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25/04/2013 | CEDH | N°001-119427

CEDH | CEDH, AFFAIRE SAVRIDDIN DZHURAYEV c. RUSSIE [Extraits], 2013, 001-119427


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SAVRIDDIN DZHURAYEV c. RUSSIE

(Requête no 71386/10)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

25 avril 2013

DÉFINITIF

09/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Savriddin Dzhurayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Er

ik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 avril 2013,...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SAVRIDDIN DZHURAYEV c. RUSSIE

(Requête no 71386/10)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

25 avril 2013

DÉFINITIF

09/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Savriddin Dzhurayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 avril 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71386/10) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant du Tadjikistan, M. Savriddin Dzhanobiddinovich Dzhurayev (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes E. Ryabinina et D. Trenina, avocates à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») est représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie à la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Dans sa requête, M. Dzhurayev alléguait en particulier que, s’il était extradé au Tadjikistan, il risquerait d’y subir des mauvais traitements, et il se plaignait qu’il n’ait pas été procédé promptement au contrôle juridictionnel de sa détention extraditionnelle.

4. Le 7 décembre 2010, le président de la première section a indiqué au Gouvernement, en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour, que le requérant ne devait pas être extradé au Tadjikistan jusqu’à nouvel ordre. Il a été décidé également de traiter l’affaire en priorité en vertu de l’article 41 du règlement.

5. Le 16 décembre 2010, le Gouvernement a informé la Cour que les autorités avaient pris les mesures pertinentes pour garantir que le requérant ne soit pas extradé au Tadjikistan jusqu’à nouvel ordre.

6. Le 31 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Il a en outre été décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention).

7. Le 2 novembre 2011, le président de la première section a demandé au Gouvernement, en vertu de l’article 54 § 2 du règlement, de lui communiquer des informations factuelles complémentaires en vue d’élucider l’allégation du requérant selon laquelle il avait entre-temps été enlevé à Moscou.

8. Le 17 janvier 2012, la chambre a invité les parties à lui communiquer des observations écrites complémentaires relativement à l’enlèvement allégué du requérant et à son transfert au Tadjikistan. En conséquence, les parties ont adressé à la Cour des communications complémentaires sur les événements nouvellement survenus dans l’affaire ainsi que des observations complémentaires sur le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1985. Il purge actuellement une peine de prison au Tadjikistan.

A. La vie du requérant avant l’ouverture de poursuites pénales à son encontre

10. Jusqu’à 2006, le requérant résidait dans son village natal de Navgilem dans la région de Sogdie, au Tadjikistan. Il vendait des produits d’alimentation sur le marché.

11. Il décrit comme suit les événements qui ont précédé son départ du Tadjikistan.

12. De 2002 à 2005, il aurait fréquenté une mosquée où il aurait étudié le Coran sous la tutelle de M. S. Marufov. Celui-ci fut par la suite arrêté par la police locale et mourut en détention en mai 2006. Avant son décès, il aurait été maltraité (...)

13. Après le décès de M. Marufov, les autorités tadjikes s’en seraient prises à ses élèves. Le requérant aurait alors fui le pays de peur d’être poursuivi en raison de ses activités religieuses.

14. Il serait arrivé en Russie en juin 2006 et y aurait gagné sa vie en exerçant différents emplois non qualifiés dans la banlieue de Moscou.

B. La procédure pénale dirigée contre le requérant au Tadjikistan et la procédure subséquente d’extradition depuis la Russie

15. Le 7 novembre 2006, le bureau du procureur général du Tadjikistan engagea des poursuites pénales contre le requérant et autorisa son placement en détention provisoire. Le requérant était accusé en vertu des articles 186 § 2 et 187 § 2 du code pénal du Tadjikistan d’avoir formé durant l’année 1992 avec d’autres individus une association de malfaiteurs dénommée « Bayat » (Байъат), qui aurait ensuite rejoint un « groupe criminel armé » dénommé « mouvement islamique de l’Ouzbékistan » (« le MIO »). Le deuxième chef d’accusation dont il faisait l’objet concernait sa participation alléguée à une attaque à main armée perpétrée le 27 septembre 2006 sur trois membres du parlement régional.

16. Toujours le 7 novembre 2006, le bureau du procureur général tadjik émit un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant, pour les chefs d’accusation exposés ci‑dessus, et il l’inscrivit sur la liste des « personnes recherchées ».

17. Le 21 novembre 2009, le requérant fut appréhendé à Moscou par la police russe en vertu d’un mandat d’arrêt international émis par les autorités tadjikes. Il demeura en détention extraditionnelle jusqu’au 21 mai 2011 (...)

18. Le 21 décembre 2009 et le 29 mars 2010, le procureur général adjoint du Tadjikistan demanda à son homologue russe d’ordonner l’extradition du requérant vers le Tadjikistan.

19. Le 17 juin 2010, le procureur général adjoint de Russie ordonna l’extradition du requérant. Il constata notamment que l’intéressé avait été accusé au Tadjikistan d’appartenir depuis 1992 à une organisation criminelle, le MIO. Il indiqua également qu’il s’était installé en Russie à la fin de l’année 2005, qu’il y avait fondé une cellule armée du MIO, et qu’en 2006 il avait transféré jusqu’à cinq mille dollars américains par mois aux chefs du MIO au Tadjikistan, alimentant ainsi leurs activités terroristes, telles que le meurtre d’agents de l’État. Il releva que ces actes étaient aussi passibles de sanctions en vertu du code pénal russe et que l’extradition du requérant n’était pas susceptible d’être empêchée par une éventuelle infraction commise par lui à Moscou, aucune enquête ni aucune procédure n’ayant été ouvertes à cet égard. Enfin, il indiqua que ni les traités internationaux ni la législation de la Fédération de Russie ne faisaient obstacle à l’extradition du requérant.

20. Le requérant contesta l’ordre d’extradition devant le tribunal de Moscou, alléguant que, s’il était renvoyé au Tadjikistan, les autorités tadjikes le soumettraient à la torture en vue de le faire avouer un crime qu’il n’avait pas commis. Il citait plusieurs arrêts de la Cour faisant état du risque de torture auquel certains requérants se trouvant dans une situation analogue à la sienne auraient été exposés s’ils avaient été extradés dans ce pays (Khodzhayev c. Russie, no 52466/08, 12 mai 2010, et Khaydarov c. Russie, no 21055/09, 20 mai 2010). Il dénonçait aussi des contradictions voire des absurdités dans les accusations portées contre lui au Tadjikistan, accusations selon lesquelles il aurait participé activement à des activités terroristes depuis 1992, période à laquelle il était encore enfant.

21. Le procureur général adjoint russe communiqua au tribunal de Moscou une lettre signée de son homologue au Tadjikistan, qui énonçait notamment les assurances suivantes :

« Nous garantissons que conformément aux normes du droit international [le requérant] bénéficiera pleinement de la possibilité de se défendre en République du Tadjikistan, notamment par l’assistance d’un avocat. Il ne sera pas soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, conventions et protocoles pertinents des Nations unies et du Conseil de l’Europe).

En vertu du code pénal du Tadjikistan, les infractions dont est accusé [le requérant] ne sont pas passibles de la peine de mort.

Le bureau du procureur général du Tadjikistan garantit que le but de la demande d’extradition [du requérant] n’est pas de le persécuter pour des motifs politiques ou en raison de sa race, de ses convictions religieuses, de sa nationalité ou de ses opinions politiques.

