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25/02/2014 | CEDH | N°001-141178

CEDH | CEDH, AFFAIRE MAKBULE KAYMAZ ET AUTRES c. TURQUIE, 2014, 001-141178


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MAKBULE KAYMAZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 651/10)

ARRÊT

STRASBOURG

25 février 2014

DÉFINITIF

25/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Makbule Kaymaz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,


Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 fé...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MAKBULE KAYMAZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 651/10)

ARRÊT

STRASBOURG

25 février 2014

DÉFINITIF

25/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Makbule Kaymaz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 651/10) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mmes Emine Kaymaz et Makbule Kaymaz et M. Reşat Kaymaz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes Reyhan Yalçındağ Baydemir, Hüseyin Cangir, Erdal Kuzu, Esra Başbakkal Kara et Heval Yıldız, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant les articles 2, 3, 6, 8, 13, 14 et 17 de la Convention, les requérants se plaignent en particulier du décès de leurs proches, Ahmet Kaymaz (« A. Kaymaz ») et Uğur Kaymaz (« U. Kaymaz »), survenu lors d’une opération des forces de l’ordre, ainsi que de la manière dont l’enquête y relative a été menée par les autorités.

4. Le 17 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, Mmes Emine Kaymaz et Makbule Kaymaz et M. Reşat Kaymaz, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1939, en 1971 et en 1980, et résidant à Mardin.

Mme Makbule Kaymaz est la veuve de A. Kaymaz (né en 1973) et la mère de U. Kaymaz (né en 1992). Mme Emine Kaymaz et M. Reşat Kaymaz sont respectivement la mère et le frère de A. Kaymaz. Il ressort du dossier que, le jour de l’incident, au domicile de la famille Kaymaz résidaient A. Kaymaz, Makbule Kaymaz, leurs enfants dont U. Kaymaz, ainsi qu’Emine Kaymaz.

Les requérants indiquent avoir introduit la présente requête en leurs noms propres, et également au nom d’autres proches parents des défunts, notamment des enfants des époux Kaymaz (excepté son fils décédé, U. Kaymaz, Makbule Kaymaz a indiqué avoir six enfants ; cette affirmation n’a pas été contestée par le Gouvernement).

A. Les circonstances de l’espèce

1. Le décès des proches des requérants

6. Selon un procès-verbal dressé le 21 novembre 2004 à 14 heures et signé par des policiers attachés à la section de lutte contre le terrorisme de la direction de la sûreté de Mardin, un homme avait téléphoné à la police le 20 novembre 2004, à 19 h 55, et déclaré que de nombreuses personnes suspectes et armées s’étaient rendues à une certaine adresse. D’après ce procès-verbal, la police avait identifié cette adresse comme étant celle du domicile de A. Kaymaz, lequel était suspecté d’avoir mené des activités illégales en faveur du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ce procès-verbal indiquait qu’une réunion avait été organisée le 21 novembre 2004, à 13 heures, à la direction de la sûreté afin d’évaluer la situation, au motif que le district était l’une des cibles privilégiées des terroristes. Le procès-verbal indiquait aussi que, à l’issue de cette réunion, il avait été décidé, sur ordre du procureur de la République, de mener une opération antiterroriste à l’adresse en question.

7. Selon le dossier, le domicile de la famille Kaymaz fut placé les 20 et 21 novembre 2004 sous surveillance jour et nuit, au motif que les personnes armées s’y trouvant pouvaient ouvrir le feu.

8. Le 21 novembre 2004, le procureur de la République de Kızıltepe délivra un mandat de perquisition dudit domicile.

9. Il ressort d’un document intitulé « plan d’opération », établi ce jour-là et signé par K.D., directeur adjoint de la direction de la sûreté de Mardin, qu’une opération visant à l’arrestation de membres du PKK soupçonnés de vouloir mener une attaque terroriste avait été planifiée. Dans ce document, il était précisé que l’opération ciblait le domicile de la famille Kaymaz et qu’il serait procédé aux arrestations, après rapprochement dudit domicile, à l’extérieur.

10. À cette même date, vers 17 heures, A. Kaymaz et son fils, U. Kaymaz, furent tués par balles près de leur domicile.

11. Le même jour, à 17 h 15, six policiers se rendirent sur les lieux de l’incident. Ils prirent des photographies et procédèrent à la recherche d’éléments de preuve et à des prélèvements sur les mains des défunts. Un croquis des lieux fut dressé.

12. Selon le procès-verbal établi le jour même, à 17 h 30, par trois policiers, A. et U. Kaymaz avaient été tués devant leur domicile à la suite d’un affrontement armé survenu entre eux et les forces de l’ordre, et l’inspection des lieux avait établi que la rue, théâtre de l’affrontement, était dépourvue de lampadaires et non éclairée.

13. Le même jour, un camion-citerne appartenant à A. Kaymaz, garé devant le domicile des défunts, fut fouillé et des vêtements y furent retrouvés.

14. Selon le procès-verbal de perquisition établi le 21 novembre 2004, de nombreux documents concernant les activités du PKK avaient été retrouvés au domicile de A. Kaymaz.

15. D’après le procès-verbal d’incident dressé également le 21 novembre 2004, à 18 h 30, il avait été décidé la veille de placer le domicile de la famille Kaymaz sous surveillance les 20 et 21 novembre 2004, jour et nuit, considérant que les personnes armées s’y trouvant pouvaient ouvrir le feu. Par ailleurs, ce procès-verbal indiquait qu’il avait été décidé d’arrêter les suspects à leur sortie de cette maison afin de ne pas mettre en danger la vie des policiers et des membres de la famille nombreuse qui y résidaient. De plus, il précisait que la porte de ladite maison avait été laissée ouverte et que, de temps en temps, les personnes se trouvant à l’intérieur regardaient vers l’extérieur. D’après ce procès-verbal, le jour de l’incident, vers 16 h 30, il avait été décidé de renforcer la surveillance étant donné qu’il faisait sombre et de procéder, le cas échéant, à l’arrestation des suspects en transférant une équipe de la police spéciale sur les lieux. Le procès-verbal précisait également que, lorsque les policiers, en tenue civile et portant des gilets avec l’inscription « police », s’étaient rendus à pied sur les lieux, ils avaient soudainement rencontré deux personnes qui se dirigeaient vers le côté conducteur du camion-citerne. Il indiquait que, compte tenu des agissements suspects de ces personnes qui étaient armées, les policiers avaient procédé à une sommation verbale en criant « Halte ! Police ! », que des tirs en direction des policiers avaient eu lieu et que les policiers y avaient riposté. Il précisait également que, au cours de cet affrontement, tant les policiers que les suspects étaient en mouvement.

16. Toujours le jour de l’incident, à une heure non précisée, le procureur se rendit sur les lieux. Dans le procès-verbal établi à cet effet, il était précisé que le corps de U. Kaymaz se trouvait devant le camion-citerne avec une kalachnikov à proximité et que le corps de A. Kaymaz se trouvait à côté du camion-citerne, du côté conducteur.

17. Le soir du 21 novembre 2004, il fut procédé à un examen préliminaire des corps en présence du procureur de la République, d’un avocat, d’un médecin expert et de son assistant, d’un photographe et d’un secrétaire. Le rapport correspondant faisait état de la présence, sur le corps de U. Kaymaz ‑ lequel mesurait, selon le procès-verbal y relatif, 1,65 m ‑ de treize orifices d’entrée et de sortie de balles, dont trois sur les bras et neuf sur la poitrine et le dos [il ressort du dossier que U. Kaymaz avait été atteint au total par onze balles. Trois autres orifices - dont l’origine est inconnue - ont également été dénombrés, voir §§ 20 et 47 ci-dessus]. Toujours d’après ce rapport, le corps de A. Kaymaz présentait un orifice d’entrée de balle sur la jambe gauche, un orifice d’entrée de balle sur le bras gauche, cinq orifices sur la poitrine et trois orifices sur le dos [il ressort du dossier que A. Kaymaz avait été atteint au total de six balles, voir §§ et 20 et 47 ci-dessus]. Par ailleurs, un diplôme, le permis de conduire, des clés et de l’argent furent trouvés sur les vêtements de A. Kaymaz. Il fut décidé de procéder à une autopsie approfondie des deux corps.

18. Le 22 novembre 2004, six policiers se rendirent sur les lieux de l’incident à 9 h 45 du matin. Suivant les instructions du procureur, ils prirent des photographies des lieux et procédèrent à la recherche d’éléments de preuve complémentaires. Ils ne relevèrent aucune trace ou indice sur le camion-citerne se trouvant sur place. Des photographies du véhicule furent prises.

19. Deux croquis simples localisant les éléments de preuve recueillis sur les lieux furent versés au dossier. Selon ces croquis, les lieux – qui avaient été le théâtre de l’incident – se trouvaient au bord d’une route principale à double sens, une station-service se positionnait du côté droit de la route, et entre le camion-citerne garé à quelques mètres de là et la station-service, il y avait un espace vide, puis un petit canal et ensuite une petite ruelle. Ces croquis indiquaient que le domicile de la famille Kaymaz était la deuxième maison dans cette ruelle. Ils montraient que le corps de A. Kaymaz se trouvait du côté gauche du camion-citerne, près de la porte avant du camion, côté conducteur, et qu’aucune douille provenant d’une kalachnikov n’avait été retrouvée près de ce corps alors qu’une dizaine de douilles provenant des armes des policiers avaient été recueillies. Ils indiquaient également que le corps de U. Kaymaz était devant le même camion à quelques mètres du corps de A. Kaymaz, qu’un fusil se trouvait près de la main gauche du défunt, que des douilles provenant des kalachnikovs se trouvaient près du corps de U. Kaymaz et près d’un canal, et qu’une ceinture avec quatre chargeurs pleins et deux grenades à main se trouvaient à proximité des pieds de A. Kaymaz.

Par ailleurs, selon le deuxième croquis, huit douilles provenant des armes des policiers avaient été retrouvées devant le domicile de la famille Kaymaz.

Il ressort de ces croquis que des douilles provenant de l’arme de Y.A. ont été retrouvées du côté opposé du camion, à savoir le côté conducteur. En outre, aucune douille provenant des armes de M.K. et S.A.T. n’a été recueillie derrière le camion ou du côté conducteur. En outre, alors que les deux douilles provenant de l’arme de M.K. avaient été recueillies près du canal, aucune douille provenant de l’arme de S.A.T. n’a été retrouvée sur les lieux de l’incident (voir paragraphe 47 ci-dessous).

20. Le 22 novembre 2004, à 3 h 47 du matin, un médecin légiste et son assistant, en présence du procureur de la République, d’un chauffeur et d’un secrétaire, effectuèrent une autopsie classique sur les corps des défunts. Le médecin dénombra sur le corps de A. Kaymaz six orifices d’entrée et de sortie de balles, dont un sur le dos, deux sur la poitrine, un sur le ventre, et deux sur le dos de la main et la jambe gauche. Il releva sur le corps de U. Kaymaz – qui, selon le procès-verbal y relatif, mesurait 1,60 m –, onze orifices d’entrée et de sortie de balles, dont neuf sur le dos et deux sur le bras et la main, ainsi que trois autres orifices. D’après le rapport, le décès de A. Kaymaz était dû à une hémorragie interne et celui de U. Kaymaz à des blessures par balles au niveau du cœur et des poumons.

2. L’enquête

21. Le 22 novembre 2004, le parquet de Kızıltepe déclencha d’office une enquête. Par ailleurs, le même jour, sur demande du parquet, le tribunal de police de Kızıltepe classa le dossier d’enquête comme « confidentiel », en vertu de l’article 143 § 2 du code de procédure pénale (le CPP).

22. Le 24 novembre 2004, le directeur de la sécurité près la direction de la sécurité de Kızıltepe adressa une lettre au parquet de Kızıltepe. Il y indiquait que, à la suite d’un appel téléphonique reçu le 20 novembre 2004 et selon lequel de nombreuses personnes suspectes et armées s’étaient rendues au domicile de la famille Kaymaz, un certain nombre de mesures avaient été prises, qu’un mandat de perquisition avait été délivré, et que le domicile en question avait été constamment surveillé par la police les 20 et 21 novembre 2004. Cette lettre ajoutait que, le 21 novembre 2004, vers 16 h 30, alors qu’il avait commencé à faire sombre[1], une équipe de la police spéciale s’était rendue sur les lieux pour prévenir une attaque armée du type de celles dirigées contre les forces de l’ordre, que vers 17 heures les policiers avaient remarqué deux personnes armées se dirigeant vers un camion-citerne garé devant le domicile en question, qu’ils avaient alors lancé maintes sommations en criant « Halte ! Police ! » et que les deux suspects avaient répondu par des tirs en direction des policiers. Elle indiquait également que, à l’issue d’un affrontement armé de quelques minutes, les deux suspects avaient été touchés, que les policiers les avaient identifiés comme étant A. Kaymaz et U. Kaymaz. Elle précisait que A. Kaymaz, qui se trouvait allongé par terre sur le dos, tenait une kalachnikov et portait une ceinture avec quatre chargeurs pleins et deux grenades à main (kütüklük), que cette ceinture avait été séparée du corps afin de parer à un éventuel danger, et que U. Kaymaz, qui était allongé en position latérale, avait en main une kalachnikov (elinde bulunan bir adet). Cette lettre précisait également que, vingt à vingt-cinq minutes plus tard, une équipe sanitaire était arrivée sur les lieux et avait constaté le décès des deux suspects, qu’une perquisition avait ensuite été effectuée au domicile de A. Kaymaz, et que de nombreux documents relatifs aux activités du PKK y avaient été retrouvés. Elle indiquait aussi que Makbule Kaymaz et Emine Kaymaz, qui se trouvaient chez leur voisin au moment de l’incident, avaient été invitées à se rendre au commissariat de police pour y faire leurs déclarations.

