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04/03/2014 | CEDH | N°001-140023

CEDH | CEDH, AFFAIRE FİLİZ c. TURQUIE, 2014, 001-140023


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FİLİZ c. TURQUIE

(Requête no 28074/08)

ARRÊT

STRASBOURG

4 mars 2014

DÉFINITIF

04/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Filiz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pint

o de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2013,

Rend l...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FİLİZ c. TURQUIE

(Requête no 28074/08)

ARRÊT

STRASBOURG

4 mars 2014

DÉFINITIF

04/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Filiz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28074/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Şerif Filiz (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me D. Yiğit, avocat à Midyat. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier une violation des articles 3 et 5 de la Convention.+

4. Le 9 avril 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1990 et réside à Mersin.

6. Le 21 mars 2007, le parti DTP (Demokratik Toplum Partisi – Parti pour une société démocratique, mouvement pro-kurde de gauche) organisa la fête du Nevruz à Mersin. Au cours de cette célébration, un groupe de manifestants membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale) scandèrent des slogans en faveur du PKK et d’Abdullah Öcalan, déployèrent des banderoles de ce parti, bloquèrent le trafic, et s’en prirent aux forces de l’ordre, à leurs véhicules et à des commerces.

7. Le 21 mars 2007, à 18 h 30, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue au commissariat de police de Siteler. Le procès-verbal d’arrestation, signé par le jeune homme, mentionnait les pièces à conviction découvertes sur lui et précisait que l’intéressé avait couru, qu’il était tombé à terre, qu’il s’était relevé pour courir à nouveau et que, après avoir résisté aux policiers, il avait été immobilisé par la force.

8. Le rapport médical provisoire du 21 mars 2007, établi par l’hôpital de Mersin à 20 h 43, indiquait que le requérant présentait un hématome de 3 x 3 cm consécutif à un coup dans la zone de la colonne vertébrale, un œdème et une blessure consécutifs à un coup sur le côté gauche de l’intérieur de la lèvre supérieure, des ecchymoses rougeâtres de 2 x 5 cm, de 2 x 7 cm et de 3 x 3 cm dans la zone scapulaire gauche, une ecchymose rougeâtre de 4 x 10 cm dans la partie supérieure de la zone scapulaire gauche, des ecchymoses de 2 x 3 cm et 3 x 4 cm sur l’épaule gauche, quatre ecchymoses de 2 x 10 cm sur la face externe de la cuisse droite, et une ecchymose rectangulaire de 2 x 7 cm sur la face interne de la cuisse gauche.

9. Selon les observations présentées par le Gouvernement, un rapport médical établi par l’hôpital de Mersin le 22 ou 23 mars 2007 indiquait que le requérant ne présentait aucune autre lésion nouvelle sur le corps [ce rapport médical ne figure pas dans le dossier de l’affaire].

10. Le 24 mars 2007, le requérant fut entendu par le procureur de la République, avec l’assistance d’un avocat. Dans sa déposition, le jeune homme déclarait que, le jour de l’incident, il était parti chercher son frère et que, sur son trajet, il avait vu un enfant jeter par terre deux bouteilles qu’il avait lui-même ramassées dans l’intention de les faire exploser lors d’un match de football. Il indiquait également que le béret retrouvé sur lui et portant la mention « Serok Biji Apo [Abdullah Öcalan] » (vive le président Apo) ne lui appartenait pas, qu’il l’avait trouvé sur son chemin et que les policiers le lui avaient pris des mains. Il déclarait aussi que la photographie d’Abdullah Öcalan retrouvée sur lui ne lui appartenait pas, qu’il l’avait également ramassée au sol et qu’il ne savait pas qui l’avait jetée. Quant aux autres objets retrouvés sur lui, il précisait que la pièce d’identité était bien la sienne, que la boîte d’allumettes lui était utile sur son lieu de travail et que le canif lui servait à couper des fruits. Il ajoutait qu’il n’avait scandé aucun slogan et qu’il ne s’était pas attaqué aux policiers ou à leurs véhicules. Il précisait en outre qu’il n’avait pas participé à la manifestation illégale. Il admettait que les policiers l’avaient poursuivi et qu’il avait couru, mais il indiquait ne pas être tombé. Il déclarait également que, lors de l’incident et au commissariat de police de Siteler, les policiers l’avaient frappé et insulté, et que, à l’intérieur de ce commissariat, ils l’avaient obligé à insulter Abdullah Öcalan et l’avaient frappé à la tête avec un bâton. Il affirmait de plus qu’il n’était membre d’aucune organisation ou association.

