proches – et ses soins médicaux déficients, ont atteint le degré de gravité permettant un constat de violation des articles 3 et 8[45].

L’accès du requérant à des avocats

19. Toute personne en détention provisoire ou purgeant une peine d’emprisonnement jouit dès le début de son incarcération d’une trinité de droits fondamentaux : le droit d’accès à un avocat, le droit d’accès à un médecin et le droit d’informer de sa détention un proche ou un autre tiers de son choix. Le droit d’accès à un avocat doit inclure le droit de s’entretenir avec lui en privé, même s’il ne fait pas obstacle au remplacement d’un avocat se comportant de manière délictueuse, participant à une infraction pénale ou empêchant la bonne conduite de la procédure. De la même manière, il doit s’appliquer quelle que soit la « gravité » de l’infraction dont le détenu est soupçonné. En effet, les personnes soupçonnées d’infractions particulièrement graves sont parmi celles les plus exposées à des mauvais traitements et ont donc le plus besoin d’un avocat. Par conséquent, la question de la justification d’une restriction au droit d’accès à un avocat s’apprécie au cas par cas et non selon la catégorie de l’infraction en cause[46]. Si les avocats sont essentiels au cours de l’enquête et du procès, ils le sont encore davantage lors de l’exécution de la peine. L’accès à un avocat est crucial lorsqu’est purgée une peine d’emprisonnement car il peut offrir un contrôle indépendant du régime carcéral appliqué, des sanctions disciplinaires imposées et des mesures spéciales de contrainte et de sécurité adoptées ainsi que de toute la panoplie des interdictions, restrictions et obligations attachées à la condition de détenu, et prendre le cas échéant des mesures pour rétablir ce dernier dans ses droits fondamentaux. L’avocat est un garant indispensable du respect des droits de l’homme dans l’exécution d’une peine d’emprisonnement.

20. À l’instar des demandes de visites par la famille, la majorité des demandes de visites par les avocats du requérant ont été rejetées : soit parce que le temps était mauvais soit parce qu’aucun bateau ne desservait l’île. Il y avait aussi un autre motif de refus des demandes de visite des avocats du requérant : des soupçons de complicité de terrorisme pesant sur eux[47]. Les visites des avocats ont souvent été interrompues et leurs conversations avec le requérant ont été enregistrées. Des documents ou d’autres pièces échangés entre lui et ses avocats ont été contrôlés et les notes de ces derniers confisquées. Des courriers entre l’accusé et ses avocats ont été censurés. Ces derniers se sont vu refuser l’accès aux procédures disciplinaires dirigées contre leur client et aux dossiers en la matière. Enfin, il leur a été interdit pendant longtemps de représenter le requérant, certains ont même été incarcérés et d’autres ont vu leurs bureaux perquisitionnés et leurs dossiers professionnels saisis[48].

21. Aux termes de l’article 59 de la loi no 5275, en combinaison avec l’article 84 du décret y relatif du 6 avril 2006, l’examen des documents, dossiers, notes ou archives des avocats se fait en vertu d’une décision, susceptible de recours, d’un juge. Aucune disposition expresse ne permet l’enregistrement des conversations entre un avocat et le détenu[49]. L’article 151 du code de procédure pénale, tel que modifié par la loi no 5353 de 2005, permet d’interdire de représentation un avocat pendant un an voire deux et son remplacement par un autre avocat désigné par le barreau. Le libellé approximatif et vague de cette disposition est problématique mais, même s’il fallait l’accepter à titre d’hypothèse, aucun document produit devant la Cour ne permet de prouver que les avocats du requérant eussent été impliqués dans une quelconque activité criminelle d’une nature qui aurait justifié pareille interdiction, et encore moins leur condamnation pour ce motif. Pour ce qui est des dossiers en matière disciplinaire et plus précisément des conclusions écrites en défense du détenu pendant les procédures de recours, les autorités judiciaires compétentes ont rejeté les demandes d’accès à ces pièces en se fondant sur l’article 153 no 2 du code de procédure pénale, qui dispose que l’accès au dossier et la possibilité d’en recevoir copie peuvent être restreints si l’accorder nuit à l’enquête en cours. Cette règle de procédure pénale vise à protéger les intérêts d’une enquête pénale et son utilisation en matière disciplinaire est inacceptable.

