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25/06/2013 | CEDH | N°001-121616

CEDH | CEDH, AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE, 2013, 001-121616


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE

(Requête no 24014/05)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 8 octobre 2013

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

25 juin 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

14/04/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégean

t en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Kell...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE

(Requête no 24014/05)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 8 octobre 2013

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

25 juin 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

14/04/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24014/05) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Mustafa Tunç et Mme Fecire Tunç, mari et femme (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 juin 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant Mustafa Tunç est décédé le 9 février 2006. Son fils, Yüksel Tunç, a fait savoir, par une lettre du 10 mars 2006, qu’il entendait maintenir la requête devant la Cour en sa qualité d’héritier. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler Mustafa Tunç « requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à son épouse et à ses enfants (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI).

3. Les requérants ont été représentés, pour le compte de Kurdish Human Rights Project (KHRP), par MM. M. Muller QC, M. Ivers QC et D. O’Callaghan, ainsi que par Mme C. Vine, avocats exerçant au Royaume‑Uni.[1]

4. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

5. Le 4 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. M. Mustafa Tunç et Mme Fecire Tunç sont nés respectivement en 1946 et 1952 et résident à Istanbul. Ils sont le père et la mère de Cihan Tunç, né en 1983 et décédé le 13 février 2004. M. Yüksel Tunç, fils des requérants et frère de Cihan Tunç, est né en 1978 et réside à Istanbul.

7. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. La genèse de l’affaire

8. Le 13 février 2004, vers 5 h 50, alors qu’il effectuait son service militaire à Kocaköy, sur le site de la société pétrolière privée NV Turkse Perenco (« Perenco ») dont la gendarmerie nationale assurait la sécurité, le sergent Cihan Tunç fut blessé par un tir d’arme à feu. Il faisait partie des gendarmes de garde et était en faction au point de garde appelé « tour no 3 ». L’incident survint au point appelé « tour no 2 ».

9. Cihan Tunç fut transporté à l’hôpital immédiatement après l’incident par plusieurs militaires, dont le sergent A.A. et le soldat M.S., dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident.

10. Peu après l’arrivée de Cihan Tunç, son décès fut constaté à l’hôpital militaire de Diyarbakır.

11. Le parquet militaire de Diyarbakır fut informé immédiatement après l’incident et une enquête judiciaire fut ouverte d’office.

12. Un procureur militaire se rendit à l’hôpital où Cihan avait été admis et y fut rejoint, sur ses instructions, par une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale. En outre, il dépêcha une autre équipe sur les lieux de l’incident et demanda au procureur (civil) de Kocaköy de s’y rendre lui aussi afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures qui pouvaient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve.

B. Les premières mesures d’instruction

1. A l’hôpital

13. Quelques heures après l’incident, un examen externe de la dépouille et une autopsie furent pratiqués à l’hôpital, sous la supervision du procureur militaire.

14. Plusieurs clichés du corps furent pris. Les vêtements du défunt lui furent retirés et furent soumis à des analyses en laboratoire qui devaient permettre de déterminer la distance de tir. Il fut procédé au relevé des empreintes digitales du défunt et de celles de M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant. En outre, on effectua des prélèvements sur leurs mains en vue de vérifier la présence de résidus de tir. Enfin, les poches du défunt furent vidées et un inventaire en fut établi.

15. Le procureur requit ensuite du médecin légiste L.E. qu’il examine le corps dans le but de déterminer la cause de la mort et faire éventuellement toutes observations sur les circonstances du décès.

16. Le médecin légiste fit les constatations suivantes : taille du corps, 1,75 mètre ; orifice d’entrée de la balle avec collerette érosive sur la partie droite du cou ; orifice de sortie de 4 x 2 centimètres sur la partie gauche du dos, sous l’extrémité inférieure de l’omoplate.

17. Il ne releva aucune trace de coup ou de violence sur le corps.

18. Il indiqua que la mort était survenue à la suite d’une hémorragie due à une blessure par balle, et que celle-ci avait touché la trachée et le poumon gauche.

19. Il mentionna en outre qu’il s’agissait probablement d’un tir à bout portant (yakın atış).

20. Il se fonda à cet égard sur la présence de certains résidus. Dans son rapport, la partie pertinente sur ce point se lit ainsi :

« Aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à la fumée n’a été observée sur la partie droite du visage ou sur la zone du cou. Des traces de grains de poudre ont seulement été observées sur la partie droite du visage, sur la courbe inférieure du menton. »

21. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un document intitulé « Procès-verbal d’examen post mortem et d’autopsie ».

22. Par ailleurs, le procureur militaire procéda à l’audition du soldat M.S. et du sergent A.A. (paragraphes 32 à 34 et 42 à 45 ci‑dessous) qui étaient arrivés à l’hôpital à bord du véhicule ayant transporté Cihan Tunç.

2. Sur le site de Perenco

23. Parallèlement, une équipe d’experts du laboratoire de recherche criminelle de la gendarmerie nationale et le procureur de Kocaköy se rendirent sur les lieux quelques heures après les faits.

24. D’après le rapport du procureur de Kocaköy, le site disposait au total de six points de garde : un mirador, appelé « tour haute », et cinq cabines de garde. Le lieu où l’incident s’était produit était une construction de 2 mètres sur 2 avec une hauteur sous plafond de 2,33 mètres et des ouvertures placées à 1,50 mètre du sol.

25. Toujours selon le rapport, deux cartouches et une douille avaient été retrouvées à l’intérieur de la cabine de garde, posée à même le sol en terre. Le plafond présentait un impact semblable à celui d’un tir. De petits débris de ciment provenant du plafond avaient été trouvés sur le sol, également marqué d’importantes traces de sang.

26. Le rapport mentionnait également qu’un examen sommaire de l’arme du défunt, un fusil de type G-3 qui avait été mis sous clé en attendant l’arrivée du procureur, avait permis d’affirmer que celle-ci avait été utilisée peu de temps auparavant. Cette arme ainsi que l’arme du soldat M.S., un fusil MG-3 qui semblait ne pas avoir été utilisé, avaient été envoyées au laboratoire pour y être soumises à des analyses scientifiques.

27. Enfin, le rapport précisait qu’un procès-verbal détaillé avait été dressé, deux croquis tracés, des clichés photographiques pris et un enregistrement vidéo réalisé.

C. Les résultats des examens scientifiques

28. Le 16 février 2004, le laboratoire criminel de la gendarmerie rendit son rapport d’expertise (rapport no 2004/90/chimique). Celui-ci indiquait que l’analyse, par la technique dite du « spectromètre d’absorption atomique », des prélèvements effectués sur les mains du défunt et sur celles de M.S. avait révélé la présence de plomb, de baryum et d’antimoine sur les mains du défunt, et de baryum et d’antimoine sur celles de M.S. Après avoir précisé que ces éléments étaient des résidus de décharge d’armes à feu, le rapport rappelait que les résidus de poudre contenaient des particules de taille micrométrique, que celles-ci passaient très facilement d’une surface à une autre et qu’une migration de ces résidus sur les mains au moment des premiers secours était chose fréquente.

29. Le rapport précisait en outre que les examens effectués sur les vêtements de Cihan Tunç indiquaient qu’il avait été victime d’un tir à bout portant.

30. Le 17 février 2004, le laboratoire criminel de la police nationale de Diyarbakır rendit lui aussi son rapport d’expertise (rapport no BLS-2004/464) à l’issue des examens balistiques effectués sur la douille et sur les deux armes retrouvées sur les lieux de l’incident. Les expertises indiquaient que les deux fusils fonctionnaient normalement et confirmaient que la douille retrouvée provenait de l’arme de Cihan Tunç.

D. Les auditions

31. Dans le cadre des investigations menées par le parquet militaire et de l’enquête interne de la gendarmerie, de nombreux militaires furent entendus le jour de l’incident.