Par ailleurs, l’avocat du requérant fit part de l’intention de ce dernier de porter plainte contre les policiers auteurs des traitements dénoncés, et, eu égard à l’âge de son client, il demanda sa remise en liberté.

11. Le rapport médical du 24 mars 2007, établi par l’hôpital de Mersin, indiquait que le requérant n’avait aucune autre lésion par rapport à celles constatées dans le rapport médical du 21 mars 2007 [ce rapport médical ne figure pas dans le dossier de l’affaire].

12. Le même jour, le requérant fut placé en détention avec trente et une autres personnes.

13. Le 17 avril 2007, une action publique fut intentée contre vingt personnes, dont le requérant.

14. A l’issue de onze audiences tenues entre le 24 mars 2007 et le 3 janvier 2008 – dont six pour lesquelles elle statua sur dossier, la cour d’assises d’Adana confirma le maintien en détention du requérant. Elle se prononça en ce sens à trois reprises « eu égard aux infractions reprochées, au contenu du dossier et aux éléments de preuve », à trois reprises « au motif que la décision de maintien en détention ne comportait aucune inexactitude », à quatre reprises « compte tenu de la qualification des infractions reprochées, de l’état des preuves, des peines minimale et maximale [auxquelles l’intéressé pouvait être condamné], de la durée passée en détention et de l’absence d’inexactitude dans la décision » et une fois « compte tenu de la qualification des infractions reprochées, des peines encourues, de la probabilité d’une destruction [par le requérant] des éléments de preuve et de l’état du dossier ».

15. Dans l’intervalle, le requérant avait formé opposition contre la décision de la cour d’assises du 17 décembre 2007 portant maintien de sa détention.

16. Le 27 décembre 2007, la 8e cour d’assises d’Adana rejeta cette opposition.

17. Le 25 février 2008, la cour d’assises ordonna la remise en liberté du requérant.

18. Le 1er mai 2008, le parquet déposa ses réquisitions sur le fond.

19. Le 3 juin 2008, le requérant déposa son mémoire en défense. En se référant au rapport médical établi le 21 mars 2007, il indiqua qu’il avait subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et il demanda l’ouverture d’une action pénale contre les auteurs de ces faits.

20. Le 22 septembre 2008, tenant compte de l’âge du requérant et de son comportement lors des audiences, la cour d’assises d’Adana, après avoir réduit les peines initialement prononcées, condamna le jeune homme à une peine d’emprisonnement de deux ans, neuf mois et dix jours ainsi qu’à une amende de 900 livres turques pour commission d’infractions au nom d’une organisation armée illégale et détention d’explosifs. Dans ses motifs, la cour d’assises indiqua que, le 21 mars 2007, le requérant avait scandé à Mersin, au carrefour des 141 et 158es rues, des slogans en faveur du PKK et du chef de ce parti, jeté au sol et brûlé de l’essence, et lancé avec un groupe d’individus un cocktail Molotov sur le véhicule blindé no 9 de la police tout en faisant le signe de la victoire. Elle précisa que le requérant avait été arrêté par la police alors qu’il se trouvait dans ce groupe et que, au cours de la fouille corporelle, la police avait retrouvé sur lui deux cocktails Molotov, une affiche sur laquelle était inscrit « vive le président Abdullah [Öcalan] » et qui était destinée à être utilisée au cours de la manifestation, un béret transformé en cagoule, une affiche du chef du PKK, un canif, une boîte d’allumettes ainsi qu’une pièce d’identité à son nom et dont la date de naissance avait été modifiée. Elle releva que, selon le rapport d’expertise du laboratoire criminalistique, les deux cocktails Molotov se trouvaient chacun dans une bouteille plastique prête à être utilisée.

21. Le 23 septembre 2008, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation contre cet arrêt. Il indiqua que l’arrêt de la cour d’assises d’Adana méconnaissait la loi, la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière et les conventions internationales. Il demanda en conséquence que cet arrêt soit infirmé.

22. À une date non précisée, la Cour de cassation infirma l’arrêt de la cour d’assises d’Adana et renvoya l’affaire devant la cour d’assises des mineurs de Mersin [l’arrêt de la Cour de cassation ne figure pas dans le dossier de l’affaire].

23. À une date non précisée, la cour d’assises des mineurs de Mersin condamna le requérant à une peine d’emprisonnement [cet arrêt ne figure pas dans le dossier].