(...) le Tadjikistan s’engage à ne poursuivre [le requérant] que pour les infractions qui constituent la base de son extradition, à ne pas le remettre à un État tiers sans le consentement de la Fédération de Russie, et à le laisser libre de quitter le territoire de la République du Tadjikistan lorsqu’il aura purgé sa peine. »

22. Le 29 octobre 2010, le tribunal de Moscou tint une audience publique. Il fit droit à la demande présentée par la défense, qui souhaitait interroger Mme E. Ryabinina, en sa qualité d’expert de l’Institut russe des droits de l’homme, sur la situation au Tadjikistan. Répondant aux questions qui lui furent posées à l’audience publique, celle-ci expliqua en détail les quatre arrêts (Khodzhayev, précité, Khaydarov, précité, Iskandarov c. Russie, no 17185/05, 23 septembre 2010, et Gaforov c. Russie, no 25404/09, 21 octobre 2010) rendus peu de temps auparavant par la Cour au sujet de l’extradition vers le Tadjikistan dont devaient faire l’objet les requérants de ces affaires ainsi que les implications juridiques correspondantes pour la Fédération de Russie.

23. Par un jugement adopté le même jour, le tribunal de Moscou confirma l’ordre d’extradition, estimant que rien ne s’opposait à ce que le requérant soit extradé au Tadjikistan. Il rejeta dans les termes suivants les arguments tirés par le requérant des obligations incombant à la Russie en vertu de la Convention et de la jurisprudence de la Cour :

« (...) les arguments consistant à dire que le requérant risquerait d’être persécuté pour des motifs religieux ou qu’il serait exposé à un risque sérieux d’être torturé au cours de la procédure pénale menée au Tadjikistan (...) sont jugés infondés, car ils ne constituent que des suppositions et ne sont pas corroborés ; ils sont même au contraire totalement réfutés par les éléments du dossier, que le tribunal a examinés, et en particulier par les garanties écrites qu’a fournies le procureur général adjoint de la République du Tadjikistan (...)

Les arguments (...) consistant à dire qu’il est commis en République du Tadjikistan des actes de torture et de persécution pour des motifs religieux et politiques et que les documents de la Cour européenne des droits de l’homme et d’autres organisations de défense des droits de l’homme confirment les allégations portées à cet égard (...) sont jugés infondés, car les documents cités concernent d’autres personnes, et non [le requérant] ; de plus, les garanties écrites susmentionnées apportées par le bureau du procureur général tadjik infirment ces arguments. »

24. Le 9 décembre 2010, la Cour suprême confirma la décision du tribunal de Moscou. Elle rejeta, en s’appuyant exclusivement sur le texte des garanties écrites fournies par le bureau du procureur général tadjik, l’argument du requérant consistant à dire que son extradition emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

C. La demande d’octroi du statut de réfugié et de l’asile temporaire

25. Le 22 décembre 2009, le requérant sollicita auprès du bureau de Moscou du service fédéral russe des migrations (« le SFM ») l’octroi du statut de réfugié. Il arguait qu’il avait été persécuté au Tadjikistan en raison de ses convictions religieuses et qu’il serait soumis à la torture s’il y était extradé.

26. Le 26 avril 2010, le bureau de Moscou du SFM rejeta cette demande, par une décision qui fut notifiée au requérant le 12 mai 2010.

27. Le 26 août 2010, le directeur adjoint du SFM rejeta un recours introduit par le requérant contre cette décision. Il rappela que le MIO était considéré par les juridictions suprêmes tant russes que tadjikes comme une organisation menant des activités terroristes. Tout en prenant acte des nombreuses critiques internationales relatives à l’usage de la torture et à l’impunité des agents de l’État qui en étaient responsables au Tadjikistan, il estima qu’il n’y avait pas de raison fondée de craindre que le requérant y soit persécuté pour des motifs religieux. Notant que la grande majorité de la population du Tadjikistan était de confession musulmane, il considéra qu’il était improbable que le requérant y soit persécuté uniquement en raison de ses convictions islamiques. Quant à la tentative des autorités de renforcer le contrôle des convictions religieuses, il estima qu’elle poursuivait l’objectif compréhensible de limiter l’influence de l’Islam radical, y compris celle du MIO. Il conclut que le requérant ne pouvait pas prétendre au statut de réfugié et que sa demande était en fait motivée par l’intention de se soustraire à sa responsabilité pénale au Tadjikistan. Il précisa cependant que l’existence d’une crainte fondée d’être victime de torture ou de mauvais traitements pouvait être un motif d’octroi de l’asile temporaire en Russie en vertu de l’article 12 de la loi sur les réfugiés.

28. Le 1er octobre 2010, le requérant contesta la décision du SFM devant le tribunal du district Basmanniy (Moscou). Il arguait que le SFM n’avait pas procédé à une analyse approfondie et adéquate de la situation au Tadjikistan ni tenu dûment compte des informations fournies par différentes sources internationales à cet égard. Il ajoutait que le SFM l’avait présumé coupable des infractions que lui imputaient les autorités tadjikes et avait en pratique validé la version des faits présentée par le bureau du procureur général du Tadjikistan.

29. Le 10 novembre 2010, le tribunal du district Basmanniy confirma la décision du SFM du 26 août 2010. Il jugea convaincants les arguments exposés dans cette décision et considéra que le requérant n’avait pas apporté de preuve du contraire. Le 6 décembre 2010, cette décision fut confirmée en appel par le tribunal de Moscou.

30. Le 24 mai 2011, le requérant sollicita auprès du SFM l’octroi de l’asile temporaire en Russie. Le 2 juin 2011, le bureau du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Russie informa la représentante du requérant que son client répondait aux critères fixés par le statut du HCR et pouvait prétendre à la protection internationale dans le cadre du mandat de l’organisation.

31. Le 6 septembre 2011, le bureau de Moscou du SFM accorda au requérant l’asile temporaire en Russie et lui délivra un certificat à cet égard. Ce certificat fut enregistré sous la référence ВУ № 0004219 et remis au requérant le 8 septembre 2011 en présence de son avocate.

(...)

E. L’enlèvement allégué du requérant et son transfert au Tadjikistan

1. Le récit des événements livré par le requérant

37. Selon le témoignage écrit du requérant et les informations complémentaires recueillies par ses représentantes à partir de témoignages et d’autres sources disponibles, son enlèvement et son transfert au Tadjikistan se seraient déroulés comme suit.

38. Le 31 octobre 2011, le requérant circulait en voiture avec un ami dans le district sud-ouest de Moscou lorsque leur véhicule fut bloqué par une fourgonnette – soit vers 21 heures ou 22 heures sur l’avenue Michurinskiy selon une version soit, selon les informations communiquées par l’avocate du requérant à la police et aux autorités d’enquête, entre 23 h 30 et 23 h 45 au 15, avenue Vernadskiy à Moscou. Le requérant et son ami sortirent de leur voiture et tentèrent de s’échapper. Ils furent poursuivis par trois ou quatre hommes non identifiés qui tirèrent deux coups de feu. L’ami du requérant parvint à s’échapper, mais pas le requérant : les deux hommes le rattrapèrent, lui assénèrent des coups de matraque et le forcèrent à entrer dans la fourgonnette. Ils ne dirent pas qui ils étaient.

39. Le requérant fut gardé dans la fourgonnette pendant une nuit et un jour. Les hommes qui l’avaient capturé le torturèrent et le maltraitèrent. Ils le passèrent à tabac et lui mirent une arme sur la tête en le menaçant de le tuer s’il ne retournait pas dans son pays. Le requérant leur montra le certificat d’asile temporaire délivré par le SFM, ce qui les fit simplement rire. L’homme qui interrogeait le requérant était d’origine tadjike.

40. Dans la soirée du lendemain de sa capture, le requérant fut emmené par ses ravisseurs directement sur la piste de l’aéroport Domodedovo de Moscou, sans passer les contrôles habituels de sécurité et les formalités douanières aux frontières. Il fut remis à une brigade tadjike, qui le força à monter dans un appareil stationné à proximité sans qu’il ait à présenter de billet ni de documents de voyage.