1. L’audition de M.S.

32. Dans sa déposition devant le procureur militaire, M.S. déclara :

« Cihan est arrivé dans la tour où j’étais de garde quinze à vingt minutes avant l’heure de la relève, car c’est là que la passation de garde devait se faire (...) Il m’a dit qu’il n’avait pas le moral. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu : « Laisse tomber, occupe-toi de tes affaires, de toute façon tu ne pourrais pas comprendre. » Sa réponse m’a ennuyé, j’ai eu le sentiment qu’il me prenait pour un idiot. J’ai allumé une cigarette et [Cihan] est entré dans la tour (...) il a commencé à jouer avec le levier d’armement de son fusil. Je suis entré et lui ai dit d’arrêter (...) Il m’a dit de m’occuper de mes affaires et d’aller fumer (...) Je suis alors sorti (...) J’étais à cinq ou six mètres de la tour lorsque j’ai entendu une détonation. Je me suis précipité à l’intérieur. [Cihan] gisait sur le sol (...) son fusil était sur sa main droite et le canon sur son épaule. J’ai enlevé le fusil et essayé de faire reprendre conscience [à Cihan] en le secouant, du sang a commencé à couler (...) Le sergent A.A. est arrivé [avec d’autres soldats] ».

33. Aux questions posées par le procureur, M.S. répondit qu’il n’avait pas eu d’altercation ou de problème avec Cihan Tunç, ni lors de la garde ni auparavant. Il affirma qu’à aucun moment il n’avait tenté de lui prendre l’arme des mains. Il assura qu’il n’avait pas tiré sur son camarade.

34. En réponse à une autre question, il indiqua que, lorsque Cihan Tunç avait chargé puis déchargé l’arme à plusieurs reprises, il avait vu les cartouches pleines être éjectées par le côté du fusil.

35. Lors de son interrogatoire par l’enquêteur interne de la gendarmerie, il déclara :

« Le sergent A.A. est passé vers 5 heures, durant sa ronde, pour faire un contrôle. Cihan Tunç est arrivé un peu plus tard, aux alentours de 5 h 50 (...) il est entré dans la cabine de la tour et a commencé à jouer avec son arme, il l’a chargée puis déchargée à trois ou quatre reprises, il a enlevé puis remis le chargeur. Je lui ai demandé d’arrêter et lui ai dit que nous serions tous les deux sanctionnés si un supérieur nous surprenait (...) Il s’est arrêté un moment. Je me tenais à sept ou huit mètres de lui. Ensuite, j’ai entendu deux ou trois fois le bruit du levier d’armement depuis l’extérieur puis celui de la détonation de l’arme (...) [Cihan] gisait au sol, l’arme sur sa poitrine. J’ai essayé de lui faire reprendre conscience. A ce moment-là, le sergent A.A. et les soldats devant nous remplacer sont arrivés. Nous avons transporté Cihan près du conteneur puis nous l’avons emmené à l’hôpital de Diyarbakir dans une Renault appartenant à la société Perenco. (...) »

36. A la question « comment expliquez-vous que deux cartouches ont été retrouvées sur les lieux de l’incident ? », M.S. répondit qu’il n’avait pas d’explication. Il ajouta qu’il s’agissait peut-être des cartouches qui étaient tombées au moment où Cihan Tunç chargeait et déchargeait l’arme.

37. Répondant à une autre question, il indiqua qu’il ne pouvait pas dire si le chargeur se trouvait sur l’arme au moment de l’incident car il n’aurait pas prêté attention à cela.

38. L’enquêteur demanda également à M.S. quelles étaient la position de l’arme et celle de Cihan Tunç. Plus particulièrement, il demanda si celui-ci était assis ou debout pendant qu’il maniait son fusil.

39. M.S. indiqua que, lorsqu’il était à l’intérieur de la cabine avec Cihan Tunç, celui-ci avait pointé l’arme vers le plafond et l’avait chargée, qu’il avait ensuite enlevé le chargeur puis actionné le levier pour faire sortir la cartouche chargée. Lorsqu’il était sorti de la cabine, il aurait vu Cihan Tunç s’asseoir sur une caisse de munitions. Toujours à l’extérieur, il aurait encore entendu deux fois le bruit du levier d’armement puis une détonation.

40. Enfin, l’enquêteur interrogea M.S. sur l’endroit où se trouvaient les armes. D’après M.S., son fusil se trouvait sur la grille, à l’intérieur de la cabine, et le trépied en était replié. Quant à l’arme de Cihan, elle se serait trouvée sur sa poitrine.

41. Dans ces deux dépositions, le lieu où l’incident s’est produit est indifféremment désigné par les termes « point de garde no 4 » (4 nolu nöbet mevzisi) ou « tour no 2 » (2 nolu kule).

2. Les autres auditions

42. Dans sa déposition devant le procureur militaire, le sergent A.A. indiqua qu’il avait entendu un coup de feu et qu’il s’était précipité avec plusieurs soldats vers l’endroit d’où la détonation lui était parvenue. Ils auraient trouvé Cihan Tunç gisant au sol. Après avoir cherché à sentir le pouls du blessé, A.A. aurait ordonné qu’il fût transporté à la cantine puis à l’hôpital.

43. S’agissant des points de garde, le sergent A.A. indiqua que seuls trois points de garde étaient utilisés. Il précisa que le premier point était situé à l’entrée du site (nizamiye) et que le deuxième point, appelé « tour basse », était, bien qu’en réalité en quatrième position à partir de l’entrée, aussi appelé « tour no 2 », car les deux points qui le précédaient n’étaient pas utilisés. Quant au troisième point, il était appelé « tour no 3 » ou « tour haute ».

44. A.A. précisa en outre qu’il ne connaissait pas de problème à Cihan Tunç ou à M.S.

45. En réponse à une question du procureur, il rapporta le récit que lui aurait fait M.S. au sujet des évènements. Ce récit correspond à la déposition faite par M.S.

46. A.A. fit une déposition similaire devant l’enquêteur interne de la gendarmerie.

47. Le capitaine S.D. et le sergent-chef C.Y. indiquèrent avoir été avertis de l’incident alors qu’ils se trouvaient à la caserne de Kocaköy. A leur arrivée sur le site, ils auraient très brièvement inspecté les lieux en se gardant de perturber la scène de l’incident. Ils y auraient vu une douille vide et deux cartouches de fusil G-3, l’une par terre et l’autre sur la grille. Ils auraient également observé la présence de sang sur le sol.

48. Le sergent A.K. déposa devant l’enquêteur dans les termes suivants :

« Cihan était de garde au point de garde no 2 (...) Lors de ma ronde, vers 5 h 15, (...) tout était normal. J’ai d’ailleurs échangé quelques mots avec Cihan qui était de garde à la tour haute (...) Lorsque je suis arrivé sur les lieux de l’incident, M.S. était en train d’essayer de relever Cihan. »

49. S’agissant de la position du chargeur, le sergent A.K. précisa qu’il n’y avait pas fait attention sur le moment. Il se souvint néanmoins que, après avoir porté Cihan jusqu’à la cantine, le soldat S.K. était allé chercher l’arme pour la lui remettre et qu’il avait alors remarqué que le chargeur n’était pas en place sur le fusil.

50. A la question « comment se fait-il que l’incident ait eu lieu au point de garde no 4, où était posté M.S., alors que Cihan Tunç avait été affecté à la tour haute ? », il répondit :

« Je ne sais pas. Il est possible que Cihan ait quitté son poste pour venir là parce que la fin de la garde approchait. Lorsque j’ai fait ma ronde, vers 5 h 15, Cihan se trouvait à son poste à la tour haute. »

51. Le soldat S.K. confirma la déclaration d’A.K. en indiquant que l’arme et le chargeur se trouvaient à l’intérieur de la cabine mais que le chargeur n’était pas sur l’arme.

52. Le soldat E.C. affirma que, à son arrivée sur les lieux, M.S. tentait de relever Cihan Tunç. Il confirma lui aussi que le chargeur ne se trouvait pas sur l’arme.

53. Les éléments additionnels suivants ressortent des autres dépositions.

54. Cihan Tunç serait arrivé une semaine auparavant dans l’unité de protection du site de Perenco, composée au total de seize personnes. Il n’aurait pas eu de problème connu et n’aurait pas eu de différend avec les autres soldats.

55. Au moment de l’incident, c’est le soldat S.S. qui était en faction au premier point de garde situé à l’entrée du site.

56. Après l’arrivée du sergent A.A. et des autres soldats sur les lieux de l’incident, M.S. fut envoyé chercher du secours à la cantine.