22. Enfin, en ce qui concerne les difficultés d’accès à l’île, le Gouvernement a deux choix : s’il veut garder le requérant sur une île, il doit fournir les moyens de transport nécessaires, par exemple en prévoyant plus de bateaux lorsque ceux existants ne sont pas disponibles ou un hélicoptère lorsque la mer est mauvaise[50]; s’il ne peut pas ou ne veut pas fournir ces moyens supplémentaires, il doit alors transférer le requérant sur le continent. Ce qu’il ne peut pas faire, c’est le garder sur une île sans fournir les moyens d’y accéder.

23. Bref, la violation susmentionnée de l’article 3 est aggravée par l’interdiction faite aux avocats du requérant d’agir en son nom et de le contacter, par l’interdiction systématique des entretiens confidentiels avec eux, par l’enregistrement systématique de toutes les conversations entre le requérant et ses avocats en l’absence de base légale claire, par l’interdiction systématique pour les avocats d’accéder aux procédures et dossiers disciplinaires, et par la confiscation des notes rédigées par les avocats du requérant retraçant leurs entretiens avec ce dernier[51].

Conclusion

24. Les prisons ne devraient pas être comme les portes de l’enfer, où se réaliseraient les mots de Dante : Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate (« vous qui entrez ici, laissez toute espérance »). La Convention exige, en matière de réinsertion sociale et de libération conditionnelle, une approche fondée sur les droits du détenu, allant de pair avec l’obligation pour les États parties de viser la première et de garantir la seconde. Le requérant purge une peine d’emprisonnement sans possibilité de libération conditionnelle depuis 1999. Au cours de la période considérée dans le présent arrêt (de mai 2005 à mars 2012), cette peine a été exécutée avec une extrême sévérité, en violation des droits garantis au requérant par les articles 3 et 8. Pour remédier à ces violations de la Convention, l’État défendeur doit non seulement améliorer le régime carcéral du requérant, faciliter l’accès aux membres de sa famille et à ses avocats et lui prodiguer des soins médicaux adéquats conformément aux recommandations du CPT, mais aussi instaurer un mécanisme légal de libération conditionnelle pour les détenus dans la même situation que lui, permettant un réexamen régulier par le juge de leur détention en fonction de leurs besoins d’ordre pénologique. Mais la Turquie pourrait faire encore un pas en avant en se joignant aux pays qui depuis longtemps se sont passés de la réclusion à perpétuité pour les auteurs d’infractions sains d’esprit. Ainsi, elle donnerait un exemple fort à toute l’humanité.

* * *

[1]1. À l’exception des premières semaines de détention, où le CPT avait manifesté son inquiétude quant aux effets immédiats de son incarcération sur l’état psychologique de l’intéressé, et les conséquences malencontreuses qui pouvaient en résulter (cf. CPT (2000) 17, paragraphe 39, 3e alinéa).

[2]2. Cf. CPT/Inf (2002) 8, paragraphe 86.

[3]3. Cf. Affaire Abdullah Öcalan c. Turquie, requête n° 46221/99, paragraphe 196 (soulignement par le CPT).

[4]1. Ainsi, la présente opinion n’aborde pas la question de l’internement à perpétuité – sous quelque forme que ce soit – des auteurs d’infractions non responsables, c’est-à-dire des personnes « aliénées » ou ne jouissant pas de leur capacité mentale.

[5]2. Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013 (extraits).