23. Le 25 novembre 2004, l’Association des droits de l’homme publia un rapport contenant notamment les témoignages recueillis après l’incident du 21 novembre 2004. Il ressort de ce rapport que Makbule Kaymaz avait déclaré à l’association qu’elle avait vu son fils maintenu à genou devant le camion et les policiers tirer sur lui.

24. Le 26 novembre 2004, le requérant Reşat Kaymaz déposa une plainte contre les policiers en charge de l’opération au cours de laquelle son frère et le fils de celui-ci avaient perdu la vie. Il reprochait aux forces de l’ordre d’avoir délibérément tué ses proches. Il précisait que, au moment des faits, son frère, qui travaillait comme chauffeur, et son neveu, élève en cinquième année à l’école élémentaire, ne faisaient rien d’autre que préparer un transport de marchandises pour l’Irak.

a) Témoins

25. Le 30 novembre 2004, A.T., un voisin de la famille Kaymaz, fut entendu par le parquet en tant que témoin non oculaire. Il déclara s’être trouvé à son domicile le jour de l’incident, avoir entendu d’abord deux fusillades successives, puis une série de tirs isolés pendant environ deux minutes. Il ajouta que Makbule Kaymaz était entrée chez lui en disant que les policiers tenaient U. Kaymaz par la nuque et qu’ils lui inclinaient la tête, et que deux policiers en civil s’étaient ensuite rendus chez lui.

26. Le même jour, A.A, un résident du quartier, fut entendu par le procureur. Il déclara qu’il y avait eu des tirs et que, après leur cessation, il avait vu un corps allongé sur la route. Il précisa que, malgré l’absence de lampadaires, le corps était visible car éclairé par les phares des voitures passant à proximité. Il ajouta ne pas avoir immédiatement remarqué d’armes à côté du corps et n’avoir aperçu les armes et un deuxième corps qu’une fois l’endroit éclairé.

27. À cette même date, M.T., un voisin de la famille Kaymaz, fut entendu. Il déclara avoir entendu des coups de feu peu avant 17 heures, précisant qu’il faisait sombre. Il ajouta ensuite que Makbule Kaymaz avait frappé à la porte, qu’elle bégayait et avait dit « Uğur, police, à côté du camion-citerne ». Il indiqua qu’elle était rentrée chez lui avec Emine Kaymaz et trois enfants, qu’il lui avait demandé pourquoi elle était venue, et qu’elle lui avait dit « ils tenaient Uğur par la nuque et ils l’inclinaient ». Il déclara ne pas avoir vu l’incident.

28. Le 7 décembre 2004, le procureur de la République de Kızıltepe enregistra la déposition de la requérante Makbule Kaymaz, faite avec l’assistance d’un interprète. L’intéressée déclara qu’elle pratiquait le jeûne ce jour-là et qu’elle avait préparé le repas après la prière du soir. Contredisant ses déclarations précédentes, d’après lesquelles elle avait dit avoir reçu la visite d’une personne le jour de l’incident, elle affirma que personne ne leur avait rendu visite ce jour-là. Elle ajouta que son mari et son fils étaient sortis du domicile pour déposer leurs bagages dans le camion avant leur départ prévu pour le soir ou le lendemain, et qu’aucun des deux ne portait une arme. Elle déclara qu’elle avait ensuite entendu à deux reprises le bruit d’une fusillade, qu’elle n’avait alors pas vu son mari, mais qu’elle avait vu son fils debout, vivant, entouré de gens. Elle indiqua qu’elle était ensuite partie avec sa belle-mère chez leur voisin. Elle déclara qu’elle portait plainte contre les responsables du décès de son mari et de son fils.

29. Toujours le 7 décembre 2004, la requérante Makbule Kaymaz fut également entendue par le procureur de la République de Kızıltepe en qualité d’accusée dans le cadre d’une enquête pénale portant sur sa supposée assistance au PKK. Elle était appelée à répondre en particulier à une question concernant une photo sur laquelle elle apparaissait devant le domicile familial, vêtue d’une tenue de peshmerga[2]. La requérante affirma avoir mis la tenue traditionnelle de son mari car cela leur faisait plaisir. Par ailleurs, elle déclara que personne ne se cachait à leur domicile le 21 novembre 2004.

30. À cette même date, le requérant M. Reşat Kaymaz fut entendu par le procureur. Il déclara avoir porté également la tenue de peshmerga de son frère Ahmet. Selon lui, il s’agissait d’une tenue qui était traditionnellement portée par les gens de la région pendant les fêtes et que son frère avait fait faire en Irak.

31. En outre, le même jour, la requérante Emine Kaymaz fut entendue ; elle confirma les dépositions de Makbule Kaymaz. Par ailleurs, Murat Kaymaz, frère de A. Kaymaz, fut également questionné par le procureur. Il déclara ne pas avoir vu l’incident et indiqua qu’un des voisins de la famille Kaymaz, prénommé Ali, lui avait dit ne pas avoir vu d’armes à côté des corps de A. et U. Kaymaz.

32. Le 8 décembre 2004, A.D., un résident du quartier, fut entendu par le procureur de la République. Il déclara que, le jour de l’incident, il était rentré à son domicile, qu’il avait entendu un bruit peu après et, soupçonnant un vol, était sorti. Il ajouta que des policiers l’avaient alors arrêté et allongé par terre, et avaient signalé à leurs collègues avoir arrêté un suspect. Il précisa qu’un policier l’avait giflé et lui avait demandé : « Où est Murat ? ». Il indiqua qu’il avait ensuite entendu des coups de feu et que, après leur cessation, les policiers avaient reçu par talkie-walkie un message disant que « deux personnes avaient été tuées » et qu’ils avaient félicité leurs collègues. Il déclara qu’il avait ensuite été interrogé et battu, et finalement libéré sur place sans avoir vu les corps de ses voisins.

33. Le même jour, E.S., un résident du quartier, fut entendu par le procureur de la République. Il déclara notamment :

« (...) [le jour de l’incident], j’étais descendu du bus à 17 h 10. Lorsque [je me trouvais encore] dans le bus, j’avais déjà remarqué qu’il y avait un corps à terre, entouré de nombreuses personnes. [Les lieux de l’incident] étaient éclairés par un projecteur spécial. Pensant qu’il pouvait s’agir d’un accident, j’ai couru vers le cadavre. Les policiers m’ont arrêté à deux mètres du défunt (...) J’ai regardé le corps. Il s’agissait d’un homme allongé à plat ventre se trouvant devant le camion-citerne. Je n’ai pas vu [son] visage (...) Je n’ai pas remarqué s’il y avait ou non une arme à côté du défunt. Je ne me rappelle pas qu’il y en avait (gördüğümü hatırlamıyorum) (...) Ensuite, on m’a conduit vers la maison qui se trouvait au bout de la rue. A ce moment, j’ai tourné la tête et j’ai vu que la porte du camion était ouverte et qu’un autre cadavre se trouvait vers le canal. Je n’ai pas vu s’il y avait une arme ou non à côté de ce cadavre car il faisait sombre (...) ».

34. À cette même date, M.B.O. fut entendu par le procureur. Il déclara que A. Kaymaz et lui-même, chacun avec son véhicule, devaient partir à İskenderun le jour de l’incident. Il ajouta qu’il s’était rendu ce jour-là – le 21 novembre 2004 – chez A. Kaymaz, que le véhicule de ce dernier se trouvait dans la boue à cause de la pluie, et qu’il avait aidé A. Kaymaz à mettre le véhicule en mouvement. Il déclara qu’il avait été convenu que, le soir du 21 novembre 2004, ils se rendraient à İskenderun pour transporter du carburant, et qu’ils n’avaient pas pu partir à cause de l’incident. M.B.O. précisa qu’il n’était pas un témoin oculaire.

35. Le 9 décembre 2004, le témoin E.E., un résident du quartier, fut entendu par le procureur de la République. Il déclara qu’il n’avait pas vu l’incident. Il expliqua que, alors qu’il s’apprêtait à dîner, il avait entendu des coups de feu pendant un court laps de temps et, après cinq minutes de silence, à nouveau des coups de feu. Le même jour, le témoin C.S. fut également entendu et confirma les déclarations de E.E. Quant aux témoins A.S. et H.S., qui furent aussi entendus à cette même date, ils déclarèrent avoir entendu des coups de feu.

36. Le 13 décembre 2004, M.D., un résident du quartier, fut entendu par le procureur. Il déclara avoir vu seulement des véhicules et des personnes le jour de l’incident.

37. Par ailleurs, le procureur entendit plusieurs autres résidents du quartier. Ceux-ci déclarèrent ne pas avoir vu l’incident.

b) Rapports d’expertise

38. Le 30 novembre 2004, le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Adana établit un rapport d’expertise. Il en ressortait que l’examen balistique des deux fusils kalachnikov retrouvés sur les lieux de l’incident avait permis d’établir qu’ils avaient été utilisés et qu’il n’était cependant pas possible de déterminer à quelle date remontaient les derniers tirs effectués avec ces armes. Par ailleurs, le rapport d’expertise précisait que vingt et une douilles de calibre 9 mm provenaient d’un pistolet de marque MP-5 référencé sous le numéro 41630 et appartenant à Y.A., six douilles de calibre 9 mm provenaient d’un autre pistolet de marque Uzi référencé MU-CB-940875 et appartenant à S.A., deux douilles de calibre 9 mm provenaient d’un pistolet de marque Uzi référencé MU-OB-932852 et appartenant à M.K., une douille de calibre 5,56 mm provenait d’un fusil de marque M-16 A2 référencé sous le numéro 8192388, huit douilles de calibre 7,65 mm provenaient d’un fusil kalachnikov référencé sous le numéro 1974‑316727 et supposé appartenir à U. Kaymaz, cinq douilles de calibre 7,65 mm provenaient d’un fusil kalachnikov référencé sous le numéro 1976‑647698 et supposé appartenir à A. Kaymaz, trois balles de calibre 9 mm provenaient d’un pistolet de marque MP-5 référencé sous le numéro 41630 et appartenant à Y.A., une balle de calibre 9 mm extraite du corps de U. Kaymaz provenait d’un pistolet de marque MP-5 référencé sous le numéro 41630 et appartenant à Y.A., une balle de calibre 9 mm extraite de la jambe de A. Kaymaz provenait d’un pistolet de la marque Uzi référencé sous le numéro MU-CB-940875 et appartenant à S.A.

39. Le 7 décembre 2004, à 14 h 10, un examen des lieux fut effectué par le procureur, en présence de Makbule Kaymaz. Cet examen avait pour but de déterminer si U. Kaymaz avait été l’objet d’un tir à bout touchant (bitişik atış), auquel cas des balles auraient pu pénétrer dans le sol. Il fut procédé à la recherche de telles balles, aux endroits indiqués par Makbule Kaymaz, au moyen d’un détecteur de métal et en creusant la terre ; aucune balle ne put être retrouvée dans le sol.

40. Un rapport d’expertise relatif aux deux grenades trouvées sur les lieux fut établi le 7 décembre 2004 et versé au dossier d’enquête. Selon ce rapport, il s’agissait de deux grenades de fabrication russe, couramment utilisées par le PKK, sur lesquelles aucune empreinte n’avait été trouvée.

41. Le 9 décembre 2004, un examen des vêtements des défunts fut réalisé. D’après un rapport daté du même jour, l’examen des orifices laissés par les balles montrait que celles-ci n’avaient pas été tirées à une distance de 35 à 40 cm, considérée comme une distance de tir proche pour les armes à canon court, ni à une distance de 75 à 100 cm, considérée comme une distance de tir proche pour les armes à canon long. Ce rapport concluait que la distance des tirs ne pouvait pas être déterminée avec précision. Par ailleurs, il précisait que les neuf orifices observés sur le dos de U. Kaymaz étaient les orifices d’entrée de balles.

42. Selon le rapport d’expertise du 13 décembre 2004 effectué sur les deux kalachnikovs retrouvées sur les lieux, celle portant le numéro de série 1976-647698 avait été utilisée lors d’une attaque terroriste survenue le 9 août 2004. En ce qui concerne la seconde arme, ce rapport indiquait qu’il n’était pas établi qu’elle avait été utilisée lors d’un quelconque incident.

43. Selon un rapport d’expertise du 20 décembre 2004 dressé par l’institut médicolégal, des analyses d’antimoine et de plomb avaient été réalisées à partir des prélèvements effectués sur les mains de A. et U. Kaymaz, étant précisé qu’aucune analyse de baryum n’avait été faite. Le rapport concluait que, vu leur quantité, les traces d’antimoine et de plomb décelées devaient être considérées comme des résidus de tirs.

