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09/07/2013 | CEDH | N°001-122169

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALTINAY c. TURQUIE, 2013, 001-122169


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALTINAY c. TURQUIE

(Requête no 37222/04)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juillet 2013

DÉFINITIF

09/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Altınay c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,

Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2013...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALTINAY c. TURQUIE

(Requête no 37222/04)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juillet 2013

DÉFINITIF

09/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Altınay c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37222/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Bekir Güven Altınay (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier avoir été victime d’une discrimination en raison de modifications apportées au système d’accès à l’université et de l’absence de clauses de transition. Il alléguait que, parce qu’il était un bachelier issu d’un lycée professionnel, le nouveau système de sélection l’avait défavorisé, d’une part, par rapport aux bacheliers issus des lycées d’enseignement général et, d’autre part, par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi l’année de la mise en place du nouveau système. Il invoquait sur ces points l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Le 25 juin 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1981 et réside à Antalya.

6. En 1995, il entra dans un lycée professionnel de communication. A ses dires, son intention était de faire, après avoir obtenu son baccalauréat, des études universitaires en sciences de la communication et d’embrasser ensuite la profession de journaliste. A cette époque, les bacheliers issus de lycées professionnels pouvaient s’orienter, après avoir concouru à égalité avec les bacheliers issus des lycées d’enseignement général, vers des programmes de licence universitaire d’une durée de quatre ans au sein de facultés des sciences de la communication. Les étudiants diplômés de ces facultés étaient généralement destinés à occuper des postes à responsabilités dans les médias.

7. Le 30 juillet 1998, alors que le requérant débutait sa dernière année scolaire au sein de son lycée professionnel, le Conseil de l’enseignement supérieur (Yüksek Öğretim Kurulu – « le conseil ») émit une circulaire, fondée sur la loi no 2547, mettant en place un nouveau système qui modifiait les règles d’admission à l’université et, notamment, le concours national d’accès à l’enseignement supérieur (Öğrenci Seçme Sınavı – ÖSS). En ce qui concernait le concours d’entrée dans les facultés des sciences de la communication, la note finale se composait des notes obtenues aux épreuves du concours à un taux de 79 % et de la moyenne des notes obtenues au lycée, à un taux de 21 %. Le nouveau système appliquait à la moyenne obtenue au lycée un coefficient de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général et ayant acquis des connaissances dans les domaines qui, selon la circulaire, concordaient avec les matières enseignées dans les facultés des sciences de la communication, et un coefficient de 0,2 pour les bacheliers issus des lycées professionnels de communication et ayant acquis des connaissances dans des matières « qui ne concordaient pas » avec celles enseignées dans les facultés en question.

8. Le requérant estimait que l’application d’un coefficient de pondération à la moyenne des notes entrant dans le calcul des résultats du concours favorisait les bacheliers issus des lycées d’enseignement général par rapport aux bacheliers issus des lycées professionnels de communication. D’après lui, le nouveau système de sélection orientait les bacheliers des lycées professionnels de communication plutôt vers les programmes de formation à vocation technique sur deux ans au sein d’écoles professionnelles supérieures (Meslek Yüksek Okulu), dont les diplômés ne pouvaient prétendre en principe à des postes à responsabilités dans les médias.

9. Le requérant demanda alors l’autorisation de quitter le lycée professionnel dans lequel il était inscrit pour suivre, à distance, le programme des lycées d’enseignement général (açık öğretim lisesi) en vue de l’obtention d’un baccalauréat général.

10. Sa demande fut rejetée par le ministère de l’Education nationale au motif que la législation n’autorisait pas le passage des élèves scolarisés dans un lycée professionnel ou technique à un lycée d’enseignement général.

11. Le 6 juin 1999, le requérant, titulaire du baccalauréat, passa les épreuves du concours national d’accès à l’enseignement supérieur. Le 6 septembre 1999, il obtint ses résultats, qui ne lui permettaient pas d’intégrer une faculté des sciences de la communication. Il calcula que, sans l’application du coefficient de 0,2 à la moyenne de ses notes du lycée et, partant, sans les modifications apportées par le nouveau système, le nombre de points qu’il avait obtenu au concours aurait été suffisant pour qu’il fût autorisé à s’inscrire à la faculté des sciences de la communication de son choix.

12. Le 20 septembre 1999, l’intéressé exerça un recours en annulation devant le Conseil d’Etat. Il invoqua notamment le principe de l’égalité entre les titulaires des différents baccalauréats, et dénonça le caractère imprévisible des modifications apportées par la réforme instaurée au cours de son année en classe de terminale de lycée ainsi que l’absence de toute période transitoire ou clause de rétroactivité.

13. Le procureur près le Conseil d’Etat invita la chambre concernée du Conseil d’Etat à annuler les clauses concernant la mise en application de la circulaire du 30 juillet 1998. Il soutenait que la mise en œuvre immédiate des nouvelles règles d’orientation professionnelle et l’absence d’une période transitoire avaient affecté défavorablement les élèves des lycées professionnels. Selon le procureur, l’administration aurait dû prévoir des mesures transitoires afin de protéger ces élèves, qui avaient fait le choix de leur orientation avant les nouvelles mesures, et elle aurait dû mettre à profit ce délai pour mieux informer les élèves sur les différentes possibilités d’orientation professionnelle.

