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28/01/2014 | CEDH | N°001-140764

CEDH | CEDH, AFFAIRE CAMEKAN c. TURQUIE, 2014, 001-140764


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CAMEKAN c. TURQUIE

(Requête no 54241/08)

ARRÊT

STRASBOURG

28 janvier 2014

DÉFINITIF

02/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Camekan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paul

o Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013,...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CAMEKAN c. TURQUIE

(Requête no 54241/08)

ARRÊT

STRASBOURG

28 janvier 2014

DÉFINITIF

02/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Camekan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54241/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Şamil Camekan (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes F. N. Ertekin et K. Öztürk, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint en particulier de l’usage d’une force excessive lors de son arrestation par des policiers.

4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1976 et réside à Istanbul.

A. Incident du 10 décembre 2000

6. Le 10 décembre 2000, aux environs de 3 heures du matin, le requérant fut blessé par des policiers en patrouille, au cours d’une fusillade survenue au moment de son arrestation.

7. Le même jour, les policiers impliqués dans la fusillade dressèrent un procès-verbal de l’incident. Dans ce document, ils déclaraient avoir aperçu un groupe de quatre personnes, aux visages masqués, en train d’écrire des slogans illégaux sur des murs. Ils affirmaient que ces personnes avaient ouvert le feu sur eux alors qu’ils étaient sur le point de contrôler leur identité. Ils indiquaient avoir alors sommé ces personnes de cesser leurs agissements, d’abord verbalement puis par des tirs. Ils ajoutaient qu’une des personnes, en tirant sur eux, avait pris la fuite et que les trois autres, refusant d’obtempérer avaient continué à tirer sur eux. Ils précisaient ensuite qu’un des individus, Ö.T., avait été tué et que les deux autres, Ş.Y. et le requérant – lequel était en possession d’une fausse carte d’identité d’après eux –, avaient été blessés lors de la fusillade. Ils déclaraient que ces deux individus, qui scandaient des slogans, avaient été arrêtés en usant de la force.

Par ailleurs, dans le même procès-verbal, il était précisé que deux pistolets, trois chargeurs et de nombreuses douilles, ainsi que trois cagoules et une paire de gants avaient été trouvés sur les lieux.

8. Aux environs de 3 h 30 du matin, une équipe de police se rendit sur les lieux de l’incident afin de recueillir des preuves. Elle procéda également à des prélèvements sur les mains de Ö.T., de Ş.Y. et du requérant. Les policiers établirent également un croquis localisant les éléments de preuve recueillis sur les lieux.

9. Le même jour, le requérant fit l’objet de deux examens médicaux. Les médecins légistes constatèrent une blessure de 4 cm sur son oreille droite.

10. A cette même date, deux rapports d’expertise furent versés au dossier. Le premier rapport faisait état de ce qu’un des pistolets retrouvé sur les lieux, de marque Star et de calibre 9, ainsi que les trois chargeurs ne portaient pas d’empreintes digitales susceptibles d’être analysées. S’agissant des prélèvements faits sur les mains de Ö.T., de Ş.Y. et du requérant, le deuxième rapport attestait de l’absence de résidus de tir ; il précisait également qu’il était possible de ne pas retrouver trace de tels résidus lorsque le tireur portait des gants.

11. Le 13 décembre 2000, le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Istanbul établit un rapport d’expertise. Il en ressortait qu’une douille et une balle provenaient du pistolet appartenant au requérant, que sept douilles et deux balles provenaient du pistolet Star, que vingt-six douilles provenaient des armes des policiers, et que quatre douilles et une balle ne provenaient d’aucune arme saisie sur les lieux.

12. Le 14 décembre 2000, la police recueillit la déposition du requérant, lequel avoua être membre d’une organisation illégale armée et avoir tiré sur les policiers lors de l’incident du 10 décembre 2000.

13. Le 16 décembre 2000, le requérant fut de nouveau entendu par les policiers. Dans sa déclaration, il confirmait avoir tiré sur les policiers lors de l’incident. Une visite des lieux fut également effectuée en présence du requérant et des policiers. A la fin de cette visite, un croquis simple fut dressé.