44. Selon deux autres rapports d’expertise dressés le 22 décembre 2004, il n’avait pas été possible de déterminer si les proches des requérants, avant leur décès, s’étaient trouvés en mouvement lors de l’incident.

45. Le rapport d’expertise du 22 décembre 2004 dressé par une commission spécialisée de l’institut médicolégal confirma notamment les conclusions des rapports établis les 9 et 22 décembre 2004 concernant la distance des tirs et la position des défunts lors de l’incident. Par ailleurs, il précisait que trois balles extraites du corps de A. Kaymaz avaient poursuivi une trajectoire vers le haut.

46. Par des lettres des 1er février et 8 avril 2005, les sociétés de distribution d’électricité informèrent le parquet que la rue où s’était déroulé l’incident ne bénéficiait pas de l’éclairage public.

47. Le 14 avril 2005, le laboratoire rattaché à la direction de la police criminelle d’Istanbul réalisa une expertise balistique des armes, douilles et balles retrouvées sur les lieux de la fusillade. Un rapport déterminant la position de ces preuves sur un croquis fut établi. Il précisait, entre autres, que vingt-neuf douilles de calibre 9 mm, une douille de calibre 5,56 mm et treize douilles de kalachnikov de calibre 7,65 mm avaient été examinées. Selon ce rapport :

– deux douilles de calibre 9 mm provenaient d’un pistolet de marque Uzi [MU-OB-932852, appartenant à M.K.],

– six douilles de calibre 9 mm provenaient d’un autre pistolet de marque Uzi [MU-CB-940875, appartenant à S.A.],

– vingt et une douilles de calibre 9 mm provenaient d’un pistolet de marque MP-5 [no 41630, appartenant à Y.A.],

– la douille de calibre 5,56 mm provenait d’un fusil de marque M-16 A2 [no 8192388],

– cinq douilles de calibre 7,65 mm provenaient d’un fusil kalachnikov [1976-647698, supposé appartenir à A. Kaymaz],

– huit douilles de calibre 7,65 mm provenaient d’un fusil kalachnikov [1974-316727, supposé appartenir à U. Kaymaz],

– et une balle de calibre 9 mm, extraite du corps de A. Kaymaz, provenait d’un pistolet de la marque Uzi [MU-CB-940875, appartenant à S.A.].

48. Le 3 août 2005, sur demande de la cour d’assises, deux rapports d’expertise établis par les instances dirigeantes de l’institut médicolégal et signés par neuf médecins légistes furent versés au dossier. D’après ces rapports, A. Kaymaz, qui avait été atteint par six balles au total, n’avait plus été en mesure de tirer après avoir été touché par ces balles et il était décédé de ses blessures. Les rapports concluaient également que les neuf balles tirées dans le dos de U. Kaymaz lui avaient occasionné des blessures mortelles et que le jeune homme n’avait pu continuer à tirer après avoir été ainsi touché. Les rapports concluaient que U. Kaymaz avait été atteint par onze balles au total et faisaient état également de trois autres orifices dont l’origine demeurait inconnu. Par ailleurs, ces rapports précisaient qu’il n’était pas possible de déterminer si les proches des requérants avaient commencé à tirer les premiers. Enfin, ils confirmaient les conclusions de l’examen balistique du 14 avril 2005.

49. Le 10 octobre 2006, un rapport balistique établi par l’institut médicolégal précisa que des traces de poudre qui avaient été décelées sur les mains des défunts pouvaient provenir tant de tirs simulés effectués post mortem que de tirs à bout touchant ou à courte distance.

c) Dépositions des policiers

50. Le 4 décembre 2004, soit plus de dix jours après l’incident, le procureur procéda à l’audition des policiers responsables de l’opération. Tout d’abord, il consigna la déposition de K.D., directeur adjoint de la direction de la sûreté de Mardin, qui avait organisé et coordonné l’opération du 21 novembre 2004. K.D. déclara que le PKK avait commis de nombreux attentats dans le district de Kızıltepe et que la police avait pris des mesures aux fins d’arrêter les personnes suspectées. Il indiqua que le domicile de la famille Kaymaz avait été placé sous surveillance la nuit du 20 novembre 2004 ainsi que la journée du lendemain et qu’initialement aucun incident suspect n’avait été remarqué au cours de cette surveillance. Il ajouta que, plus tard dans la journée du 21 novembre 2004, aux environs de 16 h 30, il avait commencé à faire sombre et qu’il avait alors été décidé d’arrêter les suspects lors de leur sortie de cette maison étant donné que, d’après lui, les membres du PKK perpétraient en général des attentats pendant la nuit. Il précisa que, lors de l’incident, il s’était posté à proximité du domicile des Kaymaz, sur le parking d’une station-service. Il indiqua que, lors de leur déplacement de la station-service vers ledit domicile, les policiers avaient rencontré deux suspects armés et que, ayant lui-même entendu des sommations suivies de tirs, il s’était rendu sur les lieux de l’incident. Il déclara avoir attiré l’attention de ses hommes sur le danger imminent qui les menaçait, mais ne pas avoir donné l’ordre de tuer quiconque.

51. À cette même date, R.M.Y., directeur délégué de la police spéciale près la direction de la sûreté de Mardin, fut entendu par le parquet. Il déclara avoir été informé par K.D., le 20 novembre 2004, qu’une opération policière allait être organisée contre les membres du PKK. Il indiqua qu’il s’était rendu ce jour-là à Kızıltepe avec son équipe entre 21 heures et 21 h 30, et que des policiers en civil avaient été postés à divers endroits dans le district. Il précisa qu’il avait été décidé de ne pas arrêter les suspects près du domicile placé sous surveillance pour ne pas mettre en péril la vie de personnes innocentes. Il ajouta que, le lendemain, il avait rassemblé les membres de son équipe devant la station-service et avait ordonné leur déplacement vers le domicile de la famille Kaymaz ainsi que l’encerclement de cette maison pour que les forces de l’ordre puissent arrêter les suspects quand ils en sortiraient. Il précisa que les policiers M.K., S.A.T., Y.A., L.F. et S.K. s’étaient dirigés vers l’entrée de la maison en question, et que, ayant entendu des sommations puis des tirs, lui-même s’était dirigé vers les lieux de l’incident et avait vu deux personnes à terre. Il ajouta que, par la suite, il avait entendu un tir de sommation effectué par le policier I.R. Il déclara également qu’il avait ensuite entendu d’autres tirs, qu’il avait pris pour des tirs de sommation faits par d’autres policiers qui, d’après lui, auraient pu s’être rendus sur place pour contrer une probable attaque armée.

52. Le même jour, le policier M.K. fut entendu par le procureur de la République. Il déclara que ses collègues S.A.T., Y.A., L.F. et S.K. et lui‑même s’étaient dirigés vers l’entrée du domicile des Kaymaz et qu’ils avaient rencontré deux personnes transportant des objets qui ressemblaient à des armes. Il ajouta que son collègue Y.A. avait sommé ces suspects de s’immobiliser en criant à plusieurs reprises « Halte ! Police ! », que ceux-ci s’étaient mis à tirer sur eux et que, à l’issue d’un affrontement armé de quelques minutes, ces deux individus avaient été touchés. Il déclara notamment :

« (...) Y.A., S.A.T., S.K., L.F. et moi-même (...) avons été chargés de surveiller la maison en question. Nous nous sommes éloignés de la station-service. S.K. et L.F. se sont séparés de nous et se sont dirigés vers les baraques. Moi-même et mes deux autres collègues, nous avons avancé et, [après avoir] dépassé le camion-citerne garé sur le côté de la rue, nous avons soudain rencontré deux personnes. Nous avons vu des objets similaires à des armes [dans leurs mains]. Y.A. était devant nous et a fait une sommation en hurlant « Halte ! Police ! ». Les personnes ont répondu à cette sommation par des tirs. Toutefois, je ne me rappelle pas [laquelle de ces deux personnes] s’est mise à ouvrir le feu car il faisait sombre. Lorsque [ces] personnes se sont mises à ouvrir le feu, Y.A. s’est dépêché [« öne doǧru fırladı »], alors que moi-même et S.A.T. nous nous sommes dirigés derrière le camion-citerne Entre-temps, nous avons également fait une sommation en disant « Halte ! Police ! ». Sur ce, les personnes ont commencé à tirer [dans notre direction]. Afin de nous défendre, nous avons commencé à répliquer aux tirs. Nous étions en mouvement afin de ne pas devenir des cibles fixes. En même temps, nous avons continué à tirer. L’affrontement armé a duré pendant un certain temps. Lors de cet affrontement, j’ai ouvert le feu en direction de [l’endroit d’où provenaient les] tirs. Lors de l’incident, j’étais muni d’un pistolet de la marque Uzi (...) Lorsque les personnes ont cessé de tirer, nous avons également arrêté nos tirs. Ensuite, nous nous sommes rapprochés avec précaution des suspects. Deux personnes immobiles étaient allongées au sol. J’ai enlevé la ceinture qui était attachée autour de la taille [d’une des personnes et qui contenait] deux grenades et quatre chargeurs (...) ».

53. Également le 4 décembre 2004, les policiers S. A. T. et Y. A. furent entendus par le procureur de la République. Ils confirmèrent principalement les déclarations de M.K. S. A. T. déclara notamment ouvert le feu en direction des suspects.

Quant à Y.A., il déclara également:

« (...) Le 20 novembre 2004, nos supérieurs nous ont réunis. Ils [nous ont dit] qu’il y avait des personnes armées dans une maison située dans le district de Kızıltepe, que ces personnes projetaient de perpétrer une attaque terroriste et qu’elles devaient être arrêtées. Le même jour, aux environs de 21 heures, nous nous sommes rendus [dans ce] district (...) Ce soir-là, considérant qu’il pouvait se trouver des personnes innocentes dans cette maison (...), nous n’avons pas mené d’opération (...) Le lendemain, on nous a demandé de nous réunir aux environs de 16 h 30 à la station Moil [qui se trouve] sur la route de Kızıltepe. On [s’est retrouvés à cet endroit](...) Y.A., S.A.T., S.K., L.F. et moi-même, nous avons été chargés de surveiller la maison en question. Nous nous sommes éloignés de la station-service. S.K. et L.F. se sont séparés de nous et se sont dirigés vers les baraques, [pour] surveiller la maison et assurer notre sécurité. Moi-même et mes deux autres collègues, nous nous sommes dirigés vers [la maison, en suivant la signalisation de la] direction de Kızıltepe. Devant nous, il y avait un camion-citerne garé sur le côté gauche de la route. Lorsque nous sommes passés du côté droit du camion, nous avons rencontré deux personnes. Il faisait sombre. Considérant qu’ils étaient armés, j’ai fait une sommation en disant « Halte ! Police ! ». J’étais devant mes collègues. Les personnes ont répondu à ma sommation par des tirs. Sur ce, en m’élançant [« ileriye doǧru atlayarak »], j’ai répondu par des tirs. Ensuite, il y a eu un échange de tirs (...) réguliers entre [ces personnes] et nous-mêmes [les policiers]. On était en mouvement. J’ai entendu les sommations de mes collègues qui disaient « Halte ! Police ! Jetez vos armes ! » [depuis] l’arrière du véhicule. Sur ce, les personnes ont commencé à ouvrir le feu sur mes [deux] collègues, qui y ont répondu par des tirs. L’affrontement armé a duré pendant un certain temps. Ensuite, on a constaté que les [personnes] avaient cessé [leurs tirs]. Nous aussi, nous avons cessé de tirer. Nous nous sommes rapprochés (...) et nous avons vu que deux personnes étaient allongées à terre. Toutes deux étaient munies de kalachnikovs (...) »

54. Le policier S.A. fut également entendu par le procureur de la République le 4 décembre 2004. Il confirma les déclarations de ses collègues, en précisant qu’il n’avait pas vu l’affrontement parce qu’il faisait sombre. Il déclara qu’il avait tiré en l’air lorsqu’il s’était trouvé devant la porte de la maison des suspects.

55. Le 23 novembre 2005, soit plus d’un an après l’incident, les dépositions de deux policiers, S.O. et M.A., furent enregistrées en vertu d’une commission rogatoire. Il ressort du dossier qu’ils avaient été chargés de surveiller le domicile de la famille Kaymaz et qu’ils n’avaient signalé aucune activité suspecte. Ces deux agents déclarèrent avoir surveillé la maison en question du 20 novembre 2004 au soir jusqu’au 21 novembre 2004 à 16 heures environ. L’agent S.O. affirma avoir remarqué une personne regardant par la porte aux environs de minuit, le 20 novembre 2004. Quant à l’agent M.A., il affirma qu’il avait patrouillé aux environs de la maison, qu’il avait remarqué que la porte de cette maison était ouverte et qu’une personne avait regardé par la porte. Il ajouta qu’il avait ensuite été posté dans la station-service et qu’il avait participé à la perquisition de la maison en question.

d) Restriction d’accès au dossier d’enquête

56. Le 1er décembre 2004, trois avocats demandèrent au parquet de Kızıltepe la copie de l’intégralité des pièces du dossier. Le 2 décembre 2004, se référant à sa décision du 22 novembre 2004 de classer le dossier comme confidentiel, le tribunal de police de Kızıltepe rejeta cette demande. Il précisa également que seul l’avocat des accusés pouvait contester la décision en question.