24. Le 5 décembre 2013, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation contre cet arrêt. Dans son pourvoi, il contesta le fait qu’il ait été condamné pour commission d’infractions au nom d’une organisation armée illégale alors qu’il n’est pas membre d’une telle organisation. Il soutient qu’il aurait dû être jugé des chefs de résistance à fonctionnaires, atteinte aux biens publics et non-respect de la loi no 2991 relative aux réunions et manifestations.

25. Selon les dernières informations fournies par les parties, la procédure était toujours pendante devant la Cour de cassation.

II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS

26. L’article 160 du code de procédure pénale (CPP) dispose que le procureur de la République qui a été informé de la commission d’une infraction doit intenter une action publique.

27. L’article 230 du code pénal dispose que les décisions de maintien en détention doivent être motivées.

28. En droit turc, la détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP, entré en vigueur le 1er juin 2005. Pour un aperçu des articles 100, 141 et 142 du CPP, la Cour renvoie à sa décision Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, §§ 12-15, 16 octobre 2012).

29. Pour un aperçu des textes internationaux régissant la situation des mineurs placés en détention, la Cour renvoie à son arrêt Güveç c. Turquie (no 70337/01, §§ 58-64, 20 janvier 2009).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

30. Le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation et de sa garde à vue. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

31. Le Gouvernement conteste cette thèse.

Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, en deux branches. Il considère que le requérant aurait pu introduire une action en dommages et intérêts devant les juridictions administratives contre le ministère de l’Intérieur en raison de ses allégations tirées d’une violation de l’article 3 de la Convention. Il soutient par ailleurs que le requérant a introduit sa requête devant la Cour le 3 juin 2008 alors que la procédure pénale engagée contre lui est, d’après lui, toujours pendante devant la Cour de cassation.

33. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement.

34. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, étant donné que le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention est en tout état de cause irrecevable pour défaut manifeste de fondement pour les motifs indiqués ci-dessous (voir, parmi beaucoup d’autres, Uzan et autres c. Turquie (déc.), no 18240/03, § 63, 29 mars 2011, Taştop et autres c. Turquie (déc.), no 23258/09, § 37, 14 février 2012, et Fatma Bartan et autres c. Turquie (déc.), no 2737/06, § 55, 29 janvier 2013).

1. Arguments des parties

35. Se référant aux blessures constatées dans le rapport médical établi le 21 mars 2007, le Gouvernement soutient que ces lésions résultent de l’opposition d’une résistance par le requérant, lequel tentait de s’enfuir, aux policiers. Il ajoute que les rapports médicaux établis postérieurement, le 22 ou 23 mars 2007 et le 24 mars 2007, ne mentionnent pas de nouvelles lésions sur le corps du requérant, et que ce dernier n’a pas subi de mauvais traitements pendant sa garde à vue.

36. Le Gouvernement fait valoir que le requérant a été arrêté alors qu’il avait versé de l’essence sur la route pour y mettre le feu, lancé un cocktail Molotov sur un véhicule blindé de la police et scandé des slogans en faveur du chef du PKK. Il précise que le jeune homme a résisté aux policiers lors de son arrestation et est tombé au sol, qu’il a essayé de s’enfuir et a été arrêté à la suite d’une course-poursuite avec les agents des forces de l’ordre. Il ajoute que la fouille corporelle de l’intéressé a permis de retrouver sur lui un canif, deux pièces d’identité à son nom avec deux dates de naissance différentes, une boîte d’allumettes, deux cocktails Molotov ainsi que du matériel inflammable.

37. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et réitère ses allégations. En particulier, il soutient qu’il a été battu par les policiers alors que, d’après lui, il n’avait pas opposé de résistance à ces derniers.

2. Principes généraux pertinents

38. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques et/ou mentaux ainsi que parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 23-24, série A no 269, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 68-78, CEDH 2000‑XII, et Günaydın c. Turquie, no 27526/95, § 29, 13 octobre 2005).

39. De plus, la Cour a déjà jugé que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004). Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, et Labita, précité, §§ 121 et 152).

40. Par ailleurs, en cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Jasar c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les constatations des juridictions nationales ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles elles sont parvenues (Darraj c. France, no 34588/07, § 37, 4 novembre 2010).