41. Vers 4 heures le lendemain matin, l’appareil se posa à l’aéroport de Khujand au Tadjikistan, où le requérant fut remis aux autorités tadjikes. Ses demandes d’avocat furent rejetées. Selon le témoignage écrit de son père, il fut détenu et interrogé pendant un certain temps au poste de police de Khujand. Le père du requérant a témoigné par écrit que les policiers, dont l’un était connu sous le nom de S.M., avaient gravement maltraité son fils afin de lui faire avouer des crimes qu’il n’avait jamais commis et de lui faire dire qu’il était revenu au Tadjikistan de son plein gré. Il a également écrit que, le 20 décembre 2012, l’enquêteur R.R. avait refusé de le laisser voir son fils en détention, au prétexte qu’il n’avait pas aidé les autorités à l’arrêter et à le ramener au pays.

2. Les informations communiquées par le Gouvernement

42. Les déclarations du Gouvernement concernant le récit des faits livré par le requérant se limitent à ce qui suit.

43. En réponse à ses questions, la Cour a reçu du Gouvernement des lettres datées du 18 novembre 2011 et du 29 février 2012 qui ne contenaient aucune information sur le lieu où se trouvait le requérant ni sur son passage de la frontière. Dans ces lettres, le Gouvernement déclarait qu’il n’avait été porté atteinte en aucune manière aux droits et libertés du requérant après sa remise en liberté le 20 mai 2011, que les autorités n’étaient pas juridiquement tenues de le surveiller, que son extradition ou expulsion avait été suspendue en vertu des mesures provisoires ordonnées par la Cour et qu’il n’avait donc pas été remis au Tadjikistan dans le cadre de la procédure d’extradition.

44. Le 5 avril 2012, le Gouvernement a transmis à la Cour les informations officielles communiquées le 26 mars 2012 par le procureur général du Tadjikistan à son homologue russe, informations selon lesquelles le requérant s’était « rendu de lui-même aux autorités » le 3 novembre 2011 en se présentant au service régional de lutte contre la criminalité organisée (РОБОП) de Sogdie et avait été placé en détention provisoire à la maison d’arrêt no 2 (СИЗО №2) de Khujand.

45. Selon les dernières informations que la Cour a reçues du Gouvernement le 25 février 2013, l’enquête sur l’enlèvement et le transfert du requérant est toujours en cours.

F. Les demandes de protection du requérant contre le risque imminent de transfert forcé vers le Tadjikistan

46. Dès qu’elles apprirent que le requérant avait été enlevé dans la soirée du 31 octobre 2011, ses représentantes contactèrent les autorités compétentes russes et leur demandèrent de prendre d’urgence des mesures pour empêcher l’éloignement forcé de leur client du territoire russe.

47. Entre 3 et 5 heures du matin le 1er novembre, Me E. Ryabinina télécopia quatre demandes officielles à cet effet, respectivement au préfet de police de Moscou, au directeur du SFM, au procureur général et au représentant de la Fédération de Russie à la Cour. Elle sollicita aussi l’assistance du commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie.

48. Dans sa lettre au préfet de police de Moscou, la représentante du requérant exposa les circonstances de l’enlèvement de son client. Elle rappela aussi que le requérant bénéficiait de l’asile temporaire octroyé par le SFM et faisait l’objet d’une mesure provisoire indiquée par la Cour, en vertu de laquelle il ne devait pas être extradé. Sa lettre se terminait ainsi :

« Au vu de [ces circonstances], il y a des motifs sérieux de craindre que [le requérant] ait été victime d’une tentative d’enlèvement destiné à le transférer illégalement de Russie au Tadjikistan, où les autorités ont demandé son extradition à des fins de poursuites pénales.

La situation est d’autant plus grave que le frère du requérant [Sh. T.] a disparu le 8 septembre à Moscou et que, selon les informations fournies par son épouse, il a été placé en détention provisoire le 13 septembre à Khujand (République du Tadjikistan), où il est toujours détenu. Quelque temps auparavant, le 23 août de cette année, deux autres demandeurs d’asile qui faisaient l’objet d’une protection contre un transfert forcé [en vertu de mesures provisoires indiquées par] la Cour européenne ont disparu à Moscou : un ressortissant tadjik, S.K., et un ressortissant ouzbek, M.A. Tous deux ont été transférés au Tadjikistan et placés en détention provisoire. Toute allégation selon laquelle ils auraient quitté le territoire de leur plein gré doit être exclue car ils n’avaient aucun document de voyage leur permettant de franchir la frontière de la Fédération de Russie : le passeport de M.A. se trouvait au bureau de Moscou du SFM, et S.K. avait perdu le sien plusieurs années auparavant (...) »

49. Le même jour, le commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie adressa également une lettre au préfet de police de Moscou. Cette lettre était ainsi libellée :

« (...) Il y a des motifs sérieux de craindre que l’on tente de transférer illégalement [le requérant] au Tadjikistan, où sa vie est menacée.

Aujourd’hui, 1er novembre 2011, [la représentante du requérant] vous a prié de prendre d’urgence des mesures pour empêcher le transfert forcé [du requérant] hors du territoire de la Fédération de Russie, et surtout, par les aéroports de Moscou.

Je vous prie d’examiner cette demande dès que possible et de prendre toutes les mesures possibles pour retrouver [le requérant] et empêcher qu’il ne soit transféré de force hors du territoire de la Fédération de Russie.

Je vous saurais gré de m’informer de la suite que vous voudrez bien donner à cette demande. »

50. Aucune information ne fait état de mesures de protection prises par les autorités concernées en réponse à l’une quelconque de ces demandes.

51. Le 7 novembre 2011, le bureau du représentant de la Fédération de Russie à la Cour répondit à la représentante du requérant qu’en vertu des mesures provisoires indiquées par la Cour, les autorités russes avaient suspendu son extradition et donné des instructions en ce sens au service fédéral de l’exécution des peines (ФСИН), au procureur général et au ministère de l’Intérieur.

G. La lettre envoyée par le greffier de la Cour à la suite de l’enlèvement et du transfert du requérant

52. Le 25 janvier 2012, après que le requérant eut fait état de son enlèvement dans la présente affaire et que des faits similaires eurent été dénoncés dans d’autres affaires, le greffier de la Cour adressa au représentant de la Fédération de Russie à la Cour une lettre libellée en ces termes :

« Le président de la Cour, Sir Nicolas Bratza, m’a prié d’exprimer en son nom sa vive préoccupation face à la disparition du requérant en Russie et à son transfert subséquent au Tadjikistan malgré les mesures provisoires indiquées en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour.

Le président a noté que depuis l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Iskandarov ([c. Russie], no 17185/05, 23 septembre 2010), où elle a jugé la Fédération de Russie responsable d’une violation de l’article 3 au motif que le requérant avait été enlevé et transféré au Tadjikistan par des individus non identifiés sans que les autorités expliquent ce qui avait pu se produire, la Cour a de nouveau été confrontée à des incidents de ce type dans quatre autres affaires, dont celle susmentionnée (les trois autres étant : Abdulkhakov c. Russie, no 14743/11, S.K. c. Russie, no 58221/10, et Zokhidov c. Russie, no 67286/10). Les explications avancées jusqu’à présent par le Gouvernement ne précisent pas comment les requérants ont pu passer la frontière russe contre leur gré malgré les assurances officielles du Gouvernement selon lesquelles il ne serait procédé à aucune extradition pendant l’examen de ces affaires par la Cour.

