La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/06/2013 | CEDH | N°001-120956

CEDH | CEDH, AFFAIRE NENCHEVA ET AUTRES c. BULGARIE, 2013, 001-120956


ANCIENNE QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NENCHEVA ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 48609/06)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juin 2013

DÉFINITIF

18/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nencheva et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Päivi Hirvelä, présidente,
Lech Garlicki,
George Nicolaou,
Ledi B

ianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano, juges,
et Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir dél...

ANCIENNE QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NENCHEVA ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 48609/06)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juin 2013

DÉFINITIF

18/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nencheva et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Päivi Hirvelä, présidente,
Lech Garlicki,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano, juges,
et Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48609/06) dirigée contre la République de Bulgarie et dont neuf ressortissants de cet Etat (« les requérants »), ainsi que l’Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme (« l’association requérante »), ont saisi la Cour le 31 octobre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me M. Ekimdzhiev, avocat à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme M. Kotseva, du ministère de la Justice.

3. Le 8 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants personnes physiques sont des parents de sept des quinze enfants et jeunes adultes de moins de 22 ans décédés au cours de l’hiver 1996-1997 dans le foyer pour enfants atteints de troubles mentaux graves du village de Dzhurkovo (« le foyer de Dzhurkovo »), dépendant de la municipalité de Laki. Il s’agit de Gina Asenova Nencheva, née en 1953, et Ivan Yankov Nenchev, né en 1955, tous deux résidant à Dragor (parents de Mitko Durov), Sehare Ismail Darinova, née en 1952 et résidant à Isperih (mère de Ravié Ismail), Iliya Ivanov Stoyanov, né en 1942, et Velichka Ilieva Stoyanova, née en 1944, tous deux résidant à Elhovo (parents de Donka Stoyanova), Fani Filipova Evtimova, née en 1961 et résidant à Katselovo (mère de Neli Hristova), Maria Hristova Atanasova, née en 1970 et résidant à Yambol (mère de Marian Atanasov), Georgi Vasilev Georgiev, né en 1960 et résidant à Plovdiv (père de Vasil Georgiev) et Ivan Dechkov Ivanov, né en 1950 et résidant à Smin (père de Diana Dechkova).

5. L’association requérante est une association de droit bulgare dénommée Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme.

A. Les cas de décès au foyer de Dzhurkovo

6. Le foyer de Dzhurkovo se trouve dans le massif des Rhodopes à 1 300 m d’altitude, à 15 km de la ville de Laki. Les conditions d’accès au village en hiver sont très difficiles.

7. Environ 80 enfants étaient hébergés dans le foyer de Dzhurkovo au cours de l’hiver 1996-1997. Ils étaient divisés en deux catégories : « alités » et « marchants ». Les premiers étaient dans l’incapacité totale de se déplacer ou d’effectuer des mouvements élémentaires et passaient tout leur temps au lit. La deuxième catégorie comprenait des enfants ayant des capacités de motricité plus ou moins réduites, mais qui pouvaient se déplacer seuls ou avec de l’aide. Tous les enfants souffraient de handicaps mentaux et physiques graves. Il apparaît que certains enfants étaient placés au foyer de Dzhurkovo en vertu d’une décision administrative à la suite d’un accord pour adoption donné par leurs parents, tandis que d’autres enfants y étaient placés à la demande de leurs parents.

8. Dans la plupart des cas exposés ci-dessous, les dossiers médicaux ne contenaient pas d’informations sur les traitements et sur les évènements précédant les décès. Les certificats de décès furent établis pour certains plusieurs jours après le décès. Aucune autopsie des corps ne fut réalisée, compte tenu du fait que le droit interne ne prévoyait d’autopsie qu’en cas de décès dans un établissement hospitalier et non dans les foyers sociaux et que les proches des enfants n’avaient pas demandé la réalisation d’autopsies.

9. Le personnel du foyer se chargea des funérailles de tous les enfants, à l’exception de Vasil Georgiev, dont l’enterrement fut organisé par son père. Les parents des autres enfants n’assistèrent pas aux funérailles.

1. Maria Sofronieva

10. Maria Sofronieva, née le 15 mai 1978, avait été placée au foyer de Dzhurkovo en 1990. Depuis sa naissance, elle souffrait d’une paralysie cérébrale ayant affecté toutes ses capacités mentales et physiques. En 1996, elle pesait 18 kg et mesurait 1,15 m. Le 3 décembre 1996, l’officier médical (фелдшер) du foyer constata que Maria souffrait depuis plusieurs jours d’une pneumonie et prescrivit un traitement par administration d’antibiotiques pendant cinq jours. Elle fut examinée à nouveau le 13 décembre 1996. Le carnet de santé de Maria ne comportait pas de détails sur la suite du traitement et son état de santé.

11. Elle décéda le 15 décembre 1996 à l’âge de 18 ans. L’acte de décès n’indiquait pas les causes de celui-ci.

2. Radka Assenova

12. Radka Assenova, née le 6 février 1978, souffrait d’une paralysie cérébrale et d’hypotrophie, et présentait des infections cutanées. Elle pesait 35 kg et mesurait 1,46 m. Les circonstances précises du décès de Radka, survenu le 24 décembre 1996, n’ont pas été éclaircies.

3. Janeta Stefanova

13. Janeta Stefanova, née le 4 novembre 1979, souffrait d’une paralysie cérébrale et d’épilepsie. Elle avait été placée au foyer de Dzhurkovo en 1990. Elle subit un dernier examen médical le 3 décembre 1996, où un traitement antiépileptique fut prescrit. L’acte de décès, dressé à une date non précisée, indiquait que Janeta était décédée le 29 décembre 1996 à 5 heures à la suite d’une crise cardiaque. Les circonstances du décès ne sont pas connues.

4. Mitko Durov

14. Mitko Durov, né le 5 janvier 1991, souffrait d’une encéphalopathie, de retards profonds du développement mental et d’hypotrophie. Il fut installé au foyer de Dzhurkovo le 9 mars 1995. Il apparaît qu’au début de 1996, Mitko pesait 12 kg et qu’en fin d’année, il avait perdu la moitié de son poids. Le dernier examen médical de Mitko eut lieu le 4 octobre 1996. Un traitement spécifique pour une durée de cinq jours fut prescrit. Il n’y eut pas d’autres examens après cette date. Mitko décéda le 30 janvier 1997. Les circonstances entourant son décès ne sont pas connues.

5. Neli Hristova

15. Neli Hristova, née le 20 juin 1982, fut placée au foyer de Dzhurkovo en 1994. Elle souffrait de retards du développement mental. Son carnet de santé indique qu’en 1996, elle avait eu des examens médicaux en mars, en avril, en septembre et en octobre. Il apparaît que l’examen suivant eut lieu le 9 février 1997 à 21 h 45, lorsqu’il fut constaté qu’elle avait une fièvre et de la toux. L’enfant décéda le même jour à 21 h 55.

6. Marian Atanasov

16. Marian Atanasov, né le 29 juin 1989, fut confié au foyer de Dzhurkovo le 21 janvier 1997 après avoir séjourné dans un autre foyer accueillant des enfants atteints de troubles mentaux et physiques graves. Il souffrait d’une forme d’oligophrénie. Aucun dossier médical ne fut ouvert à son nom au foyer de Dzhurkovo. Il décéda le 22 février 1997 à 10 heures. Il apparaît que, quelques jours avant son décès, Marian prenait des médicaments contre des douleurs à l’estomac. L’acte de décès indique que la mort est survenue à la suite d’une crise cardiaque aigüe.

7. Rositza Nedelcheva

17. Rositza Nedelcheva, née le 23 septembre 1992, fut placée au foyer de Dzhurkovo le 24 janvier 1997. Elle souffrait d’une paralysie cérébrale. Lorsque l’enfant arriva au foyer, l’officier médical diagnostiqua chez elle une bronchite aigüe avec une forte fièvre et prescrivit un traitement par administration de médicaments. Le 10 février 1997, la maladie persistait et le traitement par médicaments fut prolongé de cinq jours. Le carnet de santé ne contenait pas d’informations sur le suivi de Rositza après cette date. Elle fut retrouvée morte dans son lit, le 23 février 1997 à 8 h 10.

8. Milcho Milchev

18. Milcho Milchev, né le 24 juillet 1992, fut placé au foyer de Dzhurkovo le 22 janvier 1997. Avant cette date, il séjournait dans un autre foyer pour enfants atteints de troubles mentaux. Il souffrait d’une maladie chromosomique. Les dernières notes concernant l’évolution de la maladie de Milcho datent du 22 janvier 1997. Il fut retrouvé mort dans son lit le 23 février 1997 à 8 heures. Le dossier de suivi quotidien tenu au foyer ne comportait aucune mention de la journée du 22 février 1997.

9. Angelina Atanasova

19. Angelina Atanasova, née le 25 juillet 1988, souffrait de plusieurs malformations congénitales. Elle fut installée au foyer de Dzhurkovo le 28 août 1992. Le 13 janvier 1997, l’officier médical observa qu’elle avait une inflammation de la gorge, puis le 3 février 1997, il constata des symptômes de bronchite. Angelina suivit un traitement par administration de médicaments. Les dernières notes sur son état de santé dataient du 17 février 1997. Angelina fut retrouvée morte dans son lit, le 25 février 1997 à 14 heures.

10. Diana Dechkova

20. Diana Dechkova, née le 14 septembre 1978, fut placée au foyer de Dzhurkovo le 10 mars 1994. Elle souffrait d’une paralysie cérébrale, mais se déplaçait de manière autonome. Le 23 février 1997, l’officier médical constata qu’elle présentait une gelure des pieds du premier degré. Diana fut installée dans l’infirmerie, on lui appliqua des compresses chaudes et elle fut vaccinée contre le tétanos. L’officier médical indiqua dans son carnet de santé les soins à appliquer par les infirmières pour les heures suivantes. Le lit de Diana fut déplacé près du radiateur. Le 25 février 1997 à 16 heures, l’officier médical constata que Diana avait une hypothermie : la température de son corps était de 34 degrés. Un médecin urgentiste de Sofia se rendit alors au foyer, visiblement grâce à l’aide d’un journaliste qui était en contact avec la directrice du foyer. A 23 h 45, le médecin constata l’état d’hypothermie grave de Diana. Il prescrivit un traitement médical. L’hospitalisation ne fut pas préconisée. Diana décéda quelques heures plus tard.

11. Donka Stoyanova

21. Donka Stoyanova, née le 30 mars 1989, fut placée au foyer de Dzhurkovo le 22 janvier 1997. Elle souffrait d’une maladie chromosomique congénitale. Deux jours après son arrivée, l’officier médical constata qu’elle avait une rhinopharyngite et prescrivit un traitement pendant cinq jours. Le matin du 4 mars 1997, il examina Donka et découvrit qu’elle avait des escarres de décubitus au niveau de la région lombaire ; il prescrivit un traitement. Donka décéda à 13 heures le même jour.

12. Vasil Georgiev

22. Vasil Georgiev, né le 4 août 1986, souffrait de retards dans le développement mental. Il avait été gardé jusqu’à l’âge de onze ans par ses parents. Il se déplaçait en fauteuil roulant. Au début de l’automne 1996, il fut placé au foyer de Dzhurkovo, sa mère étant tombée gravement malade et son père ne pouvant plus prendre soin de lui. Deux mois plus tard, les parents de Vasil furent informés que celui-ci était malade. Son père le ramena alors à son domicile. Un mois plus tard, Vasil fut à nouveau placé au foyer. Il apparaît qu’un médecin examina l’enfant à une date non précisée et constata chez lui une infection respiratoire aiguë. Il décéda le 14 mars 1997. Les circonstances entourant le décès, ainsi que les soins appliqués à Vasil, n’étaient pas connus. Le matin du 15 mars 1997, le père de Vasil, informé dans la nuit du décès de son fils, se présenta au foyer. Le corps de l’enfant enveloppé dans une couverture lui fut alors remis. Le père de Vasil demanda un acte de décès auprès de la mairie. Ce dernier indiquait que l’enfant était décédé d’une maladie cardiaque. Selon le médecin ayant suivi Vasil alors qu’il était gardé par ses parents, celui-ci n’avait jamais souffert de maladie cardiaque.

13. Tatiana Hristova

23. Tatiana Hristova, née le 15 mai 1974, était entrée au foyer de Dzhurkovo alors qu’elle était majeure. Elle décéda le 14 mars 1997, à l’âge de 22 ans, à la suite d’une infection aiguë des voies respiratoires. Les circonstances de son décès ne sont pas connues.