57. Le 3 décembre 2004, les avocats du requérant Reşat Kaymaz formèrent opposition contre la décision du 22 novembre 2004. Cette opposition fut rejetée le 8 décembre 2004 par le tribunal correctionnel de Kızıltepe. Celui-ci précisa à l’intéressé que, selon l’article 143 § 3 du CPP, la confidentialité du dossier ne portait ni sur les procès-verbaux d’interrogatoire des accusés, ni sur les rapports d’expertise, ni sur les autres procès-verbaux.

e) Enquête administrative

58. Une enquête administrative fut menée par deux inspecteurs, à savoir un directeur de la sûreté et un chef-inspecteur rattachés au ministère de l’Intérieur. Le rapport établi le 11 février 2005 à l’issue de cette enquête fut versé au dossier.

Il ressort de ce rapport qu’avant que le procureur en charge ait questionné les policiers responsables de l’opération, les enquêteurs avaient auditionné K.D., le chef de police ayant mené l’opération litigieuse, le 26 novembre 2004, puis M.K., S.A.T. et Y.A., les trois policiers qui avaient tiré sur les proches des requérants, le 27 novembre 2004. Il en ressort également que, le 10 décembre 2004, ils avaient à nouveau auditionné ces policiers, ainsi que les autres policiers ayant participé à l’opération en question.

D’après ce rapport, M.K., S.A.T. et Y.A. avaient notamment fait part, dans leurs dépositions initiales faites le 27 novembre 2004, des éléments suivants : le 21 novembre 2004, vers 17 heures, ils avaient quitté la station-service et, après avoir dépassé le camion-citerne garé sur le côté de la rue, ils avaient soudainement rencontré deux personnes ; Y.A., qui était devant ses collègues, avait alors fait une sommation en hurlant « Halte ! Police ! » ; les deux individus avaient répondu à cette sommation par des tirs, à la suite desquels les trois policiers s’étaient jetés par terre (« o anda kendimizi yere attık »), étant précisé qu’une courte distance séparait les policiers de ces personnes (« aramızda çok kısa mesafe vardı ») ; l’affrontement armé avait duré pendant un laps de temps très court ; et les deux personnes avaient fini par être neutralisées.

Il ressort également du dossier que M.K., S.A.T. et Y.A. avaient sensiblement modifié leur version des faits dans leurs déclarations obtenues le 10 décembre 2004. Dans ces dernières déclarations, ils indiquaient notamment que, lorsqu’ils avaient soudainement rencontré deux personnes, seul Y.A. s’était élancé (« ileriye doǧru hamle yaptım ») et s’était jeté par terre (« kendimi güvenli bir yere attım ») et que M.K. et S.A.T. s’étaient dirigés derrière le camion-citerne et avaient ouvert le feu depuis cet endroit.

59. Après avoir évalué les preuves du dossier, à savoir les croquis des lieux, les rapports d’expertise et les déclarations des policiers, les enquêteurs conclurent qu’il convenait d’attendre le résultat de la procédure pénale engagée entre-temps contre les policiers (paragraphes 60 à 79 ci‑après) avant de décider de l’issue de l’enquête administrative. Aucune information complémentaire n’a été transmise à la Cour quant au déroulement ultérieure de cette enquête.

3. L’action pénale

60. Le 27 décembre 2004, le procureur de la République déposa devant la cour d’assises de Mardin un acte d’accusation à l’encontre des policiers M.K., Y.A., S.A.T. et S.A., pour homicide résultant de l’usage d’une force meurtrière dans des circonstances dépassant le cadre de la légitime défense, cette infraction étant réprimée par les articles 448 et 463 du code pénal (le CP).

61. Le 6 janvier 2005, S.A., un des policiers mis en cause, présenta une demande aux fins de déterminer l’origine de la balle qui avait été extraite de la jambe de A. Kaymaz. Il indiquait que, selon le rapport d’expertise établi le 30 novembre 2004, cette balle provenait de son pistolet de marque Uzi portant le numéro de série 940875, alors que, à ses dires, il n’avait pas tiré en direction des proches des requérants. Il soutenait qu’il devait s’agir probablement d’une erreur étant donné que, d’après lui, le numéro de série de l’arme de son collègue S.A.T. était 940878 et se distinguait de celui de son arme par le dernier chiffre. Il demandait qu’une expertise complémentaire soit effectuée.

Le dossier ne permet pas d’établir si une telle expertise complémentaire a été effectuée ou non.

62. Le 21 février 2005, les requérants présentèrent une demande de constitution de partie intervenante. Le même jour, la demande de Makbule et Emine Kaymaz fut accueillie, tandis que celle de Reşat Kaymak fut rejetée au motif que celui-ci ne pouvait être considéré comme une victime directe de l’incident.

63. Selon un rapport d’expertise établi le 9 mars 2005, il n’avait pas été possible de déterminer, à partir des orifices d’entrée et de sortie des balles et de leurs trajectoires, si les proches des requérants s’étaient trouvés en mouvement lors de l’incident. Il était également précisé, s’agissant de neuf balles qui avaient atteint U. Kaymaz dans le dos, qu’elles avaient suivi une trajectoire de l’arrière vers l’avant du corps.

64. Le 26 avril 2005, la Cour de cassation décida que l’affaire devait être transférée à la cour d’assises d’Eskişehir.

65. Le 6 mai 2005, la cour d’assises de Mardin déclina sa compétence et renvoya l’affaire devant la cour d’assises d’Eskişehir (« la cour d’assises »).

66. Le 9 décembre 2006, N.S., une voisine de la famille Kaymaz, fut entendue par le procureur. Elle déclara qu’elle avait entendu deux séries de tirs provenant, d’après elle, du même endroit, qu’un intervalle de trois minutes environ les séparait et que les seconds tirs avaient été plus importants.

a) Audiences tenues par la cour d’assises d’Eskişehir

67. Entre le 20 juillet 2005 et le 18 avril 2007, la cour d’assises tint plusieurs audiences.

68. Lors de l’audience du 20 juillet 2005, la cour d’assises entendit les accusés, M.K., Y.A., S.A.T. et S.A., ainsi que Reşat et Murat Kaymaz. Les accusés réitérèrent leurs déclarations faites au stade de l’instruction. L’accusé S.A. réitéra également sa déclaration selon laquelle il avait uniquement tiré en l’air et il contesta la conclusion du rapport balistique selon laquelle la balle extraite de la jambe de A. Kaymaz provenait de son arme. Par ailleurs, lors de la même audience, la cour d’assises revint sur la décision du 21 février 2005 (paragraphe 60 ci-dessus) et elle accueillit la demande de constitution de partie intervenante présentée par Reşat et Murat Kaymaz. Les avocats de la partie intervenante demandèrent qu’une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident soit réalisée. Par ailleurs, ils demandèrent que les accusés soient placés en détention et/ou suspendus de leurs fonctions, compte tenu d’un risque d’altération des preuves. À cet égard, ils contestèrent également le classement du dossier comme confidentiel.

69. À l’audience du 24 octobre 2005, les représentants des requérants s’opposèrent au fait que l’affaire soit examinée par la cour d’assises d’Eskişehir en raison, d’après eux, d’une atteinte aux droits des plaignants de participer activement au procès. Par ailleurs, ils soutinrent que le véhicule d’un groupe constitué de certains des avocats des requérants avait été arrêté à l’entrée d’Eskişehir et que les avocats en question n’avaient pas pu participer à l’audience.

70. À l’audience du 19 décembre 2005, les avocats des requérants présentèrent à nouveau une demande de reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. Ils demandèrent également que les origines des douilles trouvées sur les lieux soient déterminées. Ces demandes furent rejetées par la cour d’assises.

71. À l’audience du 22 février 2006, Murat Kaymaz affirma que, lors de l’attaque armée effectuée contre un poste de police au cours de laquelle avait été utilisée la kalachnikov retrouvée près du corps de son frère, celui-ci se trouvait en Irak. Par ailleurs, il protesta contre l’emploi du terme de « terroriste » à l’égard de son neveu, U. Kaymaz, qui était un mineur. En outre, il demanda à nouveau une reconstitution des faits.

72. Lors de l’audience du 10 mai 2006, les représentants des requérants présentèrent à nouveau leur demande de reconstitution des faits. En outre, ils demandèrent que les enregistrements vidéo relatifs aux lieux de l’incident et versés au dossier soient visionnés lors de l’audience. La cour d’assises décida de visionner ces enregistrements et elle ordonna une expertise afin de déterminer les origines des douilles trouvées sur les lieux.

73. À l’audience du 19 juillet 2006, les représentants des requérants présentèrent une nouvelle fois une demande de reconstitution des faits. Ils déclarèrent qu’il ressortait des enregistrements vidéo que, s’agissant de la mise sous surveillance du domicile de la famille Kaymaz, il était possible de remarquer les entrées et sorties effectuées. Ils ajoutèrent en outre que les enregistrements vidéo avaient démarré à partir de 18 h 33, alors que, d’après eux, l’incident avait eu lieu vers 16 h 30.

74. Les 27 septembre et 29 novembre 2006, ainsi que le 7 février 2007, la cour d’assises tint des audiences.

75. À l’audience du 14 mars 2007, il fut constaté qu’un rapport d’expertise daté du 29 août 2006 avait été versé au dossier. Par ailleurs, les représentants des requérants déclarèrent que les emplacements des douilles ne concordaient pas avec la thèse d’un affrontement armé.

76. Le 18 avril 2007, une dernière audience eut lieu. Les avocats des requérants dénoncèrent la manière dont l’enquête et la procédure avaient été menées. Ils déclarèrent que la version selon laquelle A. et U. Kaymaz avaient été tués à l’issue d’un affrontement armé n’était étayée par aucune preuve. Ils ajoutèrent que, avant l’incident, le père et le fils portaient des chaussons et s’apprêtaient à dîner et que, par ailleurs, aucune trace de balles n’avait été retrouvée à proximité des corps, sur le camion-citerne ou sur les murs des bâtiments. Ils conclurent en considérant que l’incident était une exécution extrajudiciaire.

b) Arrêt du 18 avril 2007

77. Par un arrêt du 18 avril 2007, la cour d’assises acquitta les policiers en cause, en application de l’article 49 § 1 du CP. Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt peuvent se lire comme suit :

« (...) En l’espèce, il n’y a pas de preuves obtenues illégalement. Les dépositions obtenues contrairement aux règles de procédure n’ont pas été prises en considération dans la décision finale.

Selon les réquisitions [du procureur], [les plaidoiries de] la défense, les déclarations des témoins, les rapports médicolégaux, les procès-verbaux et l’ensemble des pièces du dossier, il est établi que :

Le 20 novembre 2004, à 19 h 55, [est parvenue au centre d’information de la direction de la sûreté de Kızıltepe] une dénonciation selon laquelle des personnes munies d’armes à canon long s’étaient rendues au domicile de Ahmet Kaymaz au sujet duquel il existait des fichiers démontrant qu’il était en relation avec l’organisation terroriste [PKK] et des informations établissant qu’il faisait partie de la milice de cette organisation. [Sur ce,] une équipe d’action spéciale composée de policiers se rendit sur les lieux, conformément à un mandat de perquisition délivré par le parquet de Kızıltepe. Toutefois, en raison d’un risque d’affrontement armé pouvant causer un préjudice aux personnes civiles présentes dans le domicile, la maison fut mise sous surveillance. Le 21 novembre 2004, après 16 h 13, alors qu’il faisait sombre, les policiers accusés M.K., S.A.T. et Y.A. et les autres policiers, à savoir L.F. et S.K., se [rapprochèrent] des lieux pour effectuer leur mission de surveillance et pour procéder à l’arrestation des personnes qui allaient sortir de la maison en question. Les cinq policiers quittèrent la station-service Moil et se dirigèrent vers la maison en question. L.F. et S.K. se positionnèrent aux environs des baraques afin de surveiller la maison et les trois autres policiers, ceux accusés, se dirigèrent [vers la maison, en suivant la signalisation de la] direction de Kızıltepe (...) [Au moment où] M.K., S.A.T. et Y.A. [approchaient] des lieux, ils rencontrèrent les [proches des requérants] : un affrontement armé se produisit, et [ces deux] personnes trouvèrent la mort à la suite des coups de feu [échangés].

D’après la défense de l’accusé S.A. et les déclarations des témoins ayant confirmé sa version des faits, lors de l’incident, ce policier, après s’être positionné près du domicile de la famille Kaymaz, avait tiré six fois avec son arme portant le numéro de série MU-CB 940875, Ahmet Kaymaz avait alors reçu une balle au pied à la suite de ces tirs et cette balle avait ensuite été extraite lors de l’autopsie.