14. Le 1er mai 2001, la 8e chambre du Conseil d’Etat rejeta le recours du requérant. Elle exposa en premier lieu que le changement introduit à partir de l’année scolaire 1998-1999 procurait, en matière d’entrée à l’université, un avantage aux élèves qui s’orientaient vers une formation universitaire dans un domaine en continuité avec leurs études de lycée. Elle considéra que le nouveau système tenait compte des changements dans les conditions économiques et sociales de la société, auxquels répondrait par exemple la nouvelle exigence de bons résultats en mathématiques et en littérature pour les études en droit, en gestion publique et en sciences politiques ou sociales.

15. Quant à l’absence d’une période transitoire, la 8e chambre du Conseil d’Etat estima que la mise en œuvre immédiate des nouvelles dispositions avait pour but un traitement égalitaire des élèves et une prompte amélioration du niveau des études dans l’enseignement supérieur. Elle ajouta que le ministère de l’Education nationale avait octroyé aux élèves concernés, à titre de mesure transitoire, la possibilité d’intégrer en cours d’année un lycée correspondant mieux à leur orientation.

16. Par arrêt du 20 novembre 2003, notifié au requérant le 25 février 2004, les chambres réunies du Conseil d’Etat, faisant leurs les arguments de la 8e chambre, rejeta le pourvoi formé par le requérant.

17. Entre temps, à partir de la rentrée 2000-2001, alors que le requérant avait terminé ses études secondaires depuis plus d’un an, le Conseil de l’enseignement supérieur mit en place la possibilité de passer, sous certaines conditions, d’un lycée professionnel à un lycée d’enseignement général, le conseil ayant reconnu que l’absence de mesures transitoires avait des conséquences défavorables pour les élèves des lycées professionnels.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

18. L’article 42 de la Constitution turque dispose que nul ne peut être privé de son droit à l’éducation ou à l’instruction.

19. Aux termes de l’article 10 de la loi de 1981 sur l’enseignement supérieur (loi no 2547), le centre de sélection et de placement des étudiants (ÖSYM) est un organisme qui, dans le cadre des principes établis par le Conseil de l’enseignement supérieur et aux fins de la sélection des candidats à l’enseignement supérieur, prépare des tests, les administre, en évalue les résultats et, en fonction des préférences exprimées par les candidats reçus, procède à leur admission dans les universités et autres établissements d’enseignement supérieur.

20. L’article 45 de la loi no 2547 de 1982 sur la réforme de l’enseignement supérieur, en ses parties pertinentes en l’espèce, dispose :

« Les étudiants sont admis dans les établissements d’enseignement supérieur après avoir réussi un concours dont les principes sont déterminés par le Conseil de l’enseignement supérieur. Il est tenu compte, dans l’évaluation des résultats du concours, de la moyenne des notes obtenues par les intéressés au lycée (...) »

21. A l’époque des faits, dans les lycées professionnels de communication, l’enseignement des matières fondamentales comme les mathématiques, les sciences techniques (physique, chimie, biologie) ou les sciences sociales (philosophie, littérature, histoire, géographie) avait diminué progressivement jusqu’à disparaître du programme des deux dernières années. Ces établissements procuraient à leurs élèves, notamment dans les deux dernières années du cycle, un programme comprenant des cours sur les divers aspects du journalisme et présentant de grandes ressemblances, tant du point de vue du libellé des cours que de leur contenu, avec les programmes dispensés en première année dans les facultés des sciences de la communication.

22. Dans l’annexe à sa recommandation no R (98) 3 aux Etats membres sur l’accès à l’enseignement supérieur, le Comité des Ministre du Conseil de l’Europe recommande ce qui suit aux gouvernements et aux établissements d’enseignement supérieur :

« 4. Buts et objectifs

(...)

2.1. Toute personne capable et désireuse de poursuivre avec succès des études supérieures devrait pouvoir le faire dans des conditions d’équité et d’égalité.

(...)

4. Admissions

(...)

4.1. Les critères et procédures d’admission devraient tenir compte des différences d’antécédents et de culture des candidats, et viser à accepter tous ceux qui sont susceptibles de tirer profit d’études supérieures.

4.2. La gamme des voies d’accès devrait être élargie en étendant les critères d’admission à d’autres possibilités que celle, classique, du diplôme de fin d’études secondaires. Il conviendrait en particulier :

– de reconnaître la formation professionnelle de haut niveau comme une préparation appropriée à l’enseignement supérieur ;

– de tenir dûment compte des acquis professionnels ;

– de donner aux candidats ayant un bon bagage général mais des lacunes dans certains domaines la possibilité de suivre des cours de rattrapage dans l’enseignement supérieur ou postscolaire. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2 du protocole no 1 à LA CONVENTION

23. Le requérant se plaint d’avoir été doublement victime d’une discrimination relativement à son droit à l’enseignement.