14. Malina Ivanova

24. Malina Ivanova, née à une date non précisée, décéda au foyer de Dzhurkovo le 12 mars 1997. Les raisons de son décès, ainsi que les circonstances entourant celui-ci, ne sont pas connues.

15. Ravié Ismail

25. Ravié Ismail, née le 6 février 1978, décéda au foyer de Dzhurkovo le 24 décembre 1996. Les raisons de son décès, ainsi que les circonstances entourant celui-ci, ne sont pas connues.

B. Le foyer de Dzhurkovo et le contexte général dans le pays au cours de l’hiver 1996-1997

26. Au cours de la période examinée, la Bulgarie connut une grave crise économique, financière et sociale. L’inflation dépassait les 1 000 %, entraînant une forte baisse de la valeur des revenus de la population et des ressources budgétaires allouées aux organismes publics. Des restrictions furent imposées sur les combustibles, et les échanges et la circulation entre les villes et les régions du pays furent singulièrement réduits. Dans un tel contexte, le budget accordé au foyer de Dzhurkovo, qui relevait des pouvoirs de gestion administrative et budgétaire du maire, subit une dévalorisation importante et la municipalité ne pouvait plus prendre en charge les frais pour la nourriture et d’autres produits nécessaires. Par ailleurs, il apparaît qu’au cours de l’hiver 1996-1997, le foyer de Dzhurkovo disposait d’environ 1,62 nouveau lev bulgare (BGN), soit environ 0,80 euro (EUR), par enfant et par jour pour couvrir les besoins en termes de nourriture, de chauffage, de soins médicaux et d’habillement.

27. A l’époque, l’établissement employait en tout un officier médical, cinq infirmières, quatre aides-soignantes et une blanchisseuse. Il ressort qu’une aide-soignante avait à s’occuper de vingt enfants. Pendant l’absence des infirmières, c’étaient les aides-soignantes qui administraient les médicaments et suivaient l’état de santé des enfants. Le foyer de Dzhurkovo ne disposait pas d’un médecin même si un tel poste était à pourvoir.

28. En raison des conditions hivernales difficiles, le foyer n’était pas accessible en voiture. L’hôpital le plus proche se trouvait à 40 km et il n’existait pas de moyen de locomotion adéquat pour les enfants malades. Le personnel devait marcher cinq kilomètres à pied afin d’arriver au foyer.

29. Le fioul était livré en quantité insuffisante et à des intervalles irréguliers compte tenu de la pénurie pétrolière. Le chauffage fonctionnait une heure le soir et une heure le matin, de sorte que la température à l’intérieur se situait entre 12oC et 15oC tout au plus. Deux à trois radiateurs électriques étaient disposés dans les couloirs et les portes des chambres étaient laissées ouvertes afin que de l’air chaud circule. Parfois, par manque de fioul, les locaux n’étaient pas chauffés.

30. La nourriture était très insuffisante, de mauvaise qualité et peu variée. Les goûters avaient été supprimés faute d’aliments. Toutefois, il apparaît que le personnel du foyer ainsi que des habitants du village le plus proche apportèrent au foyer, sur une base volontaire, des produits alimentaires tels que des haricots et des pommes de terre, afin que les enfants ne se retrouvent pas un jour sans aucune alimentation.

31. Il était difficile de maintenir les conditions d’hygiène de base compte tenu du fait qu’il n’était pratiquement pas possible de laver et sécher le linge, les habits, les draps et les couvertures des enfants. Le foyer disposait de deux machines à laver et le linge était séché à l’aide d’un radiateur électrique. Les enfants « alités » ne pouvaient que faire leurs besoins physiologiques au lit et ils avaient besoin d’un changement de linge plusieurs fois par jour, ce qui était impossible par manque d’habits de rechange. Dans ces conditions, le personnel du foyer utilisait toutes sortes de matériels, tels des vieux habits et des chiffons, à la place des couvertures qui n’arrivaient pas à sécher.

C. Les démarches de la directrice du foyer et du maire de Laki auprès des autorités

32. Il ressort des éléments du dossier que, le 10 septembre 1996, la directrice du foyer et le maire de Laki envoyèrent une lettre à l’Agence pour l’aide étrangère (Агенция за чуждестранна помощ) exposant que la situation au foyer à l’arrivée de l’hiver était très inquiétante et qu’il était urgent de prendre des mesures de précaution afin de fournir des combustibles, de la nourriture et tous les produits d’entretien quotidien au foyer car la municipalité n’avait pas de fonds disponibles.

33. Le 20 septembre 1996, la directrice du foyer adressa une lettre, contresignée par le maire de Laki, au ministère du Travail et de la Politique sociale en indiquant que l’établissement ne disposait pas des moyens matériels pour subvenir aux besoins de base et que faute de combustibles, de nourriture et d’habits, la santé et la vie des enfants étaient exposés à un risque grave imminent. Par un autre courrier du 18 novembre 1996, elle sollicita l’action des services de ce ministère chargés de l’assistance sociale en indiquant les quantités de produits alimentaires et pharmaceutiques nécessaires manquants. Ses demandes demeurèrent sans suite.

34. Le premier enfant décéda le 15 décembre 1996.

35. Le 22 janvier 1997, un groupe de huit enfants d’un autre foyer social, situé dans une région au climat plus doux, fut placé au foyer de Dzhurkovo en vertu d’une décision des services sociaux municipaux.

36. La directrice s’adressa à plusieurs reprises, à des dates non précisées, au Comité régional de la Croix-Rouge bulgare, en détaillant les problèmes et les risques rencontrés au foyer et en demandant de l’aide. Au courant du mois de janvier, la directrice sollicita auprès de divers organismes nationaux, de l’Agence pour l’aide étrangère et des organisations humanitaires, l’envoi des produits de base. Le 17 janvier 1997, le maire de Laki et la directrice du foyer s’adressèrent à nouveau au ministère du Travail et de la Politique sociale, au ministère des Finances, ainsi qu’au gouverneur régional en indiquant que le foyer manquait de nourriture, de combustibles, de vêtements et de linge. Ils demandèrent une intervention urgente car les enfants risquaient de ne pas survivre à l’hiver dans les conditions exposées.

37. Par ailleurs, la directrice prit contact avec une chaîne de radio par le biais de laquelle elle lança un appel à des dons privés. Selon les témoignages du personnel du foyer recueillis dans le cadre de la procédure pénale engagée par la suite, grâce aux dons privés reçus après cet appel, le décès du reste des enfants du foyer put être évité. A une date non précisée au mois de février 1997, le gouverneur régional accorda cinq tonnes de fioul et fit envoyer des conserves et du riz au foyer.

38. Il apparaît que les organes municipaux de Laki ne disposaient d’aucun budget, même au début de l’année budgétaire 1997, en raison de l’hyperinflation. Toutefois, ils n’avaient pas refusé d’endosser les factures du foyer même s’il fallait ouvrir des crédits auprès des fournisseurs. En même temps, dans la mesure où les magasins et les fournisseurs étaient eux‑mêmes souvent à court de marchandises à cause de la pénurie générale, le foyer ne pouvait pas s’y procurer les produits en quantité suffisante.

39. Le 22 février 1997, lorsque le nombre d’enfants décédés parvint à sept, la directrice du foyer adressa un télégramme au ministre du Travail et de la Politique sociale exposant le caractère dramatique de la situation, et sollicita l’intervention urgente du ministre. Par des courriers du même jour, elle contacta à nouveau les services du ministère du Travail et de la Politique sociale chargés de l’assistance sociale pour exposer l’état de crise au foyer. En réponse à ces demandes, des subventions exceptionnelles à hauteur d’environ 7 282 000 levs bulgares (BGL)[1], soit environ 3 720 euros (EUR), furent accordées au foyer en plusieurs tranches versées entre le 28 février et le 4 avril 1997.

40. A cette époque, quinze enfants étaient décédés au foyer, dont quatre parmi les huit enfants transférés le 22 janvier 1997 (paragraphes 16-18, 21 et 35 ci-dessus).

D. L’ouverture d’une procédure pénale

41. Il apparaît que sur instructions du parquet régional du 27 avril 1999, la police régionale ouvrit une enquête sur les évènements survenus au foyer de Dzhurkovo. La directrice et d’autres membres du personnel du foyer déposèrent des déclarations au mois de mai 1999. Dans un rapport du 3 juin 1999, l’enquêteur de police (дознател) exprima l’avis qu’il existait des éléments suffisants pour engager la responsabilité pénale du maire de Laki. Le dossier ne contient pas d’informations sur la suite donnée à cette suggestion.

42. Le 30 juillet 1999, le parquet régional de Plovdiv ordonna d’office l’ouverture d’une procédure pénale contre X. sur les causes de dix des quinze cas de décès au foyer de Dzhurkovo, à savoir les décès de Tatiana Hristova, Vasil Georgiev, Donka Stoyanova, Diana Dechkova, Angelina Atanasova, Milcho Milchev, Marian Atanasov, Neli Hristova, Mitko Durov et Rositza Nedelcheva. Cette information pénale portait sur l’éventuel homicide involontaire provoqué par négligence ou par manquement à une obligation légale de sécurité ou de prudence lors de l’exercice d’une profession ou autre activité à risque réglementée par la loi (article 123 du code pénal). Par ailleurs, le parquet ordonna aux services d’instruction d’enquêter, entre autres, sur la question de savoir s’il y avait un lien de causalité entre les décès survenus et un éventuel manquement à l’obligation de protéger la vie et la santé des personnes malades par la couverture concrète de leurs besoins en nourriture, chauffage et autres produits de base. Le parquet ordonna de plus que soit engagée, le cas échéant, la responsabilité pénale de toute personne ayant un lien avec les soins prodigués aux enfants et le financement du foyer, si leur comportement pouvait être considéré comme ayant provoqué les décès.

43. Le 15 février 2000, l’enquêteur des services de l’instruction (следовател) ordonna la réalisation d’une expertise médicale au sujet des causes du décès de quatorze enfants, à savoir les dix enfants cités au paragraphe précédent, ainsi que Maria Sofronieva, Radka Assenova, Janeta Stefanova et Malina Ivanova. Le 22 mai 2000, trois experts rendirent des rapports individuels sur le cas de chacun des enfants, rapports basés sur des pièces écrites du dossier. Ces rapports indiquaient qu’en l’absence d’autopsie, il était difficile de déterminer les causes médicales exactes des décès. Les experts notèrent que les décès avaient très probablement été causés, pour une partie des cas, à des refroidissements et aux mauvaises conditions de vie ayant provoqué chez les enfants des maladies telles que des pneumonies, bronchites, rhinopharyngites, râles sous-crépitants, hypothermies ou encore des infections dermatologiques ou de l’hypotrophie. Pour certains cas, les experts considérèrent que les maladies graves suffisaient, à elles seules, malgré un traitement approprié, pour conduire à un décès, dans la mesure où l’espérance de vie dans de tels cas était plus courte que la normale. Enfin, pour d’autres cas, l’expertise exposait qu’il n’était pas possible d’identifier les causes concrètes du décès faute de données médicales suffisantes.

44. Le 5 avril 2004, la directrice du foyer fut mise en examen pour homicide involontaire de personnes par manquement à une obligation légale. A des dates non précisées, l’officier médical et l’infirmière en chef furent également inculpés des mêmes chefs.

45. Le 4 octobre 2004, l’enquêteur demanda au ministère du Travail et de la Politique sociale de présenter des documents relatifs au cas du foyer de Dzhurkovo notamment à la suite des lettres de la directrice et du maire de Laki. Par un courrier du 2 novembre 2004, le fonctionnaire responsable au sein du ministère répondit que pendant la période du 1er décembre 1996 au 31 mars 1997, le foyer de Dzhurkovo n’était pas à la charge du budget du ministère, mais à celle de la municipalité. Il précisa qu’aucune correspondance de cette époque ne pouvait être retrouvée dans les archives du ministère, mais indiqua que des subventions exceptionnelles avaient été octroyées au foyer entre le 28 février et le 4 avril 1997 (paragraphe 39 ci‑dessus).

46. Le 4 octobre 2004, l’enquêteur demanda des informations au ministère des Finances concernant sa réaction aux courriers de la directrice. Par une lettre du 21 octobre 2004, un ministre adjoint répondit que les archives relatives à l’époque en question avaient été détruites compte tenu de l’expiration du délai légal de conservation des documents de cinq ans. Par ailleurs, l’enquêteur demanda auprès de la municipalité de Laki tous les documents relatifs à l’affaire. Le 21 octobre 2004, il fut informé que le fonctionnaire municipal responsable était entretemps décédé et que les archives en question avaient également été détruites suite à l’expiration du délai de conservation. Aucune démarche supplémentaire pour enquêter sur l’éventuelle responsabilité d’autres institutions publiques ou fonctionnaires d’Etat ne fut entreprise.