14. Le 17 décembre 2000, le requérant fut réexaminé par le médecin légiste de l’institut médicolégal de Fatih. Dans son rapport, ce dernier indiqua que la blessure à l’oreille du requérant avait été causée par une balle, qu’elle ne présentait pas de danger pour sa vie et qu’elle nécessitait un arrêt de sept jours. Par ailleurs, il précisa que le requérant ne présentait aucune trace de violence sur son corps.

15. Le même jour, la déposition du requérant fut recueillie par le procureur de la République. L’intéressé confirma partiellement ses déclarations faites à la police le 14 décembre 2000 et déclara qu’un affrontement armé avait eu lieu entre les policiers et les trois autres suspects. Par ailleurs, il indiqua s’être muni d’un revolver de marque Star de calibre 9 lors de l’incident, ajoutant toutefois ne pas avoir utilisé cette arme.

16. A cette même date, le juge près la cour de sûreté d’Istanbul entendit le requérant. Ce dernier confirma ses déclarations faites au procureur. En outre, il revint sur sa déposition faite à la police, la niant partiellement, et il affirma notamment avoir été soumis à des actes de torture aux fins d’obtenir des aveux. Le juge ordonna le placement en détention du requérant.

17. Le 10 janvier 2001, une autopsie fut pratiquée sur le corps de Ö.T. Le rapport d’autopsie mentionnait la présence des orifices d’entrée et de sortie d’une balle dans la tête du défunt, ainsi que de deux orifices d’entrée et de sortie sur son corps. Il concluait que la mort était due à une hémorragie cérébrale causée par l’impact d’une balle reçue à la tête et tirée à longue distance.

18. Au cours de l’année 2001, le procureur de la République entendit les policiers impliqués dans l’incident, à savoir A.M., N.D. et O.K. le 3 janvier, S.K. et M.Y. le 10 janvier, Seyfettin K. le 12 janvier, C.D. et G.K. le 15 janvier, Sabri K. le 21 janvier, K.K. le 26 janvier, Hüseyin Y. le 21 février, Halil Y. le 18 mai et N.O. le 8 octobre. Les policiers confirmèrent le procès-verbal de l’incident (paragraphe 7 ci-dessus). En outre, Hüseyin Y. déclara avoir tiré une fois en l’air, et K.K., C.K., A.M., M.Y., Seyfettin K. et N.D. affirmèrent avoir riposté aux tirs.

B. Procédure pénale engagée contre les policiers

19. Par un acte d’accusation du 24 novembre 2001, le procureur de la République de Beyoğlu engagea une action pénale contre les treize fonctionnaires de police susmentionnés, leur reprochant d’avoir causé la mort d’une personne et d’en avoir blessé deux autres, dont le requérant. Il requit leur condamnation en vertu des articles 49, 448 et 463 du code pénal.

20. Le 5 février 2002, le requérant présenta une demande de constitution de partie intervenante à la procédure pénale, laquelle fut accueillie.

21. Le 10 avril 2002, un rapport d’expertise fut versé au dossier. Ce rapport confirmait les conclusions des rapports déjà versés au dossier (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

22. Lors de l’audience du 27 avril 2004, trois témoins furent entendus. Ils déclarèrent ne pas avoir assisté à l’incident.

23. Lors de l’audience du 11 novembre 2004, le témoin D.U. fut entendu. Il déclara ne pas avoir vu d’affrontement armé.

24. Lors de la procédure devant la cour d’assises, un rapport d’expertise, présenté sur un cédérom et une cassette vidéo et contenant l’enregistrement audio et vidéo réalisé par la police sur les lieux de l’incident, fut versé au dossier. Il en ressortait que ces enregistrements n’apportaient aucun élément complémentaire susceptible d’éclaircir les faits. Par ailleurs, un rapport d’expertise établi en février 2007 et portant sur l’analyse des vêtements de Ö.T. fut versé au dossier. Il en ressortait que, même si le tir ayant causé la mort de Ö.T. n’avait pas été à bout portant, il n’était pas possible d’en établir la distance exacte.

25. Lors des audiences du 11 novembre 2004, des 14 février et 24 mai 2005 et du 25 décembre 2007, le requérant demanda qu’une reconstitution des faits en sa présence soit effectuée sur les lieux de l’incident. Le procureur s’opposa à cette demande, au motif qu’une telle reconstitution ne pouvait être utile compte tenu du délai écoulé depuis l’incident. Le tribunal rejeta cette demande lors de l’audience du 25 décembre 2007.