[6]3. Je regrette que les quatre requêtes dont le requérant a saisi la Cour en 2003, 2004, 2006 et 2007 aient été jointes et qu’il ait fallu à la Cour plus de dix ans pour les traiter. L’inaction de la Cour s’ajoutant à sa décision de joindre les requêtes ont non seulement rendu extrêmement difficile l’appréciation de faits survenus il y a longtemps mais elles ont même permis à de graves violations continues de perdurer, alors qu’il aurait été possible de les faire cesser. Considérant que la majorité a estimé que la période soumise à l’analyse de la Cour avait commencé à la date du prononcé de l’arrêt concernant la requête n° 46221/99 et n’avait pris fin qu’avec les dernières observations communiquées à elle dans la présente affaire jointe, la Cour s’est trouvée chargée de la tâche herculéenne d’apprécier la manière dont les autorités carcérales et les juridictions d’appel compétentes de l’État défendeur se sont occupées du requérant pendant sept années, de 2 mai 2005 à mars 2012 (paragraphe 96 de l’arrêt).

[7]4. Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV.

[8]5. Dans sa décision d’irrecevabilité du 6 juillet 2010 concernant la requête n° 5980/07, la Cour s’est estimée incompétente. Auparavant, le Comité des Ministres avait déjà prononcé la clôture de son examen opéré en vertu de l’article 46 § 2, bien qu’il ait dit qu’en en aucun cas sa décision ne préjugeait l’examen par la Cour de nouvelles requêtes (résolution CM/ResDH(2007)1).

[9]6. Sur la responsabilité partagée de la Cour et du Comité des Ministres quant au contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour, voir l’exposé de mon opinion séparée joint à l’arrêt Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013 (extraits).

[10]7. La Grande Chambre a expressément fait sien le raisonnement de la Cour constitutionnelle fédérale allemande voyant dans la réinsertion sociale une condition sine qua non à l’emprisonnement, y compris lorsque la perpétuité est infligée (Vinter, précité, §§ 113‑118 ; voir l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 21 juin 1977 et, dans le même ordre d’idées, l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle italienne le 27 septembre 1987 (n° 274) et la décision n° 93-334 du 20 janvier 1994 du Conseil constitutionnel français.

[11]8. Par conséquent, les États parties ont l’obligation positive, fondée sur l’article 3 de la Convention, de prévoir un plan individuel d’exécution de la peine, comprenant une évaluation globale et actualisée des risques et des besoins, pour les détenus condamnés à des peines de perpétuité ou de longue durée, c’est-à-dire une ou plusieurs peines d’emprisonnement d’au moins cinq ans au total (voir l’exposé de mon opinion séparée jointe à l’arrêt Taukus c. Lituanie, n° 29474/09, 27 novembre 2012).

[12]9. Graham v. Florida, 560 U.S. 48 (2010). Bien qu’avancé dans le cas de mineurs, l’argument a exactement la même force juridique et morale appliqué aux délinquants majeurs responsables.

[13]10. Sur l’histoire de la réforme carcérale au Portugal par rapport à d’autres pays européens, voir mon ouvrage intitulé « Droit carcéral portugais et européen » (en langue portugaise), Coimbra, 2006, 434 pages, et en particulier les pages 82 à 90 consacrées à la réforme de 1884. Le Portugal fut présenté au monde comme un modèle par le réformateur des prisons britanniques et secrétaire de la Howard Association, William Tallack, dans son ouvrage visionnaire intitulé « Penological and preventive principles », 1889, p. 162 et 163. Dans son commentaire sur la deuxième édition de cet ouvrage, l’American Journal of Sociology, volume I, 1895, page 791, a estimé que « [l]’auteur [était] le mieux placé pour saisir le meilleur de la pensée de l’époque ».

[14]11. Voir par exemple les statistiques en matière d’homicide de l’UNODC pour 2013.