Il allègue en premier lieu que, bien qu’ayant obtenu aux épreuves du concours national d’accès à l’université des notes équivalentes à celles obtenues par les élèves issus des lycées d’enseignement général, il n’a pu intégrer comme ces derniers une faculté des sciences de la communication. Il attribue cet échec à la mise en place d’un système de pondération de la moyenne des notes obtenues au lycée, qui aurait grandement défavorisé les bacheliers issus comme lui des lycées professionnels de communication.

Il se plaint en second lieu que le système en cause ait été instauré de manière imprévisible et en l’absence de mesures transitoires pour les épreuves de 1999. Or, selon le requérant, en 1999 il fréquentait la classe de terminale du lycée professionnel de communication qu’il avait choisi d’intégrer plusieurs années auparavant dans le but de faire ensuite des études au sein d’une faculté des sciences de la communication. Il argüe que, avant 1999, les bacheliers issus des lycées de communication avaient accès, sur un pied d’égalité avec les bacheliers issus des lycées d’enseignement général, aux facultés des sciences de la communication, et que, après 1999, les élèves scolarisés dans les lycées de communication se sont vu octroyer la possibilité d’intégrer un lycée d’enseignement général.

24. La Cour examinera ces griefs sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

L’article 2 du Protocole no 1 à la Convention dispose :

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

A. Sur la recevabilité

25. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

26. En premier lieu, le requérant affirme qu’il a suppléé, par des cours privés qu’il aurait pris tout au long de ses années de lycée, à ses lacunes dans les matières fondamentales comme les mathématiques ou la littérature. Ainsi, à sa sortie du lycée professionnel de communication, non seulement il aurait eu un bon niveau en mathématiques et en sciences techniques ou sociales, mais encore il aurait assimilé les connaissances élémentaires dans les techniques de communication. Cela lui aurait permis d’obtenir aux épreuves du concours national d’accès à l’université des notes aussi bonnes, voire meilleures, que les bacheliers des lycées d’enseignement général. Or, malgré ces résultats, il n’aurait pas pu accéder à l’université. Le requérant attribue cet échec à l’application du coefficient de 0,2 à la moyenne de ses notes de lycée – qui entrait dans le calcul de la note finale du concours –, tandis que le coefficient appliqué aux moyennes des élèves des lycées d’enseignement général était de 0,5, ce qui l’aurait clairement désavantagé. Il aurait ainsi vu des années d’efforts être anéanties par ce qu’il qualifie de discrimination négative à l’endroit des bacheliers des lycées professionnels.

27. En deuxième lieu, le requérant dénonce le caractère subit et imprévisible de la modification des règles régissant l’accès à l’université, de même que l’absence de tout préavis et de toute mesure transitoire. Il soutient que l’évolution des besoins sociaux et économiques du pays qui justifiait, selon les autorités, la mise en place du nouveau système de sélection n’a pas pu s’opérer en un an. Il ajoute que, en tout état de cause, même si cela était le cas – hypothèse que le Gouvernement n’aurait pas étayée –, cela ne justifiait guère l’absence de mesures transitoires prenant en compte la situation des élèves qui avaient, plusieurs années auparavant, opté pour la filière correspondant à leur future activité.

28. Le Gouvernement conteste la thèse de l’intéressé. Il laisse entendre qu’un grief portant exclusivement sur la réglementation en matière d’accès à l’enseignement universitaire ne relève pas du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention lorsque la réglementation en cause ne prévoit pas explicitement une interdiction d’accès à l’université.

29. Quant au fond du grief tiré de la distinction qui aurait été opérée entre les bacheliers des lycées professionnels de communication et les bacheliers des lycées d’enseignement général, le Gouvernement soutient que cette distinction prend en compte le contenu des matière enseignées dans les deux catégories de lycées et les exigences de l’enseignement universitaire du point de vue de la solidité des connaissances (y compris dans les matières relatives à la communication). Il précise à cet égard que les matières fondamentales, comme les mathématiques et les sciences naturelles, techniques et sociales, ne sont enseignées d’une façon approfondie que dans des lycées d’enseignement général.

30. Le Gouvernement ajoute que la distinction opérée entre les diverses catégories de lycées a été mise en œuvre rapidement en raison de la nécessité, selon lui, pour la Turquie de s’adapter sans tarder à l’évolution des exigences quant au niveau des études dans l’enseignement supérieur.

2. Appréciation de la Cour

a. Sur l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 1

31. S’agissant de la thèse selon laquelle l’article 2 du Protocole no 1 ne serait pas applicable à un grief portant exclusivement sur la réglementation en matière d’accès à l’université, la Cour rappelle avoir énoncé dans des arrêts antérieurs (Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, §§ 134‑142, CEDH 2005-XI, et Mürsel Eren c. Turquie, no 60856/00, § 40-41, CEDH 2006‑II) que l’accès à tout établissement d’enseignement supérieur existant à un moment donné constituait un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1. L’objet du grief relève donc du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

b. Critères employés par la Cour aux fins de l’application de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1

32. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables, et qu’un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009, et Ali c. Royaume-Uni, no 40385/06, § 53, 11 janvier 2011). Elle rappelle également que l’étendue de la marge d’appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, CEDH 2009).