S’agissant du déroulement de l’incident, les accusés et leurs défenseurs soutiennent que [Ahmet et Uğur Kaymaz] ont ouvert le feu avec leurs armes à canon long, nonobstant de nombreuses sommations, et qu’ils ont été tués lors d’un affrontement armé déclenché à la suite de leurs tirs. Les intervenants et leurs défenseurs réfutent la thèse d’un affrontement armé et soutiennent que [les deux hommes] ont été tués intentionnellement et qu’ensuite les preuves ont été altérées. [Au vu] des rapports d’expertise dressés pendant l’enquête et la procédure, des procès-verbaux [d’examen] des lieux établis conformément aux règles en la matière et des déclarations des autres policiers présents sur les lieux, [il peut passer pour établi que,] lorsque les accusés M.K., S.A.T. et Y.A. se sont rendus sur les lieux pour surveiller les suspects et procéder à leur arrestation, ils ont rencontré [Ahmet et Uğur Kaymaz] en arrivant près du camion garé sur les lieux, qu’il n’y avait pas d’éclairage public sur les lieux, qu’il faisait sombre, et que les proches des requérants n’ont pas obtempéré à la sommation « Halte ! Police ! » et ont tiré treize fois au total (huit fois et cinq fois) avec leurs armes à canon long. [Il peut également être admis que, sur ce,] les accusés ont répondu à ces tirs avec leurs armes (...) dans le cadre de la mission qui leur avait été confiée, [et qu’Ahmet et Uğur Kaymaz] ont trouvé la mort à cause des blessures résultant des tirs des accusés. Les autres versions des faits soutenues par les intervenants n’ont pas été jugées dignes de foi. A côté du défunt Ahmet Kaymaz a été retrouvée une kalachnikov (...) portant le numéro de série 1976-647698, et à côté du défunt Uğur Kaymaz une kalachnikov (...) portant le numéro de série 1976-6316727. Il peut passer pour établi que les défunts avaient utilisé ces armes, dans la mesure où le rapport dressé par l’institut médicolégal après examen des prélèvements sur [leurs] mains faisait état de résidus de tirs, [dans la mesure où] des douilles provenant des armes avaient été retrouvées sur les lieux et [dans la mesure où] le rapport précisait que celles-ci provenaient de ces armes. Il est [aussi] établi que l’arme portant le numéro de série 1976-647698, retrouvée à côté de Ahmet Kaymaz, avait été utilisée lors d’une attaque armée dirigée contre le poste de police de Yenişehir à Mardin. Par conséquent, compte tenu de ces preuves matérielles, la thèse selon laquelle les résidus de tirs étaient le résultat d’une simulation de tirs effectuée ultérieurement et ces armes avaient été déposées sur les lieux après l’incident a été jugée [comme étant] une hypothèse dénuée de tout fondement et [ne reposant sur] aucune preuve tangible. En outre, la thèse de la partie intervenante selon laquelle, eu égard aux emplacements et au nombre des blessures et aux [orifices d’]entrée et de sortie des balles, un affrontement armé ne s’était jamais produit, n’a pas été jugée crédible compte tenu de la soudaineté de l’affrontement, de sa durée et de son évolution, et eu égard au fait que les deux groupes étaient en mouvement et que les balles atteignant un corps ne suivent pas toujours une trajectoire linéaire. De même, la thèse d’une exécution extrajudiciaire n’a pas été jugée crédible, dans la mesure où, selon le rapport d’institut médicolégal, les balles n’avaient été tirées ni à courte distance ni à bout touchant et [dans la mesure où] l’examen des lieux effectué (...) le 7 décembre 2004 au moyen d’un détecteur de métal et en creusant la terre ainsi que les enregistrements vidéo n’ont pas confirmé cette thèse. Les allégations selon lesquelles les personnes tuées n’étaient pas membres de l’organisation illégale PKK KONGRA-GEL ou n’avaient pas de lien avec cette organisation n’ont pas été jugées crédibles, dans la mesure où l’arme utilisée par Ahmet Kaymaz avait déjà été utilisée lors d’une attaque terroriste et [dans la mesure où] de nombreux documents ont été retrouvés lors de la perquisition. Il peut passer pour établi que le suspect Ahmet Kaymaz avait quitté son domicile avec son fils Uğur Kaymaz en possession des armes en question. Même s’il est allégué que, au vu des emplacements où ont été retrouvées les douilles, un affrontement armé n’a pas eu lieu, cette allégation n’a pas été jugée crédible, dans la mesure où toutes les douilles n’étaient pas restées à leurs emplacements d’origine car les deux groupes étaient en mouvement lors de l’incident, il faisait sombre et il y avait plusieurs policiers présents sur les lieux. Pour ce qui est de la thèse selon laquelle l’absence d’impacts de balles sur le camion et sur la ceinture [contenant] les deux grenades et les quatre chargeurs démontre qu’il n’y avait pas eu d’affrontement armé, elle est également jugée hypothétique, dans la mesure où l’absence d’impacts de balles sur la ceinture pourrait dépendre tant de la position de la ceinture que de la manière dont elle était portée, [et dans la mesure où] l’absence de balles sur le camion pourrait s’expliquer par la soudaineté de l’affrontement, par le fait que les groupes étaient mobiles et par l’absence de toute autre trace de balles nonobstant le nombre élevé de tirs.

Au vu des éléments du dossier, tels que discutés ci-dessus, l’on peut parvenir à la conclusion que l’incident est survenu à la suite d’un affrontement armé (...)

(...) [Après appréciation de] l’incident à la lumière de la législation en la matière, on arrive [également] à la conclusion que, à la suite d’une dénonciation et [après obtention] d’informations, des policiers se sont rendus sur les lieux afin d’arrêter les membres d’une organisation illégale après qu’un mandat de perquisition eut été délivré par l’autorité compétente. Aucun affrontement armé ou opération [similaire] n’avait été planifié et, la perquisition n’a pas été effectuée [afin d’éviter un affrontement armé]. Lorsqu’il fut décidé d’encercler la maison en question pour arrêter les personnes armées qui allaient la quitter, l’affrontement armé survint soudainement. Compte tenu de la législation en la matière et des caractéristiques des armes [retrouvées sur les lieux], les accusés se sont servis de leurs armes dans le cadre des lois et en respectant le principe de proportionnalité et, compte tenu de la soudaineté de l’incident, aucune autre mesure de sécurité n’aurait pu être prise par l’Etat (...) L’on conclut qu’il s’agissait d’un usage légitime de la force, qui ne dépasse pas les limites de la légitime défense (...)

[A] la suite de l’information parvenue au procureur à 17 heures, celui-ci s’est rendu sur les lieux et toute l’enquête s’est déroulée sous sa supervision et selon ses ordres. Tant les accusés que les intervenants ont été entendus lors des audiences, leurs mémoires écrits ont été versés aux dossiers et pris en compte, les demandes ont été examinées et [ont fait l’objet de décisions]. A cet égard, les demandes qui n’étaient pas susceptibles d’apporter un éclaircissement au dossier et qui risquaient de prolonger la procédure ont été rejetées (...) »

c) Pourvoi des requérants

78. Le 16 mai 2007, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire, ils soutinrent que A. et U. Kaymaz avaient été l’objet d’une exécution extrajudiciaire. Les principales thèses des requérants peuvent se résumer comme suit.

a) Il est établi que le domicile des défunts était sous surveillance depuis le soir du 20 novembre 2004. Lors de la préparation de l’opération, la probabilité d’un affrontement armé a été jugée forte et il a été constaté qu’une famille vivait dans cette maison. Dans de telles conditions, les déclarations selon lesquelles les policiers avaient soudainement rencontré deux suspects ne peuvent être jugées crédibles.

b) Les éléments suivants donnent à penser que la thèse selon laquelle les décès étaient survenus à la suite d’un affrontement armé violent est dénuée de fondement :

– l’incident s’est déroulé dans un espace de 6 m2 à côté d’un camion-citerne. Il était soutenu que des dizaines de tirs avaient été effectués. Toutefois, aucun impact de balles n’a pu être décelé sur le camion-citerne et sur les murs des habitations près de l’incident.

– un des policiers, S.A., a déclaré avoir tiré en l’air devant le domicile des défunts. Or, selon les rapports de l’institut médicolégal, une balle a été extraite de la jambe de A. Kaymaz.

– A. Kaymaz était un civil, sorti de son domicile pour déposer des objets en rapport avec son activité professionnelle dans son véhicule. Il a été tué alors que la porte du véhicule était ouverte.

– les déclarations des accusés ont évolué avec le temps. Les policiers M.K., S.A.T. et Y.A. avaient déclaré le 27 novembre 2004, lors de leur audition dans le cadre d’une enquête administrative, qu’il y avait eu un affrontement armé et que tous les trois s’étaient jetés par terre et avaient ouvert le feu. Or, dans leurs déclarations du 4 décembre 2004 devant le procureur, ils ont dit que seul Y.A. s’était élancé et que les deux autres s’étaient dirigés derrière le camion-citerne et avaient tiré depuis l’arrière de ce véhicule.

– selon le rapport d’expertise du 3 août 2005, « six balles avaient touché le corps de A. Kaymaz. Chacune des blessures faites par ces balles au niveau de la poitrine et du ventre était mortelle ». Il en découle que A. Kaymaz ne pouvait plus tirer après avoir reçu les balles en question. De même, il ressort de ce rapport que chacune des blessures occasionnées par neuf des balles qui avaient atteint U. Kaymaz dans le dos était mortelle.

– selon le rapport du 10 novembre 2006, les traces de poudres décelées sur les mains des défunts pouvaient provenir d’un tir à bout touchant ou portant. De même, il est étonnant qu’aucune trace de tir n’ait été retrouvée sur la ceinture enlevée par un des policiers.

c) Les investigations menées n’ont pas permis d’éclaircir les faits de la cause :

– avant que le procureur ne se rende sur les lieux, les accusés avaient altéré les preuves. En particulier, M.K. a déclaré avoir enlevé la ceinture de A. Kaymaz dans laquelle se trouvaient deux grenades et quatre chargeurs.

– les armes des accusés n’ont pas été saisies et aucun prélèvement sur leurs mains n’a été effectué. Treize jours après l’incident, le procureur a demandé à la direction de la sûreté de lui fournir les informations nécessaires sur les armes en question.

– dès le début, la préfecture de Mardin a traité A. et U. Kaymaz de « terroristes » étant donné que, dans un communiqué de presse, il était précisé que « deux membres armés de l’organisation [PKK] qui avaient participé à un affrontement armé avec les forces de l’ordre ont été tués ».

– le dossier d’enquête a été classé comme « confidentiel » en vertu de l’article 143 § 2 du CPP. Cela a considérablement entravé la participation des proches des victimes au déroulement de l’enquête.

– de nombreuses irrégularités ont été constatées dans la collecte des preuves.

– aucune reconstitution des faits n’a été effectuée. Or, il ressort des éléments de preuve que l’entrée et la sortie du domicile surveillé pouvaient être observées à partir de la station Moil. De même, devant ce domicile se trouve un terrain inhabité permettant de voir ce qui se passe aux environs.

Les parties pertinentes de ce mémoire peuvent se lire comme suit :

« (...)

APPRÉCIATION :

1. Il ressort du dossier et des déclarations des accusés que le domicile de A. et U. Kaymaz était sous surveillance au moins vingt-quatre heures avant l’incident. Les entrées et sorties étaient contrôlées et cette surveillance avait duré jusqu’au commencement de l’opération. Par conséquent, l’allégation selon laquelle les accusés ont soudainement rencontré les défunts ne pourrait être jugée crédible (...)

(...)

3. Même si le tribunal a jugé établi – comme le prétendaient les accusés – qu’il y a eu un ‘affrontement armé’, compte tenu des positions des défunts et eu égard au fait qu’ils portaient des pantoufles lors de l’incident, cette [thèse] est dénuée de fondement.

4. Le fait que l’incident se soit déroulé dans un espace de 6 m2 [et] que le camion-citerne (...) ne portait aucune trace de balles, compte tenu des positions des douilles, démontre qu’un affrontement n’a jamais eu lieu et qu’une fusillade à ‘sens unique’ s’est produite (...)

[Après avoir résumé les positions des douilles collectées sur les lieux et mentionnées dans les croquis :]

* L’accusé M.K. a déclaré avoir utilisé sept balles, or uniquement deux douilles provenant de son arme ont été recueillies sur les lieux.
* L’accusé S.A.T. a déclaré avoir tiré plusieurs fois lors de l’incident ; or aucune douille provenant de son arme n’a été retrouvée sur les lieux.
* Un des policiers dont l’identité n’a pas été dévoilée a déclaré avoir tiré six fois ; or aucune douille provenant de son arme n’a pu être retrouvée (...)
* Alors qu’une douille [provenant d’un fusil de marque M16] avait été retrouvée derrière le camion-citerne et qu’un des policiers dont l’identité n’a pas été dévoilée avait utilisé un fusil de marque M16, un non-lieu a été adopté à l’égard de ce policier.

Si l’on compare les rapports d’expertise et les déclarations des accusés :

a) (...) Il en ressort que les accusés ont altéré les preuves.

b) Dans ses déclarations l’accusé Y.A. a déclaré avoir rencontré deux personnes et [s’être] élancé immédiatement (...) Il en découle que l’accusé se trouvait toujours devant le camion (...) Or, la preuve no 8 mentionnée dans le second procès-verbal d’incident [une douille de 9 mm] provenait de l’arme appartenant à Y.A. et [a été] retrouvée devant le domicile de la famille Kaymaz (...) Alors que l’accusé a déclaré constamment qu’il ne se trouvait pas du côté gauche du camion-citerne, les douilles provenant de son arme avaient été retrouvées de [ce] côté (...) Cela démontre que l’accusé ne disait pas la vérité et qu’aucune confrontation n’a eu lieu (...)