3. Application de ces principes à la présente espèce

41. En l’espèce, la Cour relève que les versions respectives des parties diffèrent sur la manière dont les lésions constatées sur le corps du requérant sont survenues. En particulier, le Gouvernement, se fondant sur les éléments de preuve contenus dans le dossier, en attribue la cause au comportement du requérant qui, d’après lui, s’est enfui puis a résisté aux policiers ayant procédé à son arrestation. Quant au requérant, il soutient ne pas avoir opposé de résistance aux policiers qui, à ses dires, lui ont asséné des coups lors de son arrestation et pendant sa garde à vue.

42. La Cour constate que, d’après le procès-verbal d’arrestation du 21 mars 2007 et en particulier d’après l’arrêt de la cour d’assises d’Adana du 22 septembre 2008, le requérant se trouvait parmi le groupe de manifestants qui avaient jeté un cocktail Molotov sur un véhicule blindé de la police. Ainsi, il ressort des éléments du dossier que ce groupe, auquel appartenait le requérant, s’en était pris violemment aux forces de l’ordre et que la police, de son côté, avait été contrainte d’utiliser elle aussi une certaine force pour arrêter les auteurs de ces agissements et également pour assurer la sécurité des passants et des biens publics ainsi que le maintien de l’ordre public.

43. Partant, à la lumière des faits de l’espèce, des documents versés au dossier et des actes de violence commis par les manifestants, et notamment par le requérant, la Cour considère que celui-ci n’a pas fourni d’éléments de nature à étayer ses allégations de mauvais traitements lors de son arrestation et de sa garde à vue (Oyğur c. Turquie, no 6649/10, § 44, 5 mars 2013).

44. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 ET 13 DE LA CONVENTION

A. L’article 5 § 3 de la Convention

45. Le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire a été excessive et que la prolongation de cette dernière était fondée sur des motifs stéréotypés. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

46. Le Gouvernement conteste cette thèse.

1. Sur la recevabilité

47. Le Gouvernement indique que la garde à vue du requérant a commencé le 21 mars 2007 et s’est terminée le 24 mars 2007, et que sa remise en liberté est intervenue le 25 février 2008.

48. S’agissant de la durée de la garde à vue, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que, conformément à l’ancien article 128 du CPP, le requérant aurait dû contester la durée de sa garde à vue devant le juge compétent. De plus, se référant à l’article 1er de la loi no 466, il soutient que le requérant avait la possibilité d’introduire un recours en dommages et intérêts en raison de cette durée.

49. La Cour constate que le requérant ne se plaint pas de la durée de sa garde à vue mais uniquement de la durée de sa détention. Partant, elle estime qu’elle n’a pas à examiner l’exception du Gouvernement.

50. Ensuite, s’agissant de la durée de la détention, le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. D’après lui, conformément à l’article 141 du CPP, le requérant avait la possibilité d’introduire un recours en indemnisation.

51. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement.

52. La Cour note que la détention provisoire du requérant au sens de l’article 5 § 3 de la Convention a pris fin avec sa condamnation en première instance le 22 septembre 2008. Elle relève toutefois que cette condamnation n’est pas définitive puisque, selon les dernières informations fournies par les parties, la procédure était toujours pendante devant la Cour de cassation.

53. Partant, elle considère que les conditions d’application de l’article 141 du CPP n’étaient pas réunies et que le requérant n’était pas tenu de saisir les juridictions internes d’une demande d’indemnisation sur le fondement de cette disposition (voir, a contrario, Demir (déc.), précité, §§ 28 et 35).

54. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement.

2. Sur le fond

(a) Arguments des parties

55. Le Gouvernement expose que la durée de la procédure pénale engagée contre le requérant n’a pas été prolongée inutilement en raison d’une négligence ou d’un manquement imputable aux autorités judiciaires. Il précise que le requérant a été jugé avec dix-neuf autres coaccusés en raison de l’action menée par une organisation armée illégale, que la cour d’assises a dû établir les faits et qu’elle a dû déterminer les ramifications de ladite organisation illégale ainsi que les responsabilités dans les infractions commises pour chacun des accusés.

56. Par ailleurs, le Gouvernement indique que la cour d’assises a pris en considération le risque de fuite de l’intéressé et de destruction des éléments de preuve par ce dernier. Il ajoute que la détention du requérant a duré moins d’une année et, se référant aux motifs de son maintien en détention, il soutient que la durée de la détention a été justifiée par la cour d’assises.

57. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et réitère ses allégations.

(b) Principes généraux pertinents

58. La Cour rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. A cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 de la Convention et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, par exemple, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43, CEDH 2006‑X, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 141, 22 mai 2012).