33. Pour important qu’il soit, le droit à l’instruction garanti par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 n’est toutefois pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, §§ 5, série A no 6). Certes, des règles régissant les établissements d’enseignement peuvent varier dans le temps en fonction entre autres des besoins et des ressources de la communauté ainsi que des particularités de l’enseignement de différents niveaux. Par conséquent, les autorités nationales jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Leyla Şahin, [GC], précité, § 154, et Ali, précité, § 53).

34. Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, elle n’est pas liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1. En outre, pareille limitation ne se concilie avec ledit article que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, [GC], précité, § 154).

35. La Cour rappelle aussi que l’article 2 d Protocole no 1 autorise qu’on réserve l’accès aux universités à ceux qui s’inscrivent, en bonne et due forme, aux concours concernés et les réussissent (Lukach c. Russie (déc.), no 48041/99, 16 novembre 1999).

c. Application en l’espèce des principes susmentionnés

i. Sur la différence de traitement en matière d’accès à une faculté des sciences de la communication en raison de l’application de coefficients différents à la moyenne des notes de lycée des bacheliers issus de lycées professionnels et de ceux issus de lycées d’enseignement général

. Sur l’existence d’une différence de traitement

36. La Cour relève que l’admission au concours national d’accès à l’enseignement supérieur à la date des faits (pour l’année scolaire 1998‑1999) dépendait de deux résultats : la moyenne des notes que les bacheliers avaient obtenues au lycée et les notes obtenues aux épreuves auxquelles participaient tous les candidats sans distinction.

37. La Cour note que les résultats du requérant aux épreuves équivalaient à ceux des candidats issus des lycées d’enseignement général ayant obtenu, à l’issue du concours, le droit d’intégrer une faculté des sciences de la communication et que, en revanche, la moyenne de ses notes obtenues au lycée, affectée du coefficient réservé aux candidats issus comme lui de lycées professionnels, a entraîné son échec au concours. Elle observe que le nouveau système mis en place appliquait à la moyenne obtenue au lycée un coefficient de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général et ayant acquis des connaissances dans les matières qui, selon la circulaire, concordaient avec les matières enseignées dans les facultés des sciences de la communication, et un coefficient de 0,2 pour les bacheliers issus des lycées professionnels de communication et ayant acquis des connaissances dans des matières « qui ne concordaient pas » avec celles enseignées dans les facultés en question.

38. Ainsi, bien qu’ayant obtenu des notes « suffisantes » aux épreuves du concours, le requérant, du fait de la différence de traitement dont la moyenne de ses notes de lycée a fait l’objet en raison de la catégorie de lycée dont il était issu, n’a pas pu intégrer une faculté des sciences de la communication.

39. Partant, la Cour estime que le requérant a subi une différence de traitement dans l’exercice de son droit d’accès à l’enseignement supérieur garanti par l’article 2 du Protocole no 1 du fait du système de pondération appliqué aux résultats obtenus par les candidats au lycée.

40. Il appartient à la Cour de rechercher, à la lumière des principes exposés ci-dessus, si le système mis en cause poursuivait un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’application de ces deux critères aux faits de la cause lui permettra de répondre à la question de savoir si les mesures litigieuses sont constitutives d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention et/ou ont porté atteinte à la substance même du droit à l’instruction garanti par l’article 2 du Protocole no 1.

. Sur la question de savoir si la différence de traitement visait un but légitime

41. La Cour estime que les Etats membres, lorsqu’ils réglementent l’accès à des universités ou écoles supérieurs, disposent d’une marge d’appréciation considérable quant aux qualités requises des candidats afin de sélectionner ceux qui sont susceptibles de poursuivre avec succès des études supérieures. Elle considère néanmoins que le système de sélection instauré ne peut pas méconnaître la substance même du droit à l’instruction sous peine d’enfreindre l’article 2 du Protocole no 1, ni évaluer les candidats dans des conditions contraires à l’égalité et l’équité sous peine de porter atteinte aux droits protégés par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1.

42. En l’espèce, la Cour relève que le Conseil de l’enseignement supérieur, lorsqu’il a modifié le système d’accès à l’université, a estimé que, dans les lycées professionnels, l’enseignement dispensé dans les matières fondamentales (les mathématiques, les sciences techniques ou les sciences sociales) était, à l’aune des exigences de l’enseignement supérieur, d’un niveau inférieur à celui de l’enseignement dans les lycées d’enseignement général et que les résultats obtenus dans ces derniers devaient être affectés d’un coefficient plus élevé que ceux obtenus dans les lycées professionnels, et ce afin d’assurer une amélioration du niveau des études dans les universités. Elle note par ailleurs que le Conseil d’Etat, lorsqu’il s’est prononcé dans la présente affaire, a considéré que le nouveau système de sélection régissant l’accès à l’université prenait en compte les exigences imposées par l’évolution des conditions économiques et sociales de la société quant aux qualifications des étudiants des universités et qu’il répondait à l’exigence de garantie d’un niveau plus élevé dans l’enseignement supérieur.

