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04/06/2013 | CEDH | N°001-120058

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖZALP ULUSOY c. TURQUIE, 2013, 001-120058


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZALP ULUSOY c. TURQUIE

(Requête no 9049/06)

ARRÊT

STRASBOURG

4 juin 2013

DÉFINITIF

04/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Özalp Ulusoy c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş, r>Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mai 2013,

R...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZALP ULUSOY c. TURQUIE

(Requête no 9049/06)

ARRÊT

STRASBOURG

4 juin 2013

DÉFINITIF

04/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Özalp Ulusoy c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mai 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9049/06) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Güllü Özalp Ulusoy (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 février 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, la requérante a été représentée par Mes R. Doğan Yıldız et Y. Aydın, avocats à İstanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Dans sa requête, la requérante se disait victime d’une violation des articles 3 et 11 de la Convention.

4. Le 10 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1972 et réside à Istanbul.

A. Le déroulement de la manifestation à l’origine des faits litigieux

6. Des ONG avaient appelé la population à manifester sur la place Beyazıt (Istanbul) le 16 mars 2004 à 13 heures pour protester contre les assassinats perpétrés en Syrie, commémorer les victimes du massacre d’ Halabja commis en 1988 et les victimes de l’explosion du 16 mars 1978. Une déclaration publique devait y être prononcée à l’intention de la presse. La requérante et son mari participèrent à cette manifestation. Ils arrivèrent sur les lieux après avoir été fouillés par les forces de l’ordre, qui avaient encerclé la place.

7. Il ressort d’un rapport d’enquête établi par la police en mars 2004 que :

– le 16 mars 2004, des étudiants d’extrême-gauche et des membres d’organisations illégales menèrent des actions sur la place Beyazıt à l’occasion de la commémoration de l’explosion du 16 mars 1978, qui avait causé la mort de sept étudiants devant la faculté de pharmacie d’Istanbul, et de l’utilisation d’armes chimiques à Halabja le 16 mars 1988 ;

– le même jour, à 8 heures 20, neuf unités de la direction des forces spéciales arrivèrent sur la place Beyazıt et prirent des mesures de sécurisation des environs ;

– vers 13 heures, une vingtaine d’étudiants sortirent par l’entrée principale de l’université d’Istanbul pour se diriger vers la place Beyazıt en brandissant une pancarte sur laquelle était inscrite « 16 Mart’ı ve Halepçe katliamını unutmadık unutturmayacağız » (nous n’avons pas oublié le 16 mars ni le massacre d’Halabja, et nous ne les oublierons pas) et en scandant des slogans ; près des arrêts de bus de la place se trouvaient, entre autres, le président de la section locale d’ÖTP (Özgür Toplum Partisi, le parti d’une société libre), les dirigeants de la section locale de DEHAP (Demokratik Halk Partisi, Parti démocratique du peuple) ainsi que la présidente de la section féminine de cette organisation, le président de l’association YAKAY-DER (Yakınlarını Kaybeden Ailelerle Yardımlaşma ve Dayanışma Derneği, l’association d’entraide aux familles ayant perdu un proche), les familles de l’association TAYAD (« Anadolu Tutuklu ve Hükümlü Aileleri Yardımlaşma Derneği », l’association anatolienne d’entraide aux familles des détenus et condamnés), le front « Halklar ve Özgürlükler » (les peuples et les libertés) ainsi que des individus de gauche porteurs de banderoles sur lesquelles on pouvait lire : « Devrim için düşenler kavgamızda yaşıyor » (ceux qui sont tombés pour la révolution vivent dans notre combat), « Devrimci proleter gençlik » (la jeunesse prolétaire révolutionnaire), « Öğrenciyiz haklıyız kazanacağız » (nous sommes étudiants, nous avons raison, nous vaincrons), « Halepçe’yi [...] unutmadık unutmayacağız » (nous n’avons pas oublié le massacre d’ Halabja, nous veillerons à ce qu’il ne soit pas oublié), « Kürt halkına imha dayatılamaz » (le peuple kurde ne peut être anéanti), « Devrim Şehitleri Ölümsüzdür » (les martyrs de la révolution sont immortels), « Suriye şaşırma sabrımızı taşırma » (Syrie, ne sois pas surprise, n’abuse pas de notre patience), « Suriye Kürtleri yalnız değildir » (Les kurdes de Syrie ne sont pas seuls), « Katil Esat halka hesap verecek » (le criminel Assad rendra des comptes au peuple), « 20 yıldır yılmadık yılmayacağız » (20 ans n’ont pas suffi à nous décourager, nous ne perdrons pas courage), « Tecride hayır Öcalan’a özgürlük » (non à l’isolement, liberté à Öcalan), « Selam selam İmralı’ya bin selam » (salut, salut, mille saluts à İmralı), « Biji serok Apo » (vive le président Apo [Öcalan]). Le groupe d’étudiants sortis de l’université d’Istanbul et les personnes proches des arrêts de bus se rejoignirent sur la place Beyazıt ;