47. Par une ordonnance du 9 décembre 2004, l’enquêteur proposa au parquet de déférer les accusés devant le tribunal compétent, concluant que ceux-ci n’avaient pas rempli leurs obligations professionnelles et que leurs carences avaient provoqué la mort des enfants et jeunes adultes. Il précisa que la directrice avait manqué à prendre les décisions de gestion adéquates, ce qui avait conduit aux constats tardifs concernant l’insuffisance en termes d’approvisionnement et du chauffage, ainsi qu’au défaut de soins médicaux nécessaires.

48. Le 17 janvier 2005, le parquet régional transmit au tribunal régional de Plovdiv un acte d’accusation contre les trois accusés pour négligence professionnelle ayant provoqué la mort de plus d’une personne, à savoir treize des enfants, dans des circonstances particulièrement graves. Parmi les quinze enfants cités aux paragraphes 10-25 ci-dessus, les cas de Malina Ivanova et Ravié Ismail ne furent pas inclus dans l’acte d’accusation.

49. Entre le 7 et le 23 février 2005, les parents de sept des enfants (Iliya Stoyanov, Velichka Stoyanova, Georgi Georgiev, Anka Georgieva, Fani Evtimova, Sehare Darinova et Ivan Ivanov) demandèrent à intervenir dans la procédure et introduisirent des actions civiles dans la procédure pénale.

50. Lors de l’audience tenue le 23 février 2005, le tribunal régional constitua cinq d’entre eux parties accusatrices (частен обвинител), les deux autres ne l’ayant pas demandé, mais refusa de joindre à la procédure pénale les actions civiles au motif que leur examen pourrait contribuer à la complication de l’affaire ou conduire à l’ajournement de son examen afin de recueillir d’éventuelles preuves. Le tribunal ne se prononça pas sur la demande d’introduction d’une action civile faite par la requérante Sehare Darinova, et une telle action ne fut pas examinée plus tard non plus. Les requérants n’introduisirent pas d’actions en dommages et intérêts auprès des juridictions civiles.

51. Par ailleurs, lors de cette audience, le tribunal régional reconnut que tous les parents des enfants décédés avaient la qualité d’héritiers.

52. Dans le cadre de l’examen de l’affaire, le tribunal régional entendit environ cinquante témoins, ainsi que plusieurs experts, et recueillit des pièces écrites. Il ordonna également la réalisation d’une nouvelle expertise médicale par cinq médecins afin d’établir le lien éventuel entre le comportement des accusés et la survenance des décès. Par un jugement du 18 mai 2005, le tribunal régional acquitta les accusés. Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Plovdiv en date du 15 décembre 2005. Les deux juridictions considérèrent en particulier, sur la base des rapports d’expertise, qu’il existait certaines lacunes dans la gestion documentaire de l’établissement mais que cette circonstance n’était pas en lien avec la mort des enfants. Il n’existait pas de relation de causalité entre le comportement des accusés et les décès en question. Elles tinrent compte de l’expertise médicale établie dans la phase judiciaire de la procédure. Sur la base de cette expertise, la cour d’appel constata que, pour la plupart des cas de décès, l’absence de nourriture suffisante et les conditions de vie extrêmement pénibles constituaient une toile de fond qui avait contribué à la complication des maladies originelles et à l’accélération de la fin de vie des enfants. Toutefois, les accusés n’avaient pas fait preuve de négligence dans l’exercice de leurs fonctions et la responsabilité des conditions de vie au foyer ne leur était pas attribuable. En particulier, la directrice du foyer de Dzhurkovo, constatant les difficultés rencontrées pendant l’hiver dans le contexte de la crise économique, avait alerté, à plusieurs reprises dès le mois de septembre 1996 et sans succès, toutes les institutions publiques qui avaient la responsabilité directe du versement des subventions, susceptibles d’agir pour combler les besoins en termes de chauffage, d’alimentation et de médicaments. La cour d’appel observa par ailleurs que les trois accusés, tout comme le reste du personnel du foyer de Dzhurkovo, avaient engagé autant que possible les moyens à leur disposition pour atténuer la rigueur des conditions de vie dans l’établissement. Ils ne pouvaient être tenus pour responsables du manque de nourriture, de fioul, de moyens de désinfection, ainsi que de linge et de couvertures, alors que les institutions publiques responsables n’avaient pas les moyens de pourvoir à leurs besoins ou ne leur assuraient de fournitures qu’en quantités très insuffisantes. La cour d’appel précisa que c’étaient notamment ces autorités publiques qui, en n’accordant pas les moyens financiers et matériels adéquats, avaient conduit à la dégradation des conditions au foyer et à la mise en danger de la santé et de la vie des enfants, contribuant ainsi aux cas de décès et à l’augmentation du taux de mortalité dans l’institution en général.

53. Par ailleurs, concernant les allégations selon lesquelles l’officier médical n’avait pas prodigué les soins nécessaires et n’avait pas demandé l’hospitalisation des enfants lorsqu’il avait constaté la dégradation de leur état de santé, les tribunaux notèrent que le seul endroit pour hospitaliser ces enfants était le service pédiatrique de l’hôpital municipal d’Asenovgrad. Or, selon l’expertise médicale établie, conduire les enfants dans un véhicule non chauffé alors que les températures descendaient en dessous de zéro degré aurait signifié les exposer à un danger mortel compte tenu notamment du fait qu’ils étaient très fragiles et susceptibles de souffrir rapidement de refroidissements pathologiques avec infections. La cour d’appel constata par ailleurs que la directrice ne pouvait être tenue pour responsable ni de l’absence d’un médecin au foyer ni du transfert des huit enfants d’un autre foyer.

54. Pour ce qui est de l’engagement personnel des parents des enfants décédés, les tribunaux constatèrent que seuls le père de Vasil Georgiev et la mère de Neli Hristova avaient rendu des visites à leurs enfants, les autres parents n’ayant jamais montré de préoccupation quant au sort de leurs enfants pendant leur séjour au foyer. Au cours des mois difficiles de l’hiver 1996-1997 et dans les conditions de crise économique d’alors, aucun des parents n’avait apporté son aide ou n’avait fait de donation de vêtements ou de nourriture, même minimale.

55. Le 9 janvier 2007, l’arrêt de la cour d’appel fut confirmé par la Cour suprême de cassation.

56. Le dossier ne contient pas d’informations sur l’existence éventuelle d’autres enquêtes menées sur la possibilité d’un lien de causalité entre la passivité d’autres organes et institutions et les décès survenus au foyer de Dzhurkovo. Il n’existe pas non plus d’éléments indiquant que les requérants aient demandé une telle enquête.

E. Les informations générales présentées par la partie requérante au sujet des enquêtes relatives aux cas de décès survenus dans des foyers pour enfants atteints de troubles mentaux en Bulgarie

57. La partie requérante expose qu’une inspection desdits foyers a été effectuée par le Parquet général à l’initiative du Comité Helsinki bulgare (organisation non gouvernementale basée à Sofia) au cours de 2010. Les conclusions de cette inspection ont démontré que dans la période 2000‑2010, le nombre de cas de décès dans de tels établissements s’est élevé à 238, soit 25 cas de décès par an pour l’ensemble des 24 foyers.

58. Il apparaît enfin qu’en octobre 2010, le Parquet général a annoncé l’ouverture de poursuites pénales dans la plupart des cas de décès identifiés lors de l’inspection.

F. Les statistiques présentées par le Gouvernement au sujet du taux de mortalité au foyer de Dzurkovo

59. Le Gouvernement présente des données concernant le nombre d’enfants décédés par an au foyer de Dzurkovo entre 1990 et 1999, à savoir : en 1990, six enfants ; en 1991, un enfant ; en 1992, un enfant ; en 1993, quatre enfants ; en 1994, sept enfants ; en 1995, huit enfants ; en 1996, sept enfants ; en 1997, quatorze enfants ; en 1998, un enfant ; en 1999, trois enfants.

G. Les informations présentées par le Gouvernement sur la réforme du fonctionnement des foyers pour enfants atteints de troubles mentaux en Bulgarie

60. Le Gouvernement indique qu’une réforme des structures de placement des enfants atteints de troubles mentaux a été entamée en Bulgarie en 2003. Cette réforme s’inscrivait dans le cadre d’une autre plus générale engagée dans le secteur des services sociaux. Ainsi, un plan d’action stratégique a été lancé et visait à réduire le nombre d’enfants placés dans des institutions sociales par l’augmentation des cas de placement en familles d’accueil afin d’assurer aux enfants une éducation et des soins personnalisés. Une évaluation de toutes les institutions concernées a été réalisée entre 2003 et 2005.

61. Dans ce contexte, les 26 et 27 juin 2005, des experts de l’Agence pour la protection de l’enfant et de l’Agence pour l’assistance sociale ont procédé à une évaluation des conditions dans lesquelles se trouvaient placés les enfants au foyer de Dzhurkovo. Selon les conclusions de cette évaluation, aucune approche personnalisée n’était adoptée dans les soins apportés aux enfants ; l’institution était isolée et difficilement accessible bien que les conditions matérielles des locaux fussent satisfaisantes en soi. De plus, le directeur du foyer n’était pas en mesure d’assurer le contrôle nécessaire du respect des normes minimales en termes d’assistance sociale aux enfants. Les experts recommandèrent comme une urgence le transfert des enfants. Comme suite de cette évaluation, des équipes de médecins établirent des rapports individuels pour chaque enfant en vue de leur transfert dans des conditions appropriées à leurs besoins. Ainsi, tous les enfants furent déplacés dans des institutions spécialisées de Sofia et de Stara Zagora avant le 1er janvier 2006.

62. Par ailleurs, en 2010, il existait en Bulgarie 24 foyers pour enfants atteints de troubles mentaux et un foyer pour enfants souffrant de handicaps physiques. Un total de 1 002 enfants et 417 jeunes adultes y étaient placés. Certaines de ces institutions avaient connu une amélioration des conditions de vie au cours de ces dernières années, et la qualité de l’organisation du travail et de la formation du personnel s’était élevée par rapport à l’époque des faits litigieux. Toutefois, un grand nombre des établissements concernés ne correspondaient pas aux normes requises et, dès lors, les enfants continuaient à ne pas y recevoir les soins et les services minimums. A cet égard, le Gouvernement a mis en place en 2010 un groupe d’experts, sous la présidence du ministre du Travail et de la Politique sociale. Ce groupe avait pour objectif d’élaborer un programme national permettant de fermer les institutions de ce type dans un délai de quinze ans et de mettre en place un système de placement alternatif, tel que le choix de familles d’accueil.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La réglementation des foyers sociaux pour enfants atteints de troubles mentaux

63. Au moment des faits, les activités des foyers pour enfants atteints de troubles mentaux et autres foyers sociaux étaient régies par une réglementation édictée par le ministère de la Santé publique (Journal officiel (J.O.) no 91 de 1965 ; modifications publiées au J.O. no 30 de 1987), qui resta en vigueur jusqu’en 1999, date à laquelle elle fut remplacée par une nouvelle réglementation.

64. En vertu de cette réglementation, comme l’ensemble des institutions sociales, les foyers pour enfants atteints de troubles mentaux et physiques étaient entièrement financés par l’Etat. Ils étaient gérés par les conseils municipaux et devaient respecter les normes et instructions émises par le ministère de la Santé publique et des Affaires sociales. Il semble toutefois qu’à l’époque pertinente et après l’établissement d’un ministère séparé pour les Affaires sociales, ces foyers, y compris celui de Dzhurkovo, étaient gérés par le ministère du Travail et de la Politique sociale (dénomination modifiée en 1997). Le budget annuel du foyer de Dzhurkovo était approuvé par le ministère en question, qui le versait au budget de la municipalité de Laki. Cette dernière assurait la gestion administrative et financière de l’établissement. La quantité de personnel était fixée par un arrêté du ministère du Travail et de la Politique sociale et était ensuite approuvée par le service compétent de la municipalité et, enfin, par le maire.

65. La réglementation détaillait les fonctions des grandes catégories de personnel : directeur, médecins, personnel soignant et personnel administratif. En particulier, si un foyer ne disposait pas d’un poste de médecin, les soins médicaux devaient être assurés par un médecin de la localité la plus proche.

