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03/10/2013 | CEDH | N°001-126537

CEDH | CEDH, AFFAIRE YURIY ILLARIONOVICH SHCHOKIN c. UKRAINE, 2013, 001-126537


CINQUIEME SECTION

AFFAIRE YURIY ILLARIONOVICH SHCHOKIN c. UKRAINE

(Requête no 4299/03)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2013

DÉFINITIF

03/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yuriy Illarionovich Shchokin c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,


Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré ...

CINQUIEME SECTION

AFFAIRE YURIY ILLARIONOVICH SHCHOKIN c. UKRAINE

(Requête no 4299/03)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2013

DÉFINITIF

03/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yuriy Illarionovich Shchokin c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4299/03) dirigée contre l’Ukraine, dont un ressortissant, M. Yuriy Illarionovich Shchokin (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 janvier 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») a été représenté, en dernier lieu, par son agent, M. N. Kultchytskyy, du ministère de la Justice.

3. Invoquant les articles 2, 3 et 6 de la Convention, le requérant se plaint du fait que son fils est mort à la suite de tortures qui lui ont été infligées, alors qu’il était détenu au sein d’une colonie correctionnelle, sans que tous les auteurs de ces actes aient été retrouvés et jugés et alors qu’aucune enquête sérieuse n’a été menée sur ces faits. Il se plaint également de ne pas avoir pu engager la responsabilité de la colonie et de l’État ukrainien, lesquels n’ont pas assuré la protection de son fils.

4. Le 13 mars 2006, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1940 et réside à Tokmak.

6. Par un jugement du tribunal de Tokmak du 8 octobre 1998, partiellement confirmé par un arrêt de la cour régionale de Zaporijjia du 11 novembre 1998, le fils du requérant, Shchokin Oleg (ci-après S.O.) fut déclaré coupable d’extorsion avec violence et condamné à la confiscation d’un quart de ses biens, ainsi qu’à une peine d’emprisonnement de trois ans.

7. S.O. fut transféré dans une colonie correctionnelle de haute sécurité, la colonie nº 20 à Vilnyansk (ci-après « la colonie »), pour purger sa peine.

8. Le 3 octobre 2000, il s’enfuit de la colonie.

9. Le 17 octobre 2000, il fut retrouvé et appréhendé par les agents du département régional de l’exécution des peines.

10. Il résulte des faits tels que décrits par les juridictions internes que, le 18 octobre 2000, S.O. fut ramené à la colonie, isolé du reste des prisonniers et placé dans un bureau de garde sous la surveillance de l’inspecteur S.A., lequel le menotta et l’attacha à un radiateur.

11. Par la suite et pendant une longue période, l’inspecteur S.A. et sept prisonniers, assenèrent à S.O. de très nombreux coups, qui entraînèrent de multiples traumatismes, fractures et hémorragies internes chez ce dernier. En outre deux prisonniers le violèrent.

12. Les 18 et 19 octobre 2000, les prisonniers et le personnel pénitentiaire donnèrent des explications sur les faits. Les prisonniers S.D., S.S., P.N., M.A., et B.V. avouèrent avoir battu S.O. en présence de l’inspecteur S.A. et l’avoir agressé sexuellement après l’avoir emmené aux toilettes.

13. L’inspecteur S.A. fit valoir que S.O. avait été battu hors sa présence. Il soutint qu’il avait à deux reprises empêché des prisonniers de battre S.O., lequel se trouvait avec lui dans le bureau de garde. Il expliqua en outre avoir laissé des prisonniers, MM. B.V., S.S. et M.A., accompagner S.O. aux toilettes, mais avoir également constaté qu’ils y étaient restés environ vingt minutes, sans savoir ce qu’ils y faisaient.

14. Le 19 octobre 2000, S. O. décéda de ses blessures dans le Centre régional de la médecine d’urgence.

15. Le 20 octobre 2000, le parquet de Zaporijjia ouvrit une enquête pour violences graves ayant entraîné la mort de S.O.

16. En octobre et novembre 2000, les prisonniers furent interrogés. Ils soutinrent que l’inspecteur S.A. avait participé aux violences infligées à S.O.

17. Le 15 décembre 2000, le requérant intenta une action civile contre l’administration de la colonie, à laquelle il reprochait d’avoir été négligente et d’avoir ainsi laissé son fils se faire torturer.