26. Lors de l’audience du 10 juin 2008, le requérant réitéra sa demande de reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. Cette demande fut de nouveau rejetée.

27. Entre 2001 et 2012, la cour d’assises tint au total 30 audiences. Au cours de celles-ci, nombre d’entre elles furent reportées en raison de l’absence des avocats des accusés, en particulier pour entendre l’accusé A.M. Ce dernier ne put être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010.

28. Par un arrêt du 24 mai 2012, la cour d’assises décida de dispenser les accusés de sanction pénale en application de l’article 223 § 3 b) du code de procédure pénale, considérant qu’il y avait eu légitime défense. Elle tint pour établi que, lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été ouverts contre les policiers, présents sur les lieux pour accomplir leur devoir, et elle conclut que l’usage d’une arme à feu par les fonctionnaires de police était légitime au regard du droit national. Pour aboutir à cette conclusion, elle prit notamment en compte les résultats de l’enquête. Elle se fonda en particulier sur les croquis des lieux et les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des victimes et des accusés, ainsi que sur les rapports d’expertises.

29. Le 29 mai 2012, le requérant se pourvut en cassation.

30. À ce jour, la procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation.

C. Autres procédures engagées

31. Entre-temps, une enquête administrative fut menée au sujet de l’incident du 10 décembre 2000 et elle se conclut par un non-lieu. En outre, le 1er juillet 2002, A.M. fut exclu de la police à l’issue d’une procédure disciplinaire concernant une infraction commise le 14 août 2001.

32. De plus, le 16 décembre 2002, le procureur de la République de Fatih rendit, en l’absence de preuves suffisantes, une ordonnance de non-lieu à l’égard de trois policiers quant aux allégations de mauvais traitements infligés au requérant. Celui-ci ne forma aucune opposition contre cette décision.

33. Par ailleurs, il ressort du dossier qu’une action pénale fut engagée contre le requérant devant la cour de sûreté d’Istanbul.

34. Lors de l’audience tenue le 18 juin 2001 devant cette juridiction, le requérant fut entendu. Il déclara s’être muni d’un pistolet lors de l’incident du 10 décembre 2000, affirmant toutefois ne pas l’avoir utilisé, et il soutint également que ses amis ne portaient pas d’arme. Il ajouta que, lors de son arrestation, un policier avait pris son arme et avait tiré en l’air. En outre, il déclara avoir été soumis à des actes de torture lors de sa garde à vue et il rejeta partiellement les déclarations qu’il avait faites au procureur et au juge le 17 décembre 2000.

35. Le 7 avril 2004, le requérant fut déclaré coupable d’atteinte à l’intégrité de l’Etat. Ce jugement fut confirmé le 14 avril 2005 par la Cour de cassation.

EN DROIT

I. RECEVABILITÉ

A. Sur l’usage de la force lors de l’arrestation du requérant ainsi que sur l’efficacité et la durée de l’enquête

36. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de l’usage d’une force excessive lors de son arrestation. Sur ce point, il affirme, en se référant aux rapports d’expertise du 10 décembre 2000, n’avoir pas fait usage d’une arme à feu contre les policiers, lesquels en revanche auraient tiré sur lui avec l’intention de le tuer.

Il soutient par ailleurs que l’enquête menée à ce sujet ne répond pas aux exigences procédurales de l’article 3 de la Convention. Il affirme en outre que la durée de la procédure pénale engagée contre les policiers a dépassé le délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 de la Convention. Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint enfin de n’avoir pas disposé d’un recours effectif en droit interne pour faire valoir ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention.

37. La Cour observe d’emblée que, lors de la communication de la requête, elle a posé au Gouvernement la question de savoir si le droit à la vie du requérant, consacré par l’article 2 de la Convention, avait été violé en l’espèce. Dans ses observations, le Gouvernement n’a pas excipé de la non-applicabilité de cette disposition à la présente affaire. Par ailleurs, la Cour rappelle s’être déjà penchée sur des griefs énoncés sur le terrain des articles 2 et/ou 3 de la Convention dans des situations où – comme en l’espèce – les victimes alléguées n’étaient pas décédées des suites des comportements incriminés. À cet égard, elle renvoie à sa jurisprudence bien établie en la matière (Makaratzis c. Grèce [GC], no [50385/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2250385/99%22%5D%7D), §§ 49 et 50, CEDH 2004‑XI).