Si l’on apprécie ces éléments dans leur ensemble, on peut conclure que, comme [démontré par] les expertises, les positions des douilles et les déclarations des accusés ne sont pas concordantes (...) [or] l’argument du tribunal selon lequel les douilles avaient été déplacées à cause de la présence de plusieurs personnes sur les lieux signifie que notre thèse concernant l’altération des preuves avait été implicitement accueillie. En tout état de cause, le fait qu’une douille provenant de l’arme de Y.A., lequel avait déclaré se trouver devant le camion-citerne et que l’affrontement avait eu lieu à cet endroit-là, ait été retrouvée devant le domicile des Kaymaz demeure inexpliqué (...)

RAPPORTS D’AUTOPSIE

A. En ce qui concerne les balles ayant touché Uğur Kaymaz

(...) La position de deux balles est intéressante. L’orifice de sortie de deux balles situées dans le dos (...) se trouve au-dessous de l’orifice d’entrée ; cela laisse à penser que les tirs ont eu lieu selon un angle du haut vers le bas (...) Cet élément confirme la thèse de Makbule Kaymaz qui avait déclaré avoir vu son fils maintenu à genoux et les policiers tirer sur lui (...)

B. En ce qui concerne les balles ayant touché Ahmet Kaymaz

(...) Une des balles se situait au niveau de la taille (...), [sur laquelle étaient visibles] les orifices d’entrée et de sortie [laissés par ce projectile]. Or la ceinture [contenant] les quatre chargeurs et les deux grenades ne portait aucune trace de balles ; cela confirme la thèse selon laquelle ces objets ont été déposés après l’incident. En outre, une balle a touché la main gauche du défunt et traversé la paume (...) ; cela démontre que, lors de l’impact, [Ahmet Kaymaz] ne tenait pas en main le fusil (...)

De même, autour des orifices des balles qui ont touché Uğur Kaymaz et Ahmet Kaymaz, des traces de poudre ont été relevées. Cela démontre que les tirs ont eu lieu à courte distance (...)

La question principale, posée par nous-mêmes et par l’opinion publique, est de savoir pourquoi aucune trace de balles n’a pu être retrouvée si un affrontement armé a [bien] eu lieu (...) ».

d) Arrêt de la Cour de cassation

79. Par un arrêt du 11 juin 2009, notifié aux requérants le 15 juillet 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

80. Selon l’article 448 du CP en vigueur à l’époque des faits, toute personne qui tuait délibérément une autre personne était condamnée à une peine comprise entre vingt-quatre et trente ans d’emprisonnement.

L’article 49 du même code se lisait comme suit :

« Echappe à toute sanction quiconque a agi :

1. en vertu d’une disposition de la loi ou d’un ordre de l’autorité compétente qu’il était obligé d’exécuter ;

2. poussé par la nécessité de contrer immédiatement une attaque illégale dirigée contre sa vie ou contre son honneur, ou contre la vie ou l’honneur d’autrui ;

3. poussé par la nécessité de sauver sa vie ou celle d’autrui d’un danger grave, imminent et personnel qui n’était pas la conséquence d’un acte volontaire de sa part et qui ne pouvait être évité (...) »

81. Aux termes de l’article 143 du CPP, tel qu’en vigueur à l’époque des faits :

« L’avocat a le droit de prendre connaissance des pièces préparatoires et du dossier de l’affaire et d’obtenir sans frais le document qu’il souhaite.

Il est possible de restreindre ce droit lors de l’enquête préliminaire lorsque l’examen par l’avocat des pièces préparatoires ou l’obtention d’une copie des pièces préparatoires peut porter atteinte au déroulement de l’enquête préliminaire.

Le paragraphe 2 ne s’applique pas au procès-verbal contenant l’interrogatoire de la personne arrêtée ou accusée, aux rapports d’experts, ou aux autres actes juridiques pour lesquels l’accusé a le droit d’être présent. »

82. Avec l’entrée en vigueur du nouveau CPP le 1er juin 2005, le recours en rectification d’arrêt – auparavant prévu par le CPP – a été supprimé. Le nouveau code a institué un recours en opposition, dont les conditions d’exercice sont définies à l’article 308 de la loi no 5271. Cette disposition est ainsi libellée :

« Voies de recours extraordinaires

Pouvoir d’opposition du procureur général près la Cour de cassation

Le procureur général près la Cour de cassation peut, d’office ou sur demande, dans les trente jours suivant la remise à sa personne d’un arrêt d’une des chambres pénales de la Cour de cassation, former opposition devant l’assemblée plénière criminelle.

Aucun délai n’est requis lorsque l’opposition est au bénéfice de l’accusé. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITE

83. Invoquant les articles 2, 3, 6, 8, 13, 14 et 17 de la Convention, les requérants se plaignent en particulier du décès de leurs proches A. et U. Kaymaz survenu lors d’une opération des forces de l’ordre, ainsi que de la manière dont l’enquête y relative a été menée par les autorités.

84. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable au motif que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées. À cet égard, il indique que les requérants ont omis de demander la rectification de l’arrêt de la Cour de cassation du 11 juin 2009.

85. Les requérants n’ont pas présenté d’observations en réponse à celles du Gouvernement.

86. La Cour observe d’emblée que, avec l’entrée en vigueur du nouveau CPP le 1er juin 2005, le recours en rectification d’arrêt – auparavant prévu par le CPP – a été supprimé. Par conséquent, en l’espèce, au moment où la Cour de cassation a rendu son arrêt, il n’existait plus un tel recours susceptible d’être épuisé.

87. Qui plus est, s’agissant de ce recours en rectification d’arrêt qui existait avant le 1er juin 2005, la Cour rappelle sa jurisprudence établie selon laquelle ce recours ne constituait pas en droit pénal turc une voie de recours directement accessible aux justiciables (voir, parmi de nombreux autres, Erdoğdu c. Turquie, no [25723/94](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2225723/94%22%5D%7D), § 34, CEDH 2000‑VI) et l’éventuelle saisine du procureur général par un requérant dans ce cadre ne pouvait donc passer pour l’exercice d’une voie de droit à épuiser en vertu de l’article 35 de la Convention. Elle rappelle qu’il en va de même s’agissant du recours en opposition contre les décisions de la Cour de cassation, lequel est une voie de recours extraordinaire qui n’est pas directement accessible aux justiciables (Akçiçek c. Turquie (déc.), no 40965/10, 18 octobre 2011).

88. Par conséquent, l’exception du gouvernement ne saurait être retenue.

89. Par ailleurs, la Cour observe que les griefs tirés des articles 6, 8, 13 et 17 de la Convention ne sont, en réalité, que différents aspects de l’article 2 de la Convention sous ses volets substantiel et procédural. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle considère en l’espèce que ces griefs doivent être uniquement examinés sous l’angle de cette dernière disposition.

90. Constatant que les griefs tirés des articles 2, 3 et 14 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

91. Les requérants dénoncent la mort de leurs proches, lesquels ont d’après eux été tués par les forces de l’ordre. Ils se plaignent également que les autorités n’aient pas mené d’enquête effective sur les décès. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

92. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la question de savoir si le recours à la force meurtrière était « absolument nécessaire »

1. Thèses des parties

93. Dans leur formulaire de requête, les requérants allèguent que leurs proches ont été mis à mort par les policiers. Ils contestent en particulier les constats effectués par les autorités d’enquête, aux termes desquels leurs proches auraient fait usage d’armes à feu et déclenché un véritable affrontement avec les forces de sécurité.

94. Les requérants déclarent également être convaincus que les policiers avaient tiré avec l’intention de tuer leurs proches. Ils considèrent que les forces de l’ordre auraient pu mener leur intervention en journée et mettre en œuvre les moyens appropriés pour procéder aux arrestations nécessaires. Ils estiment que les forces de l’ordre n’avaient pas tenté de limiter au maximum le recours à la force meurtrière lors de la mise en œuvre de l’opération et que la force employée par elles était manifestement excessive, non nécessaire et disproportionnée au but poursuivi.

95. Le Gouvernement combat cette thèse. Il fait valoir que les faits de l’espèce ont été établis judiciairement au niveau interne.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

96. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention figure parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 de la Convention n’y est autorisée en temps de paix. À l’instar de l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008).

97. Les exceptions définies en son paragraphe 2 montrent que cette disposition vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2 de la Convention, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, et Solomou et autres, précité, § 64).

98. L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 de la Convention. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se forger une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, Andronicou et Constantinou, précité, § 171, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII, et Mussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 142, 26 juillet 2007).

99. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des droits des particuliers requièrent également que son article 2 soit interprété et appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63). En particulier, la Cour a estimé que l’ouverture du feu doit, lorsque cela est possible, être précédée par des tirs d’avertissement (Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 66, 12 mars 2013).

100. L’usage de la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (McCann et autres, précité, § 200, et Andronicou et Constantinou, précité, § 192).

b) Application des principes précités à la présente espèce

101. Les requérants soutiennent que la force utilisée par les policiers pour tuer leurs proches n’était pas été absolument nécessaire.

102. Le Gouvernement combat cette thèse et soutient que la force à laquelle les policiers ont eu recours en l’espèce était proportionnée et absolument nécessaire à la réalisation des buts énumérés aux alinéas a), b) et c) du second paragraphe de l’article 2 de la Convention. Il fait valoir que la police poursuivait deux objectifs, à savoir prévenir une attaque et procéder à des arrestations.

103. En l’espèce, la Cour accepte que l’action policière vise la réalisation de l’un des objectifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 2, à savoir l’arrestation régulière. Elle note également que nul ne conteste que A. et U. Kaymaz ont été tués par balles par des membres de la police le 21 novembre 2004. Il s’ensuit donc que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010). Dans ce contexte, la Cour doit rechercher en l’espèce non seulement si le recours à une force meurtrière contre les proches des requérants était légitime, mais aussi si l’opération a été réglementée et organisée de telle manière à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004‑XI). Elle doit également examiner si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005‑VII).

104. De l’avis de la Cour, pour que l’obligation de l’Etat de protéger la vie soit respectée, il est essentiel que la préparation d’une opération d’arrestation susceptible d’entraîner l’utilisation d’armes à feu s’accompagne d’une analyse de l’ensemble des informations disponibles sur les circonstances des événements, y compris – et il s’agit là d’un minimum – sur la nature de l’infraction commise par la personne devant être appréhendée et sur le danger, le cas échéant, qu’elle représente. La question de savoir si et dans quelles circonstances l’usage des armes à feu peut être envisagé lorsque la personne à arrêter tente de s’enfuir doit être tranchée sur la base de dispositions juridiques précises et d’une formation adéquate, et à la lumière des informations disponibles (Natchova et autres, précité, § 103).

105. En l’occurrence, la Cour examinera d’abord si l’opération a été bien menée, pour ensuite se pencher sur l’usage de la force meurtrière.

i. Sur la préparation et le contrôle de l’opération

106. La Cour observe qu’il ressort du procès-verbal d’incident dressé le 21 novembre 2004 à 18 h 30 que, à la suite d’une dénonciation selon laquelle des personnes munies d’armes à canon long s’étaient rendues au domicile des Kaymaz et projetaient de perpétrer un attentat terroriste, cette maison avait été placée sous surveillance jour et nuit les 20 et 21 novembre 2004. Elle note qu’il a été considéré que les personnes armées se trouvant dans cette maison pouvaient ouvrir le feu et que, par conséquent, il a été décidé d’arrêter les suspects à leur sortie de cette maison afin de ne pas mettre en danger la vie des policiers et des membres de la famille nombreuse qui y résidaient (paragraphe 15 ci-dessus).

107. La Cour constate également que S.O. et M.A., les deux policiers qui avaient été chargés de patrouiller dans les environs du domicile et qui avaient été entendus le 23 novembre 2005 – soit environ un an après l’incident –, n’ont pas signalé d’activité suspecte dans cette maison au cours de leur mission de surveillance (paragraphe 55 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que K.D., directeur adjoint de la direction de la sûreté de Mardin, avait déjà affirmé dans ses déclarations du 4 décembre 2004 qu’aucun incident suspect n’avait été remarqué lors de la surveillance (paragraphe 50 ci-dessus).

108. La Cour fait observer que les autorités avaient l’intention d’arrêter les suspects à un moment opportun. S’agissant du choix de ce moment opportun, elle observe que, selon les dires de deux policiers, ceux-ci avaient surveillé la maison en question à partir du 20 novembre 2004 au soir jusqu’au 21 novembre 2004 à 16 heures. Elle note qu’ensuite, selon le dossier, vers 16 h 30, alors qu’il avait commencé à faire sombre, une équipe de la police spéciale s’était rendue sur les lieux avec comme objectifs de prendre le relais de la surveillance et de procéder à des arrestations le cas échéant. Elle note également que le dossier ne contient aucun détail sur la période comprise entre 16 heures et 16 h 30 environ, moment crucial avant l’incident survenu aux environs de 17 heures. De même, s’agissant du nombre des membres de la famille résidant dans cette maison et de leurs activités, elle constate que le dossier ne contient aucun détail.