18. Le 27 février 2001, le parquet ouvrit une seconde procédure à l’encontre l’inspecteur S.A., ainsi que des prisonniers B.V., B.A., P.N et S.D. pour des faits d’ « hooliganisme malveillant ». Elle fut jointe à la procédure initiale.

19. A une date et dans des circonstances non spécifiées, l’inspecteur S.A. s’enfuit.

20. Le 22 mars 2001, le parquet décida de poursuivre l’inspecteur S.A. Le 23 mars 2001, un avis de recherche fut lancé à son encontre. Selon le Gouvernement, ses proches furent interrogés et son courrier fut intercepté.

21. Le 13 avril 2001, l’enquêteur décida de suspendre les poursuites pénales contre l’inspecteur S.A., jusqu’à ce que celui-ci soit retrouvé. Il résulta des investigations que ce dernier avait participé aux violences sur S.O. et avait activement aidé les prisonniers S.D. et M.A. à commettre des abus sexuels sur lui.

22. Par un jugement du 6 juin 2001, après avoir qualifié de tortures le traitement infligé au fils du requérant, le tribunal de Vilnyansk reconnut les sept prisonniers coupables de violences ayant entraîné des lésions corporelles graves et de hooliganisme et, pour deux d’entre eux, coupables de viol. Il les condamna aux peines d’emprisonnement suivantes : S.D. à 11 ans, B.V. à 10 ans, B.A., P.N., K.V. à 9 ans, M.A. à 4 ans et S.S. à 3 ans et 6 mois. Le tribunal les condamna en outre à payer au requérant, partie civile dans le procès, la somme de 30 000 UAH (environ 4 900 EUR) au titre de son dommage moral. La Cour ne dispose pas d’information sur l’exécution de ce paiement. Par ailleurs, le tribunal rejeta, sans l’examiner, l’action civile du requérant dirigée contre la colonie, au motif qu’une procédure pénale distincte avait été ouverte à l’encontre de l’inspecteur de la colonie en cause et que le requérant pourrait à nouveau se constituer partie civile dans le cadre de cette seconde procédure.

23. Le requérant demanda au parquet de Zaporijjia de déposer une plainte contre la colonie en son nom. Par une lettre du 13 décembre 2001, le parquet répondit qu’il n’y avait pas lieu de déposer de plainte contre la colonie.

24. Le 29 novembre 2001, le tribunal d’arrondissement de Leninski de Zaporijjia ordonna le placement en détention de l’inspecteur S.A.

25. Par un arrêt du 6 novembre 2002, la cour régionale de Zaporijjia confirma pour l’essentiel le jugement du 6 juin 2001. Elle indiqua dans sa décision que les prisonniers et un inspecteur de la colonie, que la cour dénomma « la personne ayant fait l’objet de poursuites séparées », avaient souhaité « punir » S.O., après que celui-ci eut tenté de s’évader. Ces personnes avaient asséné de nombreux coups qu’elle qualifia de supplices et de sévices d’une cruauté particulière. Les individus avaient commencé par asséner de très nombreux coups à S.O. à l’intérieur du bureau de garde, armés notamment d’une matraque. La juridiction releva que S.O. avait subi de très nombreuses blessures : de multiples traumatismes, fractures, lésions internes et externes, ainsi que plusieurs hémorragies internes importantes. La cour de Zaporijjia releva également que ces violences durèrent un certain temps, puis que l’inspecteur, accompagné de l’un des prisonniers, avait conduit S. O. dans la salle d’eau du foyer et l’enferma avec trois prisonniers, et ce à la demande de ces derniers. La cour indiqua ensuite que l’un des prisonniers viola S.O. pendant qu’un autre le tenait menotté. La cour ajouta que l’inspecteur mena ensuite S.O. aux toilettes du foyer, où celui-ci fut attaché et violé une seconde fois par des prisonniers. La cour conclut par le rappel du décès de S.O., du fait de ses lésions corporelles, le 19 octobre 2000.

26. Le 24 décembre 2002, le parquet régional de Zaporijjia informa par courrier le requérant que la recherche de l’inspecteur S.A. était toujours en cours et qu’il était impossible de terminer l’instruction dans son affaire pénale. Il précisa que des instructions avaient été adressées au directeur de la colonie afin d’accélérer les recherches.