Le président est très troublé par ces événements. Il est particulièrement préoccupé par leurs implications pour l’autorité de la Cour et par la perspective que de tels incidents inacceptables se reproduisent dans d’autres affaires où les requérants feraient l’objet d’une mesure provisoire indiquée en raison d’un risque imminent qu’ils soient victimes, dans les pays de destination, de violations des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. Le président prend la situation extrêmement au sérieux, au point qu’il a prié le greffe d’en informer immédiatement le président du Comité des Ministres, le président de l’Assemblée parlementaire et le Secrétaire général du Conseil de l’Europe.

Le président note aussi que la chambre de la Cour a demandé au Gouvernement de lui communiquer des observations complémentaires quant à cette situation inquiétante et sans précédent, et il espère que les autorités russes compétentes fourniront à la Cour des informations exhaustives sur la suite donnée à ces incidents en Fédération de Russie. Dans l’intervalle, l’attention de vos autorités est appelée sur le fait que des mesures provisoires continuent de s’appliquer en vertu de l’article 39 du règlement dans vingt-cinq autres affaires russes concernant des extraditions ou des expulsions. Une liste de ces affaires est jointe à la présente lettre. »

53. Le 5 mars 2012, en réponse à cette lettre, le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour informa le greffier que les informations appropriées seraient communiquées « dès réception des données nécessaires par les autorités compétentes ».

H. L’enquête officielle et les refus répétés d’ouvrir une procédure pénale relativement aux faits dénoncés par le requérant

54. Les 30 novembre et 2 décembre 2011, le ministère de l’Intérieur informa la représentante du requérant que sa plainte relative à l’enlèvement du requérant avait été envoyée à la sous-préfecture de police du district sud-ouest de Moscou (УВД по Юго-Западному АО ГУ МВД России по г. Москве) puis à la division d’enquête interdistrict de l’arrondissement Gagarine de Moscou (Гагаринский МСО СУ по ЮЗАО ГСУ СК РФ). Le 30 décembre 2011, cette division décida de transmettre le dossier à la division d’enquête interdistrict de l’arrondissement Nikouline de Moscou (Никулинский МСО СУ по ЮЗАО ГСУ СК РФ по г. Москве – ci-après, « la division d’enquête de Nikouline »).

1. Le premier refus de l’enquêteur d’ouvrir une enquête pénale et l’annulation de ce refus par le supérieur de l’enquêteur

55. En vertu de l’article 144 du code de procédure pénale, l’enquêteur principal de la division d’enquête de Nikouline, P.K., mena des investigations préliminaires (проверка сообщения о преступлении).

56. Le 21 mars 2012, il refusa d’ouvrir une enquête pénale relativement à l’enlèvement allégué du requérant en raison de l’absence de corps du délit. (...)

57. Le même jour, le chef de la division d’enquête de Nikouline, S.K., annula cette décision et renvoya l’affaire au même enquêteur principal pour qu’il poursuive ses investigations. (...)

58. Le 27 mars 2012, le chef de la première division de contrôle procédural de la direction générale des enquêtes de Moscou (ГСУ СК России по г. Москве) demanda également que les investigations sur la question se poursuivent. De plus, le 30 mars 2012, l’adjoint au procureur interdistrict de Nikouline (заместитель Никулинского межрайонного прокурора) demanda à l’enquêteur de déterminer si les autorités russes avaient été impliquées dans l’enlèvement allégué du requérant.

2. Le deuxième refus de l’enquêteur d’ouvrir une enquête pénale et l’annulation de ce refus par le supérieur de l’enquêteur

59. Le 20 avril 2012, l’enquêteur principal, P.K., refusa à nouveau d’ouvrir une enquête pénale (...)

60. Le 23 avril 2012, l’adjoint au chef de la division d’enquête de Nikouline, A.N., annula cette décision (...)

3. Le troisième refus de l’enquêteur d’ouvrir une enquête pénale et l’annulation de ce refus par le supérieur de l’enquêteur

61. Le 23 mai 2012 l’enquêteur principal, P.K., refusa une nouvelle fois d’ouvrir une enquête pénale relativement à l’enlèvement allégué du requérant. (...)

62. Le 9 juin 2012, l’adjoint au chef de la division d’enquête de Nikouline, A.N., annula à nouveau cette décision (...)

4. Le quatrième refus d’ouvrir une enquête pénale

63. Le 9 juillet 2012, un enquêteur de la division d’enquête de Nikouline, A.Z., refusa d’ouvrir une procédure pénale relativement à l’enlèvement allégué du requérant. Après un bref exposé des faits, la décision indique ceci :

« (...)

Ainsi, les investigations préliminaires n’ont permis d’établir aucun élément objectif indiquant que [le requérant] ait été enlevé. »

L’enquêteur envoya cette décision aux représentantes du requérant le 16 août 2012.

5. Les investigations ultérieures

64. Le 25 février 2013, le Gouvernement informa la Cour que des investigations analogues s’étaient poursuivies et étaient toujours en cours. Il n’a cependant communiqué à la Cour aucune autre décision des autorités d’enquête ni aucun autre document. Selon ses déclarations, les investigations préliminaires auraient permis de conclure que le requérant avait traversé illégalement la frontière russe, s’était rendu aux autorités tadjikes et avait été placé en détention. La décision de refus d’ouvrir une enquête pénale prise par l’enquêteur le 9 juillet 2012 aurait à nouveau été annulée par son supérieur, à une date non précisée. Selon le Gouvernement, la dernière décision de refus d’ouvrir une enquête pénale a été prise le 29 novembre 2012 par le chef de la division d’enquête de Nikouline mais elle a ensuite à nouveau été annulée. En conséquence, le dossier aurait été renvoyé aux enquêteurs pour investigations supplémentaires.

65. Le Gouvernement précise aussi qu’il a été demandé au service fédéral de sécurité de vérifier les informations selon lesquelles le requérant aurait traversé illégalement la frontière. Une autre demande aurait été adressée aux autorités tadjikes pour les prier d’informer les autorités russes de l’endroit où le requérant se trouvait au Tadjikistan. Cependant, au 23 janvier 2013, ces deux demandes étaient toujours sans réponse.

I. Le procès pénal du requérant au Tadjikistan

66. Les représentantes du requérant ont informé la Cour que, le 30 novembre 2011, le tribunal régional de Sogdie (Tadjikistan) avait entamé l’examen d’une action pénale dirigée contre trente-quatre individus, dont le requérant. Celui-ci aurait été accusé de différentes infractions prévues par les articles 185 § 1, 186 § 1, 187 §§ 1 et 2, 189 § 3 a), 244 § 4 c), 306 et 307 § 3 du code pénal du Tadjikistan.

67. Le tribunal aurait tenu plusieurs audiences publiques à partir du 29 janvier 2012. Me R.T., avocat, qui a participé au procès, a fourni aux représentantes du requérant un témoignage écrit attestant que le requérant n’avait pas plaidé coupable au procès. Selon R.T., le requérant a déclaré au procès avoir été enlevé à Moscou, transféré de force au Tadjikistan et soumis à des actes de torture visant à lui extorquer des aveux.

68. En mars et en avril 2012, onze proches des coaccusés demandèrent à plusieurs reprises au procureur régional de Sogdie, Sh.K., et au président du tribunal régional de Sogdie, N.M., d’ordonner un examen médicolégal des trente-quatre coaccusés afin de vérifier leurs allégations selon lesquelles ils avaient été torturés par des agents de l’État pendant la procédure pénale. Ces demandes écrites invoquaient les dispositions pertinentes de la Constitution et du code de procédure pénale du Tadjikistan, qui interdisent l’usage de la torture et prévoient l’irrecevabilité de tout témoignage obtenu sous la contrainte. La mère du requérant fit elle aussi une demande en ce sens relativement à son fils. La Cour ne dispose d’aucune information quant à la suite donnée par les autorités à ces demandes.