59. L’existence et la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Dès lors que ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle doit également rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita, précité, §§ 152-153, et Mansur c. Turquie, 8 juin 1995, § 52, série A no 319‑B). Les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte fût-elle, était justifiée (Chichkov c. Bulgarie, no 38822/97, § 66, CEDH 2003‑I). Lorsqu’elles décident si une personne doit être libérée ou détenue, elles doivent rechercher s’il n’y a pas d’autres mesures qui permettraient d’assurer sa comparution au procès (Jablonski c. Pologne, no 33492/96, § 83, 21 décembre 2000).

(c) Application de ces principes à la présente espèce

60. En l’espèce, la Cour constate d’abord que la détention du requérant a débuté le 21 mars 2007 et qu’elle s’est terminée le 25 février 2008 avec sa mise en liberté provisoire. Elle a ainsi duré onze mois et six jours.

61. Elle relève que la cour d’assises a rejeté les demandes réitérées de libération du requérant et qu’elle a prononcé son maintien en détention en se fondant sur des formules presque toujours identiques, voire stéréotypées, telles que « eu égard aux infractions reprochées, au contenu du dossier et aux éléments de preuve », « au motif que la décision de maintien en détention ne comportait aucune inexactitude », « compte tenu de la qualification des infractions reprochées, de l’état des preuves, des peines minimale et maximale [auxquelles l’intéressé pouvait être condamné] et de la durée passée en détention et de l’absence d’inexactitude dans la décision » (voir paragraphe 14 ci-dessus, et Ali Hıdır Polat c. Turquie, no 61446/00, § 27, 5 avril 2005).

62. Or la Cour souligne que, si elle a à maintes reprises jugé que de tels motifs peuvent se comprendre comme indiquant l’existence et la persistance d’indices graves de culpabilité et si en général ces circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, en l’espèce les considérations retenues ne sauraient justifier, à elles seules, le maintien en détention du requérant pendant une période de onze mois et six jours.

63. Par ailleurs, la Cour note que le requérant était âgé de seize ans lors de son placement en détention et qu’il était âgé de dix-sept ans à la fin de sa détention provisoire dont la durée était donc de onze mois et six jours. A cet égard, elle a déjà exprimé son inquiétude face à la pratique consistant à placer des mineurs en détention provisoire – sans que des méthodes alternatives aient été envisagées, conformément aux obligations de la Turquie tant en droit interne qu’en vertu de plusieurs conventions internationales –, et elle rappelle avoir conclu à des violations de l’article 5 § 3 de la Convention pour des périodes bien plus courtes que celle passée par le requérant en détention dans la présente affaire (Güveç, précité, §§ 108-109 et la jurisprudence qui y est citée, et Bilal Doğan c. Turquie, no 28053/10, § 40, 27 novembre 2012).

64. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

B. L’article 5 § 4 de la Convention

65. Le requérant dénonce une absence de recours effectif au travers duquel il aurait pu contester les décisions de maintien en détention le concernant. Il allègue une violation de l’article 13 de la Convention.

Même si le requérant invoque l’article 13 de la Convention, la Cour rappelle que le grief relatif à la légalité de la détention doit être examiné sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

66. Le Gouvernement conteste cette thèse.

67. Le requérant réitère ses allégations.

68. La Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 4 de la Convention et qui se trouvent résumés dans son arrêt Altınok c. Turquie (no 31610/08, §§ 45‑49, 29 novembre 2011).

69. En l’espèce, la Cour note que le requérant n’étaye aucunement son allégation d’une violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Elle relève en particulier que le plaignant n’allègue pas une méconnaissance de son droit à l’accès aux éléments du dossier d’enquête, l’absence d’audience lors de l’examen de l’opposition formée par lui, ou même la non-communication de l’avis du procureur de la République (voir, a contrario, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 44, 50 et 55, 17 juillet 2012).

70. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

71. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

72. Le requérant ne réclame aucune somme pour le préjudice qu’il dit avoir subi au titre de la violation de l’article 5 de la Convention. Il présente une demande en ce sens uniquement au titre de la violation de l’article 3 de la Convention.

73. Le Gouvernement conteste la prétention du requérant.

74. Eu égard au constat auquel elle est parvenu sous l’angle de l’article 3 de la Convention (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer au requérant une somme à ce titre.

B. Frais et dépens

75. Le requérant demande également 1 300 livres turques (TRL) pour les frais et dépens engagés devant la Cour, prétention qu’il ventile comme suit : 300 TRL pour les frais de correspondance et 1 000 TRL pour les frais de traduction. Il ne présente aucun justificatif à l’appui de sa demande. Il précise par ailleurs qu’il versera à son avocat 20% du montant des sommes qui lui seront octroyées par la Cour.