109. La Cour observe ainsi que la police de Mardin a cru que des suspects armés s’étaient cachés dans la maison en question et que ces personnes projetaient de perpétrer un attentat terroriste. Elle note toutefois que ces appréciations cruciales se sont en l’occurrence révélées erronées.

110. Certes, comme il a été dit ci-haut (paragraphe 100), l’usage de la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée (Andronicou et Constantinou, précité, § 192). Toutefois, en l’espèce, il semblerait que la police de Mardin n’ait aucunement tenu compte d’hypothèses différentes (comparer avec McCann et autres, précité, § 208) et, à l’exception d’une dénonciation anonyme (paragraphe 6 ci-dessus), aucun élément concret dans le dossier ne permettait de conclure que des terroristes étaient cachés dans le domicile de la famille Kaymaz, et aucun indice ne donnait à penser qu’un attentat terroriste ait pu y être planifié. A cet égard, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agissait d’un domicile qui était placé sous surveillance, donc les entrées et sorties devraient être attentivement observées.

111. De plus, la Cour relève que, dans sa déposition faite le 8 décembre 2004, M.B.O. a déclaré qu’il s’était rendu le 21 novembre 2004 chez A. Kaymaz, que le camion de celui-ci se trouvait dans la boue à cause de la pluie et qu’il l’avait aidé à mettre le véhicule en mouvement (paragraphe 34 ci-dessus). Elle observe que la cour d’assises n’a pas remis en cause la crédibilité de cette déclaration, nonobstant les déclarations contradictoires de la requérante Makbule Kaymaz concernant la visite d’une personne ce jour-là (paragraphe 28 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe que la cour d’assises n’a pas jugé les déclarations de Makbule Kaymaz dignes de foi et a expressément écarté la thèse d’une exécution extrajudiciaire (paragraphe 77 ci-dessus). La Cour conclut dès lors qu’elle peut s’appuyer sur les déclarations de M.B.O. quant à sa visite du 21 novembre 2004. Par conséquent, on peut en conclure que soit les policiers chargés de la surveillance du domicile de la famille Kaymaz n’avaient pas reporté cette information au procureur, soit cette surveillance avait été manifestement défaillante. La Cour estime que l’on peut également se demander pour quelle raison la police n’a pas choisi d’arrêter A. Kaymaz – après avoir éventuellement vérifié qu’il n’était pas armé puisqu’il était supposé préparer un attentat – au moment où il avait quitté son domicile pour sortir son véhicule de la boue.

112. La Cour observe par ailleurs que les trois policiers ayant déclaré avoir tiré sur les suspects ont mis l’accent sur la soudaineté de l’incident ‑ argument largement retenu par la cour d’assises dans son arrêt (paragraphe 77 ci-dessus) –, ces policiers ayant précisé avoir soudainement rencontré deux suspects armés alors qu’ils se dirigeaient vers le domicile de la famille Kaymaz. Elle note toutefois qu’en l’occurrence l’opération avait été programmée par la police, et qu’il ne s’agissait pas d’une opération menée au hasard qui aurait pu donner lieu à des développements inattendus auxquels les policiers auraient pu être appelés à réagir sans y être préparés (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII). Elle considère donc qu’il était loisible aux policiers impliqués de soigner la préparation de l’opération en question.

113. A la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que les forces de l’ordre avaient déployé la vigilance voulue pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum.

ii. Sur l’usage de la force meurtrière

114. La Cour observe d’emblée qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes des faits et que ceux-ci sont étroitement liés à la responsabilité de l’Etat quant aux événements qui ont coûté la vie aux proches des requérants dont un mineur âgé de treize ans. Elle note que l’établissement judiciaire des faits a eu lieu au cours des poursuites pénales engagées contre cinq agents de police devant la cour d’assises d’Eskişehir, à la suite d’une enquête menée par le parquet. Elle constate que les témoignages des policiers impliqués dans l’opération et de divers témoins ont été recueillis, que la cour d’assises a tenu pour établi que A. et U. Kaymaz étaient en possession d’armes et qu’ils en avaient utilisé à l’encontre des policiers nonobstant la sommation verbale de ces derniers, et que cette juridiction a conclu que les proches des requérants avaient ouvert le feu en premier et que les policiers avaient riposté en état de légitime défense et dans l’exercice de leurs fonctions.

115. La Cour rappelle que, en principe, là où des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Aydan, précité, § 69).

116. Pour apprécier les preuves, la Cour adopte en général le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme, par exemple, dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue ou lors d’une opération policière, toute blessure ou décès survenu pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante sur le déroulement des faits et exposer des éléments solides qui permettent de réfuter les allégations des requérants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII, Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, § 78, 26 février 2008). Il s’ensuit que, lorsqu’il est reproché à ses agents d’avoir fait usage d’une force meurtrière dans des circonstances sous leur contrôle en violation de l’article 2 § 2 de la Convention, il incombe au gouvernement défendeur d’établir que la force en question n’est pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire » et donc « strictement proportionnée » à l’un ou l’autre des buts autorisés par cette disposition (Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 140, 22 février 2011).

α) Sur l’allégation d’une exécution extrajudiciaire

117. En l’espèce, les requérants soutiennent que leurs proches ont été victimes d’une exécution extrajudiciaire étant donné que, d’après eux, ils n’étaient pas armés lors de l’incident et qu’ils ont été tués délibérément par les forces de l’ordre.

118. La Cour souligne qu’il lui faudrait des éléments convaincants pour conclure à l’existence d’une exécution extrajudiciaire. Or elle note que, à la suite des déclarations de la requérante Makbule Kaymaz selon lesquelles son fils avait été arrêté vivant puis exécuté, un examen des lieux a été effectué le 7 décembre 2004 par le procureur, qu’il a ainsi été procédé à la recherche de balles ayant pénétré le sol aux endroits indiqués par la plaignante au moyen d’un détecteur de métal et en creusant la terre, et qu’aucune balle n’a pu être retrouvée.

119. Par conséquent, à la lumière des éléments dont elle dispose et en l’absence de preuves tangibles, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle les proches des requérants auraient été victimes d’une exécution extrajudiciaire par les agents de l’État relève du domaine de l’hypothèse et de la spéculation. Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas établi, au-delà de tout doute raisonnable, que A. et U. Kaymaz aient été tués délibérément par les forces de l’ordre.

β) Sur le recours à la force meurtrière

120. Les requérants remettent en cause la thèse d’un affrontement armé et soutiennent que les autorités ont délibérément omis d’exploiter certaines pistes.

121. La Cour observe que la cour d’assises a jugé établi que, le 21 novembre 2004, après 16 h 13, les trois policiers accusés – à savoir M.K., S.A.T. et Y.A. –, présents sur les lieux de l’incident pour surveiller les suspects et procéder à leur arrestation, avaient soudainement rencontré A. et U. Kaymaz en arrivant près du camion garé sur les lieux, qu’il n’y avait pas d’éclairage public dans la rue, qu’il faisait sombre, que les proches des requérants n’avaient pas obtempéré à une sommation verbale et qu’ils avaient ouvert le feu en direction des policiers avec des armes à canon long. Elle note aussi que la cour d’assises a considéré que les policiers avaient répondu à ces tirs avec leurs armes dans le cadre de la mission qui leur avait été confiée et que les proches des requérants avaient trouvé la mort à la suite des coups de feu échangés.

122. La Cour relève que l’établissement des faits effectué par la cour d’assises se fondait principalement sur les déclarations des policiers présents sur les lieux obtenues par le parquet. Or, il ressort du dossier que le parquet n’a enregistré ces dépositions que le 4 décembre 2004. Pour la Cour, un délai de plus de dix jours pour mettre en cause les principaux suspects dans l’enquête sur le décès des proches des requérants montre que les autorités n’ont pas agi avec la diligence requise. À cet égard, la Cour rappelle avoir dit dans les arrêts Bektaş et Özalp (précité, § 65) et Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no [52391/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2252391/99%22%5D%7D), § 330, CEDH 2007-II) qu’on ne peut exclure que, lorsque les membres des forces de l’ordre concernés ne sont pas interrogés en temps opportun et continuent entre-temps à travailler dans leur service, un risque de collusion entre eux est ainsi créé.

123. Ces considérations valent également dans la présente espèce, d’autant plus que la version des faits présentée par les policiers M.K., S.A.T. et Y.A. a évolué dans le temps. En effet, la Cour note que, avant l’obtention par le parquet des déclarations de ces policiers, ceux-ci avaient déjà fait des dépositions le 27 novembre 2004 devant deux inspecteurs, dans le cadre de l’enquête administrative. Elle relève que, à cette dernière date, ces trois policiers avaient notamment déclaré que, à la suite d’une sommation verbale, les proches des requérants avaient ouvert le feu et qu’eux-mêmes s’étaient jetés par terre, et qu’ils avaient également précisé qu’il y avait une courte distance entre eux et les suspects (paragraphe 58 ci-dessus). Or, elle observe que par la suite, dans leurs déclarations enregistrées par le procureur le 4 décembre 2004 ainsi que dans celles obtenues le 10 décembre 2004 dans le cadre de l’enquête administrative, ces policiers ont modifié leur version des faits quant à leurs positions lors de l’échange de tirs : ils ont notamment déclaré que, après avoir rencontré les deux suspects, seul Y.A. s’était élancé et avait ouvert le feu, que M.K. et S.A.T. s’étaient dirigés derrière le camion-citerne et avaient ouvert le feu depuis l’arrière du véhicule, et qu’ils étaient en mouvement lors des échanges de tirs (paragraphes 52 et 53 ci-dessus).

124. Certes, l’on ne saurait attacher une importance capitale à cette divergence étant donné que, de toute manière, pour les raisons expliquées ci-après, aucune des deux versions des faits n’était concordante avec la position des douilles. Mais, aux yeux de la Cour, si l’origine de cette divergence avait été recherchée, cela aurait pu permettre aux autorités nationales d’apprécier davantage la crédibilité des déclarations des policiers accusés.

125. La Cour observe en particulier que la position des douilles retrouvées sur les lieux ne concorde pas avec la version des faits présentée par les accusés. Si Y.A., comme il l’a constamment affirmé dans ses déclarations (paragraphe 53 ci-dessus), était passé du côté droit du camion, à savoir le côté passager, avait rencontré les deux suspects et avait tiré sur eux, des douilles provenant de son arme auraient dû être retrouvées devant le camion ou sur son côté droit. Or, des douilles de son arme ont été retrouvées du côté opposé du camion, à savoir le côté conducteur. En outre, si M.K. et S.A.T. s’étaient dirigés derrière le camion-citerne et avaient ouvert le feu depuis l’arrière du véhicule – comme ils l’avaient déclaré dans leurs dépositions des 4 et 10 décembre 2004 –, des douilles provenant de leurs armes auraient dû être recueillies derrière le camion ou du côté conducteur, or aucune douille provenant de leurs armes n’a été retrouvée à ces endroits (paragraphes 19 et 47 ci-dessus).

126. En outre, la Cour relève que la cour d’assises a indirectement accepté cette incohérence, en précisant dans son arrêt que « toutes les douilles n’étaient pas restées à leur emplacement d’origine car les deux groupes étaient en mouvement lors de l’incident » (paragraphe 77 ci-dessus). Toutefois, cette argumentation n’explique pas l’absence de douilles ou de balles provenant de l’arme de S.A.T., qui avait déclaré avoir ouvert le feu en direction des suspects (paragraphe 53 ci-dessus). De même, une balle provenant de l’arme de S.A. avait été extraite de la jambe de A. Kaymaz (paragraphe 47 ci-dessus), alors que S.A. avait déclaré ne pas avoir tiré sur les proches des requérants et s’être positionné devant le domicile de la famille Kaymaz lors de l’échange de tirs (paragraphe 54 ci-dessus).

127. Par conséquent, la Cour en conclut que la crédibilité des déclarations des policiers n’a pas été appréciée de manière approfondie par les autorités nationales.

128. Par ailleurs, la Cour prend note des arguments du Gouvernement, lequel soutient que les policiers ont riposté par des tirs pour se défendre au motif que les proches des requérants, munis de fusils kalachnikov, de chargeurs pleins et de grenades, avaient ouvert le feu sur eux, que le rapport balistique daté du 14 avril 2005 a démontré que treize coups de feu avaient été tirés à partir des fusils appartenant à A. et U. Kaymaz, et que le rapport balistique du 20 décembre 2004 a établi que des traces de poudre avaient été détectées sur les mains des défunts, ce qui – d’après le Gouvernement – démontre qu’ils avaient fait usage de leurs armes.