69. Le 19 avril 2012, le tribunal régional de Sogdie jugea le requérant coupable et le condamna à une peine de vingt-six ans d’emprisonnement. Ses trente‑trois coaccusés furent aussi jugés coupables, et condamnés à différentes peines d’emprisonnement allant de huit à vingt-huit ans.

(...)

V. DÉCISIONS PRISES PAR LE COMITÉ DES MINISTRES EN VERTU DE L’ARTICLE 46 SUR DES AFFAIRES ANALOGUES CONCERNANT LA RUSSIE

121. Après que la Cour l’eut informé qu’à plusieurs reprises des requérants s’étaient plaints que la Russie n’ait pas respecté les mesures provisoires qu’elle avait indiquées, dans la présente affaire ainsi que dans d’autres affaires (paragraphe 52 ci-dessus), le Comité des Ministres a examiné la question dans le cadre de l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Iskandarov (précitée).

122. En ses parties pertinentes, la décision adoptée par le Comité des ministres le 8 mars 2012 à la 1136e réunion des Délégués des Ministres (CM/Del/Dec(2012)1136/19) se lit ainsi :

« Les Délégués,

(...)

4. s’agissant de l’affaire Iskandarov, rappellent que les violations de la Convention dans cette affaire étaient dues à l’enlèvement du requérant par des personnes inconnues, dont la Cour a conclu qu’elles étaient des agents de l’État russe, et à son transfert forcé au Tadjikistan après que son extradition avait été refusée par les autorités russes ;

5. notent avec une profonde préoccupation l’indication par la Cour que des incidents répétés du même type ont récemment eu lieu concernant quatre autres requérants dont les affaires sont pendantes devant la Cour et dans lesquelles la Cour a appliqué des mesures provisoires afin d’empêcher leur extradition en raison du risque imminent de violations graves de la Convention qu’ils encourent ;

6. prennent note de la position des autorités russes selon laquelle cette situation constitue une source de grave préoccupation pour elles ;

7. notent en outre que les autorités russes sont en train d’examiner ces incidents et sont résolues à présenter les résultats du suivi qui leur a été donné en Russie à la Cour dans le cadre de son examen des affaires concernées, et au Comité s’agissant de l’affaire Iskandarov ;

8. invitent instamment les autorités russes à continuer à prendre toutes les mesures nécessaires afin de faire la lumière sur les circonstances de l’enlèvement de M. Iskandarov et de garantir que des incidents similaires ne soient plus susceptibles de se reproduire à l’avenir et d’en informer le Comité ;

(...) »

123. Lorsqu’il a par la suite examiné la question, le Comité des Ministres, saisi une fois de plus d’une affaire de disparition alléguée d’un requérant malgré l’indication par la Cour de mesures provisoires, a exprimé à nouveau les mêmes préoccupations face à la répétition de tels incidents, et a dit ceci (décision adoptée le 6 juin 2012 à la 1144e réunion – CM/Del/Dec(2012)1144/18) :

« Les Délégués

(...)

3. déplorent qu’en dépit de la grave préoccupation exprimée à l’égard de tels incidents par le Président de la Cour, le Comité des Ministres et les autorités russes elles-mêmes, ils ont été informés du fait que, le 29 mars 2012, un autre requérant a de nouveau disparu à Moscou pour se retrouver peu de temps après en détention au Tadjikistan ;

4. prennent note de la position des autorités russes selon laquelle l’enquête dans l’affaire Iskandarov est toujours en cours et n’a pas établi jusqu’à présent l’implication de l’État russe dans l’enlèvement du requérant ;

5. regrettent cependant que, jusqu’à présent, ni dans l’affaire Iskandarov ni dans aucune autre affaire les autorités n’ont été en mesure de faire des progrès tangibles dans les enquêtes internes relatives aux enlèvements des requérants et [à] leur transfert, ou d’établir la responsabilité d’un quelconque agent de l’État ;

6. notent que selon les informations fournies par les autorités russes, suite à la diffusion en avril 2012 de la décision du Comité des Ministres adoptée à la 1136e réunion au Bureau du procureur général, au Comité d’investigation, au Ministère de l’Intérieur, au Service fédéral des migrations et au Service fédéral d’huissiers de justice, aucun autre incident de ce type n’a eu lieu, et invitent les autorités russes à préciser si elles considèrent que cette mesure est suffisante pour mettre un terme de façon effective à une telle pratique inacceptable ;

(...) »

124. Par une décision adoptée le 26 septembre 2012 à la 1150e réunion des Délégués des Ministres (CM/Del/Dec(2012)1150), le Comité des Ministres a formulé les conclusions et l’appréciation suivantes :

« Les Délégués

(...)

4. notent avec regret qu’à ce jour, aucun responsable du transfert illégal du requérant au Tadjikistan n’a été identifié dans l’affaire Iskandarov ;

(...)

6. notent que, depuis le dernier examen par le Comité de l’affaire Iskandarov, il n’y a pas eu d’incident similaire à celui décrit dans cette affaire et invitent les autorités russes à continuer à prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer que de tels incidents ne se reproduisent plus ;

7. se félicitent de la Décision de la Cour Suprême de la Fédération de Russie, adoptée le 14 juin 2012, qui a fourni des lignes directrices importantes sur la manière d’appliquer la législation interne en conformité avec les exigences de la Convention, en particulier les articles 3 et 5 de la Convention ;

8. notent de plus avec satisfaction que les mesures adoptées par les autorités russes en réponse aux arrêts de ce groupe (la décision de la Cour constitutionnelle, les instructions du Procureur Général et les décisions du Plénum de la Cour Suprême) ont déjà abouti à un certain nombre de constats de non-violation de la Cour ;

9. encouragent les autorités russes à assurer des progrès rapides dans la préparation et l’adoption de la réforme législative requise par ces arrêts. »

125. Le Comité des Ministres a repris l’examen de la question à la 1157e réunion des délégués des ministres, le 6 décembre 2012, et adopté la décision suivante (CM/Del/Dec(2012)1157) :

« Les Délégués

1. rappellent qu’en se conformant à un arrêt de la Cour, l’État partie a l’obligation de prendre toutes les mesures pour prévenir des violations similaires à celles constatées par la Cour ;

2. regrettent par conséquent profondément d’avoir été informés, en dépit des graves préoccupations exprimées par la Cour et le Comité des Ministres à l’égard d’incidents prétendument similaires à celui de l’arrêt Iskandarov, du fait qu’encore un autre requérant, faisant l’objet d’une mesure provisoire indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 de son Règlement concernant son extradition prévue vers le Tadjikistan, aurait disparu le 20 octobre 2012 à Volgograd (Latipov c. la Fédération de Russie, no 77658/11) ;

3. notent que de tels incidents, s’ils sont confirmés, et l’absence de réponse appropriée de la part des autorités à cet égard pourraient soulever une question plus générale concernant la compatibilité de cette situation avec les obligations de la Fédération de Russie résultant de la Convention ;

4. réitèrent leur regret exprimé dans leur précédente décision que, jusqu’à présent, ni dans l’affaire Iskandarov ni dans aucune autre affaire les autorités n’ont été en mesure de faire des progrès tangibles dans les enquêtes internes relatives aux enlèvements des requérants et [à] leur transfert, ou d’établir la responsabilité d’un quelconque agent de l’État ;

5. en appellent en conséquence aux autorités russes afin qu’elles traitent sans plus tarder cette situation alarmante et sans précédent, notamment en adoptant des mesures protectrices à l’égard des autres personnes qui pourraient faire l’objet d’une mesure provisoire indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 dans le cadre de leur renvoi du territoire russe et en assurant que des enquêtes effectives soient menées à propos de tous ces incidents en stricte conformité avec leurs obligations en vertu de la Convention ;