[15]12. La Norvège ne peut figurer parmi ces pays. La réclusion à perpétuité en temps de paix y a été abolie en 1981 et remplacée par une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de 21 ans. De plus, certains délinquants dangereux peuvent être sanctionnés par une période de sûreté, qui ne peut excéder 21 ans (article 39 e) du code pénal civil). Toutefois, le juge peut prolonger cette peine par périodes d’une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans si le condamné est encore considéré comme dangereux, ce qui veut dire qu’il peut y avoir détention à vie si une prolongation de cinq ans est prononcée encore et encore.

[16]13. Dans son arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 85, CEDH 2002‑VI, la Cour a dit attacher « moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue », citant l’état du droit dans des pays non européens.

[17]14. Comme l’a dit un jour le juge de la Cour suprême des États-Unis H. Blackmun, il n’existe pas de juste système permettant de bien voir qui sont les pires des pires (Callins v. Collins, 510 US 1141 (1994). Ce qu’il a dit concernait les personnes méritant la peine capitale mais on pourrait en dire de même des personnes condamnées à la perpétuité. En fait, cette remarquable opinion du juge Blackmun pourrait s’appliquer dans son intégralité à la réclusion à perpétuité.

[18]15. Voir, une nouvelle fois, l’argumentation remarquable du juge Blackmun dans l’exposé de son opinion dissidente joint à l’arrêt Callins v. Collins, 510 US 1141 (1994), où il estime « entachée de préjugés raciaux » la politique disproportionnée en matière de peine capitale. Les juges Potter Stewart, Byron White et William O. Douglas avaient déjà souligné ce même point dans l’arrêt Furman v. Georgia, 408 U.S. 238 (1972). Le juge Stewart avait même parlé de « systèmes de droit qui permettent à cette peine unique d’être si arbitrairement et si anormalement infligée ». Ces propos forts contre la peine de mort peuvent aussi être dirigés contre l’emprisonnement à vie.

[19]16. C’est précisément le raisonnement suivi par la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles dans son arrêt du 14 février 2014 (§§ 49-50) : « [l]e juge ne doit imposer la perpétuité réelle que si la gravité du crime est exceptionnellement élevée et si les impératifs de juste châtiment et de rétribution font qu’il s’agit de la juste peine ».

[20]17. Cette manière de raisonner est vieille comme le monde : « [c]elui qui a pitié des gens cruels finira par être cruel à l'égard des gens miséricordieux ». Solon a observé qu’il n’y a pas de véritable justice tant que ceux qui n’ont pas été victimes d’un crime ne se sentiront pas aussi indignés que ceux qui en ont été victimes. Cette manière de voir les choses méconnaît que la prison n’est pas un lieu où les gens doivent être traités de façon indigne et cruelle. Et, en ce qu’elle est axée sur le besoin de vengeance et de révolte, elle occulte l’obligation qu’à l’État d’offrir aux victimes de crimes les moyens adéquats de se remettre de leur perte.

[21]18. En voici deux exemples : la loi new-yorkaise prévoit que « [t]oute personne condamnée à la réclusion à perpétuité est civilement morte » (code de New York, § 79-a) et la loi de Rhode Island que « [t]oute personne emprisonnée à vie dans un établissement carcéral pour majeurs est réputée, à l’égard de l’ensemble des droits de propriété, des liens conjugaux et des droits civils et des relations de quelque nature que ce soit, morte à tout point de vue, comme si elle était décédée de causes naturelles à la date de sa condamnation » (lois générales de Rhode Island, § 13-6-1 (2002)).

[22]19. Comme Beccaria l’a autrefois dit, la perpétuité est une peine pire que la mort elle-même : « [o]n dira peut-être que l’esclavage perpétuel est une peine aussi rigoureuse ; et par conséquent aussi cruelle que la mort. Je répondrai qu’en rassemblant en un point tous les moments malheureux de la vie d’un esclave, sa vie serait peut-être plus horrible que les supplices les plus affreux » (Des délits et des peines, 1764). L’argument fut repris par John Stuart Mill, dans son malheureux discours en faveur de la peine capitale (21 avril 1868). Il faut ajouter que la pensée de Mill évolua et qu’il rejeta finalement tant l’emprisonnement à vie que la peine capitale.