E. L’ordonnance de non-lieu

57. Le 30 juin 2004, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers quant au décès de Cihan Tunç, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu. Le procureur y exposait les éléments recueillis au cours de l’enquête. Il estimait que le coup était parti alors que le jeune homme, buste plié, était penché vers sa droite et que le canon de son fusil était dirigé vers son cou. Il précisait que cela permettait d’expliquer notamment l’impact de balle présent au plafond. L’ordonnance ne précisait cependant pas la raison pour laquelle le coup serait soudainement parti.

58. Le 16 juillet 2004, le procureur, en réponse à une demande de l’avocate des requérants, adressa à celle-ci un courrier contenant une copie de l’ordonnance et une lettre dans laquelle il indiquait que, en application de la loi relative à l’exercice de la profession d’avocat, l’ensemble du dossier était à sa disposition et qu’elle pouvait l’examiner et se faire délivrer copie de toute pièce qu’elle jugerait utile d’obtenir.

59. Les requérants firent opposition à cette ordonnance, alléguant que plusieurs zones d’ombre subsistaient quant aux circonstances du décès de Cihan. Ils affirmaient notamment que la trajectoire suivie par la balle n’avait pas été clairement définie.

F. Le complément d’instruction

60. Le 14 octobre 2004, le tribunal militaire de l’armée de l’air de Diyarbakır fit droit à l’opposition des requérants et ordonna au parquet de procéder à un complément d’instruction. Il considéra notamment que la trajectoire de la balle et la position de tir devaient être clairement établies à partir des points d’entrée et de sortie de la balle sur le corps ainsi que de l’impact de balle au plafond. Il indiqua en outre qu’aucun motif plausible de suicide n’avait été identifié. Il ajouta que, au demeurant, la position du corps au moment du tir était inhabituelle pour un suicide. Enfin, il indiqua qu’aucune explication n’avait été fournie quant aux résidus de tir retrouvés sur les mains de M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident.

61. Le 24 novembre 2004, le procureur militaire se rendit sur le site de Perenco en compagnie de trois experts en recherche criminelle.

62. Le groupe se rendit au poste de garde où l’incident s’était produit. Une fois l’examen de l’ensemble des pièces du dossier effectué, il fut procédé à une reconstitution avec un individu d’une corpulence similaire à celle du défunt.

63. Des mesures visant à la détermination de la trajectoire de la balle furent effectuées notamment à l’aide d’un fil tendu entre le point d’impact sur le plafond et le canon d’un fusil G-3. Des clichés photographiques furent réalisés.

64. Les experts constatèrent que le sol était en béton alors que les procès-verbaux antérieurs faisaient état d’un sol en terre. D’après les renseignements fournis à ce sujet par les responsables du site, divers endroits, dont plusieurs chemins en terre, avaient, depuis l’incident, été ainsi cimentés dans le souci de préserver la propreté des tenues des soldats. Lors de cette opération, les sols n’avaient pas été surélevés. Ce point fut confirmé par les mesures qui établirent que la hauteur sous plafond était toujours de 2,33 mètres.

65. A la lumière de l’ensemble des éléments recueillis, les experts parvinrent à la conclusion suivante : Cihan Tunç était assis ou accroupi et tenait son fusil de la main droite ; lorsqu’il avait tenté de se relever en s’appuyant sur son arme, alors que ses genoux étaient toujours pliés, sa main avait pressé la détente et le coup était parti.

66. Au cours de sa visite sur le site, le procureur interrogea le soldat E.C. Celui-ci indiqua que, lorsqu’il était arrivé, M.S. était accroupi derrière Cihan Tunç, qu’il essayait de relever en le tenant sous les bras.

67. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un procès-verbal daté du 24 novembre 2004.

68. Le 8 décembre 2004, le procureur clôtura les investigations et renvoya le dossier au tribunal militaire, accompagné d’un rapport relatif au complément d’instruction demandé (rapport no 2004/632E.O), dans lequel il présentait les mesures prises et répondait aux insuffisances relevées par le tribunal. Concernant les traces sur les mains, il rappelait que le dossier contenait un rapport d’expertise indiquant que les résidus de tir étaient très volatils et qu’ils avaient pu migrer des vêtements ou des mains du défunt sur les mains de M.S. immédiatement après l’incident. Il ajoutait que plusieurs dépositions renforçaient d’ailleurs cette hypothèse dans la mesure où elles confirmaient que M.S. avait été en contact physique avec le défunt lorsqu’il avait tenté de le relever.

69. S’agissant de l’affirmation du tribunal selon laquelle la position de tir ne correspondait guère à celle d’un individu ayant le dessein de se suicider et de son argument quant à l’absence de mobile, le procureur précisait que l’ordonnance de non-lieu ne contenait aucun élément affirmant qu’il s’agissait d’un suicide et que la thèse du suicide n’avait d’ailleurs pas été envisagée.

70. Quant à la détermination de la trajectoire de la balle au regard de l’impact sur le plafond et des orifices d’entrée et de sortie du projectile sur le corps, il indiquait que la thèse suivante avait été retenue : Cihan Tunç était assis sur une caisse de munitions et jouait avec le levier d’armement et le chargeur du fusil ; alors qu’il tenait l’arme délestée de son chargeur en biais sur son coté droit, il s’était plié en avant et penché vers sa droite pour se relever en prenant appui sur le fusil, la main sur la partie de l’arme proche de la détente, et le coup était parti ; la balle était entrée par la droite de son cou et ressortie sous l’extrémité inférieure de l’omoplate gauche avant de percuter le plafond ; Cihan Tunç ne s’était donc pas suicidé, il avait été victime d’un accident. Le procureur ajoutait qu’il avait procédé à une reconstitution sur les lieux le 24 novembre 2004 afin de vérifier la crédibilité de cette thèse, eu égard aux points d’entrée et de sortie de la balle, au point d’impact sur le plafond et à la corpulence du défunt, et que les conclusions de la reconstitution confirmaient ce déroulement des faits.

71. Il joignit à son rapport le procès-verbal de reconstitution.

72. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire rejeta l’opposition des requérants.

73. Une lettre datée du 21 décembre 2004 fut adressée à l’avocate des requérants pour l’informer de cette décision.

74. Ni la date d’envoi ni la date de réception de cette lettre ne sont précisées dans le dossier.

75. Les requérants soutiennent que la lettre en question leur est parvenue fin décembre 2004.

76. Le Gouvernement ne se prononce pas sur cette question.

G. Autres éléments fournis par les requérants

77. Les requérants ont produit un rapport d’expertise privé, réalisé à leur demande par un expert britannique, le docteur Anscombe, et daté du 11 octobre 2005.

78. Cet expert a rédigé son rapport en anglais[2], sur la base de l’examen d’un certain nombre de pièces du dossier traduites en anglais.

79. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport se lisent comme suit :

« Expert en médecine légale, je suis accrédité par la commission consultative pour la médecine légale du ministère de l’Intérieur (...).

Aux fins de l’établissement du présent rapport, je me suis vu remettre des traductions en anglais de documents concernant Cihan Tunç, à savoir :

1. Un rapport d’enquête et d’autopsie daté du 13 février 2004 ;

2. Un rapport d’instruction préparatoire (document no 2004/632EO) intitulé « élargissement de l’enquête » ;

3. Deux rapports d’expertise datés respectivement du 16 et du 17 février 2004 et portant les numéros de référence 2004/464 et 2004/90/chimique ;

4. Trois photographies en couleurs de Cihan Tunç. L’une a été prise du vivant de l’intéressé. Les deux autres, sur lesquelles il semble se trouver dans un cercueil, ont été prises post mortem ;

5. Un cliché d’un fusil G-3.

(...)

Le défunt a été conduit dans un hôpital militaire voisin. Une autopsie de son corps a été pratiquée le jour de son décès. Une telle promptitude est exemplaire.

(...)

Il apparaît que, au cours de l’examen initial du cadavre, celui-ci a été déshabillé et photographié, que des prélèvements ont été effectués pour être analysés dans un laboratoire médicolégal, que le contenu de ses poches a été répertorié, etc.

Il apparaît que ces opérations ont été correctement réalisées et, en particulier, que les prélèvements effectués étaient judicieux compte tenu de la nature de l’incident.