6. invitent les autorités russes à fournir des informations sur la situation actuelle du requérant dans l’affaire Iskandarov, en particulier en ce qui concerne les garanties contre les mauvais traitements. »

126. La dernière décision du Comité des Ministres sur la question (CM/Del/Dec(2013)1164), adoptée le 7 mars 2013 à la 1164e réunion des délégués des ministres, est ainsi libellée :

« Les Délégués

1. prennent note de la position des autorités russes selon laquelle les mesures prises à ce jour sont de nature à prévenir d’autres enlèvements et transferts forcés de personnes à l’égard desquelles la Cour a indiqué une mesure provisoire en vertu de l’article 39 de son Règlement ;

2. relèvent cependant avec une vive préoccupation que plusieurs requêtes déposées par des ressortissants étrangers sont actuellement pendantes devant la Cour concernant des violations alléguées de leurs droits et le non-respect de mesures provisoires indiquées par la Cour eu égard à leur transfert forcé du territoire de la Fédération de Russie ;

3. invitent les autorités russes à clarifier la pertinence des mesures déjà prises dans des circonstances similaires à celles décrites dans les arrêts Iskandarov et Abdulkhakov ;

4. réitèrent leur appel aux autorités russes afin qu’elles adoptent sans plus tarder les mesures nécessaires pour mettre fin à de tels incidents, en prenant d’autres mesures de protection spéciales à l’égard des requérants et en mettant en place un dispositif permettant une enquête rapide et efficace sur tout cas de disparition et transfert forcé, et qu’elles en informent le Comité des Ministres en conséquence ;

5. vu la persistance de cette situation alarmante et eu égard aux obligations qui incombent à la Fédération de Russie en vertu de la Convention, invitent le Président du Comité des Ministres à adresser une lettre à son homologue russe afin de lui faire part de la vive préoccupation du Comité ainsi que de ses appels répétés afin que les mesures mentionnées ci-dessus soient adoptées ;

6. décident de reprendre l’examen de ces questions au plus tard lors de leur 1179e réunion (septembre 2013) (DH) mais conviennent toutefois, dans l’hypothèse où un nouvel incident similaire serait porté à l’attention du Comité, d’y revenir lors de leur première réunion suivant le signalement d’un tel incident. »

EN DROIT

I. ÉTABLISSEMENT DES FAITS

127. Les parties ne s’entendant pas sur le point de savoir ce qui s’est passé entre le 31 octobre et le 3 novembre 2011 (paragraphes 37-43 ci‑dessus), la Cour doit commencer par établir le déroulement des faits de la cause.

128. Dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve inévitablement aux prises, lorsqu’il lui faut établir les circonstances de la cause, avec les mêmes difficultés que celles auxquelles toute juridiction de première instance doit faire face (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 151, CEDH 2012). Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Toutefois, lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un examen particulièrement attentif, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (El-Masri, précité, § 155, avec les références citées).

129. Pour apprécier les preuves, la Cour adopte le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002). Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. Elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (voir, avec les références citées, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII, Iskandarov c. Russie, no 17185/05, § 107, 23 septembre 2010, et El-Masri, précité, § 151).

130. La Cour a en outre admis que la procédure prévue par la Convention ne se prêtait pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme). En effet, dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, la charge de la preuve pèse selon la Cour sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 179, CEDH 2007‑IV, et Iskandarov, précité, § 108). Lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées (article 44C § 1 du règlement de la Cour).

131. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que le requérant a présenté un récit détaillé, précis et cohérent du déroulement des faits à partir de la soirée du 31 octobre 2011. La description qu’il a faite des événements est la même dans ses dépositions devant les autorités russes, dans sa déposition en audience publique au Tadjikistan et dans les déclarations écrites émanant de lui-même et de plusieurs témoins qui ont été communiquées à la Cour. La Cour estime donc établi qu’il a produit un commencement de preuve de la véracité de sa version des faits.

132. Elle observe au contraire que les réponses du Gouvernement aux déclarations du requérant et aux questions précises qu’elle-même lui a posées ont été sommaires et évasives, et consistaient essentiellement à affirmer que les autorités ne savaient pas ce qu’il était advenu du requérant et n’étaient pas responsables de son sort. Le Gouvernement n’a ni confirmé ni infirmé la version des faits présentée par le requérant. Les rares informations qu’il a communiquées à la Cour consistent en des déclarations générales et des renvois sans commentaire aux informations transmises par les autorités tadjikes. Il n’y exprime aucune appréciation nuancée ni aucune conclusion factuelle. Par exemple, en ce qui concerne l’élément factuel crucial, il s’est borné à retransmettre les informations officielles communiquées le 26 mars 2012 par le procureur général du Tadjikistan à son homologue russe, selon lesquelles le requérant se serait « rendu de lui‑même » aux autorités tadjikes le 3 novembre 2011 (paragraphe 44 ci‑dessus). Le fait que le Gouvernement n’ait pas tenté d’établir lui-même les faits en l’espèce contraint la Cour à s’en charger et à tirer de cette attitude les conclusions appropriées (voir l’article 44C § 1 du règlement, cité au paragraphe 130 ci-dessus).

133. La Cour observe qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la Fédération de Russie avait accordé l’asile temporaire au requérant le 6 septembre 2011 à l’issue des démarches répétées entreprises par l’intéressé pour éviter de retourner au Tadjikistan (paragraphe 31 ci-dessus). Il n’est pas contesté non plus que la liberté du requérant n’était pas restreinte en Russie depuis qu’il avait été libéré le 20 mai 2011, ni que, le 3 novembre 2011 au plus tard, il a été placé en détention par les autorités tadjikes à Khujand.

134. Au vu de ce qui précède, et ayant examiné les déclarations des parties ainsi que les autres informations disponibles, la Cour doit porter une appréciation critique sur la version officielle des autorités tadjikes consistant à dire que le requérant se serait rendu à elles « de lui-même » (paragraphe 44 ci-dessus). Même s’il est vrai en théorie qu’un individu peut décider de se rendre aux autorités, la version officielle apparaît dénuée de fondement et totalement contradictoire avec les autres éléments communiqués à la Cour. Tout d’abord, les « aveux » que le requérant aurait faits aux autorités tadjikes n’ont jamais été communiqués à la Cour. De plus, la version officielle de ces « aveux » et l’allégation selon laquelle l’intéressé se serait « rendu de lui-même » sont en contradiction flagrante avec le témoignage écrit qu’il a communiqué à la Cour, avec la déposition qu’il a faite en audience publique au Tadjikistan et avec le récit détaillé et cohérent des événements exposé par ses représentantes à partir des informations recueillies auprès de différentes sources. En outre, la thèse d’une reddition volontaire ne cadre pas avec le témoignage écrit du père du requérant, qui a été empêché de voir son fils au motif qu’il n’avait pas aidé les autorités tadjikes à le ramener au pays (paragraphe 41 ci-dessus). De surcroît, le Gouvernement renvoie à la version officielle avancée par les autorités tadjikes, mais il ne la corrobore par aucun élément concret, et il explique encore moins comment le requérant aurait pu mener à bien un aussi long voyage et traverser plusieurs frontières internationales en aussi peu de temps, sans détenir de passeport et sans que son passage de la frontière russe ne soit consigné nulle part. Enfin, la Cour estime que la version officielle tadjike de la « reddition volontaire » est difficilement conciliable avec les démarches répétées entreprises par le requérant auprès des autorités russes et de la Cour elle‑même au cours des deux années précédentes à la seule fin de ne pas retourner au Tadjikistan.