66. Le foyer de Dzhurkovo avait également un règlement interne qui prévoyait en détail l’organisation et la répartition des tâches et des fonctions au sein du personnel. De plus, les missions propres à chaque poste étaient énoncées dans les descriptifs de poste. Ainsi, la directrice du foyer, par exemple, avait la responsabilité d’assurer les conditions nécessaires au fonctionnement du foyer, ainsi que les soins adéquats pour la vie, la santé et le développement physique des enfants. Un poste de médecin était prévu, mais n’était pas occupé à l’époque des faits. Le personnel médical du foyer de Dzhurkovo comprenait un officier médical à mi-temps et cinq infirmières.

67. Par ailleurs, selon l’article 37 de la loi sur la santé publique de 1973, en vigueur à l’époque des faits, lorsqu’une personne était décédée en milieu hospitalier, une autopsie du corps était obligatoire, sauf certaines exceptions. Lorsqu’un décès était survenu en dehors du milieu hospitalier, y compris dans un foyer social, l’autopsie n’était pas obligatoire.

B. Le code pénal

68. L’article 123 alinéa 1 dudit code, tel qu’applicable à l’époque des faits, punissait d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à cinq ans les faits d’homicide involontaire par négligence ou par manquement à une obligation légale de sécurité ou de prudence lors de l’exercice d’une profession ou autre activité à risque réglementée par la loi. La durée de cette peine est de trois à huit ans dans les cas où il y a mort de plusieurs personnes et de cinq à quinze ans lorsque les faits sont accomplis dans des circonstances particulièrement graves (article 123, alinéas 3 et 4).

69. L’article 137 du même code érigeait en infraction pénale la mise en danger de la vie d’autrui (злепоставяне), le fait d’exposer en connaissance de cause une personne privée de la faculté d’autoprotection – en raison de sa minorité ou de son âge avancé, de sa maladie ou de son état vulnérable pour tout autre motif – à des circonstances mettant sa vie en danger, et de ne pas lui apporter d’assistance. Cette infraction était passible d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à trois ans.

C. La mise en œuvre de l’action publique

70. Selon les dispositions pertinentes du code de procédure pénale de 1974 (CPP)[2], en vigueur au moment des faits, le procureur et l’enquêteur étaient compétents pour engager des poursuites pénales.

71. La victime d’une infraction pouvait participer à la phase judiciaire de la procédure pénale en se constituant partie accusatrice ou partie civile au plus tard lors de la première audience (articles 52 et 60 CPP). Cette qualité donnait le droit de prendre connaissance du dossier, de faire des demandes relatives aux mesures d’instruction et d’introduire des recours contre les actes rendus (articles 55 et 63 CPP).

D. L’exercice de l’action civile

72. La victime d’une infraction pénale a la faculté d’introduire une action en réparation du préjudice résultant d’une infraction contre l’accusé dans le cadre de la procédure pénale (article 60, alinéa 1, du CPP et paragraphe 71 ci-dessus). La constitution de partie civile n’est pas recevable si les juridictions civiles ont déjà été saisies d’une telle action. Par ailleurs, l’examen de l’action civile ne doit pas avoir pour effet de retarder la procédure pénale ; dans pareil cas, la juridiction pénale peut refuser l’examen conjoint de l’action civile (article 64, alinéa 2, du CPP). La juridiction pénale se prononce sur l’action civile dans son jugement. Le nouveau code de 2006 conserve ces principes.

73. La victime peut aussi directement introduire sa demande en réparation contre l’accusé devant les juridictions civiles. Dans ce cas, étant donné que les juridictions civiles sont liées par les jugements définitifs des juridictions pénales en ce qui concerne la commission des faits et la culpabilité du prévenu (article 372, alinéa 2, du CPP, et article 222 du code de procédure civile de 1952[3] – CPC), la procédure est en règle générale suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale (article 182, alinéa 1 (д), du CPC de 1952). Là encore, la recodification de 2006 n’apporte pas de changement aux principes. Par ailleurs, lorsque les dommages sont causés par des actes non constitutifs d’une infraction pénale, la victime peut introduire une action civile fondée sur l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats. Une telle action peut aboutir à l’attribution d’une réparation pour le dommage matériel ou moral subi. En vertu de la jurisprudence de la Cour suprême de cassation, le dommage moral est déterminé en équité. En cas de décès, seul les proches de la victime peuvent prétendre à une compensation et ce uniquement s’ils ont réellement subi un préjudice moral. Ainsi, les proches qui n’étaient pas en bons termes avec la victime – des parents ayant abandonnés leurs enfants, des époux séparés de fait etc., ne pourraient prétendre avoir subi un tel préjudice (ППВС № 4 от 25.05.1961 г.).

E. Les pouvoirs d’enquête du procureur en vertu de la loi sur le système judiciaire de 1994

74. Aux termes de l’article 119, alinéa 1, point 3, de ladite loi, abrogée en 2007, le procureur pouvait, dans l’exercice de ses fonctions et lorsqu’il existait des données sur l’accomplissement de délits ou d’autres actes ou actions illégaux, ordonner aux organes compétents de réaliser des contrôles dans un délai déterminé. Ces organes présentaient des conclusions, et, à la demande du procureur, l’ensemble des documents en leur possession. Selon le point 5 de la même disposition, le procureur pouvait envoyer les documents recueillis aux autorités compétentes lorsqu’il constatait l’existence de motifs pour engager la responsabilité des personnes concernées ou pour imposer des mesures administratives obligatoires qu’il ne pouvait mettre en œuvre lui-même. L’article 119, alinéa 2, prévoyait que les instructions du procureur étaient obligatoires pour les institutions publiques, les fonctionnaires, les personnes morales et les particuliers.

F. La responsabilité délictuelle des personnes publiques

75. L’article 1, alinéa 1, de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés aux particuliers (Закон за отговорността на държавата за вреди, причинени на граждани, titre modifié en 2006) prévoyait, dans sa rédaction au moment des faits de la présente espèce :

« L’Etat est responsable des dommages causés aux particuliers du fait des actes, actions ou inactions illégaux de ses autorités ou agents à l’occasion de l’accomplissement de leurs fonctions en matière administrative. (...) »

76. Il ressort de la jurisprudence des tribunaux internes que, une fois que l’illégalité de l’acte en question a été établie, cette disposition permet, par exemple, à toute personne dont la santé s’est détériorée du fait que des organes relevant du ministère de la Santé ne lui ont pas fourni régulièrement des médicaments alors qu’ils avaient le devoir légal de le faire, de mettre en jeu la responsabilité de l’administration et d’obtenir une indemnisation (реш. № 211 от 20.05.2008 г. по гр. д. № 6087/2007, ВКС, V г. о.).

77. Pour les dommages occasionnés dans d’autres circonstances que celles visées à l’article 1, alinéa 1 de la loi en question, les autorités publiques peuvent être assujetties aux règles du droit délictuel commun (article 45 et suivants de la loi sur les obligations et les contrats). L’article 49 de cette loi prévoit une responsabilité objective des commettants du fait de leurs préposés : selon cette disposition, celui qui confie l’accomplissement d’une fonction ou d’un travail quelconque à une personne est responsable des dommages causés aux tiers par cette personne dans l’accomplissement de son travail ou sa fonction. Dans ces cas, la responsabilité du commettant est présumée et peut être engagée même s’il n’a pas été établi quel est l’employé concrètement responsable du dommage (ППВС № 7 от 1959 г., ППВС № 4 от 30.10.1975 г.). Il ressort de la jurisprudence interne que cette disposition permet de mettre en cause la responsabilité d’une municipalité et d’obtenir une indemnisation à raison du décès d’une personne placée dans un foyer social, en cas de non-respect par le personnel du règlement intérieur relatif à la surveillance permanente des personnes placées et à la sécurité de celles-ci (опр. № 693 от 26.06.2009 г. по гр. д. № 824/2007, ВКС, III г. о. ; реш. № 91 от 30.07.2008 г., Софийски АС).

G. La prescription en matière civile

78. En vertu de l’article 110 de la loi sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите) la responsabilité civile délictuelle se prescrit par cinq ans à compter de la commission du fait délictueux. Ce délai court à compter de la survenance du dommage ou de la découverte du responsable (article 114 alinéa 3 de la loi). En cas d’engagement de la responsabilité du commettant du fait de son préposé en vertu de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, si l’identité du commettant est connue, le délai de prescription court dès la survenue du dommage même si le préposé concrètement responsable n’a pas été identifié (реш. № 2 от 25.01.1974 г. по гр. д. 101/73, ОСГТК на ВС).

79. Selon l’article 115 (ж), le délai de prescription est suspendu lorsqu’une action est introduite et ne court pas pendant la durée de toute « procédure judiciaire ayant pour objet la créance ». Cette formule comprend, selon la jurisprudence de la Cour suprême de cassation, tant l’action civile engagée devant les juridictions civiles que celle introduite contre l’accusé dans le cadre d’une procédure pénale (voir notamment Tълк. реш. № 5 от 05.04.2006 по т.д. 5/2005, ОСГТК на ВКС, бюл. 2005, кн. 9).

III. SOURCES INTERNATIONALES

A. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

80. Le 24 janvier 2012, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Thomas Hammarberg, a déclaré ce qui suit dans un document intitulé « Les droits de l’homme des enfants placés dans des institutions, ainsi que des Roms et autres minorités en Bulgarie » et annexé à une lettre adressée aux autorités bulgares (CommDH (2012)12 du 24 janvier 2012):

« 2. Dans son rapport de 2010, le commissaire s’est (...) félicité des mesures prises en Bulgarie afin d’améliorer les conditions de vie des enfants en institutions, par le biais de la désinstitutionalisation. Toutefois, il est profondément préoccupé par le fait que des rapports indiquent que la situation des enfants placés dans certaines institutions demeure insuffisante. En 2010, une ONG œuvrant dans le domaine des droits des enfants a conduit, conjointement avec le parquet, une étude de terrain au sujet des conditions dans les institutions pour enfants atteints de handicaps mentaux, comprenant une enquête sur le décès de 238 enfants au cours des dix dernières années. (...)

3. Les constats opérés révèlent que des enfants placés dans des institutions étaient soumis à des pratiques de malnutrition, de violence, de restrictions physiques et de (...). Parfois, les enfants malades n’étaient pas hospitalisés ou ne l’étaient que tardivement. Des besoins élémentaires tels que chauffage adéquat, nourriture et médicaments vitaux n’étaient pas assurés. De plus, la surpopulation et la petite surface de la plupart des chambres renforçaient les actes d’agression et d’automutilation. »

B. Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies (résolution 44/25 du 20 novembre 1989)

81. La convention en question a été ratifiée par la Bulgarie le 3 juin 1991. Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 6

« 1. Les Etats parties reconnaissent que tout enfant a un droit inhérent à la vie.

2. Les Etats parties assurent dans toute la mesure du possible la survie et le développement de l’enfant.

Article 27

1. Les Etats parties reconnaissent le droit de tout enfant à un niveau de vie suffisant pour permettre son développement physique, mental, spirituel, moral et social.

2. C’est aux parents ou autres personnes ayant la charge de l’enfant qu’incombe au premier chef la responsabilité d’assurer, dans les limites de leurs possibilités et de leurs moyens financiers, les conditions de vie nécessaires au développement de l’enfant.

3. Les Etats parties adoptent les mesures appropriées, compte tenu des conditions nationales et dans la mesure de leurs moyens, pour aider les parents et autres personnes ayant la charge de l’enfant à mettre en œuvre ce droit et offrent, en cas de besoin, une assistance matérielle et des programmes d’appui, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement et le logement. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA PORTÉE DE L’EXAMEN PAR LA COUR

82. La Cour note que le formulaire de requête daté du 26 octobre 2006 comporte les noms et les données concernant les requérants cités aux paragraphes 4 et 5 ci-dessus. A ce formulaire se trouvent joints des pouvoirs de représentation au nom de Me M. Ekimdzhiev signés par les neuf requérants personnes physiques, ainsi que par le représentant légal de l’association requérante.

83. Par ailleurs, les observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête soumises par la partie requérante le 6 avril 2010 contiennent une liste des parents avec mention de la filiation respective des enfants. Dans cette liste figure le nom d’Anka Georgieva, mère de l’enfant Vasil Georgiev, signalée en tant que « requérante ». La Cour relève toutefois que ni cette dernière, ni le représentant des requérants, qui seul entretient la correspondance avec la Cour, n’ont soumis un pouvoir de représentation de sa part. A cet égard, la Cour rappelle qu’il est essentiel pour les représentants de démontrer qu’ils ont reçu des instructions spécifiques et explicites de la part des victimes alléguées, au sens de l’article 34 de la Convention, au nom desquelles ils prétendent agir (Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009).