Le rapport [d’autopsie] indique que, à l’issue de ces opérations, un médecin – le docteur E. – a été « appelé », ce qui signifie pour moi qu’il n’a pu procéder à un premier examen du corps du défunt qu’à ce moment-là.

Il serait très inquiétant que j’aie raison sur ce point, car, en particulier lorsqu’il est confronté à un décès par balle, le médecin légiste doit obtenir autant d’informations que possible sur la scène de l’incident et l’état du défunt, ce qui implique qu’il puisse inspecter et examiner les vêtements de celui-ci dans l’état où ils se trouvaient au moment du décès.

(...)

Les autres observations auxquelles l’examen a donné lieu sont quelque peu succinctes et incomplètes.

Par ailleurs, les principales conclusions de l’autopsie figurent dans le rapport. La conclusion à laquelle le rapport aboutit quant à la cause du décès est raisonnable au regard des constats opérés à l’occasion de l’autopsie (en d’autres termes, il n’existe pas de contradictions entre les constats opérés et les conclusions qui en ont été tirées).

(...)

Cihan Tunç présente une blessure d’entrée de balle au cou et une blessure de sortie derrière l’épaule gauche. Les clichés montrent que l’orifice d’entrée de balle est d’une taille inférieure à l’orifice de sortie, et il est à mon avis impossible que le premier et le second aient été « intervertis ».

Si l’on admet que la balle a traversé le corps de Cihan Tunç pour se loger dans le plafond, il faut à mon sens nécessairement en conclure que l’intéressé était penché au moment où l’arme a fait feu, faute de quoi la balle n’aurait pas pu suivre cette trajectoire.

Le rapport d’autopsie indique que des résidus de poudre non brûlée ont été retrouvés sur la partie droite du visage et sur la courbe inférieure du menton, mais qu’aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à la fumée n’a été constatée. Cela prouve que la bouche de l’arme était proche du corps de Cihan Tunç sans pour autant le toucher. [La dispersion] des résidus de décharge dépend dans une certaine mesure du type d’arme et de munitions utilisées. Cela étant, la distance probable de tir (c’est-à-dire la distance entre la bouche du canon et le corps de l’intéressé) devait être comprise entre 15 et 30 cm.

Selon mes informations, un fusil G-3 – l’arme que le défunt est supposé avoir utilisée – mesure 102,3 cm de longueur. La photographie dont je dispose montre que la distance entre la détente et la bouche du fusil correspond approximativement à deux tiers de la longueur du fusil. A supposer que, au moment de l’incident, Cihan Tunç ait été penché sur l’arme et qu’il ait eu le bras assez long, il a pu atteindre de justesse la détente (en tendant le doigt).

Selon moi, il n’existe que deux autres hypothèses possibles : soit le fusil n’a pas fonctionné correctement, faisant feu accidentellement pour une raison ou pour une autre (par exemple en tombant au sol), soit quelqu’un d’autre a tiré avec cette arme. Mais cette dernière hypothèse suppose que cette personne était allongée sur le sol au moment de l’incident, qu’elle pointait l’arme vers le haut et que Cihan Tunç était penché sur la bouche du fusil, son cou en étant éloigné de 15 à 30 centimètres.

L’autopsie n’a décelé aucun signe permettant de conclure que l’intéressé s’était battu. »

H. Autre élément fourni par le Gouvernement

80. Le 21 avril 2004, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont le but est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya 4 916 700 000 anciennes livres turques (soit un peu plus de 3 000 euros) à la famille du défunt en guise de soutien matériel.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

81. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent comme suit :

Article 9

« Le pouvoir judiciaire est exercé au nom de la nation turque par des tribunaux indépendants. »

Article 138

« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Aucun organe, aucune autorité, aucune instance et aucun individu ne peut donner des ordres ou des instructions aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ni leur adresser des circulaires ni leur faire des recommandations ou des suggestions. »

Article 139

« Les juges et procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits relevant de leur statut, pas même pour cause de suppression d’un tribunal ou d’un poste. »

Article 145

« La juridiction militaire est assurée par les tribunaux militaires et les tribunaux de discipline militaire. Ces tribunaux sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions qui ont été commises par des militaires et qui ont le caractère d’infraction militaire ou qui ont été commises soit contre des militaires soit dans des locaux militaires soit dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent.

(...)

La loi réglemente, eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions de statut des juges militaires, les rapports des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dans le ressort duquel se trouve le tribunal où ils exercent, l’indépendance des tribunaux et la garantie dont jouissent les juges.

82. L’article 2 de la loi no 353 relative aux tribunaux militaires disposait à l’époque des faits :

« Les tribunaux militaires se composent, sauf dispositions contraires de la présente loi, de deux magistrats militaires et d’un officier (subay üye). »

83. Les termes « et d’un officier » ont été annulés par la Cour constitutionnelle statuant sur recours en annulation dans une décision du 7 mai 2009, publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009. La Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a considéré comme incompatible avec l’article 9 de la Constitution la situation dans laquelle aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire.

84. A la suite de cet arrêt, la législation a été modifiée. L’article 2 de la loi no 353 se lit désormais comme suit :

« Les tribunaux militaires se composent, sauf dispositions contraires de la présente loi, de trois magistrats militaires. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET PROCÉDURAL

85. Les requérants reprochent aux autorités de ne pas avoir mené une enquête effective sur le décès de leur proche. Ils invoquent les articles 2, 6 et 13 de la Convention.

86. Le Gouvernement combat cette thèse.

87. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’en l’espèce le grief des requérants appelle un examen sur le terrain exclusif de l’article 2 pris sous son volet procédural.

A. Sur la recevabilité

88. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

89. Selon les requérants, l’enquête en cause n’a pas été conduite avec toute la célérité requise par les circonstances. De plus, aucune mesure n’aurait été prise pour assurer la préservation des éléments de preuve.

90. En outre, l’enquête n’aurait pas été indépendante. A cet égard, les requérants soutiennent notamment que la législation en vigueur à l’époque des faits ne conférait pas toutes les garanties d’indépendance requises aux autorités judiciaires et, en particulier, au tribunal militaire ayant examiné la cause en dernière instance.

91. Par ailleurs, ils allèguent que l’instruction a été superficielle. Les responsables de l’enquête n’auraient pas exploré toutes les hypothèses mais se seraient focalisés sur la thèse de l’accident. Les requérants dénoncent de surcroît non seulement le caractère incomplet des auditions mais aussi la conduite de celles-ci, qu’ils qualifient d’inappropriée.

92. Ils soutiennent par ailleurs que les dépositions présentaient des contradictions, notamment quant à l’endroit où l’incident est survenu. Selon eux, en effet, certains témoins l’ont situé à la « tour no 2 » alors que, pour d’autres, l’incident s’est produit à la « tour no 4 ». Quant aux dépositions de M.S., elles auraient comporté des incohérences s’agissant de la position de l’arme lors de la découverte du corps.

93. Les requérants critiquent également l’autopsie pratiquée sur la dépouille de leur proche. A cet égard, ils dénoncent notamment la réunion, dans un seul et même document, du rapport d’autopsie et du procès-verbal d’inventaire des effets personnels recueillis sur le défunt. Ils allèguent de plus que le légiste ayant pratiqué l’autopsie n’était pas suffisamment qualifié pour procéder à un tel examen. D’ailleurs, selon eux, la Cour a critiqué dans plusieurs affaires la manière dont le légiste en cause avait conduit les autopsies (ils renvoient notamment à İkincisoy c. Turquie, no 26144/95, § 79, 27 juillet 2004, et Elci et autres c. Turquie, nos 23145/93 et 25091/94, § 642, 13 novembre 2003).

94. Ils ajoutent que les autres examens scientifiques ont été effectués trop rapidement et qu’on ne devrait pas accorder un poids excessif à leurs résultats.

95. Enfin, les requérants se plaignent de ne pas avoir été suffisamment impliqués dans l’enquête et de ne pas avoir eu accès aux éléments du dossier.