[23]20. Voir, par exemple, l’article 153 (2) de la loi anglaise de 2003 sur la justice pénale.

[24]21. « Toute peine qui, par sa durée ou par sa sévérité excessive, est fortement disproportionnée aux infractions en question » est interdite (Weems v. United States, 217 U.S. 371, 349 (1909)). Ou, comme l’a précisé la Cour constitutionnelle sud-africaine dans son arrêt S. v. Dodo, 2001 (3) SA 382 (CC) 303 (S. Afr.), « [l]orsque la durée de la peine, qui a été infligée en raison de son effet généralement dissuasif sur autrui, est sans rapport avec la gravité de l’infraction, l’auteur de celle-ci sert essentiellement de moyen visant à une autre fin et il s’en trouve atteint dans sa dignité. Il en va de même lorsque la finalité réformatrice de la peine prédomine et que l’auteur d’une infraction est condamné à une peine d’emprisonnement de longue durée principalement parce qu’il ne peut se racheter pendant une durée plus brève, mais que cette durée n’a aucun rapport avec ce que mérite l’infraction commise ».

[25]22. Dans son Observation générale n° 21 (1992), par. 10, le Comité des droits de l’homme a dit ceci : « [a]ucun système pénitentiaire ne saurait être uniquement distributif ; il devrait essentiellement viser le redressement et la réadaptation sociale du prisonnier » ; voir aussi les règles 57, 60, 61 et 65 de l’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (1957, modifié en 1977), le principe n° 10 des Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus (1990) et le principe n° 6 de la recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres. Ajoutons que, aujourd’hui, la réinsertion sociale est entendue, à l’instar de l’analogie médicale classique, non pas comme un « traitement » ou un « remède » pour le prisonnier en vue de son amendement mais comme une tâche qui, si elle est moins ambitieuse, n’en demeure pas moins plus réaliste : le préparer à mener sa vie dans le respect de la loi après la prison. Il y a trois raisons à cela : premièrement, il est problématique que l’État ait le pouvoir constitutionnel d’« amender » la personnalité d’une personne majeure ; deuxièmement, il est douteux qu’un tel amendement soit réalisable ; et, troisièmement, il est encore plus incertain que son existence puisse être établie.

[26]23. Cette expression heureuse vient du président de la Cour suprême des États-Unis E. Warren dans l’arrêt rédigé par lui au nom de la majorité en l’affaire Trop v. Dulles, 356 U.S. 86 (1958) et elle a notamment été reprise par le juge Thurgood Marshal dans l’arrêt rédigé par lui au nom de la majorité de la Cour suprême en l’affaire Estelle v. Gamble, 429 U. S. 97, 102 (1976).

[27]24. Graham v. Florida, 560 U.S. 48 (2010). Voir, dans le même ordre d’idées progressiste, l’exposé de l’opinion du président Costa joint à l’arrêt Léger c. France, n° 19324/02, 11 avril 2006, celui de l’opinion du président Bratza joint à l’arrêt Kafkaris c. Chypre [GC], n° 21906/04, 12 février 2008, et celui de l’opinion du président Spielmann joint à l’arrêt Léger c. France [GC], n° 19324/02, 30 mars 2009.

[28]25. C’est exactement le sens du principe 4.a de la recommandation Rec 2003(22) du Comité des Ministres, adoptée le 24 septembre 2003. Autrement dit, l’arrêt Vinter a infirmé la jurisprudence antérieure de la Cour selon laquelle la Convention ne confère aucun droit à la libération conditionnelle (Szabo c. Suède (déc.), n° 28578/03, CEDH 2006-VIII, et Macedo da Costa c. Luxembourg (déc.), n° 26619/07, § 22, 5 juin 2012.