38. En outre, la Cour relève que nul ne conteste que les policiers se sont servis de leurs armes lors de l’incident afin d’appréhender les suspects, que cette intervention a causé la mort d’un des suspects et qu’elle a occasionné au requérant une blessure à l’oreille. Même si, comme l’affirme le Gouvernement, cette blessure n’était pas d’une gravité extrême, la Cour considère toutefois que l’intéressé a été victime d’une conduite qui, par sa nature, a mis sa vie en danger, quand bien même il a finalement survécu à sa blessure. À cet égard, elle observe que la balle a touché un organe de la tête, et elle rappelle qu’elle a déjà eu à connaître de situations comparables dans lesquelles elle a jugé que des blessures similaires à celle de la présente espèce s’avéraient suffisamment sévères pour tomber sous le coup de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Anthony Lloyd Green c. Royaume-Uni (déc.), no 28079/04, 19 mai 2005). Enfin, il ressort des éléments présentés à la Cour que les policiers ont utilisé leurs armes dans le but de procéder à l’arrestation des suspects, dont le requérant ; il s’agit là d’un des cas, énumérés au second paragraphe de l’article 2 de la Convention, dans lesquels le recours à une force meurtrière ou potentiellement meurtrière peut être légitime.

39. En conclusion, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention à la présente affaire. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle examinera ainsi les griefs du requérant sur le terrain de cette disposition.

40. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur les allégations de mauvais traitements

41. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant reproche aux fonctionnaires de police de lui avoir infligé des mauvais traitements lors de sa garde à vue. Il dénonce également le caractère ineffectif de l’enquête.

42. La Cour observe d’emblée que, selon le rapport médical soumis par le requérant, celui-ci ne présentait aucune trace de violence sur son corps (paragraphe 14 ci-dessus). Par ailleurs, elle note que le parquet, ayant mené une enquête au sujet des allégations de l’intéressé, a adopté un non-lieu (paragraphe 32 ci-dessus). Elle relève également que le requérant, qui n’a pas contesté ce non-lieu devant le président de la cour d’assises, n’a fourni aucun élément permettant de remettre en cause la conclusion du parquet. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

43. Le requérant se plaint de l’usage d’une force excessive lors de son arrestation. À ce titre, il affirme n’avoir pas fait usage d’une arme à feu contre les policiers, lesquels en revanche auraient tiré sur lui avec l’intention de le tuer. Il dénonce par ailleurs le manque d’efficacité et de célérité de la procédure pénale engagée contre les policiers.

L’article 2 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

44. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

1. Sur l’usage de la force lors de l’arrestation du requérant

45. En l’espèce, la Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier et des observations présentées par les parties. Elle rappelle que, pour apprécier ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », et qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Seyhan c. Turquie, no 33384/96, § 77, 2 novembre 2004).

Cependant, eu égard à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour rappelle qu’elle doit se montrer prudente quant à assumer le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (McKerr c. Royaume Uni (déc.), no [28883/95](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2228883/95%22%5D%7D), 4 avril 2000).

En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes auxquelles il convient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, qui demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments portés à sa connaissance, elle doit normalement disposer de données convaincantes susceptibles de l’amener à s’écarter des constatations de fait des juges nationaux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269).

46. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant affirme, en se référant aux rapports d’expertise du 10 décembre 2000, n’avoir pas fait usage d’une arme à feu contre les policiers, lesquels ont en revanche, d’après lui, tiré sur lui avec l’intention de le tuer.