43. La Cour ne saurait cependant perdre de vue que, dans les pays européens, la tendance est à l’élargissement de la gamme des voies d’accès à l’université par l’extension des critères d’admission à d’autres voies que celle, classique, du diplôme sanctionnant la fin des études secondaires au lycée, notamment par la reconnaissance de « la formation professionnelle de haut niveau comme une préparation appropriée à l’enseignement supérieur » (voir, par exemple, l’article 4.2 de l’annexe à la Recommandation no R(98)3 du Comité des Ministres).

44. En l’espèce, la Cour relève que, dans les lycées professionnels de communication, l’enseignement des matières fondamentales comme les mathématiques, les sciences techniques (physique, chimie, biologie) ou les sciences sociales (philosophie, littérature, histoire, géographie) avait progressivement diminué jusqu’à disparaître du programme des deux dernières années du cycle. Elle estime qu’un enseignement de lycée amputé de la sorte peut avoir des difficultés à remplir l’objectif d’une formation professionnelle de haut niveau, comme cela figure dans la recommandation du Comité des Ministres mentionnée ci-dessus.

45. La Cour admet alors que, en attendant que la formation professionnelle atteigne le niveau requis par l’enseignement supérieur, ce qui nécessite un investissement de l’Etat dans la formation professionnelle pré-universitaire, l’Etat concerné puisse prendre en compte, pour l’accès à l’université, la nature des établissements du cycle secondaire. Elle rappelle que la définition et l’aménagement du programme des études relèvent principalement de la compétence des Etats contractants.

46. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le système de sélection qui valorise l’enseignement dispensé aux élèves des lycées d’enseignement général poursuit le but légitime d’une amélioration du niveau des études universitaires.

. Sur la proportionnalité de la différence de traitement

47. La Cour observe en premier lieu que le coefficient de pondération mis en place dans le cadre du concours d’accès à l’université s’appliquait aux candidats en fonction de l’orientation qu’ils avaient choisie au stade de l’entrée au lycée. Ce coefficient était de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général et de 0,2 pour ceux issus des lycées professionnels. Afin de vérifier si la différence de traitement découlant de l’application des coefficients en question était ou non disproportionnée, la Cour en évaluera d’abord les effets. Elle examinera ensuite les mesures correctives mises en place.

48. Elle relève d’abord que les bacheliers des lycées professionnels disputent les épreuves du concours national d’accès à l’enseignement sur un pied d’égalité avec les candidats issus des lycées d’enseignement général et que leurs résultats à ces épreuves sont évalués de la même façon. Elle relève ensuite qu’à la moyenne de leurs notes obtenues au lycée est appliqué un coefficient moins élevé qu’à celle des candidats titulaires d’un baccalauréat général.

49. La Cour relève aussi que les élèves en âge d’entrer au lycée sont libres de s’inscrire soit dans un lycée d’enseignement général soit dans un lycée professionnel dans lequel l’enseignement est limité à un domaine spécifique.

50. Au vu de ses observations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse, dans la mesure où elle porte sur la distinction entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels, est raisonnablement proportionnée au but visé consistant en l’amélioration du niveau des études dans l’enseignement supérieur. Partant, il n’y a pas eu, sur ce point, violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

ii. Sur la différence de traitement du requérant par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi sa dernière année de lycée en raison de la mise en place, plusieurs années après que le requérant eut choisi son orientation, d’un nouveau système d’accès à l’université, et ce en l’absence de mesures transitoires

. Sur l’existence d’une différence de traitement

51. La Cour relève que, lorsque le requérant avait choisi d’entrer dans un lycée professionnel de communication avec comme objectif d’intégrer ensuite une faculté des sciences de la communication pour s’y former à la profession de journaliste, tous les candidats, qu’ils fussent titulaires d’un baccalauréat général ou d’un baccalauréat professionnel, voyaient appliquer un coefficient de 0,5 à la moyenne de leurs résultats de lycée. La note ainsi obtenue était prise en compte, avec celle obtenue aux épreuves nationales, pour le calcul de la note finale au concours d’accès à l’université. Ce coefficient a été réduit à 0,2 alors que le requérant entamait sa dernière année de lycée. Le requérant a demandé à pouvoir changer de lycée pour fréquenter un lycée d’enseignement général, mais il s’est vu opposer un refus formel. Un an plus tard, alors que le requérant avait terminé ses études secondaires, le Conseil de l’enseignement supérieur a mis en place la possibilité de passer, sous certaines conditions, d’un lycée professionnel à un lycée d’enseignement général, le conseil ayant reconnu que l’absence de mesures transitoires avait des conséquences défavorables pour les élèves des lycées professionnels.