– s’adressant aux dirigeants des organisations susmentionnées et aux meneurs des quelque cinq cents manifestants qui se trouvaient là, les directeurs adjoints de la direction de la sûreté les informèrent que la manifestation n’avait pas été autorisée, qu’elle était illégale, qu’elle avait dépassé son objet en se transformant en appel à soutenir l’organisation terroriste PKK et son dirigeant Abdullah Öcalan. Ils les sommèrent à plusieurs reprises de cesser immédiatement leur action et de se disperser, les menaçant d’user de la force en cas de refus de leur part d’obtempérer. Les manifestants ayant scandé des slogans de soutien à Abdullah Öcalan et résisté aux forces de l’ordre, 22 femmes et 10 hommes furent placés en garde à vue sur l’ordre d’A.P., directeur adjoint de la sûreté. Cette intervention ne fit aucun blessé parmi les forces de l’ordre.

8. Le 18 mars 2004, l’hôpital de Taksim établit un rapport médical où il était indiqué que la requérante avait un retard de règles de dix jours et qu’elle se plaignait de douleurs dorsales.

9. Le 19 mars 2004, l’institut médicolégal d’Istanbul indiqua qu’il ressortait du rapport médical établi le 18 mars 2004 par l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi » qu’un examen gynécologique de la requérante avait révélé qu’elle avait eu des « pertes » après un retard de règles de dix jours, qu’elle avait des douleurs dorsales, qu’elle ne présentait pas d’hémorragie et qu’elle avait sur la cuisse droite une ecchymose de 5 x 6 cm ainsi que d’autres contusions sur différentes parties du corps.

10. Le 23 mars 2004, la requérante se rendit dans une clinique privée (« Ekin patoloji-Stiloji »). Un rapport médical établi le lendemain après examen de la requérante mentionna des signes de fausse couche.

B. La plainte pénale déposée par la requérante contre la police

11. La requérante porta plainte à une date non précisée auprès du procureur de la République d’Istanbul. Dans cette plainte, elle expliquait qu’elle attendait avec son mari la lecture de la déclaration publique avec d’autres manifestants lorsque les policiers étaient intervenus sans sommation pour les disperser, utilisant contre eux des gaz lacrymogènes, des matraques et des chiens. Alors qu’elle tentait de s’enfuir avec son mari, elle tomba sur le sol, où elle fut piétinée par de nombreuses personnes. Elle y fut frappée par des policiers à coups de matraque sur les fesses, le dos, les jambes et le ventre. Ils lui administrèrent également des coups de pied et la traînèrent sur le sol avant de s’en prendre à d’autres manifestants, ce dont elle profita pour quitter les lieux de la manifestation. Son mari, qu’elle retrouva en l’appelant sur son téléphone portable, lui conseilla de se rendre à l’hôpital, mais elle était si fatiguée qu’elle préféra rentrer chez elle. Elle n’avait pas conscience de la gravité de son état. Durant la nuit, elle eut des saignements vaginaux et fit une fausse couche dont elle plaça les résidus dans un bocal. Le 18 mars 2004, elle se sentit mieux et se rendit au service gynécologique de l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi » (İstanbul) pour se faire examiner. Le médecin qui procéda à cet examen établit qu’elle était enceinte de quarante jours environ lorsque, le 16 mars 2004, elle avait fait une fausse couche après avoir reçu des coups de pied et de matraque. Elle demanda son transfert à l’institut médicolégal d’Istanbul en vue d’un examen.

12. Le 12 avril 2004, l’institut médicolégal invita le procureur de la République à lui adresser le rapport médical établi le 18 mars 2004 par l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi » ainsi que les résidus de la fausse couche, le rapport histopathologique et les résultats de l’examen gynécologique effectué avant les faits litigieux.