27. Le 27 octobre 2003, le directeur de la colonie informa le requérant que l’inspecteur S.A. faisait l’objet d’une recherche par les agents de la colonie, qu’un avis officiel avait été lancé à cette fin et que l’affaire était sous contrôle du parquet régional. Il ajouta qu’une demande avait été formée auprès du département régional du ministère de l’Intérieur, afin de lancer un avis de recherche inter-régional. Le directeur de la colonie refusa de donner au requérant le nom et les coordonnées des agents chargés de retrouver S.A. au motif que cela était interdit par la loi.

28. La Cour ne dispose pas d’autres informations quant au développement de l’instruction dans l’affaire pénale diligentée à l’encontre de l’inspecteur S.A.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

29. Le requérant allègue une violation des articles 2 et 6 de la Convention en raison du décès de son fils, survenu alors que celui-ci était détenu, et en l’absence d’enquête effective subséquente. Toutefois, la Cour, qui est maîtresse de la qualification juridique des faits, considère, en l’espèce, qu’ils doivent être uniquement examinés sous l’angle de l’article 2 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi (...)»

A. Sur la recevabilité

30. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

31. Le requérant soutient que son fils a été torturé à mort, alors qu’il était placé sous le contrôle de l’inspecteur S.A. au sein de la colonie correctionnelle, lequel a en outre participé aux actes de torture. Il se plaint du fait que ce dernier n’a jamais été retrouvé ni jugé. Le requérant considère que les actes de torture dont a été victime son fils ont également été commis, avec la complicité de l’administration de la prison, en représailles du fait de son évasion. Il estime, en tout état de cause, que le fait que le décès de son fils soient survenues alors qu’il était emprisonné engage la responsabilité de l’administration pénitentiaire et de l’État. Il indique qu’il incombait à ce dernier de protéger la vie et la santé de son fils. Il ajoute qu’en l’espèce aucun fonctionnaire n’a jamais été poursuivi ni puni pour ces faits, imputés aux seuls prisonniers.

32. Le Gouvernement rappelle que son obligation positive de mener une enquête sur les circonstances de la mort d’une personne placée sous son autorité n’est pas une obligation de résultat, mais de moyen. Dans les circonstances de l’espèce, le Gouvernement considère avoir pris les mesures nécessaires pour établir les faits, retrouver et poursuivre les responsables de la mort du fils du requérant.

33. Le Gouvernement indique que des poursuites ont été engagées par le parquet régional de Zaporijjia contre l’inspecteur S.A. de la colonie et plusieurs autres personnes, du chef de violences graves ayant entraîné la mort. Il fait valoir qu’au total quarante personnes ont été interrogées, dont le personnel de la colonie et le personnel médical ; par ailleurs quatre rapports médico-légaux ont été rédigés, ainsi que des rapports de criminalistique. De même, environ trente-trois confrontations ont été réalisées en présence des personnes poursuivies et du personnel de la colonie correctionnelle. Il considère que les personnes responsables de la mort du fils du requérant ont été retrouvées et condamnées par le tribunal d’arrondissement de Vilnyansk.

34. Le Gouvernement soutient que les mesures nécessaires pour retrouver et poursuivre l’inspecteur S.A. ont été prises. Il indique que ce dernier est recherché depuis le 23 mars 2001. Ses proches ont été interrogés et que son courrier a été intercepté. L’inspecteur S.A. fait l’objet de poursuites pénales depuis le 22 mars 2001. Le 29 novembre 2001, le tribunal d’arrondissement de Zaporijjia a décidé de son placement en détention. Le 23 septembre 2002, les enquêteurs du bureau du Procureur ont, après avoir entrepris toutes les investigations possibles, pris la décision de suspendre la procédure, conformément aux articles 206 § 1 (1) et 207 du code de procédure pénale, jusqu’à la découverte de son lieu de résidence. Le Gouvernement en conclut que les autorités nationales ont entrepris des investigations effectives répondant aux exigences des articles 2 et 3 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le volet substantiel de l’article 2 de la Convention

35. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 impose aux Etats contractants l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement » ou par le biais d’un « recours à la force » disproportionné par rapport aux buts légitimes mentionnés aux alinéas a) à c) du second paragraphe de cette disposition, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, notamment, les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 36, et Keenan c. Royaume-Uni du 3 avril 2002, no 27229/95, § 89, CEDH 2001-III).

36. Les obligations des Etats contractants prennent une dimension particulière à l’égard des détenus, ceux-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des autorités : vu leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger. La Cour en a déduit, sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention, qu’il incombe à l’État de fournir une explication convaincante quant à l’origine de blessures survenues à l’occasion de toute privation de liberté, cette obligation étant particulièrement stricte lorsque la personne meurt (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII, Alboreo c. France, no 51019/08, § 90, 20 octobre 2011, et Ketreb c. France, no 38447/09, § 73, 19 juillet 2012,).