96. Ils citent à l’appui de leurs arguments, entre autres références, les affaires Salman c. Turquie ([GC], no 21986/93, CEDH 2000‑VII), Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), Oğur c. Turquie ([GC], no 21594/93, CEDH 1999‑III), Tahsin Acar c. Turquie ([GC], no 26307/95, CEDH 2004‑III), Ergi c. Turquie (28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV), Gül c. Turquie (no 22676/93, 14 décembre 2000) et Kişmir c. Turquie (no 27306/95, 31 mai 2005).

97. Le Gouvernement considère quant à lui que l’enquête menée par les autorités internes a pleinement satisfait aux exigences de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

98. La Cour rappelle sa jurisprudence constante relative au volet procédural du droit à la vie.

L’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements ayant abouti au décès (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

99. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

100. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

101. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Elles s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

102. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

103. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).

104. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur elle, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

105. Enfin, l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazǎre, précité, § 113).

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Sur le caractère prompt, adéquat et complet de l’enquête

106. En l’espèce, la Cour observe d’abord que l’incident ayant conduit au décès du proche des requérants a eu lieu le 13 février 2004, que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même et que le parquet a clôturé les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu le 30 juin 2004. Le 14 octobre 2004, faisant droit aux contestations des requérants, le tribunal militaire a ordonné un complément d’instruction. Le parquet a rendu son rapport le 8 décembre 2004, après avoir adopté les actes complémentaires d’instruction nécessaires. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire a rejeté l’opposition des requérants. Une copie de cette décision a été adressée à l’avocate des intéressés quatre jours plus tard. Dans ces circonstances, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la diligence requise et qu’aucun retard excessif n’a entaché l’enquête.

107. La Cour note ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question.

108. D’abord, une autopsie classique, durant laquelle des clichés ont été pris, a été pratiquée. Elle a conduit à l’établissement d’un compte rendu des blessures accompagné d’une analyse objective des constatations cliniques concernant la cause du décès et la distance probable de tir. Les requérants ont notamment émis des doutes quant aux compétences du médecin légiste L.E., renvoyant à plusieurs arrêts dans lesquels la Cour aurait critiqué des autopsies pratiquées par ce même légiste.

109. Sur ce point, la Cour précise d’emblée que les conclusions auxquelles elle a pu parvenir au sujet de la manière dont une autopsie a été pratiquée dans une affaire donnée n’ont trait qu’à cette affaire et qu’elles ne peuvent nullement être interprétées comme impliquant que toutes les autopsies pratiquées par le médecin légiste concerné comporteraient nécessairement des lacunes significatives et qu’aucun crédit ne pourrait être accordé à ses constatations. A cet égard, la Cour réitère que le caractère suffisant d’une autopsie doit s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, elle observe que les requérants n’ont pas apporté la preuve de défaillances sérieuses dans l’exécution de l’examen en question.

110. Par ailleurs, la Cour relève que, dès son arrivée, le parquet a également fait procéder à des prélèvements sur les mains du défunt et sur les mains d’un suspect potentiel. Les vêtements du défunt lui ont été retirés et ont fait l’objet d’examens scientifiques. Les armes et la douille retrouvées sur les lieux ont elles aussi été soumises à des examens scientifiques. La scène de l’incident a été examinée puis photographiée par des experts.

111. Il est vrai que la scène de l’incident n’a pas été maintenue exactement en l’état jusqu’à l’arrivée des experts en recherche criminelle, dans la mesure où les armes du défunt et de M.S. n’ont pas été laissées sur place mais mises sous clé dans une armoire.

112. Sur ce point, il convient de noter que l’arme du défunt avait déjà été déplacée par M.S. lorsqu’il avait cherché à porter secours au proche des requérants. La Cour convient que la nécessité de prodiguer les premiers soins à un individu grièvement blessé peut, dans une certaine mesure, prendre le pas sur les exigences de fixation de la scène de l’incident telle qu’elle se présente.

113. A partir du moment où l’arme avait déjà été déplacée lors de la découverte de la scène, le fait qu’elle a par la suite été mise en lieu sûr ne pose pas nécessairement problème, dans la mesure où cela n’a pas empêché que l’arme fût soumise à des examens en laboratoire.

114. Cela étant, la Cour note que les experts ont, dès leur arrivée, gelé la scène de l’incident et qu’ils ont préservé l’intégrité de tous les indices susceptibles d’être importants pour la résolution de l’affaire.

115. S’agissant de l’audition des témoins, la Cour observe que les autorités ont recueilli plusieurs dépositions, et ce immédiatement après les faits. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée.

116. A cet égard, la Cour relève que, aux dires des requérants, il existe de graves divergences entre les dépositions, notamment quant au lieu de l’incident et aux postes de garde respectifs de leur proche et de M.S. Cependant, elle n’aperçoit pas de contradictions entre les dépositions et constate au contraire que celles-ci sont concordantes sur ces points.

117. En effet, d’après les éléments du dossier, notamment les dépositions, le site de Perenco était muni de six postes de garde au total, dont seuls trois étaient utilisés. Le premier des postes utilisés se trouvait à l’entrée du site. Le second était une cabine située sur la partie nord du site et appelée « tour basse », « tour no 2 » ou encore « point de garde no 4 » du fait qu’il s’agissait du quatrième point de garde en partant de l’entrée du site, les deux postes situés après le premier poste de l’entrée n’étant pas utilisés. Quant au troisième point de garde, il s’agissait d’un mirador à l’est du site, qui était appelé « tour haute » ou « tour no 3 ».

118. Pour la Cour, il ne fait aucun doute que les dépositions concordent sur le fait que Cihan Tunç était de garde au mirador et M.S. à la tour no 2, et que l’incident s’est produit à ce dernier poste.

119. La Cour observe à cet égard que dans la description des faits qui figure dans le formulaire de requête en langue anglaise, il n’est établi aucune distinction entre les termes « tour » (kule) et « point de garde » (nöbet mevzisi), qui sont traduits indifféremment par le terme anglais « tower », alors même que les traductions vers l’anglais des dépositions présentées par les requérants à l’appui de leur requête tiennent compte de cette différenciation. C’est donc sur une traduction approximative des termes utilisés dans les dépositions que repose le grief des requérants.

120. Cela étant posé, la Cour observe toutefois que le sergent A.K. a indiqué dans l’une de ses dépositions que Cihan Tunç était en faction au « point de garde no 2 » (paragraphe 48 ci-dessus). Mais lorsque la déposition est prise dans sa globalité, il apparaît sans équivoque qu’il s’agit là d’une confusion liée aux multiples dénominations des points de garde puisque l’intéressé précise, dans la même déposition, de manière explicite et à deux reprises, que Cihan Tunç était de garde au mirador (soit la « tour no 3 » ou « tour haute »).

121. Dès lors, le grief selon lequel les autorités n’auraient pas correctement conduit les auditions et n’auraient pas clarifié des contradictions apparues dans celles-ci n’est pas fondé.

122. Enfin, la Cour relève que les responsables de l’enquête ont exploré les diverses pistes possibles. La thèse du suicide semble n’avoir jamais été envisagée en raison de la position de tir. Quant à la thèse de l’homicide, si celle-ci n’a finalement pas convaincu le procureur, elle avait bien été envisagée au début de l’enquête.

123. En effet, M.S. a été interrogé à deux reprises. Les enquêteurs lui ont posé des questions sur le point de savoir si lui et Cihan Tunç en étaient venus aux mains et s’il avait cherché à lui prendre son arme. De plus, des prélèvements ont immédiatement été effectués sur les mains de l’intéressé et son fusil a été soumis à des examens visant à éprouver la crédibilité de sa version. En outre, les enquêteurs ont interrogé également les collègues de Cihan Tunç pour rechercher si celui-ci avait eu ou non un différend avec quelqu’un et, le cas échéant, vérifier l’existence d’un mobile pour un éventuel homicide.

124. Partant, on ne saurait affirmer que le parquet n’a pas envisagé d’autre thèse que celle qu’il a finalement retenue ou qu’il a passivement admis la version fournie par le dernier soldat à avoir vu Cihan Tunç vivant.

125. S’agissant des autres griefs des requérants, la Cour n’aperçoit aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances judiciaires internes.

ii. Sur l’indépendance de l’enquête

126. La Cour observe que les requérants critiquent entre autres la législation relative à la justice militaire, la considérant comme étant de nature à empêcher que l’enquête fût menée de manière indépendante.