47. La Cour constate qu’en l’espèce, dans son arrêt du 24 mai 2012, la cour d’assises a tenu pour établi que, lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été ouverts contre les policiers présents sur les lieux pour accomplir leur devoir et que cette juridiction a conclu que l’usage d’une arme à feu par les fonctionnaires de police était légitime au regard du droit national. Elle relève que, pour aboutir à cette conclusion, la cour d’assises s’est fondée notamment sur les croquis des lieux et les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des accusés et des victimes, ainsi que sur les rapports d’expertises. À cet égard, pour la Cour, il est fondamental que la cour d’assises ait tenu pour établi que les premiers coups de feu avaient été tirés par les suspects et que les policiers avaient ainsi réagi en état de légitime défense (voir, dans le même sens, Perk c. Turquie, no 50739/99, § 66, 28 mars 2006).

48. Par ailleurs, la Cour observe que, même si le requérant, se référant aux rapports d’expertise du 10 décembre 2000, soutient ne pas avoir utilisé son arme, il ressort du rapport d’expertise établi le 13 décembre 2000 par le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté d’Istanbul qu’une douille et une balle provenaient du pistolet appartenant au requérant (paragraphe 11 ci-dessus). En outre, à aucun moment de la procédure, l’intéressé n’a nié s’être muni de cette arme lors de l’incident (paragraphes 15, 16 et 34 ci-dessus), même s’il a soutenu devant la cour d’assises qu’elle avait été utilisée par un policier. Au demeurant, cet argument n’a pas été retenu par la cour d’assises. À cet égard, la Cour estime que cette juridiction avait entendu divers témoins ainsi que le requérant et qu’elle était à même d’évaluer le degré de crédibilité de leurs déclarations respectives. De plus, devant la Cour, le requérant n’a fourni aucun élément de nature à remettre en cause les constats de cette juridiction ou à étayer ses allégations.

49. Par conséquent, la Cour considère qu’elle ne dispose d’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constatations de fait opérées par les juges de la cour d’assises (comparer avec notamment, mutatis mutandis, Tarkan Yavaş c. Turquie, no 58210/08, 18 septembre 2012, et également avec Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, 17 septembre 2013, voir aussi, entre plusieurs autres, Fırat Can c. Turquie, no 6644/08, 24 mai 2011).

50. La Cour estime dès lors que l’usage de la force dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, « effectuer une arrestation régulière ». Partant, il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention à cet égard.

2. Sur l’effectivité de l’enquête

51. Dans la présente affaire, la Cour note que les autorités ont bien mené une enquête. En effet, la police d’Istanbul a ouvert une enquête immédiatement après l’incident et plusieurs mesures ont été prises pour préserver les moyens de preuve sur les lieux. Ainsi, des preuves matérielles ont été recueillies, des croquis ont été dressés et des prélèvements sur les mains des suspects ont été réalisés. De plus, une procédure pénale, toujours pendante devant la Cour de cassation, a été engagée contre les policiers impliqués dans l’incident.

52. Le requérant reproche aux autorités nationales de ne pas avoir réalisé une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. En outre, selon lui, la procédure pénale engagée contre les policiers n’était ni prompte ni suffisamment rapide puisqu’elle a commencé le 24 novembre 2001 et que la cour d’assises a rendu son arrêt le 24 mai 2012 – soit onze ans et demi après les faits –, de nombreux ajournements ayant été prononcés en vue d’entendre l’accusé A.M.

53. S’agissant de l’absence d’une reconstitution des faits, la Cour souligne que, dans l’affaire Abik c. Turquie (no [34783/07](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2234783/07%22%5D%7D), § 49, 16 juillet 2013), elle a considéré qu’un tel acte d’enquête présentait une importance cruciale, dans la mesure où il permet à l’enquêteur ou aux juges d’élaborer les scénarios possibles quant au déroulement des faits et d’apprécier la crédibilité des déclarations des suspects. Toutefois, la présente espèce diffère sensiblement de l’affaire exposée ci-dessus. En effet, dans l’arrêt Abik précité, la Cour a conclu que les faits de la cause n’étaient pas suffisamment établis sur le plan interne, étant donné que l’auteur d’un tir mortel n’avait pas été identifié et qu’un des policiers avait déclaré avoir vu les ombres de deux personnes derrière une voiture. Or, en l’espèce, les versions des parties ne sont pas radicalement opposées quant au déroulement des faits, le principal point litigieux étant la question de savoir si le requérant avait utilisé ou non son arme. En outre, un croquis des lieux avait été dressé à la suite d’une visite des lieux réalisée lors de la détention du requérant et en sa présence (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour estime qu’il eût été préférable que cet acte d’investigation fût réalisé en présence du procureur et de l’avocat du requérant. Toutefois, il ressort du dossier que l’intéressé n’a pas contesté cet élément devant les juridictions internes et qu’il a présenté pour la première fois une demande de reconstitution des faits lors de l’audience du 11 novembre 2004, c’est-à-dire environ quatre ans après l’incident. À cet égard, la Cour note que le procureur, considérant qu’une telle requête ne pouvait être utile compte tenu du délai écoulé entre l’incident et la demande en question, s’était opposé à cette demande (paragraphe 25 ci-dessus). Par conséquent et au vu des pièces du dossier dont elle dispose, la Cour n’est pas convaincue que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits ait empêché sérieusement les autorités nationales d’établir les principaux faits de la cause.