135. La Cour n’admet donc pas la version officielle tadjike, transmise par le gouvernement russe, selon laquelle le requérant se serait « rendu de lui-même » aux autorités tadjikes. Compte tenu du caractère cohérent de la version des faits présentée par l’intéressé, de la nature vague et peu convaincante des déclarations du Gouvernement et du fait que celui-ci n’a pas produit le moindre élément de preuve à l’appui de sa thèse, la Cour conclut que, le 3 novembre 2011 au plus tard, le requérant a été ramené de force au Tadjikistan, où les autorités l’ont immédiatement placé en détention dans l’attente de l’issue de son procès pénal.

136. Elle considère de plus que le récit qu’a fait l’intéressé de son enlèvement le 31 octobre 2011 à Moscou par des individus non identifiés est cohérent et corroboré par plusieurs déductions. En particulier, un transfert forcé aurait en toute hypothèse commencé par une restriction de la liberté de la personne concernée. Il est donc plausible que le requérant ait été appréhendé à Moscou et détenu au secret peu avant son transfert forcé vers le Tadjikistan. La Cour estime que le fait que le Gouvernement n’ait avancé aucune autre explication quant à ce qui était arrivé au requérant entre le 31 octobre et le 2 novembre 2011 et, surtout, le refus délibéré et persistant des autorités de mener une enquête sérieuse sur les faits (paragraphes 193‑196 ci-dessous) lui permettent de tirer des conclusions solides quant à ce qui s’est réellement produit. Elle est particulièrement frappée par l’explication que les enquêteurs ont avancée à l’appui de leur refus d’ouvrir une enquête pénale sur les faits, et qui consistait à dire que le requérant avait tenté à dessein de mettre en scène son enlèvement afin de se soustraire à sa responsabilité pénale au Tadjikistan (...) Elle juge cette hypothèse totalement insensée étant donné qu’à cette époque (mars‑juillet 2012), les enquêteurs savaient déjà, ou auraient dû savoir, que la disparition du requérant à Moscou s’était soldée par son arrestation, son placement en détention, son procès pénal et sa condamnation au Tadjikistan.

137. Enfin, le Gouvernement n’ayant pas réfuté la version des faits présentée par le requérant, la Cour ne peut que conclure que l’intéressé a effectivement été transféré de force par avion de Moscou au Tadjikistan, comme il l’affirme dans ses déclarations. En effet, compte tenu du peu de temps qui s’est écoulé entre son enlèvement à Moscou et sa soudaine apparition dans les locaux de la police de Khujand et de la distance qui sépare les deux villes (environ 3 500 km par la route), rien ne vient contredire l’affirmation du requérant selon laquelle il a été transporté par voie aérienne. Une fois encore, la Cour déduit du refus persistant des autorités russes de mener une enquête sérieuse et du fait qu’elles n’ont pas réfuté la version du requérant ni avancé d’autre explication plausible à cet égard que le récit qu’a fait l’intéressé est véridique.

138. En conclusion, la Cour juge établi au-delà de tout doute raisonnable que le requérant a été enlevé à Moscou par des individus non identifiés dans la soirée du 31 octobre 2011, que ses ravisseurs l’ont séquestré à Moscou pendant un à deux jours, et qu’ils l’ont ensuite emmené de force à l’aéroport et contraint à embarquer à bord d’un vol pour Khujand (Tadjikistan), où il a été immédiatement placé en détention par les autorités tadjikes.

139. Quant à l’allégation du requérant consistant à dire que les autorités russes étaient impliquées dans son transfert forcé au Tadjikistan, la Cour considère qu’elle est étroitement liée à tous les autres aspects du grief tiré de l’article 3 et qu’elle doit être appréciée avec les autres questions soulevées sur le terrain de cette disposition, notamment celle du sérieux de l’enquête interne sur les faits.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

140. À l’origine, le requérant soutenait sur le terrain de l’article 3 de la Convention qu’il serait exposé à des mauvais traitements s’il était extradé au Tadjikistan. Par la suite, il a ajouté qu’il y avait eu violation de cet article, estimant que son enlèvement à Moscou et son transfert illégal au Tadjikistan n’auraient pu avoir lieu sans la complicité active ou passive des autorités russes.

141. Face à ces faits nouveaux, la Cour a demandé au Gouvernement de lui soumettre des observations complémentaires sur le fond quant aux deux nouveaux points soulevés sous l’angle de l’article 3, à savoir, premièrement, le manquement éventuel des autorités à respecter leur obligation positive de faire tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour protéger le requérant contre un risque réel et immédiat de transfert au Tadjikistan et, deuxièmement, le respect de leur obligation procédurale de mener une enquête approfondie et effective sur l’enlèvement du requérant et son transfert au Tadjikistan. L’article 3 est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

142. Le Gouvernement arguait à l’origine que le requérant n’avait pas la qualité de victime, puisque son extradition avait été suspendue à la suite de la mesure provisoire indiquée par la Cour. Il ajoutait que, en toute hypothèse, le transfert de l’intéressé au Tadjikistan ne l’aurait pas exposé à un risque de mauvais traitements. Il estimait que la présente affaire différait des affaires précédemment tranchées par la Cour relativement au Tadjikistan, en ce que le requérant était accusé d’infractions pénales de droit commun et non poursuivi pour des motifs politiques. De plus, il considérait que les assurances fournies par le bureau du procureur général du Tadjikistan constituaient une protection satisfaisante pour le requérant contre des mauvais traitements ou une persécution politique. Il soulignait qu’il n’y avait pas de cas connu de violation par le Tadjikistan d’assurances données en matière d’extradition. Il ajoutait que, après un examen approfondi de tous les risques allégués et de tous les éléments produits par le requérant en audience publique, les juridictions russes avaient conclu que rien ne s’opposait à ce qu’il fût extradé.

143. Après le transfert forcé du requérant au Tadjikistan et les questions supplémentaires soulevées par la Cour, le Gouvernement a décliné toute responsabilité pour ce qui s’était produit. Il a indiqué qu’il n’avait été porté aucune restriction à la liberté de circulation du requérant après sa remise en liberté le 20 mai 2011 et que les autorités n’étaient pas tenues de le surveiller. Il a également informé la Cour des investigations préliminaires menées par les autorités d’enquête et de leurs refus répétés d’ouvrir une enquête pénale, en raison de l’absence de corps du délit.

2. Le requérant

144. Le requérant soutenait à l’origine qu’il demeurait victime car il avait exercé en vain toutes les voies de droit internes lui permettant de contester l’ordre d’extradition, qui demeurait valable et exécutoire et n’était plus susceptible d’aucun recours. Il arguait que la jurisprudence constante de la Cour reconnaissait la qualité de victime aux requérants qui se trouvaient dans sa situation. Il ajoutait que les autorités n’avaient pas dûment apprécié le risque de mauvais traitements auquel il serait exposé au Tadjikistan et que ses déclarations répétées et détaillées à cet égard étaient demeurées sans réponse sur le fond. Au lieu de cela, selon lui, les autorités avaient apprécié les obstacles éventuels à l’extradition du point de vue des intérêts de l’État et avaient exclu tout risque en se fondant sur les assurances diplomatiques fournies par les autorités tadjikes, lesquelles, à ses yeux, n’étaient corroborées par aucun élément et n’étaient donc pas fiables. Il concluait que l’approche adoptée par les autorités internes et suivie par le Gouvernement devant la Cour était trop formaliste. Enfin, il soutenait que ceux qui, comme lui, étaient soupçonnés d’appartenance au « mouvement islamique de l’Ouzbékistan » (« le MIO ») étaient pris pour cibles par les autorités tadjikes et, de ce fait, particulièrement exposés à un risque de mauvais traitements au Tadjikistan. Il concluait qu’il y avait suffisamment d’éléments pour dire qu’une extradition l’exposerait à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention.