127. Le Gouvernement ne souscrit pas à cette thèse.

128. La Cour réitère que pour que l’enquête puisse passer pour effective il est nécessaire que les personnes qui en sont responsables et celles qui effectuaient les investigations soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (voir notamment Trévalec, précité § 89, Ramsahai et autres, précité, § 325, Giuliani et Gaggio, précité, § 300).

129. Elle observe que l’enquête a été menée par le parquet militaire, assisté par des enquêteurs de la gendarmerie nationale. L’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a quant à elle été soumise au contrôle du tribunal militaire de l’armée de l’air de Diyarbakır sur un recours en opposition formé par les requérants.

130. La Cour rappelle d’emblée qu’elle a jugé dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) que tel qu’il était composé à l’époque des faits, le tribunal militaire ayant condamné le requérant ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial au sens de l’article 6 de la Convention, et conclu à la violation de cette disposition. Pour ce faire, elle s’est fondée sur la circonstance que l’un des trois juges siégeant au sein du tribunal militaire était un officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire et qu’il ne jouissait pas des même garanties constitutionnelles que les deux autres juges, qui étaient des magistrats professionnels.

131. Ces considérations valent également dans le cas d’espèce, dès lors que la juridiction étant intervenu comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de la même manière. La Cour relève a cet égard que les doutes en matière d’impartialité concernent ici l’organe juridictionnel en charge du contrôle ultime de l’enquête et non simplement le parquet (voir a contrario, Mantog c. Roumanie no 2893/02, §§ 70 et suivants, 11 octobre 2007 et Stefan c. Roumanie (déc.), no 5650/04, § 48, 29 novembre 2011).

132. Il s’ensuit que ladite procédure ne pouvait répondre à l’exigence d’indépendance qu’implique l’obligation qui pesait sur les autorités nationales de mener une enquête effective sur la mort de Cihan Tunç

iii. Sur la participation des proches du défunt à l’enquête

133. S’agissant de la participation des requérants à l’enquête, la Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 dans des affaires dans lesquelles les requérants n’avaient été informés de décisions judiciaires concernant l’enquête qu’avec un retard considérable et dans lesquelles les informations fournies ne contenaient pas de précision sur les motifs desdites décisions (voir, par exemple, Trufin c. Roumanie, no 3990/04, § 52, 20 octobre 2009, et Velcea et Mazăre, précité, § 114) en raison du fait qu’une telle situation était de nature à empêcher toute contestation efficace.

134. Ainsi, dans l’affaire Anık et autres c. Turquie (no 63758/00, §§ 76‑77, 5 juin 2007), où les requérants ne s’étaient vu remettre après le prononcé de la décision de non-lieu aucun document du dossier à l’exception de leurs propres dépositions, la Cour a également conclu à une violation de l’article 2 au motif que le non-lieu ne pouvait être efficacement contesté sans une prise de connaissance préalable des éléments du dossier d’instruction.

135. La Cour réitère cependant que l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (Giuliani et Gaggio, précité, § 304).

136. En l’espèce, elle relève qu’une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 30 juin 2004, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, a été fournie aux requérants. Ces derniers ont ensuite eu accès au dossier d’instruction. C’est donc après avoir pris connaissance des éléments du dossier qu’ils ont exercé le recours en opposition qui s’offrait à eux pour contester le non-lieu. On ne peut dès lors considérer qu’ils n’ont pas eu la faculté d’exercer efficacement leurs droits. D’ailleurs, la Cour relève que le tribunal militaire ayant eu à connaître du recours a souscrit à certains arguments des requérants puisque les juges ont ordonné des actes d’instruction complémentaires, exigeant que la question de la trajectoire de la balle fût examinée plus avant et que le parquet fournît des explications quant à la présence de résidus de tir sur les mains de M.S. Le parquet a traité ces questions, notamment en organisant une reconstitution.

137. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure.

iv. Conclusion

138. En conclusion, nonobstant ses constats sur la promptitude, l’adéquation et le caractère complet des mesures d’enquêtes et sur la participation effective des requérants à la procédure (paragraphes 106 à 125 et 133 à 137 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 2, sous son volet procédural, faute pour le tribunal militaire de jouir de l’indépendance requise, en sa qualité d’organe en charge du contrôle ultime de l’instruction.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET MATÉRIEL

139. Les requérants allèguent que les circonstances dans lesquelles s’est produit le décès de leur proche n’ont pas été clairement élucidées. Ils contestent la thèse de l’accident retenue par les autorités, indiquant que celle-ci ne serait pas plausible eu égard à la position du corps et à la trajectoire de la balle. Ils présentent un rapport qu’ils ont eux-mêmes commandé à un expert indépendant (paragraphes 77 à 79 ci-dessus) et soutiennent que celui-ci met en doute la crédibilité de la thèse officielle.

140. Le Gouvernement considère que rien ne permet de remettre en cause la thèse de l’accident retenue par les autorités judiciaires à l’issue de l’instruction.

141. La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence constante, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités – comme dans le cas de personnes soumises à leur contrôle en garde à vue – l’Etat a la charge de fournir une explication plausible quant à l’origine de toute blessure ou mort survenue pendant cette période de détention (voir, respectivement, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Salman, précité, § 99).

142. Elle observe que cette obligation a parfois été étendue aux décès survenus dans les zones placées sous le contrôle des seules autorités de l’Etat, telles les casernes militaires (voir Beker c. Turquie, no 27866/03, §§ 42-43, 24 mars 2009 ; comparer avec Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 59, 7 octobre 2010, où la Cour, prenant notamment en compte la qualité de l’enquête et le caractère plausible des explications, n’a pas transféré la charge de la preuve à l’Etat défendeur).

143. Elle rappelle également qu’il y a lieu d’examiner notamment les investigations menées au niveau national pour apprécier le caractère plausible des explications fournies (Beker, précité, § 44).

144. Dans la présente affaire, la Cour observe que les autorités ont conclu à un accident et qu’elles sont parvenues à cette conclusion à l’issue d’une enquête complète, au cours de laquelle elles se sont appuyées notamment sur les procès-verbaux d’audition de témoins, sur le rapport d’autopsie, sur de nombreux rapports d’expertises scientifiques, sur le procès-verbal d’examen des lieux et sur une reconstitution des faits.

145. La Cour juge que la thèse qu’elles ont ainsi retenue est loin d’être dénuée de crédibilité et qu’elle se fonde sur des éléments objectifs.

146. S’agissant du point décisif de cette thèse, à savoir la trajectoire de la balle et la position du corps, la Cour note que les instances judiciaires y ont prêté une attention toute particulière. En effet, ne se satisfaisant pas des explications fournies par l’ordonnance de non-lieu, le tribunal militaire a ordonné un complément d’instruction. En conséquence, le parquet, dans le but de vérifier la crédibilité de sa thèse, a organisé une reconstitution avec un individu de la même corpulence que le défunt et une arme identique à celle ayant servi lors de l’incident.

147. Les experts ont tenu compte de plusieurs données non contestées : l’orifice d’entrée de la balle se trouvait sur la partie droite du cou du défunt et l’orifice de sortie dans le dos, sous l’omoplate gauche ; la balle avait terminé sa trajectoire dans le plafond ; le tir avait été effectué à bout portant.

148. A la lumière de ces données, il a été établi sans équivoque que le défunt était incliné vers l’arme qui se trouvait sur sa droite canon, tourné vers le haut, au moment où le coup est parti.

149. Prenant en considération ces données mais aussi les autres éléments recueillis durant l’instruction, ainsi que les constatations qu’ils avaient eux‑mêmes effectuées lors de la reconstitution, les experts sont parvenus à la conclusion que Cihan Tunç avait été victime d’un tir accidentel au moment où, accroupi, il avait tenté de se relever en prenant appui sur son arme.

150. Les requérants contestent cette thèse en se prévalant des conclusions d’un expert privé, le docteur Anscombe, auquel ils ont eux‑mêmes demandé un rapport.

151. La Cour note que cet expert s’est vu fournir des traductions du rapport d’autopsie, du rapport du parquet daté du 8 décembre 2004, des rapports d’expertise du 16 et du 17 février 2004, et qu’il a également eu accès à des clichés de la dépouille et à une photographie de fusil G-3.