13. Le 8 juin 2004, le procureur de la République demanda au service de gynécologie et maternité de l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi » de lui communiquer le rapport médical établi le 18 mars 2004 ainsi que les résidus de la fausse couche et les résultats de l’examen gynécologique pratiqué pendant la grossesse de la requérante.

14. Le 24 juin 2004, la requérante fut entendue par le procureur de la République. Elle lui demanda de l’autoriser à se rendre à l’institut médicolégal en vue d’un examen, alléguant qu’elle avait fait une fausse couche due aux coups reçus pendant la manifestation. Elle lui précisa qu’elle avait déjà adressé à l’institut médicolégal une demande en ce sens, qui avait été rejetée au motif que ce genre de demande devait émaner du procureur de la République.

15. Le même jour, le procureur de la République invita l’institut médicolégal d’Istanbul à pratiquer les examens nécessaires. Il joignit à sa demande les différents rapports médicaux ainsi que les résidus que la requérante avait conservés.

16. Le 14 juillet 2004, la direction de l’institut médicolégal établit un rapport médical où il était indiqué que les résidus analysés se caractérisaient par l’absence de chorion[1] (koryon villus).

17. Le 21 juillet 2005, au vu des allégations formulées dans la plainte de la requérante et du rapport d’enquête sur les faits litigieux établi par les forces de l’ordre en mars 2004, le procureur de la République d’Istanbul rendit une décision de classement sans suite de la plainte pour mauvais traitements présentée par la requérante et quarante-neuf autres manifestants. Il y était notamment précisé que les blessures infligées aux plaignants lors de leur placement en garde à vue par les brigades d’intervention rapide résultaient du recours à une force légitime, les intéressés ayant refusé d’obtempérer à un ordre de dispersion. Il y était également mentionné qu’aucun élément de preuve autre que les allégations des plaignants ne donnait à penser que les brigades d’intervention rapide avaient outrepassé le cadre légal de leurs fonctions en employant la force contre eux ou que celles-ci ne leur avaient pas adressé de sommation avant d’intervenir.

18. Le 22 août 2005, la requérante introduisit devant le président de la cour d’assises de Beyoğlu un recours contre cette décision de classement sans suite, auquel elle joignit le rapport médical du 14 juillet 2004. Il y était notamment indiqué que, comme la requérante l’avait déjà expliqué dans sa plainte, elle s’était rendue place Beyazıt pour protester contre les assassinats perpétrés en Syrie et commémorer les victimes d’Halabja. La requérante arguait que, contrairement à ce que mentionnait la décision de classement sans suite, il n’était pas illégal de participer à une manifestation où devait être prononcée une déclaration publique car ce droit était garanti par la Constitution. Elle contestait la version des faits présentée dans le procès-verbal du 16 mars 2004 et réitérait ses allégations. Elle accusait le procureur de la République d’avoir mené une enquête incomplète, lui reprochant de ne pas avoir examiné les enregistrements de la manifestation ni recherché d’autres éléments de preuve et de s’être prononcé au seul vu du procès-verbal établi par la police. S’agissant de la thèse du procureur selon lequel les policiers mis en cause n’avaient pas outrepassé les limites de leurs fonctions lorsqu’ils avaient eu recours à la force, la requérante soutenait au contraire que ceux-ci auraient dû utiliser une force proportionnée et graduée par rapport à celle qui leur avait été opposée, précisant qu’ils avaient employé la force sans avertissement préalable et qu’ils avaient frappé les manifestants à coups de matraque et de pied, qu’ils les avaient aspergés de gaz lacrymogènes et qu’ils avaient lâché leurs chiens sur eux.

19. Le 7 octobre 2005, le président de la cour d’assises de Beyoğlu confirma le classement sans suite prononcé le 21 juillet 2005. Cette décision fut notifiée à la requérante le 28 octobre 2005.

20. La requérante ne fut pas poursuivie pour avoir participé à la manifestation litigieuse.

C. L’examen médical des manifestants effectué à la suite des faits litigieux

21. Le Gouvernement a communiqué à la Cour des copies des rapports médicaux concernant les autres manifestants arrêtés après la manifestation. Ces documents énumèrent les différentes lésions constatées sur les corps des intéressés et indiquent que chacun d’entre eux a subi une incapacité de travail temporaire de un à sept jours.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2991 relative au déroulement des réunions et manifestations, de la loi no 2559 sur les fonctions et compétences de la police, de la directive relative aux forces d’intervention rapide (Polis Çevik Kuvvet Yönetmeliği) du 30 décembre 1982 qui fixent les principes régissant la surveillance, le contrôle et l’intervention des forces d’intervention rapide dans des situations de manifestation figurent aux paragraphes 15 à 19 de l’arrêt Kop c. Turquie (no 12728/05, §§ 15-19, 20 octobre 2009).