52. La Cour observe que, d’une part, le requérant n’a pas bénéficié de l’affectation du coefficient de 0,5 à la moyenne de ses notes de lycée, comme c’était le cas pour les lycéens des années précédentes, et que, d’autre part, il n’a pas été autorisé à intégrer un lycée d’enseignement général, dont les bacheliers voyaient appliquer à leur moyenne le coefficient de 0,5, alors que, dès l’année suivante, une telle passerelle a été mise en place. Elle estime dès lors que, en l’absence de mesure transitoire dans le contexte de la modification apportée au système de sélection des candidats à l’université, le requérant a fait l’objet d’une différence de traitement dans l’exercice de son droit d’accès à l’université par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi sa dernière année de lycée.

. Sur la question de savoir si la différence de traitement visait un but légitime

53. La Cour prend en compte sur ce point le constat du Conseil d’Etat selon lequel l’absence de mesures transitoires dans le contexte de la nouvelle réglementation relative à l’accès à l’université visait à un traitement égalitaire des candidats à l’université et à une amélioration rapide du niveau des études universitaires. Dans le cadre de la présente affaire, elle admet que l’application immédiate des nouvelles dispositions avait pour but une amélioration rapide de la qualité de l’enseignement supérieur.

. Sur la proportionnalité de la différence de traitement

54. Dans son examen du point de savoir s’il existe en l’espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la Cour observe en premier lieu que le requérant, qui s’est orienté dès son inscription au lycée vers une carrière de journaliste, a choisi d’intégrer un lycée professionnel de communication. Cet établissement dispensait à ses élèves, notamment dans les deux dernières années du cycle, un programme comprenant des cours sur les divers aspects du journalisme, qui présentait de grandes ressemblances avec les programmes dispensés en première année au sein des facultés des sciences de la communication. De plus, la moyenne des notes obtenues dans les lycées professionnels de communication bénéficiait, jusqu’à l’entrée du requérant en classe de terminale, d’un coefficient de pondération de 0,5 dans le cadre du concours d’accès aux facultés des sciences de la communication.

55. La Cour en déduit que le requérant est de bonne foi lorsqu’il affirme avoir choisi de fréquenter un lycée professionnel de communication pour suivre ensuite des études universitaires de communication et enfin embrasser la profession de journaliste.

56. La Cour observe ensuite que la modification des règles d’accès à l’université, qui a eu pour effet concret de déprécier les études suivies au sein des lycées professionnels de communication par rapport à la préparation aux études de journalisme, a effectivement privé le requérant de la possibilité d’intégrer une faculté des sciences de la communication. Ainsi, bien que le requérant eût achevé avec succès ses années de lycée par l’obtention du baccalauréat et qu’il eût obtenu aux épreuves du concours national d’accès à l’université autant de points que les candidats issus des lycées d’enseignement général et reçus à ce concours, il n’a pas pu accéder à l’université.

57. La Cour relève également que, malgré le caractère inopiné de la modification des règles en question, le requérant n’a pas bénéficié de mesures correctives.

58. D’une part, sa demande de passage dans un lycée d’enseignement général a été formellement refusée. Or la possibilité d’une telle passerelle était prévue par la législation comme mesure corrective, mais elle n’a été mise en pratique qu’à partir de l’année scolaire qui a suivi l’application des nouvelles règles.

59. D’autre part, le programme que le requérant suivait en classe de terminale du lycée professionnel de communication n’a pas fait l’objet d’une adaptation au nouveau niveau requis pour l’accès à une faculté des sciences de la communication. En effet, ce programme n’a pas été complété par des cours de mathématiques, de sciences techniques et de sciences sociales, autant de matières dans lesquelles, en 1999, les nouvelles règles d’accès aux universités exigeaient des connaissances.

60. Au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue quant à l’absence de prévisibilité pour le requérant des modifications apportées aux règles d’accès à l’enseignement supérieur et quant à l’absence de toute mesure corrective applicable à son cas, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse a réduit le droit d’accès du requérant à l’enseignement supérieur en le privant d’effectivité, qu’elle n’était pas raisonnablement proportionnée au but visé et qu’elle était donc contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

61. Partant, il y a eu violation de ces dispositions.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

63. Le requérant réclame 350 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel et le préjudice moral qu’il aurait subis pour avoir dû renoncer, à dix‑huit ans et sans qu’on pût rien lui reprocher, à l’orientation vers l’enseignement supérieur qu’il avait choisie plus tôt, à l’âge de quatorze ou quinze ans, et pour avoir souffert de la déception que cette discrimination a causé à lui-même et à ses parents, qui l’avaient, à ses dires, encouragé dans son choix d’orientation professionnelle.

64. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant et considère qu’il n’a fourni aucune preuve des dommages pour lesquels il demande réparation. Il considère dès lors que la somme réclamée par le requérant est manifestement excessive et non étayée. Il estime que, dans le cas où la Cour conclurait à la violation, un tel constat constituerait une satisfaction équitable suffisante.

65. La Cour ne saurait spéculer sur l’issue qu’aurait trouvée la situation dénoncée si le requérant avait finalement pu intégrer une faculté des sciences de la communication à l’université. Estimant dès lors qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, elle rejette sa demande.