54. S’agissant de l’allégation du requérant portant sur la célérité de la procédure engagée contre les policiers, la Cour remarque d’emblée la durée excessive de la procédure déclenchée à la suite de l’enquête : environ onze ans et demi après les faits, le 24 mai 2012, la cour d’assises a rendu son arrêt et, treize ans après les faits, cette procédure demeure toujours pendante devant la Cour de cassation.

À cet égard, la Cour observe que le 24 novembre 2001, soit un an après le dépôt d’une plainte, le parquet d’Istanbul a engagé une action pénale contre les policiers. Au cours de la procédure devant la première instance, elle relève que la cour d’assises ne semble pas avoir été particulièrement active, dans la mesure où elle a tenu au total 30 audiences, c’est-à-dire en moyen moins de trois par an. Par ailleurs, elle note que de nombreuses audiences ont été reportées à cause de l’absence des avocats des accusés et en particulier pour entendre l’un d’entre eux, à savoir A.M. Ce dernier n’a pu être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010, soit environ neuf ans et demi après les faits.

La Cour observe également que le Gouvernement ne soutient pas que le requérant a contribué au retard allégué.

55. En conséquence, compte tenu du retard très important dans la conduite de la procédure devant les juridictions internes – laquelle est toujours pendante –, la Cour estime que les autorités turques n’ont pas agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Il y a donc eu violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention à ce titre.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

57. Le requérant réclame 90 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande également 7 735 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il fournit les copies d’un contrat d’assistance judiciaire et d’une quittance attestant du paiement de 2 484 EUR, dont 1 000 EUR pour la procédure devant la cour d’assises et 1 484 EUR pour celle devant la Cour, ainsi que des factures relatives à des traductions.

58. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

59. La Cour considère que la durée de la procédure et la manière dont elle a été menée ont certainement engendré en la personne du requérant une souffrance morale que le simple constat de violation de la Convention ne saurait suffisamment compenser. Par conséquent, la Cour décide en équité de lui allouer 6 000 EUR pour dommage moral. Par ailleurs, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.

60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Déclare, à la majorité, la requête irrecevable pour le surplus ;

4. Dit, par 4 voix contre 3, qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente du juge Sajo ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Vučinič, Pinto de albuquerque et Kūris.

G.R.A
S.H.N

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

À mon sens, les blessures subies en l’espèce n’imposent pas un examen sous l’angle de l’article 2. J’estime toutefois qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural en raison du manque de célérité de la procédure engagée contre les policiers.

Le requérant lui-même a considéré que la blessure subie relevait de l’article 3. La Cour a posé ex officio au Gouvernement la question de savoir si le droit à la vie du requérant, consacré par l’article 2 de la Convention, avait été violé en l’espèce (paragraphe 37). Le Gouvernement a contesté en substance au paragraphe 20 de ses observations qu’il y avait eu violation de cette disposition. La Cour estime que la blessure du requérant ne présentait pas une gravité extrême, mais que celui-ci a été victime d’une conduite qui, par sa nature même, a mis sa vie en danger, même s’il a finalement survécu à la blessure causée par l’une des balles tirées par les policiers. À cet égard, la Cour s’est référée à la décision Anthony Lloyd Green c. Royaume-Uni (no 28079/04, 19 mai 2005). Dans cette affaire, une voiture de police avait délibérément heurté le requérant. Pour conclure à l’applicabilité de l’article 2 dans cette décision, la Cour avait considéré (avec pertinence) la gravité de la blessure (fracture du fémur) et la qualification en droit interne de l’acte de la police (homicide). Aucun de ces éléments n’est présent en l’espèce.