152. Cet expert s’est fondé sur les mêmes données que les experts nationaux et est parvenu à la même conclusion quant à la posture de Cihan Tunç et à la position du fusil. En revanche, il a estimé que le jeune homme avait été victime d’un tir à bout portant, avec une distance de tir de 15 à 30 cm, tandis que les experts balistiques et le légiste s’étaient bornés à conclure, sans donner d’estimation de la longueur de la trajectoire de la balle, qu’il s’agissait d’un tir à bout portant. Pour ce faire, le docteur Anscombe s’est fondé sur l’absence de résidus de fumée et de brûlure et sur la présence de résidus de poudre « sur la partie droite du visage et sur la courbe inférieure du menton ».

153. Sur ce second point, la Cour note que la conjonction de coordination « et » présente dans la traduction anglaise n’apparaît pas dans le texte turc, lequel semble signifier que les résidus en question ont été observés uniquement sous le menton.

154. La Cour observe également que l’expert privé a disposé d’éléments limités : il a par exemple été obligé de déterminer l’emplacement de la gâchette de manière approximative en observant la photographie qui lui avait été fournie.

155. Néanmoins, la Cour n’attachera aucune conséquence à ces aspects de l’affaire qui sont d’une importance tout à fait mineure.

156. En effet, si le docteur Anscombe a considéré, au vu des éléments dont il disposait, que les faits étaient singuliers, il n’a pas affirmé pour autant qu’ils n’avaient pas pu se dérouler comme indiqué dans la thèse retenue par les experts et les autorités judiciaires nationales.

157. Il a avancé deux autres explications possibles. Selon la première, le coup serait parti à cause d’un dysfonctionnement de l’arme ou d’une chute de celle-ci à un moment où le proche des requérants, qui était accroupi, tentait de se relever en se penchant vers sa droite alors que la bouche de l’arme était placée à une distance comprise entre 15 et 30 cm de son cou. La Cour observe que, d’après le rapport des experts ayant examiné l’arme, celle-ci ne présentait aucune anomalie et fonctionnait correctement. En tout état de cause, cette thèse est somme toute très proche de celle retenue par les autorités et elle n’est pas de nature à engager la responsabilité du Gouvernement.

158. La seconde possibilité avancée par l’expert repose sur la thèse criminelle, à savoir que le coup aurait été tiré par un individu allongé au sol alors que le défunt était penché sur l’arme dont la bouche se trouvait à une distance de 15 à 30 cm de son cou. La Cour observe qu’aucun élément ne vient appuyer cette thèse, qui n’est pas confortée, par exemple, par les résultats de l’autopsie. En effet – le docteur Anscombe l’admet lui aussi –, aucun indice ne laisse à penser qu’une lutte ait eu lieu. En outre, aucun mobile criminel n’a pu être identifié. Rien ne permet donc de privilégier cette thèse par rapport à celle retenue par les autorités.

159. La Cour observe, à l’instar de l’expert privé et, dans une certaine mesure, des autorités nationales, que l’incident est singulier. Cependant, cette singularité demeure quelle que soit la thèse retenue, puisqu’elle repose sur des données scientifiques solides et non contestées (paragraphe 147 ci‑dessus).

160. Enfin, la Cour relève que la thèse de l’accident a été retenue à l’issue d’une enquête complète au cours de laquelle toutes les investigations nécessaires ont été effectuées et à laquelle les requérants ont eu suffisamment accès.

161. Eu égard à cette circonstance ainsi qu’à l’absence de tout élément susceptible de rendre cette thèse incohérente ou illogique (voir Abdurashidova c. Russie, no 32968/05, § 69, 8 avril 2010, et, a contrario, Beker, précité, §§ 51-52) ou d’en entamer sérieusement la crédibilité, la Cour n’aperçoit aucun motif convaincant et suffisant de s’écarter des conclusions auxquelles ont abouti les autorités nationales (Suprun c. Ukraine (déc.), no 7529/07, 27 avril 2010). Elle considère dès lors que les explications fournies par ces dernières au sujet du décès du proche des requérants sont tout à fait plausibles et crédibles.

162. Il s’ensuit que le grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

163. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 3 de la Convention à raison des souffrances morales que leur aurait infligé le comportement des autorités dans le traitement de l’affaire.

164. Invoquant également l’article 14 de la Convention, ils affirment que c’est en raison de leurs origines ethniques que les autorités n’auraient pas mené d’enquête effective au sujet du décès de leur proche.

165. Invoquant enfin l’article 2 du Protocole no 7, ils se plaignent de l’inexistence d’un recours contre les décisions du tribunal militaire lorsque celui-ci statue sur une opposition à une ordonnance de non-lieu.

166. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention.

167. Partant, elle déclare ces griefs irrecevables.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

168. Les requérants réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral et 10 617,50 livres sterling pour les frais exposés lors de la procédure devant la Cour. Ils fournissent à cet égard un tableau ventilé par rubrique (décompte horaire et autres frais). Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions, qu’il estime excessives et infondées.

169. Statuant en équité la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants 10 000 EUR pour dommage moral.

170. En ce qui concerne les frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde conjointement aux requérants.

171. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré du volet procédural de l’article 2, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par 4 voix contre 3, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit, par 4 voix contre 3,

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune des juges Raimondi, Jočienė et Lorenzen.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, JOČIENĖ ET LORENZEN

1. A notre grand regret, nous ne pouvons pas nous rallier à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

2. L’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire qui était composé de deux magistrats professionnels et d’un officier.

3. Il est vrai que, dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13-19, 3 juillet 2012), la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention parce que l’un des trois juges siégeant au sein du tribunal militaire était un officier et qu’il ne jouissait pas des même garanties constitutionnelles que les deux autres juges, qui étaient des magistrats professionnels.

4. En l’espèce, nous observons que le tribunal militaire ayant eu à connaître de l’opposition des requérants était lui aussi composé de deux magistrats professionnels et d’un officier.

5. Toutefois, la question de l’indépendance du tribunal militaire doit être examinée sur le terrain de l’article 2 de la Convention étant donné que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce puisque, d’une part, il ne s’agissait pas, dans le cadre de la procédure en opposition, de faire statuer sur des droits et obligations de caractère civil et que, d’autre part, les requérants n’ont pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 359-360, CEDH 2007‑II).

6. Dans ces conditions, il y a lieu de déterminer dans quelle mesure la circonstance que l’indépendance de l’un des trois juges du tribunal militaire prête à caution – circonstance qui est constitutive d’un manque d’indépendance au sens de l’article 6 de la Convention – est susceptible de faire conclure à l’absence d’indépendance de l’enquête aux fins de l’article 2 de la Convention.

7. Si les exigences du procès équitable sont souvent utilisées dans l’analyse des questions procédurales examinées sous l’angle d’autres dispositions que l’article 6, les garanties offertes ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière. Dans le cadre des articles 2 et 3 de la Convention, l’indépendance de l’enquête est l’un des éléments qui permet d’en apprécier l’effectivité et qui constitue une notion autonome desdites dispositions.

8. C’est l’ensemble de la procédure et les circonstances particulières et concrètes de chaque cas d’espèce – y compris le rôle joué par les divers organes intervenus au cours de la procédure et leur comportement – qu’il faut prendre en compte pour apprécier le degré d’indépendance de l’enquête.

9. Ce principe a été illustré dans l’arrêt Tanrıbilir c. Turquie (no 21422/93, §§ 54-85, 16 novembre 2000) où, après avoir rappelé qu’elle avait déjà constaté dans plusieurs cas que l’enquête supervisée par le conseil administratif départemental dans le cadre de poursuites contre des fonctionnaires suscitait de sérieux doutes, que cet organe n’était pas indépendant de l’exécutif et que son enquête n’était ni approfondie ni contradictoire (Güleç, précité, §§ 79-81, et Oğur, précité, § 91), la Cour a conclu que l’enquête supervisée par un conseil administratif départemental satisfaisait aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention, en se fondant sur le niveau de l’enquête menée par les organes judiciaires avant l’intervention dudit conseil.