66. En revanche, elle considère que, à raison de la frustration due à la discrimination étant résultée de l’effet négatif produit par la modification imprévisible apportée aux règles d’accès à l’enseignement supérieur et de l’absence de toute mesure corrective applicable à son cas, le requérant a subi un préjudice moral auquel le constat de violation de la Convention n’apporte pas un redressement suffisant. Le montant sollicité par le requérant est néanmoins excessif. Statuant en équité, la Cour évalue à 5 000 EUR le préjudice moral subi par le requérant et accorde ce montant à l’intéressé.

B. Frais et dépens

67. Le requérant n’a pas soumis de demande pour les frais et dépens engagés devant la Cour ou les juridictions internes.

68. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.

69. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’allouer au requérant une somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 quant au grief portant sur une discrimination relative à l’accès du requérant à l’enseignement supérieur en raison du coefficient de pondération instauré en défaveur des bacheliers des lycées professionnels de communication par rapport aux élèves issus de lycées d’enseignement général ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 quant au grief portant sur le caractère imprévisible de la modification apportée aux règles d’accès à l’université plusieurs années après que le requérant avait fait le choix de son orientation et en l’absence de toute mesure transitoire applicable à son cas ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges N. Vučinić et P. Pinto de Albuquerque.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES VUČINIĆ ET PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

L’affaire Altınay traite de l’accès à l’enseignement supérieur des élèves issus de l’enseignement professionnel. Elle se situe donc au carrefour entre les systèmes d’enseignement supérieur en Europe, qui font l’objet du processus de Bologne[1], et les systèmes d’enseignement professionnel en Europe, objets du processus de Copenhague[2]. Nous approuvons le constat de violation à raison de l’absence de régime de transition étant donné que les changements apportés aux règles d’accès à l’enseignement supérieur doivent s’accompagner de la protection qu’il est nécessaire d’accorder aux attentes légitimes des étudiants, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. En revanche, nous ne souscrivons pas au constat de non-violation s’agissant de la discrimination subie par les étudiants issus de l’enseignement professionnel à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Or il s’agit à notre avis du cœur de l’affaire.

La discrimination à l’égard des élèves issus de l’enseignement professionnel

Le requérant avait fréquenté un lycée professionnel spécialisé en sciences de la communication et souhaitait étudier cette matière dans une faculté des sciences de la communication. Il avait étudié la communication au lycée pendant deux ans, tandis que les élèves issus de lycées d’enseignement général n’avaient pas une telle spécialisation.

D’après la nouvelle circulaire de 1998, l’admission à la faculté des sciences de la communication était fonction d’une note finale, composée de la note obtenue aux épreuves du concours national, qui comptait pour 79%, et de la moyenne des notes obtenues au lycée, qui comptait pour 21 %. Le nouveau système appliquait à la moyenne obtenue au lycée un coefficient de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général, et un coefficient de 0,2 pour les bacheliers issus des lycées professionnels de communication, la justification étant que les matières enseignées dans les lycées professionnels de communication « ne concordaient pas » avec celles enseignées dans les facultés de sciences de la communication (paragraphe 7 de l’arrêt).

Cette différence entre les coefficients ainsi que la justification correspondante sont en soi discriminatoires. Concrètement, la conséquence de ce système est que, pour entrer dans des facultés de communication, les bacheliers issus de lycées techniques spécialisés en communication ayant acquis des connaissances de base dans cette matière étaient défavorisés par rapport aux bacheliers issus de lycées d’enseignement général dépourvus de toute spécialisation.

Pareil système manque non seulement de justification légale, mais aussi de la moindre logique : les bacheliers qui se sont préparés au lycée à entrer dans une faculté de sciences de la communication en étudiant à l’avance des matières en rapport avec leurs centres d’intérêt sont punis d’avoir fait ce choix. Seul un préjugé de classe très fort peut expliquer un tel choix politique, manifestement inacceptable dans une société démocratique.

En outre, l’absence de passerelle entre l’enseignement professionnel et l’enseignement général ne faisait qu’aggraver l’inéquité inhérente au système, qui ne laissait aux bacheliers tels que le requérant aucune chance d’échapper au piège de la discrimination. Mais même s’il existait une telle passerelle, le système n’en serait pas pour autant logique ou équitable. En effet, la passerelle mise en place en 2000-2001 qui admet, moyennant certaines conditions, le transfert des élèves des lycées professionnels vers les lycées d’enseignement général, ne justifie pas que les lycéens ayant une meilleure formation en sciences de la communication soient défavorisés à l’entrée en faculté des sciences de la communication.

Les normes internationales en matière d’enseignement professionnel

En outre, la Turquie fait fi des engagements internationaux qu’elle a contractés dans le cadre du processus de Bologne et du processus de Copenhague, ainsi que de ses obligations au sein du Conseil de l’Europe[3], à savoir, d’une part, élargir la gamme des voies d’accès à l’enseignement supérieur afin d’inclure les autres voies que l’enseignement secondaire classique, comme l’apprentissage par la pratique, et augmenter la participation des groupes sous-représentés dans l’enseignement supérieur, comme les bacheliers issus de lycées professionnels[4] et, d’autre part, augmenter l’attractivité de l’enseignement professionnel et faciliter les parcours permettant aux personnes de progresser de l’enseignement professionnel à l’enseignement supérieur[5].