J’ai déjà eu l’occasion de faire part de mes préoccupations concernant l’extension du principe dégagé dans l’affaire Makaratzis (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 49, CEDH 2004‑XI, Alkın c. Turquie, no 75588/01, § 29, 13 octobre 2009) dans Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, 12 avril 2011 (opinion dissidente commune aux juges Jočienė, Sajó et Raimondi).

À ma connaissance, la blessure en cause en l’espèce est la plus légère qui n’ait jamais relevé de l’article 2. La Cour a sans doute présumé qu’une balle ayant frôlé la tête aurait pu pénétrer dans la tête. J’ai de sérieux doutes concernant cette logique. Quoi qu’il en soit, ce qui importe du point de vue des droits de l’homme, c’est le comportement des autorités. Il est vrai que l’absence d’intention de tuer est sans incidence sur l’applicabilité de l’article 2 (Makaratzis, précité, § 55). Toutefois, l’intention ou le but sous-jacents à l’usage de la force peuvent, parmi d’autres éléments, être pertinents (Makaratzis, précité, § 51). En l’espèce, la Cour partage le point de vue de la juridiction nationale, considérant qu’il y a eu légitime défense. Par conséquent, les tirs et la blessure légère infligée ne font pas relever l’affaire de l’obligation de protéger la vie (voir également l’article 2 § 2 a) de la Convention).

Dès lors que la majorité conclut que la requête est recevable sous l’angle de l’article 2, j’admets qu’il y a eu violation de cette disposition sous le volet procédural. Que ce soit au regard de l’article 2 ou de l’article 3 – les autorités n’ont pas satisfait à leurs obligations.

Je tiens à ajouter une observation sur la recevabilité. Il est vrai que l’affaire est toujours pendante devant la Cour de cassation. Toutefois, l’incident remonte à décembre 2000. Il est peu probable que le principe de subsidiarité soit applicable en pareil cas ; le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception d’irrecevabilité. L’arrêt se fonde sur les conclusions du tribunal de première instance quant aux faits et à l’appréciation de la légitime défense. Cela ne saurait être interprété d’une façon qui soit préjudiciable à la procédure pendante, les autorités nationales pouvant au bout du compte parvenir à une conclusion différente. Le constat de la Cour signifie seulement que les faits, tels qu’ils ont été présentés par le Gouvernement (sur la base des conclusions émergeant de la procédure nationale) sont suffisants en ce qui concerne la charge de la preuve : au stade actuel, les faits soumis à la Cour ne sont pas suffisants pour constater une violation des articles 2 ou 3 sous le volet matériel.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES VUČINIČ, PINTO DE ALBUQUERQUE ET KŪRIS

(Traduction)

1. Avec la majorité, nous avons conclu à la violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») à raison de la durée excessive de la procédure dirigée contre les policiers. Nous souscrivons par ailleurs à l’irrecevabilité du grief tiré de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les mauvais traitements qui auraient été infligés au requérant par les policiers. Toutefois, nous ne pouvons nous rallier à la majorité sur les autres griefs, notamment le recours excessif à la force durant la détention initiale de l’intéressé et l’ineffectivité de l’enquête, compte tenu de l’absence d’une reconstitution des faits

2. Le requérant a été impliqué dans un incident avec des policiers au cours duquel une personne a été tuée et deux autres, dont le requérant, ont été blessées par les balles tirées par la police. On n’a relevé les empreintes du requérant sur aucune des armes utilisées au cours de l’incident ni trouvé de poudre de balles sur ses mains. Une balle de son arme a été retrouvée sur les lieux, mais le requérant nie avoir utilisé cette arme. En fait, il avait avoué à la police avoir tiré sur les policiers, mais il s’est par la suite rétracté devant le procureur et le juge. Après avoir entendu les témoins et les policiers accusés et apprécié les expertises versées au dossier, le tribunal de première instance a conclu que les policiers avaient agi en état de légitime défense sans pour autant les acquitter. Il a dispensé les accusés de peine, en application de l’article 223 § 3 b) du code de procédure pénale turc (« si l’infraction reprochée a été commise conformément à un ordre illégal mais contraignant ou dans des conditions de nécessité absolue ou bien sous l’effet de la violence ou de la menace (...) l’accusé est dispensé de peine au motif qu’il n’était pas fautif (...) »).