84. Dans ces circonstances, l’examen de la présente requête sera limité aux griefs soumis au nom des seules personnes citées aux paragraphes 4 et 5 ci-dessus.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 2, 3 et 13 DE LA CONVENTION

85. Les requérants, y compris l’association requérante, se plaignent que l’Etat a manqué à ses obligations positives de protéger la vie des personnes placées sous sa responsabilité dans des circonstances créant un danger imminent pour leur santé et leur vie, ainsi que de conduire une enquête visant à identifier les responsables des décès en cause. Ils ajoutent que les conditions de vie dans le foyer de Dzhurkovo étaient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Ils dénoncent l’absence de recours effectifs pour faire valoir ces allégations et considèrent que l’Etat a opéré un traitement discriminatoire en raison de l’état de santé et de la vulnérabilité de ces personnes. Les intéressés invoquent les articles 2, 3, 5, 13 et 14 de la Convention. La Cour estime que ces griefs doivent être examinés sous l’angle des articles 2, 3 et 13 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...). »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur l’exception du Gouvernement quant à la qualité de victimes des requérants

86. Le Gouvernement conteste la qualité de victime de certains requérants. Concernant l’association requérante, il se réfère à la décision de la Cour dans l’affaire Ada Rossi et autres c. Italie (no 55185/08, 16 décembre 2008) et affirme que les violations alléguées n’ont pas eu de répercussions sur les activités de l’association. Dès lors, celle-ci ne serait pas directement concernée par les faits de l’espèce. Quant aux requérants personnes physiques, le Gouvernement expose que seuls peuvent se prétendre victimes des violations alléguées ceux d’entre eux qui se sont constitués parties accusatrices dans la procédure pénale, les autres parents n’ayant plus manifesté d’intérêt pour les enfants pendant leur séjour au foyer.

87. Les requérants personnes physiques répliquent qu’ils peuvent légitimement se prétendre victimes des violations alléguées en tant qu’héritiers légaux des enfants décédés et en raison de leur lien de proche parenté. Quant à l’association requérante, elle considère que s’il est vrai que, selon la jurisprudence actuelle de la Cour, une personne morale doit être directement concernée par les allégations en cause pour prétendre être victime d’une violation, il convient de tenir compte des circonstances tragiques et très exceptionnelles de la présente espèce – le décès de quinze enfants et jeunes adultes survenu sur une période de temps très courte dans un foyer géré par l’Etat. Selon la législation applicable, il n’existe pas de moyen de représentation des enfants placés dans de telles institutions autrement que par le biais des directeurs des établissements – lorsque ceux‑ci étaient nommés tuteurs – ou simplement par les parents, alors que bien souvent ceux-ci se désintéressent de leurs enfants souffrant de pathologies graves et les abandonnent. Dans de telles circonstances, l’association requérante demande à la Cour d’adopter une approche d’exception par rapport à la jurisprudence établie et d’accepter que l’association, militant dans le domaine des droits de l’homme, puisse se prétendre victime des violations alléguées afin de dénoncer les faits en cause.

88. La Cour rappelle que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition de la Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. Quant à la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. Par ailleurs, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée (voir Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III, et les références qui s’y trouvent citées).

89. La jurisprudence de la Cour contient des exemples de requérants qui se sont vu reconnaître un locus standi malgré le fait qu’ils n’avaient pas eux-mêmes été victimes de la violation alléguée. Ainsi, un proche parent d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’Etat défendeur peut se prétendre victime d’une violation de l’article 2 de la Convention. Dans tous les cas, la question de savoir si le requérant était l’héritier légal de la personne décédée a été jugée sans pertinence (voir, parmi beaucoup d’autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 1, série A no 324, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 1, CEDH 1999‑IV, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 1-2, CEDH 2005‑VII, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 1 et 3, CEDH 2007‑II, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 1 et 3, 24 mars 2011, et Al-Skeini et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 55721/07, §§ 1 et 3, 7 juillet 2011).

90. Quant à la question des organisations non gouvernementales, la Cour n’a pas accordé le statut de « victime » aux associations dont les intérêts n’étaient pas en jeu, même si les intérêts de leurs membres – ou de certains d’entre eux – pouvaient l’être (voir, parmi d’autres, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, Dayras et autres et l’association « SOS Sexisme » c. France (déc.), no 65390/01, 6 janvier 2005 ; Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 20, 31 mai 2007, et Ada Rossi et autres (déc.), précitée). Ce statut n’a pas non plus été accordé lorsque les associations avaient été fondées dans le seul but de défendre les droits des victimes prétendues (Smits, Kleyn, Mettler Toledo B.V. et al., Raymakers, Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute et Van Helden c. Pays-Bas (déc.), nos 39032/97, 39343/98, 39651/98, 43147/98, 46664/99 et 61707/00, 3 mai 2001), même s’agissant d’organisations non gouvernementales qui avaient pour but essentiel la défense des droits de l’homme (Van Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), no 19221/08, 29 septembre 2009, en tant que la requête émanait de la Liga voor de Rechten van de Mens).

91. En l’espèce, les neuf requérants personnes physiques sont les parents de sept enfants décédés dans les circonstances décrites dans la présente affaire. La Cour note qu’en tout état de cause, le tribunal régional leur a reconnu à tous la qualité d’héritiers de leurs enfants placés au foyer de Dzhurkovo (paragraphe 51 ci-dessus). Dès lors, leur proche relation avec les enfants ne peut être contestée et la Cour juge qu’ils peuvent se prétendre personnellement atteints et donc victimes des violations de la Convention qui, d’après eux, ont entouré le décès de leurs enfants (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 49, CEDH 2009). En conséquence, ils ont qualité pour introduire, au titre de l’article 34 de la Convention, une requête concernant les décès exposés.

92. Pour ce qui est de l’association requérante, la Cour observe que celle-ci ne se trouve pas empêchée d’œuvrer à la réalisation de ses objectifs de protection des droits de l’homme, les circonstances dénoncées dans la présente affaire n’ayant pas d’impact sur ses activités ; elle ne le prétend d’ailleurs pas.

93. La Cour note que l’association soutient que les circonstances exceptionnelles et l’intérêt public qui caractérisent la présente affaire exigent une représentation des intérêts des enfants décédés qui n’ont pas de parents ainsi que de Malina Ivanova, dans la mesure où les autorités n’ont pas effectué d’enquête sur les raisons de leur décès. La Cour note à cet égard qu’elle pourrait se pencher sur la question de savoir si en cas de conflit d’intérêts, l’intérêt de la justice et l’exigence de protéger véritablement les droits et les libertés individuels peuvent requérir des mesures exceptionnelles afin d’assurer la participation du public et la représentation des victimes qui ne sont pas en mesure d’agir pour la défense de leur propre cause. Toutefois, l’association requérante ne démontre aucune tentative de soulever ces questions auprès des autorités nationales avant de le faire devant la Cour. Dans ces circonstances, les demandes adressées à la Cour apparaissent comme une simple demande d’autorisation de représenter juridiquement des individus décédés dont les héritiers légitimes sont inconnus ou bien n’ont pas manifesté d’intérêt à participer aux procédures conduites au niveau national. Partant, la Cour ne voit pas de raisons permettant de s’écarter de sa jurisprudence établie en la matière et la conduisant à la conclusion que l’association requérante ne peut être considérée comme victime d’une violation des droits consacrés par la Convention. Les griefs formulés par celle-ci dans la présente requête sont donc incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

94. Ce constat n’empêche pas la Cour, appelée à statuer sur les griefs qui lui sont soumis par les requérants personnes physiques, de tenir compte du contexte général propre à l’espèce examinée, y compris les circonstances concernant les décès des enfants et des jeunes adultes dont les héritiers n’ont pas introduit de requête devant la Cour.

B. Sur le grief tiré de l’article 2 de la Convention

1. Sur la recevabilité

95. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l’article 2, faisant valoir que les requérants auraient pu introduire, dès la survenue des évènements, une action en réparation du préjudice subi en se fondant sur l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat contre le ministère du Travail et de la Politique sociale et la municipalité de Laki. En effet, l’action instituée par cette disposition relève de la responsabilité civile, qui a une portée plus large que la responsabilité pénale et de plus, elle se situe sur le terrain de la responsabilité objective de l’Etat. Ainsi, les requérants n’auraient pas eu à prouver que les préjudices ont été causés intentionnellement par les fonctionnaires de l’Etat. Le Gouvernement ajoute qu’une telle action n’aurait aucunement été affectée par le principe selon lequel l’action civile est suspendue jusqu’à l’issue de l’action pénale en cours, puisque cette dernière n’était pas dirigée contre l’Etat mais contre des particuliers. Le Gouvernement affirme enfin que le recours en cause offrait toutes les chances de succès, d’autant plus que dans la procédure pénale, les tribunaux ont pu faire le constat que l’Etat avait omis de remplir ses obligations.

96. Les requérants répliquent que le recours prévu à l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat n’est pas effectif. Ils considèrent qu’une éventuelle compensation pécuniaire n’est pas suffisante en cas d’allégations de violation des articles 2 et 3 de la Convention et que l’Etat doit d’abord mettre en place un système pénal efficace. Par ailleurs, il n’y avait pas lieu pour eux d’introduire une action civile contre le ministère du Travail et de la Politique sociale et la municipalité de Laki, dans la mesure où l’accusation publique dans la procédure pénale en cours était dirigée contre des particuliers et où ils gardaient l’espoir que ceux-ci seraient reconnus coupables et punis pénalement. Le fait que les tribunaux aient constaté dans leurs jugements que ce n’étaient pas les trois particuliers visés mais des institutions publiques qui étaient responsables des conditions de vie et des décès dans le foyer de Dzhurkovo signifierait que le parquet avait mal dirigé l’accusation pendant toute l’enquête. Selon les requérants, la tardiveté du constat en ce sens les a privés de la possibilité d’introduire une action civile à l’égard des institutions en question car la prescription avait entretemps été acquise. En d’autres termes, le défaut des autorités de poursuite d’identifier et mettre en examen les fonctionnaires responsables des faits tragiques aurait privé les requérants de la possibilité d’introduire une action civile dans le délai légal, d’interrompre ainsi le délai de la prescription et d’obtenir qu’un tribunal se prononce sur leurs demandes.

97. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations qui leur sont imputées avant que la Cour n’en soit saisie. La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée, ledit recours devant par ailleurs être « à la fois relatif aux violations incriminées, disponible et adéquat » (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002‑VIII).

98. La Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’objection de non-épuisement de la voie compensatoire est étroitement liée à la question de savoir quelles obligations pesaient sur les autorités en vertu de l’article 2, y compris à celle relative à l’analyse du caractère adéquat de la réponse judiciaire donnée face aux allégations en cause. Elle estime dès lors qu’il convient de joindre cette objection à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 2. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif s’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

99. Les requérants reprochent à l’Etat de ne pas avoir assuré les soins de base en termes de nourriture, de chauffage et de traitement médical aux enfants malades dans le foyer de Dzhurkovo, ce qui équivaudrait à un abandon total de son obligation de protection, ayant eu pour résultat inévitable de nombreux cas de décès. Ils soulignent que cette fin tragique aurait pu être évitée si des soins médicaux prompts et adéquats avaient été fournis. La situation a été aggravée du fait que le foyer ne disposait pas d’un poste de médecin, qu’il n’y avait qu’un officier médical à mi-temps et cinq infirmières pour dispenser les soins à 80 enfants malades et que l’intervention médicale était presque inexistante. Il n’y aurait aucune preuve démontrant que les autorités avaient fait tout ce qui était dans leur pouvoir pour éviter les cas de décès. La directrice du foyer aurait cherché, par tous les moyens, le soutien des institutions publiques, lesquelles seraient restées inactives tout au long de l’hiver. De plus, des enfants supplémentaires auraient été placés dans le foyer malgré les conditions de vie difficiles dans cette période particulière, connues par les autorités.