129. À ce titre, la Cour observe que les éléments cités par le Gouvernement donnent, à première vue, à penser que les proches des requérants étaient en possession d’armes et s’en étaient servis lors de l’incident. Toutefois, s’agissant d’un incident qui a abouti au décès de deux personnes dont un mineur âgé de treize ans, elle estime que les autorités nationales auraient dû explorer davantage les diverses pistes possibles avant d’admettre automatiquement la version fournie par les policiers accusés, d’autant plus que les déclarations de ces derniers présentaient des lacunes et des incohérences. En effet, la Cour note qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’ait été réalisée sur les armes retrouvées près des dépouilles des proches des requérants, alors que les rapports d’expertise avaient laissé planer le doute sur la dernière utilisation de ces armes et sur l’origine des résidus de tirs décelés sur les mains des défunts. À cet égard, selon l’expertise balistique du 30 novembre 2004, il n’était pas possible d’établir à quelle date le dernier tir avait été effectué avec ces armes (paragraphe 38 ci-dessus). Par ailleurs, selon un autre rapport balistique dressé le 10 octobre 2006, les traces de poudre en question pouvaient provenir tant de tirs simulés effectués post mortem que de tirs à bout touchant ou à courte distance (paragraphe 49 ci-dessus). De surcroît, alors que l’incident s’est déroulé dans un espace relativement limité où se trouvait également un camion-citerne, il est intéressant de noter qu’aucune balle provenant de ces armes n’a pu être retrouvée.

130. Certes, la Cour ne saurait spéculer dans l’abstrait pour savoir si des expertises et recherches complémentaires auraient permis aux autorités internes de parvenir à une conclusion différente. Cela étant, les lacunes constatées dénotent une absence de volonté de rechercher d’éventuelles autres issues envisageables. En tout état de cause, aux yeux de la Cour, ces expertises et recherches complémentaires auraient permis à la cour d’assises de rendre davantage crédible son verdict et d’exclure certaines pistes légitimement invoquées par les requérants.

131. En conséquence, les omissions imputables aux organes d’instruction décrites ci-avant conduisent la Cour à conclure qu’il n’est pas établi que la force meurtrière utilisée contre les proches des requérants n’était pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire ». Conclure autrement reviendrait à admettre que les autorités peuvent tirer bénéfice de leurs propres défaillances et à permettre aux auteurs d’actes potentiellement meurtriers d’échapper à leurs responsabilités (voir, dans le même sens, Gheorghe Cobzaru c. Roumanie, no 6978/08, § 64, 25 juin 2013).

iii. Conclusion

132. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’opération de police au cours de laquelle A. et U. Kaymaz ont perdu la vie n’avait pas été préparée et contrôlée de manière à réduire autant que possible tout risque et qu’il n’est pas établi que la force meurtrière utilisée en l’espèce était absolument nécessaire au sens de l’article 2.

Partant, il y a eu violation de l’article 2, sous son volet matériel.

B. Sur l’allégation d’insuffisance de l’enquête

1. Thèses des parties

133. Les requérants ont dénoncé une absence d’enquête effective et approfondie sur les événements qui ont coûté la vie à leurs proches.

134. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il estime que le parquet a mené une enquête effective et objective dans la présente affaire. En ce qui concerne l’effectivité de l’enquête, il soutient que tous les moyens de preuve utiles – dépositions de témoins, recherches sur les lieux, examens balistiques, expertises médicolégales, rapports et dépositions des agents de police concernés – ont été administrés en vue de l’établissement complet des faits.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

135. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 71, 3 mai 2012).

136. La Cour rappelle également que, quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches de la victime l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (voir, par exemple, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, § 67, CEDH 2003‑VIII).

137. La Cour considère que l’enquête menée doit être effective également en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables (Ramsahai et autres, précité, § 324). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (Yelden et autres précité, § 73).

138. La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Yelden et autres précité, § 74).

139. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

140. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr, précité, § 148).

b) Application de ces principes à la présente espèce

141. La Cour observe d’emblée que, comme il a été précisé ci-dessus (paragraphe 122), les policiers impliqués dans l’incident n’ont été entendus par le procureur que le 4 décembre 2004, c’est-à-dire plus de dix jours après les faits. Qui plus est, ils n’ont pas été tenus séparés les uns des autres après l’incident et ils ont été appelés à faire des dépositions dans le cadre de l’enquête administrative avant que le parquet n’intervienne. À cet égard, la Cour rappelle avoir dit dans les arrêts Bektaş et Özalp (précité, § 65, sept jours après l’incident) et Ramsahai et autres (précité, § 330, trois jours après l’incident) que de tels retards ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches des victimes – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires. En l’occurrence, bien que rien ne suggère que les policiers en cause se soient entendus entre eux ou avec leurs collègues de la police de Mardin, le simple fait que les démarches appropriées n’aient pas été entamées pour réduire le risque de pareille collusion s’analyse en une lacune importante affectant l’adéquation de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 330).

142. En outre, la Cour relève que, nonobstant le rôle capital de leurs déclarations quant à la préparation de l’opération, les deux policiers chargés de surveiller le domicile de la famille Kaymaz n’ont été entendus qu’environ un an après les faits (paragraphe 55 ci-dessus). Cet élément démontre que les autorités d’enquête ne se sont pas souciées d’analyser de près la manière dont la surveillance a été faite et n’ont pas cherché à déterminer si l’opération antiterroriste avait été préparée et contrôlée par les autorités de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière (McCann et autres, précité, § 194).

143. Par ailleurs, la Cour observe que la cour d’assises a rejeté les demandes des requérants tendant à obtenir une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. Au vu des croquis des lieux et de la position des douilles appartenant aux policiers, elle estime qu’une reconstitution présentait une importance cruciale et aurait dû être réalisée en présence des policiers mis en cause et des avocats des requérants. Un tel acte d’investigation aurait pu permettre aux autorités nationales d’élaborer les scénarios possibles et d’apprécier la crédibilité des déclarations des policiers. En effet, c’est seulement de cette façon que les autorités internes auraient pu éclaircir les contradictions susmentionnées (paragraphes 125-127 ci-dessus), et ce d’autant plus que la position des douilles collectées sur les lieux n’était pas concordante avec les déclarations des policiers. La Cour considère que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits, en dépit de la demande réitérée des requérants en ce sens, a sérieusement nui à la capacité des autorités nationales à contribuer à l’établissement des faits (voir, dans le même sens, Abik c. Turquie, no 34783/07, § 49, 16 juillet 2013).

144. Enfin, la Cour estime qu’il est troublant qu’aucune tentative n’ait été faite pour rechercher la présence d’empreintes digitales sur les armes retrouvées à côté des corps des proches des requérants. Elle note aussi que le Gouvernement n’a apporté aucune explication à ce défaut important.

145. La Cour considère que les carences ayant entaché l’enquête sont d’autant plus regrettables que, en dehors des policiers, il n’y a aucun témoin qui a vu de près la scène de l’échange de tirs entre les policiers et les proches des requérants. On peut donc en conclure que ces déficiences ont nui à la qualité de l’enquête (Aydan, précité, § 115) et affaibli sa capacité à établir les circonstances des décès.

146. En conséquence, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du caractère inadéquat de l’enquête menée sur les circonstances ayant entouré le décès des proches des requérants.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

147. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants se plaignent de souffrances psychologiques subies en raison du décès de leurs proches. Ils soutiennent qu’il n’y a pas eu d’enquête effective et que le volet procédural de cette disposition a donc été violé.

Par ailleurs, ils estiment que leurs proches ont été tués en raison de leur origine kurde. À cet égard, ils allèguent une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention.

148. Le Gouvernement conteste ces thèses.

149. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, au vu des critères définis par sa jurisprudence (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 130-134, Recueil 1998-III, et Çakıcı, précité, §§ 98-99), la Cour est d’avis que la présente affaire ne comporte pas suffisamment de facteurs particuliers qui auraient pu conférer à la souffrance des requérants une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme (voir, en ce sens, Aydan, précité, § 131). Rien ne justifie dès lors un constat de violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

150. Quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention, la Cour note qu’il n’est pas étayé. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

151. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

152. Les requérantes Makbule Kaymaz et Emine Kaymaz réclament pour chacune d’entre elles et pour chacun des six enfants de A. Kaymaz 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Ce montant correspond selon elles à la perte de revenus résultant du décès de leur proche A. Kaymaz. Elles indiquent que celui-ci travaillait comme transporteur de marchandises et était âgé de trente et un ans au moment de son décès, que son revenu mensuel était d’environ 1 250 TRY (environ 460 EUR), et que son décès a privé sa veuve, ses enfants et ses parents d’un soutien matériel important.

153. De plus, les trois requérants, Makbule Kaymaz, Emine Kaymaz et Reşat Kaymaz, demandent chacun 60 000 EUR, soit une somme totale, de 180 000 EUR, au titre du préjudice moral.

154. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il fait observer que les requérantes réclament 200 000 EUR au titre du préjudice matériel subi pour cause de perte de revenus en raison de la mort de A. Kaymaz. Or, selon lui, l’activité professionnelle exercée par ce dernier n’a pas été prouvée.

155. Pour ce qui est de la demande des deux requérantes liée à une perte de revenus, la Cour observe que les requérants ont introduit la requête en leurs noms propres ainsi qu’au nom des proches parents de A. Kaymaz – dont ses enfants – (paragraphe 5 ci-dessus), ce que le Gouvernement ne conteste pas. À cet égard, la jurisprudence de la Cour établit qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué et la violation de la Convention et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre autres, Salman, précité, § 137). Dans la présente affaire, la Cour a estimé que les autorités étaient responsables du décès de A. et U. Kaymaz au regard de l’article 2 de la Convention (paragraphes 132 et 146 ci-dessus). Dans ces conditions, il existe un lien de causalité direct entre la violation de cette disposition et la perte du soutien financier que A. Kaymaz apportait à sa veuve, ses enfants et ses parents.

156. Par ailleurs, la Cour observe que les intéressées n’ont pas été en mesure de lui communiquer des éléments d’appréciation objectifs à l’appui de leur demande, notamment en ce qui concerne les revenus que percevait le défunt en tant que transporteur de marchandises. Toutefois, nul ne conteste que A. Kaymaz devait bel et bien assurer la subsistance de son épouse, de ses enfants et de ses parents. Compte tenu de la situation familiale, de l’âge et de l’activité du défunt, la Cour estime devoir s’inspirer notamment de la somme accordée au même titre dans l’affaire Koku c. Turquie (no 27305/95, § 194, 31 mai 2005 ; voir, également, Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, § 286, CEDH 2005‑II (extraits), Çelikbilek c. Turquie, no 27693/95, § 119, 31 mai 2005, et Anık et autres c. Turquie, no 63758/00, § 91, 5 juin 2007).

157. Compte tenu de l’ensemble des facteurs pertinents, y compris l’âge de la victime et des requérantes et leur lien étroit de parenté, la Cour décide d’accorder, en réparation du dommage matériel ainsi subi, la somme de 50 000 EUR aux enfants de A. Kaymaz, en leur qualité d’ayants droit (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 63, 7 juin 2005), somme que la requérante Makbule Kaymaz détiendra pour eux. En outre, la Cour alloue à Makbule Kaymaz 15 000 EUR et à Emine Kaymaz 5 000 EUR pour leur préjudice matériel.

158. Quant au dommage moral, eu égard à sa jurisprudence en la matière et compte tenu des liens familiaux existant entre les requérants et les deux victimes, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer de ce chef la somme de 50 000 EUR à Makbule Kaymaz. En outre, elle alloue 15 000 EUR à Emine Kaymaz et 5 000 EUR à Reşat Kaymaz, soit une somme de 70 000 EUR au total.

B. Frais et dépens

159. Les requérants demandent également 9 713 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, ce montant couvrant les honoraires de leurs conseils et des frais postaux. Ils présentent à cet égard un décompte horaire et font référence au tarif minimum des honoraires d’avocat du barreau de Diyarbakır.

160. Le Gouvernement soutient que cette prétention est excessive et ne repose sur aucune pièce justificative.

161. La Cour rappelle qu’au regard de l’article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).

En l’espèce, elle observe que les requérants n’ont produit ni justificatifs ni notes concernant leurs frais et dépens et les honoraires de leurs avocats. Il n’en reste pas moins qu’aux fins de la préparation de la présente affaire, ils ont dû engager certains frais. Dès lors, la Cour juge raisonnable de leur octroyer 3 000 EUR à ce titre.

C. Intérêts moratoires

162. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2, 3 et 14 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention ;

6. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 70 000 EUR (soixante-dix mille euros) au total, à savoir 15 000 EUR (quinze mille euros) à Makbule Kaymaz, 5 000 EUR (cinq mille euros) à Emine Kaymaz, ainsi que 50 000 EUR (cinquante mille euros) à Makbule Kaymaz que celle-ci détiendra pour ses enfants, en leur qualité d’ayants droit de A. Kaymaz, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour dommage matériel,

ii. 70 000 EUR (soixante-dix mille euros) au total, à savoir 50 000 EUR (cinquante mille euros) à Makbule Kaymaz, 15 000 EUR (quinze mille euros) à Emine Kaymaz, 5 000 EUR (cinq mille euros) à Reşat Kaymaz, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

iii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

* * *

[1]1. Selon un document établi le 25 janvier 2006 par l’Institut de Kandilli, l’heure du coucher de soleil dans la région de Mardin, les 21 et 22 novembre 2004, était 16 h 07. Par ailleurs, selon un autre document établi le 8 décembre 2004, la prière du soir avait eu lieu à 16 h 13.

[2]1. Combattant kurde, en Irak.


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