3. Le requérant s’est pourvu en cassation en soulevant les moyens suivants : il n’y avait eu aucune reconstitution des événements sur les lieux du crime, la police avait agi pour tuer le requérant et non pour l’arrêter, la force utilisée n’était pas proportionnée, l’enquête avait été conduite par les policiers qui avaient falsifié des éléments de preuve, et le requérant avait été soumis à diverses formes de mauvais traitements au moment de son arrestation. En d’autres termes, les questions essentielles de l’usage d’une force excessive et de la légitime défense demeurent controversées au niveau national. En outre, pour le moment, l’affaire est pendante devant la Cour de cassation qui peut encore annuler la décision de la juridiction de première instance et ordonner un nouveau jugement en ce qui concerne la responsabilité pénale des policiers.

4. Dans ces conditions, la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») ne doit pas anticiper sur le jugement définitif de la Cour de cassation turque. Le principe de subsidiarité se trouverait sinon enfreint. Une question concernant l’existence de recours internes relativement aux griefs soulevés par le requérant sur le terrain de l’article 2 de la Convention a été posée aux parties, lesquelles ont abordé en substance les différentes façons possibles de les redresser dans le cadre de la procédure pénale pendante et en dehors de celle-ci. Au cœur de la présente affaire se trouvent, au stade actuel, les griefs pendants tirés des articles 2 et 3 de la Convention, la Cour de cassation ayant été invitée à examiner ces mêmes griefs et ne l’ayant pas encore fait. Toute déclaration de la Cour sur ces griefs serait prématurée et, pire encore, non suffisamment fondée, compte tenu des doutes qui subsistent au sujet des diverses versions des faits et des moyens de preuve invoqués par la juridiction de première instance. Il n’est toujours pas définitivement établi qui a commencé à tirer, quand et pourquoi, et s’il y a eu des tirs en réponse. Outre ces doutes concernant les faits, la base légale du jugement de première instance pose aussi problème en ce que le tribunal se fonde à la fois sur l’argument tiré de l’article 25 du code pénal et sur celui de la « nécessité absolue » tiré de l’article 223 § 3 b) du code de procédure pénale turc pour le même défendeur dans la même affaire. Ces dispositions sont difficilement compatibles : les policiers ont agi soit en état de légitime défense soit en situation de nécessité absolue, mais il est difficile de concevoir comment ils auraient pu agir dans les deux situations à la fois à l’égard du requérant. En outre, il n’est pas exclu – en fait il est très vraisemblable eu égard à ces problèmes factuels et juridiques soulevés par le jugement du tribunal de première instance – que la Cour de cassation considère que les policiers n’ont agi en vertu d’aucun des moyens invoqués, à savoir la légitime défense et la nécessité absolue, et qu’elle casse le jugement attaqué.

5. La seule chose que la Cour peut reprocher aux autorités nationales, c’est la durée excessive de la procédure à ce jour. La Cour n’est pas en position de se substituer aux tribunaux nationaux et de parvenir à un constat sur la question de la légitime défense fondé sur des faits incertains et contestés qui n’ont pas encore été établis par une décision définitive des juridictions pénales compétentes. Il en est de même pour toute lacune de la procédure pénale menée jusqu’ici, par exemple l’absence d’une reconstitution des faits. Dès lors, nous ne sommes pas en mesure d’apprécier correctement si et comment la Turquie a observé ou n’a pas observé ses engagements au regard de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Ce n’est qu’après que le jugement définitif aura été rendu au niveau national que la Cour pourra examiner la violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention, dans le cas où les griefs ne seraient pas redressés par la juridiction turque compétente. Subsidiarité oblige.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-140764
Date de la décision : 28/01/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : CAMEKAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ERTEKIN F. N. ; ÖZTÜRK K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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