A. La Constitution

23. L’article 25 de la Constitution est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.

Nul ne peut être contraint de divulguer ses pensées et opinions ni être blâmé ou inculpé pour quelque motif que ce soit du fait de ses pensées et opinions. »

24. L’article 26 du même texte se lit ainsi:

« Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, l’écrit, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques. Les dispositions du présent alinéa n’empêchent pas de soumettre la radiodiffusion, le cinéma, la télévision ou les médias analogues à un régime d’autorisation.

L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de prévenir ou réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements légalement protégés par le secret d’Etat, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou ses secrets professionnels protégés par la loi ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.

(...)

Les dispositions légales qui régissent l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne peuvent être considérées comme restrictives des libertés d’expression et de diffusion de la pensée aussi longtemps qu’elles ne font pas obstacle à cette diffusion. »

B. La loi no 2991 relative au déroulement des réunions et manifestations

25. L’article 3 de ce texte précise que toute personne peut organiser, sans autorisation préalable, une réunion ou une manifestation non armée et pacifique dans le respect de la loi.

26. L’article 6 prévoit que le préfet ou le sous-préfet sont compétents pour réglementer le lieu et l’itinéraire que doivent emprunter les participants à une réunion ou une manifestation.

27. L’article 10 énonce que le préfet ou le sous-préfet doivent être informés d’une manifestation au moins quarante-huit heures avant le déroulement de celle-ci. L’avis d’information doit notamment mentionner le but, le lieu et le jour de la manifestation, ainsi que l’heure de début et de fin de celle-ci.

28. L’article 22 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes et autoroutes, dans les parcs publics, devant les édifices religieux, devant les bâtiments et les infrastructures affectés à un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet pour assurer le bon déroulement de la circulation des personnes et des véhicules de transport.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 6 ET 13 DE LA CONVENTION

29. La requérante allègue avoir été maltraitée par les forces de l’ordre lors de la dispersion de la manifestation. Elle dénonce également l’insuffisance de l’enquête menée par les autorités nationales, le défaut de motivation de la décision rendue par le président de la cour d’assises et l’absence de voie de recours interne effective. Elle invoque les articles 3, 6 et 13 de la Convention.

30. Eu égard à la formulation des griefs de la requérante, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 147, CEDH 2004‑IV, Fahriye Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre 2007, et Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

31. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante.

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante n’a pas exercé contre l’Etat ou les forces de l’ordre l’action indemnitaire que lui offraient les voies de recours administrative et civile prévues par le droit interne. Il ajoute que la requérante pouvait engager de telles actions quelle que soit la solution adoptée par les tribunaux répressifs.

33. La requérante réfute l’exception du Gouvernement, arguant que les voies de recours indiquées par le Gouvernement ne sont pas effectives en ce qui concerne des griefs tirés de l’article 3 de la Convention.

34. La Cour rappelle avoir déjà rejeté une telle exception dans des circonstances similaires à celles de l’espèce (voir entre autres, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 96, 4 octobre 2011, et Taşarsu c. Turquie, no 14958/07, § 36, 18 décembre 2012). L’examen de la présente affaire l’amène à considérer que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument convaincant susceptible de la conduire à une conclusion différente. Partant, elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

35. La Cour constate que le grief de la requérante n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les allégations de mauvais traitements

a) Arguments des parties

36. Le Gouvernement explique qu’il ressort des informations et des documents recueillis par ses agents que la requérante s’est rendue le 18 mars 2004 à l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi », mais qu’elle n’y a subi aucun examen, puis qu’elle s’est adressée le 23 mars 2004 à une clinique privée (« Ekin patoloji-Stiloji »). Il soutient que les rapports médicaux établis les 19 et 23 mars 2004 ne sont pas de nature à corroborer les allégations de la requérante.

37. Selon le Gouvernement, le procureur de la République a autorisé la requérante à se faire examiner à l’institut médicolégal au vu de la plainte qu’elle avait déposée le 24 juin 2004. Cet institut aurait établi un rapport médical indiquant que la présence d’un placenta et d’un embryon n’avait pas été détectée. Les deux rapports médicaux établis par la clinique « Ekin patoloji-Stiloji » n’auraient pas non plus confirmé les allégations de la requérante. Celle-ci n’aurait pas précisé les raisons pour lesquelles elle s’était adressée à l’hôpital « Taksim Eğitim ve Araştırma Hastanesi » le 18 mars 2004 tout en refusant d’y subir un examen avant de se faire examiner dans une clinique privée.