100. Les requérants considèrent en outre que les autorités publiques n’ont pas conduit d’enquête effective afin d’identifier et de punir les responsables des décès. En effet, les autorités se seraient limitées à diriger une enquête pénale contre trois membres du personnel du foyer. Dans cette procédure, les tribunaux ayant acquitté les accusés auraient indiqué les institutions publiques responsables des décès des enfants. Toutefois, aucune enquête d’office n’aurait été engagée, ni pendant la procédure, ni après les jugements des juridictions, afin d’identifier les responsables à l’époque des faits au sein du ministère du Travail et de la Politique sociale, du ministère des Finances, ainsi que de la municipalité de Laki. De plus, les autorités compétentes n’auraient jamais cherché à savoir pour quels motifs le foyer ne s’était pas vu accorder le budget nécessaire ou l’aide médicale adéquate, ni pourquoi on y avait transféré des enfants malades, alors qu’il était clair qu’il n’offrait pas les conditions appropriées pour les accueillir. Les requérants soulignent que la moitié des enfants transférés auraient rapidement trouvé la mort au foyer en raison des conditions évoquées et du défaut des soins nécessaires au vu leur état de santé.

101. Le Gouvernement ne conteste pas les circonstances entourant les décès en cause telles qu’exposées par les requérants. Il affirme qu’en l’espèce une réaction judiciaire suffisante était offerte à ces derniers par la possibilité d’engager les voies de droit civiles permettant de réclamer des dommages et intérêts, compte tenu du fait que les décès résultaient d’une négligence. En effet, les requérants auraient pu introduire une action en réparation du préjudice subi en se fondant sur l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat contre le ministère du Travail et de la Politique sociale et la municipalité de Laki (paragraphes 75-77, et 95 ci‑dessus).

102. Le Gouvernement expose également qu’il est impossible de savoir si des mesures d’ordre disciplinaire ou administratif ont été prises à l’égard des fonctionnaires d’Etat en lien avec la présente affaire, compte tenu du temps écoulé et de la destruction des archives.

103. Par ailleurs, le Gouvernement met en avant le fait que le foyer de Dzhurkovo a été fermé le 1er janvier 2006 à la suite des conclusions des experts de l’Agence pour la protection de l’enfant et de l’Agence pour enfants atteints de troubles mentaux et physiques.

104. Ainsi, le Gouvernement estime que l’Etat n’a pas violé l’article 2 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

105. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, impose à l’Etat l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (McCann et autres, précité, § 147, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 88, CEDH 2004‑VIII, et Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 79, 17 janvier 2008).

106. La Cour a eu l’occasion d’examiner ces obligations, entre autres, dans le domaine des activités dangereuses (Öneryıldız, précité, Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, 24 avril 2012, Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, 28 février 2012), de la santé publique (Calvelli et Ciglio, précité), des risques de calamités (Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, CEDH 2008 (extraits) Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006), du système social (Dodov, précité), et d’autres activités dont les autorités sont responsables, telle que par exemple la sécurité des lieux publics, afin d’éviter que surviennent des blessures importantes ou le décès des personnes qui s’y trouvent (Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 67, 14 juin 2011). L’obligation de l’Etat de protéger la vie a aussi été vue comme comprenant le devoir d’assurer des services de secours d’urgence lorsque les autorités sont informées que la vie ou la santé d’une personne se trouve en danger en raison d’un accident (Furdik c. Slovaquie (déc.), no 42994/05, 2 décembre 2008). Cette liste n’est pas exhaustive. Ainsi, la Cour a observé que l’obligation de protéger la vie doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Öneryıldız, précité, § 71). La Cour a aussi dit que cette obligation s’applique aux autorités du domaine de l’enseignement scolaire qui assument un devoir de protection de la santé et du bien-être des élèves, plus précisément des jeunes enfants qui sont particulièrement vulnérables et se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 35, 10 avril 2012).

107. Les obligations découlant de l’article 2 impliquent pour l’Etat un devoir primordial de protéger le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne (Boudaïeva et autres, précité, § 129).

108. La Cour estime également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998‑VIII). Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Colle c. Royaume-Uni, no 7678/09, § 88, 13 novembre 2012, A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44-45, 27 juillet 2004, et Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 36).

109. Les obligations découlant de l’article 2 ne s’arrêtent pas là. Dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’Etat, cette disposition impose à l’Etat de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée –judiciaire ou autre – permettant au cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie d’être mis en œuvre comme il se doit et garantissant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Boudaïeva et autres, précité, § 138).

110. La Cour a maintes fois affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, « pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées » (Vo, précité, § 90, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, CEDH 2002‑I, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 90, 94, 95, CEDH 2002‑VIII, et Öneryıldız, précité, § 92). Dans certains cas de mort provoquée par négligence, la Cour a jugé que la mise en œuvre des procédures administratives disponibles était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (Murillo Saldias et autres (déc.), précitée).

111. Dans le domaine de la santé publique, les Etats doivent mettre en place un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades. Ils doivent également instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio, précité, § 49). L’obligation de réglementer les activités des établissements de santé s’étend aux membres de leur personnel, dans la mesure où leurs actes peuvent aussi mettre en péril la vie des patients, en particulier lorsque la capacité de ces derniers à prendre soin d’eux-mêmes est limitée (Dodov, précité, § 81).

112. La Cour a estimé que l’article 2 implique une obligation d’enquête officielle pour les autorités dans le domaine des activités dangereuses si la mort a eu lieu à la suite d’événements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics. En effet, ceux-ci sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires pour identifier et établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’Etat pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo, précité, § 89, et Paul et Audrey Edwards, précité, §§ 69 et 71).

113. Dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’Etat va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et dans l’exercice des pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Öneryıldız, précité, § 93).

114. La Cour a aussi affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Elle a souligné qu’il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens, en ce sens que c’est le processus en lui-même et non pas l’issue de la procédure en question qui est pertinent pour apprécier l’effectivité de l’enquête des autorités (voir, mutatis mutandis, Nadrossov c. Russie, no 9297/02, § 38, 31 juillet 2008).

115. Il ne faut nullement déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (voir, mutatis mutandis, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (voir, mutatis mutandis, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III).

116. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’Etat de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 108, 136‑140, CEDH 2001‑III). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız, précité, § 96, Giuliani et Gaggio, précité, § 306).

ii. Application de ces principes dans la présente affaire

117. La Cour se doit d’abord d’établir quelles étaient les obligations que les circonstances particulières de la présente affaire ont fait naître pour l’Etat défendeur.

118. A cet égard, elle estime que, face aux allégations des requérants dans le sens que les autorités ont failli à l’obligation de protéger le droit à la vie de leurs enfants, il est essentiel de se convaincre que lesdites autorités auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel pour la vie de ces enfants et qu’elles n’ont pas pris, dans les limites de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (paragraphe 108 ci-dessus). A cette fin, plusieurs éléments semblent déterminants pour l’appréciation de la responsabilité des autorités nationales.

119. Tout d’abord, il n’est pas contesté par les parties que les autorités s’étaient engagées à prendre soin des enfants par le fait de leur placement dans le foyer de Dzhurkovo. Il s’agissait de personnes vulnérables – des enfants et jeunes adultes âgés de moins de 22 ans atteints de troubles mentaux et physiques graves, qui avaient été soit abandonnés par leurs parents soit placés avec l’accord de ceux-ci (paragraphe 7 ci-dessus). Tous avaient donc été confiés aux soins de l’Etat dans un établissement public spécialisé et se trouvaient, notamment compte tenu de leur particulière vulnérabilité, sous le contrôle exclusif des autorités.

120. La Cour relève aussi que le Gouvernement ne conteste pas la gravité des carences marquant les conditions de vie au foyer de Dzhurkovo pendant la période en cause. Les enfants des requérants ont été soumis à des conditions de vie des plus mauvaises : ils manquaient d’alimentation, de médicaments, ainsi que de vêtements et de linge de lit en quantité suffisante, et vivaient dans des pièces insuffisamment chauffées en hiver (paragraphes 29-31 ci-dessus). De telles conditions de vie mettaient inévitablement en péril la vie d’enfants vulnérables atteints de maladies exigeant des soins spécifiques et renforcés.

121. La Cour observe ensuite que, dans un contexte d’hiver rigoureux et de crise économique grave, des informations concrètes concernant le risque encouru par les enfant en raison de l’insuffisance de chauffage, d’alimentation et de médicaments étaient disponibles à partir du 10 septembre 1996. En effet, selon les éléments du dossier, c’est à cette date que la directrice du foyer, soutenue par le maire de Laki, a jugé que la situation exposait les enfants à des risques graves et a commencé à alerter les autorités en demandant une aide appropriée. Ainsi, il apparaît que dès le mois de septembre, soit au début de l’automne et environ trois mois avant la survenue du premier décès au foyer, les responsables au plus haut niveau au sein du ministère du Travail et de la Politique sociale et d’autres institutions publiques avaient été mis au courant des risques qui pesaient sur la santé et la vie des enfants au foyer de Dzhurkovo. Par ailleurs, la Cour note que la directrice avait incessamment signalé la gravité des conditions de vie et la difficulté d’apporter les soins nécessaires aux enfants, et appelé à l’aide de nombreuses structures publiques ou humanitaires (paragraphes 32-37 ci‑dessus). La Cour tient donc pour établi que les autorités publiques, à plusieurs niveaux, avaient une connaissance exacte de la réalité du danger quant à l’état de santé des enfants vivant au foyer de Dzhurkovo. De plus, à cette époque, le taux de mortalité au foyer était considérablement plus élevé que d’habitude (paragraphe 59 ci-dessus).

122. Il convient de noter ensuite que – et c’est là un élément crucial dans l’affaire – la survenue des évènements tragiques n’était pas soudaine, ponctuelle et imprévue, comme dans le cas d’un évènement de force majeure auquel l’Etat pourrait ne pas être en mesure de faire face. Les cas de décès se sont succédé et le drame du foyer s’est ainsi étalé dans le temps. En effet, quinze enfants et jeunes adultes, dont sept étaient les enfants des requérants, ont trouvé la mort entre le 15 décembre 1996 et le 14 mars 1997, soit au cours d’une période d’environ trois mois. Cet élément aurait dû paraître pour le moins suspect et exigeait une explication (voir, mutatis mutandis, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 105, CEDH 2000‑VII, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 30 et 47, CEDH 2004‑IX (extraits), et Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 50, 7 octobre 2010). Même si, comme cela a été relevé par les rapports d’expertises médicales présentés devant les juridictions internes, différents facteurs ont pu contribuer aux décès individuels, les circonstances exceptionnelles de la présente affaire se distinguent d’autres situations où il peut être admis qu’un cas de décès isolé dans un établissement de santé peut résulter de causes non imputables aux autorités médicales, ou même relever d’une erreur médicale sans que l’obligation de l’Etat de protéger la vie soit mise en cause (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V ; Dodov, précité, § 82).

123. Ainsi, la Cour estime que, bien que la présente affaire ne concerne pas l’exercice d’une activité dangereuse, elle met en cause une situation de danger pour la vie de personnes vulnérables confiées aux soins de l’Etat, pleinement connue par les autorités et pouvant être décrite comme un drame au niveau national. Il s’agit dès lors d’une question touchant non seulement à la condition individuelle des requérants, mais relevant de l’intérêt public. Ainsi, les circonstances dénoncées dépassent le cas d’une négligence des professionnels de santé et la Cour est d’avis que, compte tenu de l’ensemble des éléments qui viennent d’être exposés et de l’intérêt public à protéger, les autorités nationales avaient l’obligation de prendre de manière urgente des mesures appropriées pour protéger la vie des enfants, indépendamment de l’action de leurs parents, et de fournir une explication sur les causes des décès et sur les éventuelles responsabilités par le biais d’une procédure engagée d’office.

124. Concernant l’obligation des autorités de prendre des mesures de protection, de nombreux éléments au dossier, à savoir l’absence de réaction pendant plusieurs mois aux alertes de la directrice concernant la situation au foyer (paragraphes 37 et 39 ci-dessus) ou l’absence apparente d’une aide médicale prompte et appropriée (paragraphes 10-25 ci-dessus) indiquent que les autorités n’ont pas pris des mesures promptes, concrètes et suffisantes pour prévenir les décès dénoncés, alors qu’elles avaient une connaissance précise des risques réels et imminents pour la vie des personnes concernées. Or la Cour relève qu’aucune explication officielle n’a été fournie à cet égard.

125. En effet, s’agissant du devoir de l’Etat défendeur d’engager une procédure d’enquête officielle effective sur les circonstances en cause, la Cour estime, contrairement à ce que le Gouvernement suggère, que la voie civile permettant aux requérants de demander et d’obtenir une indemnisation individuelle ne peut être une réponse suffisante au regard de l’article 2 de la Convention pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la préventions des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (voir paragraphe 116 ci-dessus). La Cour vient en effet de constater que les faits l’espèce démontrent une situation exceptionnelle et non un cas ordinaire de négligence (paragraphe 123 ci-dessus). Dès lors, nonobstant la possibilité ouverte aux requérants dans le cadre d’une procédure civile en indemnisation d’établir les faits et d’obtenir une indemnisation, dans la mesure où la voie en cause dépend uniquement de l’initiative des victimes, quelle qu’en soit l’issue, la Cour estime qu’elle ne peut entrer en ligne de compte dans le cadre de la réaction exigée de l’Etat, l’article 2 imposant en l’espèce aux autorités bulgares l’obligation de conduire une enquête d’office (paragraphe 123 ci-dessus ; voir aussi Öneryıldız, précité, § 111).