37. D’une manière générale, le seul fait qu’un individu décède dans des conditions suspectes, alors qu’il est privé de sa liberté, est de nature à poser une question quant au respect par l’État de son obligation de protéger le droit à la vie de cette personne (Slimani c. France, no 57671/00, § 27, CEDH 2004‑IX (extraits), et Taïs c. France, no 39922/03, § 83, 1er juin 2006).

38. En l’espèce, la Cour constate que le fils du requérant est décédé alors qu’il se trouvait détenu et sous le contrôle de l’État. La Cour considère que les circonstances de sa mort soulèvent des questions importantes quant à la protection de la sécurité des personnes détenues. La Cour rappelle qu’il résulte des faits, tels qu’établis par les juridictions nationales (paragraphes 22 et 25 ci-dessus), lesquels ne sont pas contestés par le Gouvernement, que le fils du requérant a fait l’objet de représailles pour s’être échappé de la colonie. Cette « punition » s’est déroulée au sein d’un établissement pénitentiaire de haute sécurité et a pris la forme d’actes particulièrement cruels, incluant des actes de violence sexuelle, ayant entraîné la mort de S.O. La Cour relève, plus précisément, que ces traitements ont été commis au sein d’un bureau de garde, ainsi que dans une salle d’eau et des toilettes, c’est-à-dire dans des lieux d’usage collectif et de passage au sein de l’établissement pénitentiaire. Ils ont par ailleurs été commis durant plusieurs heures sans interruption. En outre, l’enquête a révélé la probable implication d’un agent de l’État ayant pu jouer un rôle actif dans le déroulement des faits. La Cour considère qu’à l’évidence les autorités de l’État ont manqué à leur obligation de protéger la vie de S.O., lequel était placé sous leur contrôle et se trouvait dans une situation de particulière vulnérabilité du fait de sa détention et compte tenu du risque de représailles pesant sur lui à la suite de sa précédente évasion. Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut que l’État est responsable de la mort de S.O.

Partant, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel, en raison de la mort de S.O. alors qu’il était détenu.

b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

39. L’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige également de mener une forme d’enquête officielle et effective sur les circonstances dans lesquelles le décès s’est produit (voir, mutatis mutandis, Salman c. Turquie, précité, § 105, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil 1998‑I). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou des organes de l’État sont impliqués, de garantir l’obligation que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (Ülüfer c. Turquie, no23038/07, § 72, 5 juin 2012).

40. Les autorités doivent avoir pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour rassembler les éléments de preuve concernant le déroulement des faits. Si l’enquête présente des lacunes qui ne lui permettent pas d’établir la cause du décès ou d’identifier les responsables, qu’il s’agisse des auteurs directs du crime ou de ceux qui l’ont commandité ou organisé, elle risque de ne pas répondre à cette norme d’effectivité (Natchova et autres c. Bulgarie, précité, § 113, et Ramsahai et autres c. Pays-Bas, précité, § 324).

41. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998‑VI, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 80, 87 et 106, 8 juillet 1999), même s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière (voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 108-115, CEDH 2001‑III, et Avşar c. Turquie, no 25657/94, §§ 390-395, CEDH 2001‑VII).

42. En l’espèce, la Cour note que les autorités ukrainiennes ont ouvert une enquête immédiatement après les faits. Cette enquête a permis d’identifier un certain nombre de personnes impliquées dans les faits. Certaines d’entre elles ont par ailleurs été jugées, reconnues coupables et condamnées à des peines d’emprisonnement importantes, ainsi qu’au paiement d’une somme d’argent en indemnisation du dommage moral subi par le requérant (voir le paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, la Cour constate que cette enquête n’a pas permis d’établir les responsabilités au sein de l’établissement pénitentiaire en cause, notamment des agents qui sont, de par leur fonction, en charge de la surveillance et de la sécurité des prisonniers. La Cour relève en effet qu’aucune enquête sérieuse n’a été réalisée par les autorités ukrainiennes pour expliquer comment plusieurs personnes ont pu torturer et violer S.O., notamment sur une période de temps aussi longue, et ce dans des lieux à usage commun au sein de la colonie correctionnelle. Cette violation grave de l’obligation de sécurité n’a donné lieu à aucune reconnaissance de responsabilité de l’administration de la colonie et plus généralement de l’État ukrainien. La Cour relève à ce sujet que le requérant a invoqué cette responsabilité devant les autorités judiciaires (voir les paragraphes 17 et 23 ci-dessus), mais qu’aucune suite n’a été donnée à sa plainte. La Cour constate également que les autorités nationales ont limité leur examen à la seule responsabilité personnelle des auteurs des violences, sans que la responsabilité de l’État n’ait été discutée ni même évoquée.