38. La requérante conteste la thèse du Gouvernement et maintient ses allégations.

b) Appréciation de la Cour

39. La Cour rappelle d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, 14 novembre 2002, CEDH 2002‑IX, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001‑III, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, 11 juillet 2006, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). La Cour réaffirme en outre que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard d’une force physique excessive et injustifiée par rapport à son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §§ 23 et 24, série A no 269, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 68-78, CEDH 2000‑XII, Günaydın c. Turquie, no 27526/95, § 29, 13 octobre 2005).

40. Dans les cas où il était absolument nécessaire de recourir à la force pour procéder à une arrestation, il convient de rechercher s’il en a été fait un usage proportionné (Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 70, CEDH 2003‑VII). A cet égard, la Cour rappelle attacher une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 65, 15 novembre 2012).

41. La Cour relève d’emblée que, dans sa plainte auprès du procureur de la République, la requérante a aussi allégué qu’elle avait fait une fausse couche en raison des coups qui lui avaient été infligés par les forces de l’ordre. Cela étant, la Cour estime utile de souligner qu’elle est appelée en l’espèce à se prononcer sur la question de savoir si la requérante a subi des mauvais traitements de la part des forces de l’ordre lors de la dispersion de la manifestation litigieuse et si l’enquête menée par les autorités nationales sur ce point a été ou non suffisante.

42. Dans ces conditions, la Cour n’a pas à se prononcer d’office sur le point de savoir si la requérante a fait une fausse couche en raison des mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre.

43. En l’espèce, la Cour constate qu’il ressort en particulier du rapport médical établi par l’institut médicolégal d’Istanbul le 19 mars 2004 que la requérante présentait sur la cuisse droite une ecchymose de 5 x 6 cm ainsi que diverses contusions sur d’autres parties du corps (paragraphe 9 ci-dessus). A la lumière des constats opérés dans le rapport en question, la Cour considère que les traitements dont la requérante a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.

44. La Cour note aussi que, dans sa plainte, la requérante a exposé sa version du déroulement de la manifestation et des brutalités subies par elle et les autres manifestants. La décision de classement sans suite rendue par le procureur de la République indique qu’aucun élément de preuve ne corroborait les allégations de la requérante selon lesquelles les forces de l’ordre avaient dépassé le cadre légal de leurs fonctions, notamment envers la requérante elle-même. Toutefois, au regard des faits de l’espèce, la Cour constate qu’il n’est pas établi que la requérante avait fait preuve d’une agressivité telle qu’elle n’avait pu être maîtrisée que par le recours à la force. Elle estime en outre que la dispersion d’une manifestation ne saurait suffire en soi à justifier la violence des coups portés à la requérante.

45. Au vu de ce qui précède et des rapports médicaux produits par la requérante, la Cour estime que les explications du Gouvernement sur le recours à la force par ses agents ne comportent aucun argument convaincant de nature à la conduire à conclure que la force employée n’était pas excessive ou qu’elle était absolument nécessaire au regard du comportement adopté par la requérante lors de la dispersion de la manifestation. En conséquence, la Cour conclut que la force utilisée dans la présente affaire était excessive et injustifiée.

46. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

2. Sur le caractère effectif des investigations menées

a) Arguments des parties

47. Le Gouvernement précise que la plainte de la requérante a donné lieu à l’ouverture d’une enquête par le parquet d’Istanbul dans le cadre de laquelle la requérante a été entendue et a été autorisée à se rendre à l’institut médicolégal pour y subir un examen. Il avance que cette enquête a été jointe à celle relative aux quarante-neuf autres manifestants et que les plaignants ont refusé de participer à la procédure d’identification des policiers auteurs présumés des brutalités dénoncées qui devait se dérouler dans les locaux de la direction de la sûreté et s’effectuer au moyen de bases de données informatisées. Renvoyant à la motivation de la décision de classement sans suite du 21 juillet 2005, il soutient que le procureur de la République a jugé que les policiers n’avaient pas outrepassé les limites de leurs fonctions et ajoute que cette décision a été confirmée par le président de la cour d’assises. Il considère qu’il incombe à la requérante d’expliquer pourquoi elle a attendu le 23 juin 2004 – trois mois après l’incident litigieux – avant de déposer une plainte devant le procureur de la République et estime que la situation sociale et professionnelle de la requérante, qui vit à Istanbul, ne saurait expliquer la tardivité de sa plainte.