[29]26. Au niveau européen, voir Weeks c. Royaume-Uni, n° 9787/82, §§ 58 et 69, 2 mars 1987, et T. c. Royaume-Uni, n° 24724/94, § 121, 16 décembre 1999 ; le rapport du Comité pour la prévention de la torture (« le CPT ») n° 55 de 2007, publié le 27 juin 2007 ; et l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle italienne le 27 juin 1974 (n° 204/1974). Au niveau universel, voir l’article 110 §§ 4 et 5 du Statut de Rome et les articles 223 et 224 du Règlement de procédure de preuve de la Cour pénale internationale.

[30]27. Par. 32 de la recommandation Rec 2003(22) du Comité des Ministres, adoptée le 24 septembre 2003, et Osborn v Parole Board [2013] UKSC 61.

[31]28. Par. 9 de la résolution Res 76(2) du Comité des Ministres, adoptée le 17 février 1976, et par. 5 de la recommandation Rec 2003(22) du Comité des Ministres, adoptée le 24 septembre 2003.

[32]29. Weeks, précité, § 58, résolution Res 76(2) du Comité des Ministres, adoptée le 17 février 1976, par. 12 ; recommandation Rec 2003(22) du Comité des Ministres, adoptée le 24 septembre 2003, par. 21 ; rapport du CPT sur la Hongrie, février 2007, par. 33 ; « Prison à vie », rapport du Programme des Nations Unies en matière de prévention du crime et de justice pénale (1994), document ONU ST/CSDHA/24, par. 49, et Observation générale n° 10 du Comité sur les droits de l’enfant, par. 77.

[33]30. Rapport n° 55 du CPT (2007) 55, publié le 27 juin 2007.

[34]31. Résolution Res 76(2) du Comité des Ministres, adoptée le 17 février 1976, par. 10 ; recommandation Rec 2003(22) du Comité des Ministres, adoptée le 24 septembre 2003, par. 3, 4 et 20, et recommandation Rec 2003(23) du Comité des Ministres, adoptée le 9 octobre 2003, par. 34.

[35]32. Par. 129 de l’arrêt de Grande Chambre Vinter.

[36]33. Par. 29 de l’arrêt rendu par la Cour d’appel le 14 février 2014. Dit plus clairement, la Cour d’appel a dit qu’elle avait raison dans son arrêt Bieber et que la Cour avait tort dans l’arrêt Vinter.

[37]34. Par. 119 de l’arrêt de Grande Chambre Vinter. En fait la disposition pertinente s’intitule « élargissement à titre d’humanité pour des raisons médicales » (compassionate release on medical grounds), ce qui montre clairement la finalité de l’article 30. Son interprétation par la Cour d’appel ne cadre tout simplement pas avec le sens de la notion de compassion dans la culture occidentale (voir la définition que donne le dictionnaire Oxford du mot compassion : « le sentiment bienveillant de miséricorde et de sollicitude à l’égard des souffrances ou malheurs d’autrui », le mot venant du latin compati, « partager la souffrance d’autrui »). D’ailleurs, la thèse défendue par la Cour d’appel selon laquelle les motifs d’humanité, au « sens large », englobent les « motifs légitimes d’ordre pénologique » avait déjà été exposée devant la Cour par le Gouvernement et expressément rejetée par la Grande Chambre au paragraphe 129 de son arrêt Vinter.