126. Par conséquent, la Cour doit se pencher sur la réaction des autorités nationales et le caractère de l’enquête officielle conduite en l’espèce. Elle doit avant tout remarquer que la nécessité d’enquêter a été perçue et reconnue au niveau national, étant donné le fait qu’une telle enquête officielle a fini par être engagée (paragraphe 41 ci-dessus).

127. La Cour estime qu’il convient d’examiner si les autorités bulgares ont conduit cette enquête conformément aux exigences de diligence et de promptitude requises par l’article 2. De plus, une telle enquête doit porter aussi bien sur l’établissement des circonstances que sur l’éventuelle implication des autorités, l’existence d’un cadre réglementaire relatif à l’obligation de ces autorités de protéger la vie, ou encore l’identification, le cas échéant, des personnes impliquées en vue de les obliger à rendre des comptes (paragraphes 109-116 ci-dessus).

128. La Cour rappelle d’abord qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86).

129. Elle note à cet égard que l’information pénale a été ouverte seulement au printemps 1999 (paragraphe 41 ci-dessus), alors que les décès en cause étaient survenus entre décembre 1996 et mars 1997, de sorte que l’enquête officielle n’a commencé que plus de deux ans après les évènements. Aucune explication n’a été fournie par le Gouvernement pour l’absence d’enquête pendant cette période. La procédure pénale s’est ensuite étendue sur une huitaine d’années (à partir du printemps 1999 et jusqu’au 9 janvier 2007), dont environ six ans pour le seul stade de l’instruction préliminaire et environ deux ans pour la procédure judiciaire, dans laquelle trois instances se sont prononcées. La Cour relève à cet égard qu’au cours de l’instruction préliminaire, les actes d’enquête ont été accomplis en 1999 et 2000. Il n’apparaît pas que les autorités de poursuite aient été actives entre 2001 et le 5 avril 2004 (paragraphes 42-44 ci-dessus). Sur ce point également, le Gouvernement ne fournit aucune justification.

130. La Cour rappelle que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les proches (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Il est vrai qu’en l’espèce l’enquête présentait une complexité supposant une quantité considérable de préparatifs, avec un nombre important de personnes appelées à témoigner (environ cinquante) et de nombreux documents à rassembler, ainsi qu’une certaine ampleur des investigations et des expertises à mener dès lors qu’il y avait trois accusés et de multiples victimes. Toutefois, l’absence injustifiée d’ouverture d’une quelconque procédure officielle – pénale, administrative ou autre – pendant les deux premières années après les évènements tragiques, ainsi que la durée de l’instruction préliminaire, comportant une période d’inactivité de presque quatre ans, ont pu être de nature à compromettre l’efficacité de l’enquête en l’espèce, malgré la diligence apparente déployée ensuite par les trois instances judiciaires.

131. La Cour relève également que l’enquête n’a pas permis d’établir la part respective, comme facteurs éventuels de la survenue des décès, de chaque élément défaillant dans le système de protection des enfants, compte tenu notamment de l’état de santé de ces derniers, ainsi que de leur espérance naturelle de vie dans les conditions dans lesquelles ils étaient placés. Les informations médicales présentes au dossier apparaissent insuffisantes mais la Cour constate que les requérants n’ont pas demandé plus d’informations, ou n’ont pas démontré de préoccupation ou de suspicion, et relève d’ailleurs que, pour la plupart, ils n’ont pas assisté aux funérailles organisées d’office. La Cour conçoit qu’il ne peut être requis au regard de la Convention que la loi interne prévoie une autopsie dans tous les cas de décès dans une institution sociale. En l’espèce, l’absence d’autopsie n’a pas permis de constater avec certitude si et dans quelle mesure les décès étaient survenus en raison de facteurs naturels, tels que les maladies des enfants et leur espérance de vie moins élevée. Malgré cela, l’enquêté a été suffisante pour exclure la responsabilité pénale des trois accusés et a confirmé qu’en plus de l’état de santé vulnérable des enfants, le caractère insuffisant de la nourriture, du chauffage et des soins médicaux pouvait être vu comme un facteur essentiel ayant contribué aux décès (paragraphe 52 ci‑dessus).

132. Les retards accusés dans la procédure pénale ont rendu impossible la prompte vérification de la question de savoir si le comportement d’autres personnes responsables du fonctionnement du foyer avait pu contribuer aux évènements tragiques. Dans cette période, une des personnes responsables du fonctionnement du foyer est décédée et certaines archives administratives ont été détruites en raison du temps écoulé (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour considère dès lors qu’en l’espèce les autorités ne peuvent passer pour avoir agi avec une diligence raisonnable, ce qui a empêché le prompt établissement des causes concrètes des décès et du lien éventuel entre ces causes et le comportement des différents fonctionnaires responsables.

133. Pour ce qui est de la portée de l’enquête, la Cour note qu’en théorie le système paraît suffisant pour assurer la protection du droit à la vie dans le contexte examiné : à ce titre, l’article 123, alinéa 1 du code pénal incrimine l’homicide involontaire par négligence ou par manquement à une obligation légale de sécurité ou de prudence lors de l’exercice d’une profession ou autre activité à risque réglementée par la loi. De plus, l’article 137 de ce code punit le fait de s’abstenir, en connaissance de cause, de prêter assistance à une personne vulnérable en danger (paragraphes 68-69 ci‑dessus).

134. S’agissant de la procédure pénale menée en l’espèce, la Cour observe que les poursuites n’ont visé que le décès des treize enfants indiqués par l’acte d’accusation (paragraphe 48 ci-dessus), et non pas des quinze, et que le Gouvernement n’a pas fourni d’explication à cet égard. Concernant l’analyse du lien de causalité entre les décès survenus et les actes des personnes responsables de la protection de leur vie, les requérants estiment que l’enquête a porté à tort sur les seules accusations contre les membres du personnel du foyer, alors qu’il aurait fallu dès le départ rechercher des responsabilités à un plus haut niveau dans les institutions publiques. La Cour constate que l’enquête des juridictions internes a été réduite à la question de la responsabilité pénale éventuelle des trois accusés. Les autorités judiciaires ont examiné cette responsabilité, et ont acquitté les accusés en établissant qu’il n’y avait pas de lien entre le comportement de ces personnes et la survenue des décès. Il est à noter que le tribunal régional a ordonné la réalisation d’un deuxième rapport médical afin, notamment, de clarifier ce lien (paragraphe 53 ci-dessus). Les juridictions internes ont établi que les trois accusés n’avaient pas enfreint leurs obligations professionnelles et avaient engagé, autant qu’il leur était possible, les moyens à leur disposition pour atténuer la rigueur des conditions de vie dans l’établissement (ibidem). La Cour ne s’estime pas compétente pour analyser plus avant ces conclusions et elle garde à l’esprit que c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il incombe d’appliquer et interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I). Dans la mesure où les obligations de l’Etat défendeur sont de moyens et non pas de résultat, le fait que les trois accusés ont été acquittés ne permet pas en soi de conclure que la procédure pénale n’a pas répondu aux exigences de l’article 2 de la Convention.

135. La Cour note en revanche qu’au cours de la procédure pénale les tribunaux ont relevé d’autres facteurs – en l’occurrence certaines carences du système de gestion du foyer de Dzhurkovo – ayant eu un impact sur la survenue des décès. En particulier, ils ont établi que les autorités responsables n’avaient pas pris de décisions pour réagir avec priorité à la nécessité de protéger les personnes vulnérables qu’étaient les enfants placés au foyer de Dzhurkovo face à un risque accru pour leur santé et leur vie au cours de cette période difficile. Les juridictions ont ainsi mis en lumière les manquements concrets imputables aux autorités publiques qui, malgré le fait qu’elles avaient été sollicitées à plusieurs reprises par la directrice de l’établissement, n’avaient pas procédé aux réajustements budgétaires nécessaires pour permettre l’achat de nourriture et de combustible en quantité suffisante, ni assuré les soins médicaux adéquats en temps utile.

136. Dans le cadre de la procédure pénale conduite en l’espèce, les juridictions ont établi que les trois accusés ont fait tout ce qui était dans leur compétence pour protéger la vie des enfants et ont clairement indiqué que le dysfonctionnement du système était attribuable aux autorités qui n’avaient pas répondu aux appels de la directrice (paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, les juridictions sont parvenues à ces conclusions dans une procédure limitée aux accusations contre les trois employés du foyer. Ces constats n’ont pas donné lieu à des démarches visant à vérifier si les manquements dans le système résultaient d’actes illégaux de la part des représentants des autorités, pour lesquels ces derniers auraient dû rendre des comptes.

137. Le Gouvernement expose que le laps de temps écoulé et la destruction des archives n’ont pas permis de savoir si des procédures administratives ou disciplinaires ont eu lieu. La Cour ne peut s’accorder avec cet argument dans la mesure où il est contraire à l’exigence de diligence inhérente à la notion de réponse adéquate du système national. Elle observe qu’aucun autre élément du dossier n’indique qu’une telle procédure ait été ouverte par les autorités afin d’examiner si un éventuel dysfonctionnement du système de gestion du foyer, ou le cas échéant, des manquements de la part des fonctionnaires concrets, avaient provoqué les évènements dramatiques en cause.

138. Tel aurait pu être le cas si par exemple il avait été fait une analyse de la responsabilité des représentants des autorités municipales, comme suggéré dans le rapport de l’enquêteur de police du 3 juin 1999 (paragraphe 42 ci-dessus), ou encore de celle des intervenants du secteur de l’assistance sociale ayant accepté l’arrivée de huit nouveaux enfants au milieu de l’hiver (paragraphe 36 ci-dessus), ou des raisons de l’absence de réponse rapide des autorités centrales aux alertes sur les risques imminents – ce qui, naturellement, ne signifie pas qu’une telle enquête supplémentaire aurait nécessairement eu pour résultat de révéler la responsabilité d’individus concrets et d’entraîner leur punition.

139. Il apparaît ainsi que l’enquête conduite en l’espèce n’a pas eu pour vocation de faire la lumière sur toutes les circonstances entourant les évènements tragiques survenus, de déterminer tous les facteurs ayant contribué aux décès et d’examiner l’importance respective des facteurs naturels, d’une part, et de la défaillance du système à pourvoir une réaction prompte et appropriée au danger existant pour la santé et la vie des enfants. Une telle analyse, réalisée de manière prompte et adéquate, aurait permis d’identifier, le cas échéant, les personnes concrètes qui en étaient les responsables, de manière à prévenir la survenue de tels évènements à l’avenir.

iii. Conclusion

140. En conclusion, pour les raisons énoncées au paragraphe 125 ci‑dessus, la Cour considère que la voie de recours civile d’indemnisation ouverte aux requérants n’était pas suffisante dans les circonstances exceptionnelles de la présente espèce pour satisfaire les obligations de l’Etat défendeur au regard de l’article 2 de la Convention et rejette en conséquence l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement (paragraphes 95-98 ci-dessus).

141. La Cour estime ensuite, au vu de tout ce qui vient d’être exposé, que dans les circonstances particulières de la présente affaire l’Etat défendeur a failli à son obligation de protéger la vie des enfants vulnérables placés sous sa responsabilité et n’a pas accompli son devoir de mettre la lumière sur les faits en mettant en œuvre des mécanismes procéduraux adéquats, manquant ainsi de protéger l’intérêt public que les évènements particulièrement tragiques de l’espèce ont fait apparaître. Partant, elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

C. Sur le grief tiré de l’article 13, combiné avec l’article 2

142. Au regard de l’article 13, combiné avec l’article 2, les requérants se plaignent de l’absence d’une indemnisation pour le préjudice moral subi. Ils exposent que l’ouverture de la procédure pénale en question leur a fait croire que les trois employés seraient déclarés coupables et qu’ils auraient pu introduire une action civile contre eux. Au moment où ces derniers ont été acquittés, la prescription d’une éventuelle action civile en dédommagement contre d’autres personnes et institutions était acquise (paragraphe 96 ci-dessus).