48. La requérante conteste la thèse du Gouvernement et maintient ses allégations.

b) Appréciation de la Cour

49. En ce qui concerne l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence issue des arrêts Khachiev et Akaïeva c. Russie (nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005), Menecheva c. Russie, (no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III), Batı et autres, précité, (§§ 134-137), Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96, § 54, 2 novembre 2004), et Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2) (no 2858/07, § 98, 23 novembre 2010).

50. La Cour rappelle ensuite que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Ay c. Turquie, no 30951/96, § 59-60, 22 mars 2005, et Şafak c. Turquie, no 38879/03, § 66, 25 janvier 2011). Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita, précité, § 131, et les références qui y sont citées, et Çelik (no 3), précité, § 73).

51. En l’espèce, la Cour relève en premier lieu que seul un examen minutieux et précis par le procureur de la République des actes imputés à la requérante au moment de la dispersion de la manifestation aurait pu permettre de déterminer si la requérante avait commis un acte exigeant que les brigades d’intervention rapide usent de la force contre elle. Or le procureur de la République a rendu une décision de classement sans suite stéréotypée motivée par le fait que les brigades d’intervention rapide avaient utilisé la force pour placer les intéressés en garde à vue en raison de leur refus d’obtempérer à l’ordre de dispersion (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, la Cour note que la requérante n’a jamais été placée en garde à vue, ce qui donne à penser que le procureur de la République ne semble pas avoir examiné attentivement les allégations de la requérante. La Cour estime que, avant de parvenir à une telle conclusion, le procureur de la République aurait dû tirer les conséquences des différents rapports médicaux produits par la requérante, qui faisaient notamment état de diverses lésions observées sur le corps de la requérante.

52. La Cour relève en second lieu que, selon les informations données par le gouvernement défendeur, la requérante a déposé sa plainte le 24 juin 2004, soit trois mois environ après le déroulement de la manifestation litigieuse. Or il ressort des documents versés au dossier que le procureur de la République a demandé le 8 juin 2004 à l’hôpital de Taksim le rapport médical établi le 18 mars 2004 (paragraphe 13 ci-dessus), date bien antérieure à celle invoquée par le Gouvernement. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la requérante a attendu plus de trois mois avant de déposer une plainte pénale contre les policiers.

53. La Cour rappelle que, étant donné le rôle clé que jouent les procureurs dans l’engagement des poursuites, il est légitime d’attendre de leur part qu’ils vérifient la conformité de l’intervention litigieuse avec les autres exigences légales en vigueur en la matière (Taşarsu, précité, § 54). En particulier, ni le procureur de la République ni le président de la cour d’assises n’ont cherché à donner une explication sur la manière dont les policiers ont frappé la requérante. Le procureur de la Répulique s’est borné à se référer aux dispositions de la loi no 2559 (paragraphe 17 ci-dessus) sans examiner la proportionnalité de la force utilisée contre la requérante (Serkan Yılmaz et autres c. Turquie, no 25499/04, § 25, 13 octobre 2009, et Klaas, précité, §§ 26-30). Par ailleurs, il ressort de la décision de classement sans suite prononcée par le procureur de la République qu’il n’a jamais examiné l’allégation contenue dans la plainte de la requérante selon laquelle celle-ci avait fait une fausse couche due aux coups que lui avaient portés les policiers pendant la dispersion de la manifestation (paragraphe 17 ci-dessus).

54. Enfin, en ce qui concerne l’identification des policiers de la brigade d’intervention rapide, qui a été rendue impossible par le port de casques, la Cour rappelle avoir déjà jugé que lorsque les autorités nationales compétentes déploient des policiers masqués pour maintenir l’ordre public ou effectuer une arrestation, il faut que ces agents soient tenus d’arborer un signe distinctif – par exemple un numéro de matricule – qui, tout en préservant leur anonymat, permette de les identifier en vue de leur audition au cas où la conduite de l’opération serait contestée ultérieurement (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 92, 11 octobre 2011, et Taşarsu, précité, § 54).

55. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION

56. La requérante allègue que l’intervention des forces de l’ordre visant à disperser la manifestation s’analyse en une atteinte à sa liberté de manifester. A cet égard, elle invoque les articles 10 et 11 de la Convention.