[38]35. L’absence d’informations complètes et fiables sur le régime carcéral appliqué au requérant rend très compliqué l’examen consciencieux par le juge de la réalité de la situation sur le terrain. D’ailleurs, le raisonnement de la majorité est truffé de suppositions et de présomptions fondées sur de maigres preuves documentaires produites par le gouvernement défendeur. Aucun exposé clair et exact n’a été donné à la Cour du nombre d’heures effectivement passées par le requérant avec ses codétenus, ni de ses activités de loisirs et de sport, du nombre des visites de membres de sa famille, d’avocats et de médecins qui ont été demandées, effectuées et refusées, des modalités de ces visites, du nombre de fois où les conversations entre le requérant et ses avocats ont été interrompues et où ceux-ci ont été empêchés d’échanger des documents ou des notes avec leurs clients, du nombre d’avocats à qui il a été interdit d’agir pour le compte du requérant et de contacter celui-ci et des motifs de cette interdiction, du nombre de conversations téléphoniques entre le requérant et les personnes extérieures à la prison qui ont été demandées, effectuées et refusées, du nombre de fois où la correspondance du requérant a été censurée voire interrompue, ou du nombre de sanctions disciplinaires et de mesures de sécurité qui ont été imposées, attaquées, confirmées, annulées et appliquées. En tout état de cause, la Cour disposait bel et bien de preuves fiables. Le requérant ayant à maintes reprises contesté les actes des autorités carcérales, j’estime que les seuls éléments de preuve fiables versés au dossier sont ceux produits par le CPT et ceux produits par le Gouvernement lorsque les rapports du CPT les confirmaient.

[39]36. En fait, le requérant était la seule personne séjournant dans la prison d’Imrali jusqu’en novembre 2009, lorsque cinq autres détenus y entrèrent. Le requérant pouvait discuter une heure par semaine avec ses codétenus. Ultérieurement, ce laps de temps passa à trois heures par semaine.

[40]37. Le Gouvernement admet qu’il n’y a aucune différence entre l’isolement cellulaire et l’isolement ordinaire, si ce n’est l’interdiction des visites par les proches.

[41]38. Rapport du CPT de 2008, par. 33.

[42]39. Rapport du CPT de 2010, par. 19, 21, 25 et 28. La plupart de ces faits avaient déjà été évoqués dans les rapports du CPT de 2008 et 2003.

[43]40. Rapport du CPT de 2010, par. 33. Dans son rapport de 2007 (par. 33), le CPT avait déjà critiqué les soins médicaux dispensés au requérant.

[44]41. Rapport du CPT de 2010, par. 10. On peut trouver à ce sujet d’autres remarques dans le rapport de 2006 du CPT, par. 48-51, et dans le rapport du CPT de 2008, par. 11-12.

[45]42. Le paragraphe 149 de la motivation de la majorité reconnaît explicitement l’insuffisance du régime carcéral et des contacts avec le monde extérieur après le 17 novembre 2009 mais n’y voit aucune violation de l’article 3. Pire encore, le constat par la majorité de non-violation de l’article 8 et son raisonnement au paragraphe 163 contredisent sa conclusion au paragraphe 146, lorsqu’elle tient compte précisément des restrictions « importantes » à l’accès des proches du requérant comme motif de violation de l’article 3.

[46]43. Voir le 21ème rapport général (CPT/Inf (2011) 28, par. 18-25, et la recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres, par. 23.4 et 23.5.

[47]44. La majorité n’a pas abordé plusieurs questions délicates expressément posées par le requérant et communiquées par la Cour au Gouvernement, par exemple l’interdiction, dont les avocats du requérant auraient été frappés, d’agir en son nom et de le contacter.

[48]45. Rapport du CPT de 2010 CPT, par. 26, et rapport du CPT de 2008, par. 24.

[49]46. La thèse du Gouvernement, qui estime que l’article 59, n° 4, de la loi n° 5275, tel que modifiée en 2005, le permet, n’est pas convaincante à la lecture du libellé clair de la loi.

[50]47. Il y a un hélicoptère pour accéder à l’île mais il est réservé aux agents de l’État, pas aux avocats.

[51]48. Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 630-649, 25 juillet 2013. Si l’on compare les restrictions imposées par l’État turc à la relation entre le requérant Öcalan et ses avocats à celles imposées par l’État russe à la relation entre les requérants Khodorkovskiy et Lebedev et leurs avocats, force est de conclure que les premières sont bien plus lourdes que les secondes.


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