10. Ce principe a également été illustré dans un certain nombre d’affaires roumaines (paragraphes 139-141 de l’arrêt). Nous rappelons que la Cour a conclu à l’absence d’indépendance d’une enquête menée par des procureurs militaires en se fondant non seulement sur la réglementation nationale, mais aussi sur le comportement des intéressés, qui dénotait concrètement un manque d’impartialité : absence d’accomplissement de toutes les mesures d’instruction qui avaient été requises pour compléter l’enquête (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, 5 octobre 2004), refus de déclencher des poursuites pénales malgré un arrêt ordonnant de le faire (Dimitriu Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, §§ 75 et suivants, 26 avril 2007) ou encore refus de se pencher sur les conclusions des rapports d’expertise médico-légale (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, §§ 107 à 109, 12 octobre 2004).

11. Par la suite, dans l’arrêt Mantog c. Roumanie (no 2893/02, §§ 70 et suivants, 11 octobre 2007), après avoir rappelé qu’elle avait, dans des affaires antérieures, conclu à l’absence d’indépendance des procureurs militaires eu égard notamment à la réglementation en vigueur, la Cour a estimé que l’enquête menée dans l’affaire Mantog par un procureur militaire au sujet du décès du proche des requérants avait été indépendante, précisant que le degré d’indépendance d’un organe d’enquête devait s’apprécier selon les circonstances concrètes de l’affaire soumise à son examen. Pour ce faire, elle a notamment pris en compte l’absence de lien entre le procureur militaire et les personnes susceptibles d’être inquiétées, le caractère poussé des investigations et le fait que le procureur en question avait rouvert la procédure à la demande des requérants.

12. Dans l’affaire Stefan c. Roumanie ((déc.), no 5650/04, § 48, 29 novembre 2011), la Cour, prenant là encore en considération le comportement concret du procureur, a également conclu à l’indépendance de l’enquête menée par celui-ci, et ce malgré la réglementation statutaire qui n’assurait pas à l’intéressé l’indépendance requise par rapport aux autorités militaires.

13. Il ressort de ces affaires que, dans le cadre de l’article 2, une absence d’indépendance d’un organe judiciaire découlant de la réglementation n’est pas un élément suffisant en soi pour conclure à l’absence d’indépendance de l’enquête. Encore faut-il que celle-ci se soit traduite dans la pratique par un manque d’impartialité dans le comportement de cet organe, laquelle s’apprécie au regard des circonstances concrètes de l’affaire.

14. Revenant à la présente espèce, nous estimons dès lors que, pour statuer sur la question dont la Cour est saisie, il y a lieu d’examiner les diverses phases de la procédure et les circonstances concrètes de l’affaire.

15. En ce qui concerne la phase d’instruction, nous observons que le procureur en charge de l’enquête a recueilli toutes les preuves dont l’obtention était nécessaire et nous estimons qu’on ne peut raisonnablement reprocher à celui-ci l’absence d’une quelconque mesure d’enquête. Rien ne permet de dire que toutes les pistes, notamment la thèse de l’homicide, n’aient pas été explorées (Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 54, 7 octobre 2010). Nous renvoyons à cet égard aux paragraphes 106 et suivants de l’arrêt rendu en l’espèce et en particulier aux paragraphes 122 à 124 de celui-ci.

16. Il est vrai que les enquêteurs ayant participé aux investigations étaient membres de la gendarmerie, corps au sein duquel l’incident a eu lieu. Néanmoins, il convient de relever qu’il ne s’agissait pas des gendarmes en poste sur les lieux de l’incident (voir, a contrario, Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002), qu’il n’y avait pas de lien hiérarchique entre eux et les personnes qui, comme M.S., étaient susceptibles d’être impliquées, et qu’il ne s’agissait pas non plus des collègues directs de ces personnes (Putintseva c. Russie, no 33498/04, § 52, 10 mai 2012, ou, a contrario, Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003‑V, et Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010).

17. Par ailleurs, nous observons que l’enquête a véritablement été dirigée par le parquet, et ce dès les premières investigations (voir, a contrario, Saçılık et autres, précité, § 98). En effet, le procureur en charge de l’affaire s’est immédiatement rendu à l’hôpital où Cihan Tunç avait été admis. Il y a supervisé l’autopsie, fait effectuer des prélèvements sur le corps du défunt ainsi que sur M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant, et mené l’audition de M.S. En outre, il a dépêché parallèlement un procureur civil sur les lieux de l’incident, le chargeant de superviser le travail de l’équipe d’experts en recherche criminelle.

18. En d’autres termes, c’est en se fondant sur des éléments qui ont été recueillis sous sa supervision que le parquet a conclu à un accident, et ce dans une ordonnance dûment motivée (voir, a contrario, Đurđević c. Croatie, no 52442/09, §§ 89-91, CEDH 2011).

19. On ne saurait dès lors considérer que le parquet a passivement admis la version des enquêteurs, lesquels n’étaient d’ailleurs, nous le rappelons, pas liés aux personnes susceptibles d’avoir une responsabilité dans le décès (Giuliani et Gaggio, précité, § 321).

20. De surcroît, les principaux actes accomplis par les enquêteurs concernent des aspects scientifiques de l’enquête, tels que des relevés ou des examens balistiques. Compte tenu de la nature technique et objective de ces vérifications, on ne saurait estimer que cette circonstance a porté atteinte à l’impartialité de l’enquête (Papapetrou et autres c. Grèce, no 17380/09, §§ 65-66, 12 juillet 2011). En juger autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité pour les tribunaux de recourir à l’expertise des forces de l’ordre, qui possèdent souvent une compétence particulière en la matière (Giuliani et Gaggio, précité, § 322).

21. Par conséquent, nous estimons qu’aucun élément concret n’autorise à dire que l’instruction menée par le parquet n’était pas suffisamment indépendante.

22. Concernant ensuite la question du contrôle opéré par le tribunal militaire, nous observons premièrement que, si la législation en vigueur à l’époque des faits permettait d’émettre des doutes quant à l’indépendance du juge officier, cet écueil ne concernait qu’un seul des trois juges composant le tribunal, les deux autres étant des magistrats professionnels qui présentaient les garanties constitutionnelles requises.

23. Deuxièmement, si les exigences de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 78, 8 novembre 2011, et Teren Aksakal c. Turquie, no 51967/99, § 85, 11 septembre 2007), la procédure d’opposition par le biais de laquelle le tribunal a été saisi ne doit pas être assimilée à l’ouverture de poursuites. Il s’agissait simplement, au travers de cette procédure, de contrôler le bien-fondé d’une décision de non-lieu à poursuivre (voir, s’agissant d’un recours similaire prévu par le droit néerlandais, Ramsahai, précité, § 352).

24. Nous estimons troisièmement – et ce point est pour nous essentiel‑que rien dans la façon dont le tribunal militaire a traité l’affaire ne donne à penser que celui-ci a cherché à empêcher l’ouverture de poursuites. Au contraire, tout comme dans les deux dernières affaires roumaines précitées (Mantog et Stefan), le tribunal a d’abord fait droit à l’opposition des requérants en ordonnant un complément d’instruction en vue d’éprouver la crédibilité de la thèse de l’accident retenue par le parquet. C’est en se fondant sur ces nouveaux éléments d’enquête – dont une reconstitution des faits – que le tribunal a finalement rejeté l’opposition des requérants.

25. Eu égard au rôle et au comportement concret du tribunal militaire, à l’adéquation des mesures d’enquête et à l’indépendance de l’instruction (paragraphes 15 à 21 plus haut[3]), la circonstance que l’indépendance d’un seul des trois juges du tribunal ayant statué sur l’opposition à l’ordonnance de non-lieu prêtait à caution du fait de la réglementation en vigueur à l’époque des faits n’a pas constitué à notre avis un élément susceptible d’entacher l’indépendance de l’enquête et, partant, son effectivité. Pour nous, le grief tiré d’une absence alléguée d’indépendance de l’enquête sur l’article 2 de la Convention n’est donc pas fondé.

* * *

[1]. Rectifié le 8 octobre 2013: le texte était le suivant : « Les requérants ont été représentés devant la Cour par une association de défense des droits de l’homme. »

[2]. Traduction effectuée par le greffe.

[3]. Rectifié le 8 octobre 2013: le texte était le suivant : « paragraphes 144 à 150 de l’arrêt »


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-121616
Date de la décision : 25/06/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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