57. Eu égard à la formulation du grief de la requérante, la Cour décide de l’examiner uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention (Çelik (no 3), précité, § 78), ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

58. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante.

A. Sur la recevabilité

1. Non-épuisement des voies de recours internes

59. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante n’a jamais invoqué – expressément ou en substance – devant les autorités nationales le grief qu’elle formule devant la Cour sur le terrain de l’article 11 de la Convention. Selon lui, la plainte pénale déposée par la requérante auprès du parquet d’Istanbul ne portait que sur ses allégations de violation de l’article 3 de la Convention.

60. La requérante réfute l’exception du Gouvernement et maintient ses allégations.

61. La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » ; il suffit que l’intéressé ait soulevé « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne », les griefs qu’il entend formuler par la suite devant les organes de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 72, série A no 39, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999‑I).

62. La Cour observe que, dans sa plainte déposée devant le procureur de la République pour mauvais traitements et dans son recours contre la décision de classement sans suite (paragraphes 11 et 18 ci-dessus), la requérante avait notamment expliqué qu’elle s’était rendue place Beyazıt pour protester contre les assassinats perpétrés en Syrie et commémorer les victimes du massacre d’Halabja. Dans son recours, la requérante avait soutenu qu’il n’était pas illégal de participer à une manifestation où devait être prononcée une déclaration publique car ce droit était garanti par la Constitution, et précisé qu’elle attendait la lecture de cette déclaration lorsque les policiers étaient intervenus sans sommation pour disperser le groupe de personnes dont elle faisait partie au moyen de gaz lacrymogènes.

63. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la requérante a ainsi formulé devant les autorités nationales compétentes un grief ayant un rapport évident avec l’article 11 de la Convention. Dès lors, elle considère que la requérante a soulevé devant les autorités nationales compétentes « au moins en substance » le grief fondé sur l’article 11 de la Convention. Partant, il convient de rejeter l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

2. Non-respect du délai de six mois

64. Le Gouvernement indique que la manifestation s’est déroulée le 16 mars 2004 et soutient que la requérante n’a pas invoqué devant les juridictions internes le grief qu’elle tire de l’article 11 de la Convention. Selon lui, le délai de six mois court à partir de cette date et la requérante a introduit sa requête devant la Cour le 21 février 2006, soit plus de six mois après la date des faits litigieux.

65. La requérante conteste la thèse du Gouvernement.

66. Eu égard à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue en ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, à celle qu’elle a formulée aux paragraphes 46 et 55 ci-dessus, à la date à laquelle la décision adoptée le 7 octobre 2005 par le président de la cour d’assises a été notifiée à la requérante – à savoir le 28 octobre 2005 –, et à la date à laquelle celle-ci a introduit sa requête devant la Cour, à savoir le 21 février 2006, force est de constater que ladite requête a été introduite dans le délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, il convient également de rejeter cette exception du Gouvernement.

67. La Cour constate que le grief de la requérante n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

68. Le Gouvernement explique que la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques définit les conditions de déroulement des manifestations sur la voie publique (paragraphes 25-28 ci-dessus). Il soutient qu’il ressort du dossier que les manifestants n’ont pas respecté les exigences de cette loi et que, si la requérante avait informé la préfecture de l’organisation d’une telle manifestation, un refus éventuel aurait été susceptible de recours devant les juridictions administratives. Il avance que la manifestation était illégale, faute pour ses organisateurs d’avoir adressé aux autorités compétentes une demande d’autorisation à cet effet.

69. L’intervention des policiers aurait poursuivi au moins un but légitime, à savoir la protection de l’ordre et la prévention du crime ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui. Elle aurait également été nécessaire dans une société démocratique, la requérante ayant participé à une manifestation tenue sans autorisation préalable sur une place publique, au mépris de la législation nationale pertinente. Par ailleurs, certains manifestants n’auraient pas obtempéré à l’ordre de dispersion donné par les policiers. Il ressortirait de la jurisprudence de la Cour, qui accorderait aux autorités une ample marge d’appréciation en la matière, que celles-ci avaient le devoir de prendre les mesures nécessaires pour empêcher une manifestation illégale susceptible de perturber l’ordre public. Les troubles qui auraient pu en résulter pour les particuliers circulant aux heures de pointe dans le centre d’Istanbul auraient justifié la dispersion de la manifestation. L’intervention des policiers aurait donc été nécessaire aux fins du second alinéa de l’article 11.