43. Par ailleurs, l’un des agents de l’administration pénitentiaire, l’inspecteur S.A., dont la possible implication a été soulignée dès le début de l’enquête, a pris la fuite et n’a pas été retrouvé. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré que les mesures raisonnables et adaptées pour garantir la mise à disposition de ce dernier, pour les besoins de l’enquête, auprès de l’autorité judiciaire aient été prises. La Cour estime également que le Gouvernement n’a aucunement démontré l’existence d’une volonté, de la part des autorités, de retrouver effectivement S.A. ou, à tout le moins, de tout mettre en œuvre pour y parvenir. En effet, la décision d’arrêter S.A. n’a été prise qu’environ cinq mois après le début de l’enquête et l’établissement de sa possible participation aux faits (voir les paragraphes 12 et 20 ci-dessus). En outre, il semble que la recherche de ce dernier n’a été effectuée qu’au niveau régional (voir le paragraphe 27 ci-dessus).

44. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête sur les circonstances ayant entraîné la mort du fils du requérant n’a pas été menée par les autorités avec la diligence requise. Il y a donc également eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

45. Le requérant se plaint également d’une violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets substantiel et procédural. Ledit article se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

46. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

47. Le requérant se plaint également du fait que son fils a subi de nombreux actes de torture, particulièrement cruels, alors qu’il était détenu, sans qu’aucun agent de l’État n’ait été tenu pour responsable.

48. Les observations du Gouvernement concernant l’article 2 sont également pertinentes à ce titre.

2. Appréciation de la Cour

49. S’agissant des principes applicables, la Cour renvoie au rappel fait dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 2 quant aux obligations substantielles et procédurales incombant aux États contractants pour les personnes détenues placées sous leur contrôle (§§ 35-37 ; 39-41).

50. La Cour renvoie également à ses précédents constats factuels. Elle relève en outre que, selon les conclusions des juridictions internes (paragraphes 22 et 25 ci-dessus), S.O. a reçu de multiples coups portés avec les mains et les pieds, ainsi qu’avec une matraque, sur de nombreuses parties du corps. Ils ont causé de graves lésions et hémorragies internes, ainsi que de multiples ecchymoses, écorchures et fractures costales, qui ont entraîné son décès. Ils ont en outre été assénés durant une longue période et ont revêtu le caractère de véritables supplices. Il a également été établi que S.O. a été violé à deux reprises.

51. La Cour estime que de tels traitements doivent être qualifiés de tortures, au sens de l’article 3 de la Convention. Elle rappelle en effet que le viol constitue en soi une « torture » au sens de cet article (Aydın c. Turquie, 25 septembre 1997, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI).

52. Parallèlement aux considérations faites dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 2, la Cour relève qu’au-delà du seul déroulement des faits, les questions relatives tant à la participation présumée d’un agent de l’État qu’aux circonstances qui ont permis que de tels faits se produisent au sein d’un établissement pénitentiaire, n’ont pas fait l’objet d’une enquête effective. Par conséquent, les conclusions de la Cour sur le fondement de l’article 2 sont également pertinentes concernant le grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention et la Cour ne voit aucune raison de s’en écarter.

53. Partant, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet substantiel, en raison des actes de torture subis par S.O. alors qu’il était détenu.

54. La Cour conclut également que l’État n’a pas mené une enquête sur toutes les circonstances de l’affaire d’une manière complète et efficace. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

56. Le requérant réclame 2 000 000 hryvnias ukrainiens (UAH) (187 909 euros (EUR)) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

57. Le Gouvernement considère cette somme clairement excessive.

58. Statuant en équité, la Cour accorde au requérant 30 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

59. Le requérant n’a présenté aucune demande à ce titre. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel, en raison de la mort de S.O. alors qu’il était détenu ;

3. Dit, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

4. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet substantiel, en raison des actes de torture subis par S.O. alors qu’il était détenu ;

5. Dit, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

6. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros), à convertir en hryvnias ukrainiens au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


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