L’amère réalité est que les choix politiques de l’Etat défendeur n’ont pas favorisé la parité d’estime entre l’enseignement professionnel et l’enseignement général et la perméabilité entre l’enseignement professionnel et l’enseignement supérieur et qu’ils n’ont pas non plus abouti à un système qui permette à plus de bacheliers professionnels d’obtenir des qualifications plus élevées, alors que cela est recommandé dans le cadre du processus de Copenhague[6]. Au contraire, ils ont aggravé les préjugés à l’encontre de l’enseignement professionnel et amoindri son attractivité et sa capacité à inciter les étudiants à obtenir des qualifications plus élevées[7]. Au lieu de veiller à ce que les élèves de l’enseignement professionnel se voient dotés à la fois de compétences professionnelles spécifiques et de compétences clés plus larges, y compris de compétences transversales, leur permettant de poursuivre leurs études et leur formation au sein du système d’enseignement professionnel ou de l’enseignement supérieur, l’Etat défendeur a choisi de laisser l’enseignement professionnel dans un cercle vicieux de ghettoïsation et de préjugés.

La reconnaissance de la discrimination

En outre, plusieurs autorités publiques, dont le Premier ministre, ont explicitement reconnu le caractère discriminatoire du régime d’accès à l’université en 2003 et 2004 puis de nouveau en 2009, et ont même promis d’abolir toute discrimination à l’égard des bacheliers issus des lycées professionnels à l’entrée à l’université[8]. Or l’Etat défendeur a omis de mettre sa promesse à exécution. La situation des élèves issus des lycées professionnels s’est au contraire aggravée, puisque les coefficients actuellement appliqués sont encore plus discriminatoires : 0,3 pour les lycées professionnels et 0,8 pour les lycées d’enseignement général.

Conclusion

Dans la société de la connaissance, les qualifications et compétences professionnelles revêtent la même importance que les qualifications et compétences théoriques[9]. L’Etat défendeur se fait en l’espèce à tort l’avocat de l’opinion inverse, établissant une discrimination envers les bacheliers issus de lycées professionnels spécialisés en sciences de la communication. Si nous admettons que la marge d’appréciation des Etats parties est plus large s’agissant de la réglementation des établissements scolaires publics et plus étroite s’agissant des établissements privés, nous soulignons qu’une marge d’appréciation encore plus étroite vaut a fortiori pour l’enseignement supérieur, où l’autonomie institutionnelle jour un rôle central[10]. Dans ce cas particulier, l’Etat défendeur a, pour des raisons totalement étrangères aux intérêts de l’enseignement professionnel et supérieur, établi un régime d’entrée à l’université discriminatoire et arbitraire envers les bacheliers issus de l’enseignement professionnel. C’est pourquoi nous avons voté pour la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 et aurions ajouté dans le dispositif, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, que l’Etat défendeur devait modifier ce régime dans les meilleurs délais.

* * *

[1]. Sur le processus de Bologne, voir l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque jointe à l’arrêt Tarantino et autres c. Italie, nos 25851/09, 29284/09 et 64090/09, 2 avril 2013.

[2]. Voir la déclaration des ministres européens de l’enseignement et de la formation professionnels, et de la Commission européenne, réunis à Copenhague les 29 et 30 novembre 2002, sur le renforcement de la coopération européenne en matière d’enseignement et de formation professionnels, à savoir la « déclaration de Copenhague ».

[3]. Recommandation R(98)3 du Comité des ministres aux Etats membres sur l’accès à l’enseignement supérieur.

[4]. Voir la déclaration ministérielle de Bucarest de 2012, la déclaration ministérielle de Leuven/Louvain-La-Neuve de 2009, et la déclaration d’Aarhus de l’association européenne de l’université de 2011.

[5]. Communiqué de Bordeaux des ministres européens de l’enseignement et de la formation professionnels, les partenaires sociaux européens et la Commission européenne sur le renforcement de la coopération européenne en matière d’enseignement et de formation professionnels, 26 novembre 2008.

[6]. Communiqué de Maastricht sur les priorités futures de la coopération européenne renforcée en matière d’enseignement et de formation professionnels, 14 décembre 2004.

[7]. Communiqué d’Helsinki sur la coopération européenne renforcée pour l’enseignement et la formation professionnels, 5 décembre 2006 : « L’EFP (éducation et formation professionnelles) devrait de plus en plus offrir, au travers de parcours éducatifs flexibles, la possibilité d’évoluer vers une éducation et une formation plus poussées, notamment de passer de l’EFP à l’enseignement supérieur. »

[8]. Voir les éditions du 12 septembre 2003, du 28 février 2004 et du 2 mai 2004 du journal Yenisafak et le numéro du 28 janvier 2009 du journal Hurriyet.

[9]. Voir le communiqué de Bruges sur la coopération européenne renforcée en matière d’enseignement et de formation professionnels pour la période 2011-2020, 7 décembre 2010.

[10]. Voir l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire Tarantino et autres, précitée.


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