70. La requérante conteste la thèse du Gouvernement et maintient ses allégations.

2. Appréciation de la Cour

71. A titre liminaire, la Cour relève que l’existence d’une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté de réunion ne prête pas à controverse entre les parties. Elle note que cette ingérence avait une base légale, à savoir la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, et qu’elle était dès lors « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Par ailleurs, l’ingérence en cause poursuivait l’un au moins des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 11, à savoir la défense de l’ordre.

72. Pour rechercher si l’intervention litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour rappellera d’abord les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 56‑57, CEDH 2003‑III, Piermont c. France, 27 avril 1995, §§ 76‑77, série A no 314, Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 32, série A no 139, et Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, §§ 110-113, CEDH 2011 (extraits)). Il ressort de cette jurisprudence que les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour garantir le bon déroulement de toute manifestation légale et la sécurité de tous les citoyens (Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007).

73. La Cour rappelle ensuite que les Etats doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s’abstenir d’y apporter des restrictions indirectes abusives. Elle réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives visant à assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).

74. Par ailleurs, ces principes sont également applicables aux manifestations et défilés organisés dans les lieux publics (Djavit An, précité, § 56). Toutefois, le fait pour une Haute Partie contractante de soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions et de réglementer les activités des associations pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 (Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04, 36110/04, 40190/04, 41469/04 et 41471/04, § 46, 7 avril 2009).

75. En l’espèce, la Cour note d’abord qu’il ressort des documents versés au dossier et des informations fournies par les parties que la requérante avait été fouillée par les forces de l’ordre avant de se rendre sur les lieux de la manifestation (paragraphe 6 ci-dessus). Elle relève ensuite que le rapport d’enquête sur les faits litigieux établi par la police indique que neuf unités de la direction des forces spéciales étaient présentes dès 8 heures 20 sur la place où la manifestation devait se dérouler et que des mesures de sécurisation des environs avaient été prises (paragraphe 7 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la manifestation n’avait pas été notifiée aux autorités compétentes comme l’exige le droit interne. A cet égard, la Cour rappelle avoir déjà jugé que le droit d’organiser des manifestations spontanées ne peut prévaloir sur l’obligation de préavis que dans des circonstances particulières (Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 35, CEDH 2007‑III).

76. Cela étant, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de tout contenu (Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012).

77. En l’espèce, il ressort des documents produits par les parties que les manifestants, qui s’étaient réunis pour attirer l’attention du public sur une question d’actualité – à savoir la commémoration de l’explosion du 16 mars 1978 qui a tué sept étudiants devant la faculté de pharmacie d’Istanbul et de l’utilisation d’armes chimiques à Halabja le 16 mars 1988 –, ne menaçaient nullement l’ordre public mais risquaient tout au plus de perturber la circulation. A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles, situation qui ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012). Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du gouvernement défendeur selon lequel l’ingérence litigieuse visait à garantir la circulation dans une artère principale très fréquentée. Elle relève en particulier que les autorités nationales se sont empressées de mettre fin à la manifestation en plaçant en garde à vue ceux qui y participaient ou en les rouant de coups, pratique dont la requérante a été victime (voir Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 41, CEDH 2006‑XIII, et, a contrario, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 42, 7 octobre 2008).

78. En conséquence, la Cour estime qu’en intervenant brutalement contre les manifestants au nombre desquels figurait la requérante, la police a eu recours à une force disproportionnée et qu’elle a empêché le déroulement d’une manifestation au cours de laquelle une déclaration à l’intention de presse devait être prononcée. Elle considère que pareille intervention n’était pas nécessaire à la défense de l’ordre public, au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention.

79. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a

eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. La requérante réclame 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 5 000 EUR pour le dommage moral qu’elle dit avoir subis.

82. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

83. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué. En conséquence, elle rejette la demande formulée à ce titre. En revanche, eu égard à ses constats de violation des articles 3 et 11 de la Convention, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 5 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

84. La requérante réclame en outre 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Toutefois, elle ne présente aucun justificatif à l’appui de sa demande.

85. Le Gouvernement conteste cette prétention.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et eu égard aux documents en sa possession et à sa jurisprudence, la Cour rejette la demande de la requérante.

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement : 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
Greffière f.f.Président

* * *

[1] Le chorion, nom grec du placenta, est la membrane extérieure de l’embryon.


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