76. Le Gouvernement conteste également cette demande.

77. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu de l’absence de justificatifs, la Cour rejette la demande du requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;

2. Déclare, à la majorité, la requête irrecevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

3. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Vučinić, Pinto de Albuquerque et Kūris.

G.R.A.

S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES VUČINIĆ, PINTO DE ALBUQUERQUE ET KŪRIS

1. Nous sommes d’accord avec la majorité en ce qui concerne la violation de l’article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de homme (« la Convention ») et l’irrecevabilité du grief basé sur l’article 5 § 4 de la Convention. En revanche, nous sommes de nouveau en profond désaccord avec la majorité sur la question de la recevabilité du grief fondé sur l’article 3. Nous avions déjà manifesté un tel désaccord dans l’arrêt Camekan c. Turquie (requête no 54241/08). Cette fois-ci, les raisons sont encore plus impérieuses de soutenir, comme le fait le Gouvernement, que ce grief ne peut être soulevé pour non-épuisement des voies de recours internes.

2. Par un mémoire du 23 septembre 2008, le requérant forma devant la Cour de cassation un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’assises d’Adana du 22 septembre 2008. Dans ce pourvoi, contestant les faits imputés à lui et soutenant que les éléments matériel et moral des infractions reprochées n’étaient pas constitués, son avocat demandait l’acquittement. De plus, le requérant nous précise qu’à la suite de la modification de la loi il a été jugé par la cour d’assises des mineurs de Mersin. Dans son pourvoi du 5 décembre 2013 dirigé contre l’arrêt de cette même cour d’assises, il conteste le chef d’accusation retenu à son encontre, à savoir, la perpétration d’actes au nom d’une organisation armée illégale. Il conteste également la manière dont la cour d’assises a appliqué la loi en la matière. En particulier, il fait valoir qu’il aurait dû être jugé seulement pour résistance à fonctionnaires, atteinte aux biens publics et non-respect de la loi no 2991 relative aux réunions et manifestations. La procédure interne est encore pendante, en attendant l’examen par la Cour de cassation du pourvoi formé le mois dernier.

3. Or, le grief fondé sur l’article 3 de la Convention est tiré exactement des mêmes faits, car le requérant affirme qu’il n’a pas opposé de résistance aux policiers et que ceux-ci l’ont battu sans la moindre justification. Ainsi, la position du requérant devant les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») repose sur les mêmes arguments de fait et de droit, c’est-à-dire qu’il nie avoir attaqué les policiers et les accuse de l’avoir frappé et insulté (paragraphes 10 et 37 de l’arrêt). Dans ces conditions, il est évident que la Cour ne peut pas établir, comme elle l’a fait, que le requérant « a résisté aux policiers » (paragraphe 41 de l’arrêt) et que « ce groupe, auquel appartenait le requérant, s’en était pris violemment aux forces de l’ordre et que la police, de son côté, avait été contrainte d’utiliser elle aussi une certaine force pour arrêter les auteurs de ces agissements et également pour assurer la sécurité des passants et des biens publics ainsi que le maintien de l’ordre public » (paragraphe 42 de l’arrêt). Manifestement la majorité se substitue ici aux tribunaux nationaux et tire un constat sur les prétendus « actes de violence commis par les manifestants, et notamment par le requérant », pour justifier la force utilisée par la police contre le requérant (paragraphe 43 de l’arrêt). En d’autres termes, la majorité considère établis des faits encore litigieux devant les juridictions internes, pour parvenir à une conclusion sur la nécessité et la proportionnalité de la force utilisée par la police contre le requérant, des questions de droit centrales qui elles aussi sont litigieuses au niveau interne. Nous jugeons cette méthode particulièrement critiquable, la Cour ayant établi les faits et tranché les questions de droit centrales soulevées par l’affaire sur la base « des documents versés au dossier » (paragraphe 43 de l’arrêt), alors que ces « documents » ne correspondent pas à des jugements définitifs en droit turc et peuvent très bien être encore infirmés par les cours nationales compétentes. Bref, les voies de recours internes ont été méprisées par la majorité et, partant, le principe de la subsidiarité a été atteint dans son cœur.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-140023
Date de la décision : 04/03/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Durée de la détention provisoire)

Parties
Demandeurs : FİLİZ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : YIGIT D.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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