143. Le Gouvernement soumet que les intéressés auraient pu demander une indemnisation au moyen d’une action civile contre l’Etat (paragraphe 95 ci-dessus).

144. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention exige que l’ordre interne offre un recours effectif habilitant l’instance nationale à connaître du contenu d’un grief « défendable » fondé sur la Convention et à offrir un redressement approprié. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie également en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 108-109, CEDH 2001‑V). Le recours exigé par l’article 13 doit être effectif en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par des actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (Paul et Audrey Edwards, précité, § 96).

145. S’agissant des allégations de violation des droits consacrés par l’article 2, une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit en principe possible et fait partie du régime de réparation devant être mis en place (Paul et Audrey Edwards, précité, § 97, Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 109 ; Öneryıldız, précité, § 147).

146. Dans des affaires concernant le respect du droit à la vie, la Cour a parfois conclu à la violation de l’article 13, ayant constaté que les requérants s’étaient vu entravé dans l’exercice des recours indemnitaires disponibles en conséquence du manquement des autorités de mener une enquête approfondie et effective conformément aux obligations procédurales leur incombant en vertu de l’article 2 de la Convention. Toutefois, le manquement de l’Etat à conduire une telle enquête n’enfreint pas nécessairement l’article 13. Ce qui importe, ce sont les conséquences qu’a le manquement de l’Etat à l’obligation qui pèse sur lui en vertu de l’article 2 pour l’accès de la famille du défunt à d’autres recours disponibles et effectifs permettant d’établir la responsabilité d’agents ou d’organes de l’Etat à raison d’actes ou d’omissions entraînant la violation des droits des intéressés au titre de l’article 2 et, le cas échéant, d’obtenir réparation (voir Öneryıldız, précité, § 148, et la jurisprudence citée, et Boudaïeva et autres, précité, § 192).

147. En l’espèce, eu égard au constat de violation de l’article 2 auquel elle est parvenue ci-dessus (paragraphes 117-141), la Cour estime que les requérants disposaient d’un grief défendable aux fins de l’article 13.

148. Concernant la disponibilité d’un recours indemnitaire pour remédier à la violation alléguée de l’article 2, la Cour note qu’en droit bulgare, s’il apparaît aux proches d’une personne décédée que la mort est la conséquence d’actes, actions ou inactions illégaux d’autorités ou agents publics à l’occasion de l’accomplissement de leurs fonctions, ils ont la possibilité de saisir les juridictions civiles d’une action en indemnisation fondée sur l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’Etat ou encore sur la responsabilité délictuelle de droit commun en application des articles 45 et 49 de la loi sur les obligations et les contrats (paragraphes 75‑77 ci-dessus).

149. En l’espèce, les requérants se plaignent des défaillances du système social qui ont, selon eux, causé les décès de leurs enfants. Les juridictions internes saisies de l’affaire, ayant exclu la responsabilité pénale des trois employés du foyer, ont d’ailleurs constaté certains défauts dans le système social à haut niveau et la Cour ne voit pas de raison de ne pas s’accorder avec ce constat. Dans ces circonstances, la Cour considère que la disponibilité d’une action en responsabilité telle que prévue par le droit interne pourrait en principe suffire pour considérer que les autorités ont fourni un recours efficace, tel qu’entendu par l’article 13 de la Convention, pour les défaillances du système ayant contribué aux décès des enfants des requérants. Or les requérants ne se sont pas prévalu de cette possibilité. Au vu des arguments avancés par les intéressés, la Cour doit donc examiner si la manière dont les autorités se sont acquittées de leur obligation procédurale au titre de l’article 2, et au sujet de laquelle elle a ci-dessus conclu à la violation de cette disposition, a pu entraver l’exercice d’un recours indemnitaire par les intéressés.

150. La Cour observe à cet égard qu’en l’espèce, la question de savoir quelles étaient les autorités qui avaient la charge d’assurer les moyens financiers nécessaires au fonctionnement du foyer et aux soins des enfants ne prête pas à controverse et n’était pas dépendante de l’issue de la procédure pénale. En effet, des actions en indemnisation auraient pu en principe être dirigées, dès la survenue des faits litigieux, contre le ministère du Travail et de la Politique sociale et la municipalité de Laki, institutions publiques dont dépendait le foyer de Dzhurkovo. Les requérants ne prétendent d’ailleurs pas que cette dépendance du foyer vis-à-vis des autorités n’était pas un fait connu.

151. La Cour note ensuite l’argument des requérants selon lequel, au moment du jugement final rendu dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre les trois accusés, la prescription sur l’action en dommages et intérêts était déjà acquise. Elle relève toutefois que les intéressés étaient au courant des obligations des différentes autorités impliquées, compte tenu de l’existence d’une réglementation claire à cet égard (paragraphes 63-66 ci‑dessus). Ces obligations étaient différentes de celles qu’assumaient la directrice et les autres membres du personnel du foyer. Dans la mesure où les requérants se plaignent des défaillances du système social, la Cour estime qu’il n’y avait pas lieu en l’espèce d’attendre l’issue de la procédure pénale dirigée contre les trois accusés, compte tenu du fait que le droit interne permettait d’introduire une action civile contre les institutions publiques compétentes dès la survenue des évènements tragiques, et d’autant plus qu’il leur incombait de le faire afin de suspendre le cours de la prescription (voir paragraphes 78-79 ci-dessus).

152. En bref, la Cour est d’avis que les défaillances de la procédure pénale en l’espèce n’ont pas empêché les requérants d’emprunter les voies civiles indemnitaires avant l’expiration du délai en question, parallèlement à la procédure pénale alors en cours. Par ailleurs, aucun élément du dossier n’indique que cette voie de droit manquerait d’effectivité en pratique pour ce qui est de l’octroi individuel des dommages et intérêts.

153. En conclusion, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les requérants n’ont pas été empêchés de se prévaloir du recours invoqué par le Gouvernement et que cette voie de droit aurait pu en principe présenter un recours effectif permettant d’obtenir une indemnisation adéquate. Le grief tiré de l’article 13, combiné avec l’article 2 apparaît dès lors comme manifestement mal fondé et il convient de le rejeter conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

D. Sur les griefs tirés des articles 3 et 13

154. Le Gouvernement fait valoir que, pour ce qui est du grief tiré de l’article 3 concernant les conditions de vie au foyer de Dzhurkovo, les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours indemnitaires. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner en l’espèce l’effectivité, au sens de l’article 13, des voies de recours civiles et, partant, la nécessité de les épuiser, étant donné qu’en tout état de cause la requête n’a été introduite devant elle qu’en 2006, soit dans plus de six mois la date des faits litigieux. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

155. Sur le terrain de l’article 6, les cinq requérants constitués parties accusatrices dans la procédure pénale allèguent que le refus du tribunal régional de les constituer aussi parties civiles les a privés de toute possibilité de voir un tribunal statuer sur leurs actions en dédommagement dirigées contre la directrice du foyer, l’infirmière en chef et l’officier médical. Ils se plaignent aussi de la durée de la procédure pénale. Les parties pertinentes de cette disposition se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

156. Concernant la prétendue violation du droit d’accès à un tribunal pour examiner les actions civiles, il apparaît que la décision du tribunal régional de ne pas joindre les actions civiles à la procédure pénale n’a pas été contestée. La Cour note que ce refus n’a pas affecté la possibilité pour les requérants d’engager des procédures devant les juridictions civiles en parallèle de la procédure pénale contre les trois accusés. En tout état de cause, la Cour estime que leur grief aurait dû être déposé devant elle dans un délai de six mois à compter du refus du tribunal pénal de les constituer parties civiles, refus en date du 23 février 2005. La requête ayant été introduite le 31 octobre 2006, ce grief est tardif. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

157. Pour ce qui est de la partie du grief tirée de la durée de la procédure pénale, la Cour rappelle que pour que l’article 6 trouve à s’appliquer dans son volet civil au profit de la victime d’une infraction pénale, celle-ci doit avoir exercé, outre son droit de faire poursuivre ou condamner pénalement le responsable, le droit, lorsque celui-ci est offert par le droit interne, d’intenter une action de nature civile en vue de l’obtention d’une réparation, ne serait-ce que symbolique, ou de la protection d’un droit à caractère civil (Perez, précité, § 70). En l’espèce, les requérants n’ont pas été constitués parties civiles dans la procédure pénale et l’article 6 ne trouve dès lors pas à s’appliquer. Par ailleurs, ils ne prétendent pas avoir entamé une procédure civile qui aurait été suspendue en attendant l’issue de la procédure pénale et qui aurait pâti des retards de celle-ci.

158. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

159. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

160. Les neuf requérants parents d’enfants décédés au foyer de Dzhurkovo réclament 30 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi en raison, premièrement, du manquement des autorités à protéger la vie des enfants ; deuxièmement, du fait que les autorités ont failli à leur obligation de conduire une enquête officielle pour sanctionner les responsables de ces décès ; et troisièmement, des mauvaises conditions de vie alléguées au foyer de Dzhurkovo.

161. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il expose que parmi les neuf requérants, seuls Georgi Vasilev Georgiev et Fani Filipova Evtimova avaient démontré un intérêt pour leurs enfants respectifs au cours de leur séjour au foyer de Dzhurkovo. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux constats des juridictions pénales (paragraphe 54 ci-dessus). Il estime que le constat de violation représenterait une satisfaction suffisante à l’égard des autres requérants.

162. La Cour observe que les demandes formulées par les requérants au titre du préjudice moral subi du fait des mauvaises conditions de vie alléguées ont trait au grief tiré de l’article 3, seul et combiné avec l’article 13 de la Convention, qui a été déclaré irrecevable. Dès lors, il y a lieu de rejeter les demandes des requérants à cet égard.

163. En revanche, la Cour a constaté une violation de l’article 2 en ce que les autorités ont manqué à leurs obligations de protéger la vie des enfants vulnérables placés sous leur responsabilité face à un risque imminent, ainsi que de conduire une enquête officielle effective suite à leurs décès survenus dans des circonstances très exceptionnelles. Prenant en compte les conclusions dans la présente affaire, les arguments du Gouvernement et les souffrances endurées par les différents requérants, la Cour estime que ce manquement de la part des autorités a dû être la source d’une profonde détresse s’agissant des requérants Georgi Vasilev Georgiev, père de Vasil Georgiev, et Fani Filipova Evtimova, mère de Neli Hristova. Statuant en équité, elle octroie 10 000 EUR à chacun d’entre eux pour dommage moral.

164. Concernant les autres requérants, la Cour estime que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au tort moral allégué.

B. Frais et dépens

165. Les requérants demandent également, justificatif à l’appui, 92 EUR pour les frais de traduction dans la procédure engagée devant la Cour. Ils ne soumettent pas de montant spécifique relativement aux frais de représentation devant elle, exposant tout de même que la préparation des observations écrites a constitué un travail considérable dont il convient de laisser l’évaluation à la discrétion de la Cour. Ils demandent à la Cour d’ordonner le versement de la somme allouée pour la traduction sur le compte bancaire de la Société d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chenicherska, qui a avancé ces frais, et le reste de la somme accordée au titre des frais et dépens sur le compte bancaire de l’association requérante.

166. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à cet égard.

167. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour juge établi que les requérants ont supporté des frais de traduction à hauteur de 92 EUR. Quant aux frais de représentation, les intéressés ne présentent pas de documents pertinents. Ils s’en remettent toutefois à la sagesse de la Cour pour en déterminer le montant. La Cour estime, compte tenu des griefs déclarés recevables et du travail accompli, qu’il y a lieu d’allouer aux requérants une somme pour leur représentation dans la procédure devant elle.

168. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde aux requérants conjointement une somme forfaitaire de 2 000 EUR pour frais et dépens, toutes rubriques confondues, à verser sur le compte bancaire de l’Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme.

C. Intérêts moratoires

169. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint l’exception du Gouvernement tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes à l’examen du bien-fondé du grief tiré de l’article 2 de la Convention ;

2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention à l’égard des neuf requérants personnes physiques, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention et rejette l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants Georgi Vasilev Georgiev et Fani Filipova Evtimova, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour les frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de l’Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les autres requérants personnes physiques ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosPäivi Hirvelä
GreffièrePrésidente

* * *

[1]1. Suite à la réforme monétaire intervenue en juillet 1999, 1 000 levs (BGL) correspondent désormais à 1 nouveau lev (BGN).

[2]1. Abrogé à compter de l’entrée en vigueur d’un nouveau code le 29 avril 2006.

[3]. Abrogé à compter de l’entrée en vigueur d’un nouveau code le 1er mars 2008.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award