145. Après son enlèvement, il a ajouté que les autorités avaient été immédiatement informées de ce qu’il lui était arrivé et priées de le protéger contre un transfert forcé au Tadjikistan, mais qu’elles n’avaient pris aucune mesure immédiate et effective, ses griefs étant simplement transmis d’un organe à l’autre. Les autorités n’auraient pas non plus mené d’enquête sur les faits. Le requérant considère que le manquement prolongé du Gouvernement à déterminer le lieu où il se trouvait est un signe de la participation directe des autorités à son enlèvement et à son transfert forcé au Tadjikistan. Il souligne qu’il n’aurait pas pu traverser légalement une frontière internationale sans passeport et muni d’un simple certificat d’asile temporaire. Il ajoute que les autorités tadjikes n’auraient pas pu non plus lui faire passer la frontière sans l’autorisation des autorités russes car, à l’époque, l’aéroport de Domodedovo faisait l’objet de mesures de sécurité renforcées en raison des attentats terroristes qui y avaient eu lieu en janvier 2011. À l’appui de ses déclarations selon lesquelles la Russie a joué un rôle dans son enlèvement et son transfert, il cite les conclusions formulées par la Cour dans une affaire semblable (Iskandarov, précité, § 113). Il soutient que son éloignement du territoire russe ne peut être le fruit que d’une opération conjointe des services de sécurité des deux pays ou d’une opération du service de sécurité du Tadjikistan menée avec l’assistance des autorités russes.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

146. La Cour note que l’extradition du requérant a été confirmée par une décision de justice interne définitive qui demeure en vigueur et ne peut être annulée par une mesure provisoire ordonnée par elle, pareille mesure ne donnant lieu qu’à un sursis temporaire à l’exécution de l’extradition. Partant, le respect de la mesure provisoire invoqué par les autorités ne prive pas en soi le requérant de la qualité de victime d’une violation de la Convention. L’exception qu’a soulevée le Gouvernement, mais qu’il n’a semble-t-il pas maintenue dans la suite de la procédure, est en tout état de cause caduque compte tenu du transfert forcé de l’intéressé au Tadjikistan au début du mois de novembre 2011. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention ni irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

147. D’emblée, la Cour note que la présente affaire soulève trois questions distinctes au regard de l’article 3 de la Convention : l’éventuel non-respect par les autorités de leur obligation positive de protéger le requérant contre un risque réel et immédiat de transfert forcé au Tadjikistan, leur éventuel non-respect de leur obligation procédurale de mener une enquête approfondie et effective sur l’enlèvement et le transfert du requérant et, enfin, leur responsabilité alléguée du fait de la participation éventuelle d’agents de l’État aux agissements litigieux. Pour se prononcer sur ces questions, la Cour devra notamment apprécier l’existence au moment des faits d’un risque réel que le requérant soit soumis à des mauvais traitements au Tadjikistan, point sur lequel les parties sont en désaccord. Elle commencera donc par déterminer si le retour forcé du requérant au Tadjikistan l’exposait à un tel risque. Puis elle examinera, une par une, les trois différentes questions qui se posent sur le terrain de l’article 3.

a) Sur le point de savoir si le retour du requérant au Tadjikistan l’exposait à un risque réel de traitements contraires à l’article 3

i. Principes généraux

148. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’expulsion ou l’extradition par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on procède à son éloignement vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à cette disposition (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 125, CEDH 2008, et Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 91, série A no 161).

149. Pour établir l’existence de tels motifs, la Cour ne peut éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de cette disposition (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant dit qu’il risque d’être soumis s’il est renvoyé dans le pays en question doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II).

150. Pour déterminer s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des données qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (Saadi, précité, § 128). Dans une telle affaire, un État contractant assume une responsabilité au titre de l’article 3 pour avoir exposé quelqu’un au risque de mauvais traitements. En contrôlant l’existence de ce risque, il faut donc se référer en priorité aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’extradition, mais cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs ; ils peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant (Cruz Varas et autres c. Suède, 20 mars 1991, §§ 75-76, série A no 201, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 107, série A no 215, et Mamatkoulov et Askarov, précité, § 37).

151. Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 (N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet (Riabikine c. Russie, no 8320/04, § 112, 19 juin 2008).

152. En ce qui concerne la situation générale dans un pays donné, la Cour peut attacher une certaine importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme ou de sources gouvernementales (Saadi, précité, § 131, avec les références citées). De plus, pour apprécier l’existence d’un risque de mauvais traitements dans l’État requérant, elle évalue la situation générale dans ce pays, compte tenu des signes éventuels d’amélioration ou de détérioration de la situation en matière de droits de l’homme en général ou en ce qui concerne le groupe ou la région qui correspondent à la situation personnelle du requérant (voir, mutatis mutandis, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 337, CEDH 2005‑III).

153. Cela étant, le fait qu’il existe un problème général de respect des droits de l’homme dans un pays donné ne peut à lui seul constituer la base d’un refus d’extradition (Dzhaksybergenov c. Ukraine, no 12343/10, § 37, 10 février 2011). Lorsque les sources dont dispose la Cour décrivent une situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve relatifs aux circonstances particulières qui justifient ses craintes d’être maltraité (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 73, et Dzhaksybergenov, précité, §37). Ce n’est que dans les cas les plus extrêmes, où, de manière générale, la violence qui règne dans le pays de destination est d’une telle intensité qu’elle crée un risque réel de violation de l’article 3 en cas d’éloignement de qui que ce soit vers ce pays, que la Cour n’exige pas de preuves de telles circonstances particulières (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, §§ 115-116, 17 juillet 2008, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 217, 28 juin 2011). Lorsque l’État d’accueil a fourni des assurances, celles-ci constituent un facteur pertinent supplémentaire dont elle tient compte. Cependant, les assurances ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour garantir une protection satisfaisante contre le risque de mauvais traitements : il faut absolument vérifier qu’elles prévoient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera protégé contre le risque de mauvais traitements. En outre, le poids à leur accorder dépend, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée (Saadi, précité, § 148, et Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 187, CEDH 2012).

ii. Application de ces principes en l’espèce

154. La Cour note que le requérant soutenait devant les juridictions internes qu’une extradition l’exposerait à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3. Dans ses demandes d’obtention du statut de réfugié ou de l’asile, il exprimait à nouveau, de manière claire et non équivoque, sa crainte d’être maltraité. Le Gouvernement soutient que ces allégations ont été dûment examinées par les juridictions internes et qu’elles les ont rejetées.

155. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas lorsqu’il y a eu une procédure interne, comme c’est le cas en l’espèce, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient en principe de peser les éléments dont elles sont saisies (voir, entre autres, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179-80, CEDH 2011). Ce principe ne signifie toutefois pas qu’elle doive abandonner sa responsabilité et renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne, démarche qui aurait pour effet de vider les droits garantis par la Convention de toute substance (Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, § 69, série A no 246‑A, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 192, CEDH 2006‑V). Aux termes de l’article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les États contractants.

156. En ce qui concerne les cas d’extradition ou d’expulsion, cela signifie que dans les affaires où le requérant fournit des éléments motivés propres à jeter un doute sur l’exactitude des informations fournies sur lesquelles le Gouvernement défendeur s’appuie, la Cour doit estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou non contractants, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007, et Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 120, 24 avril 2008). Partant, elle examinera d’abord le point de savoir si le grief du requérant a reçu une réponse adéquate au niveau national.

α) La procédure interne

157. Le requérant ne partage pas l’appréciation portée par le Gouvernement sur la procédure interne. Il estime que les tribunaux ont examiné ses déclarations répétées et détaillées quant au risque de mauvais traitements qu’il courait au Tadjikistan de manière purement formelle, sans y répondre sur le fond.

158. Eu égard aux déclarations faites par le requérant devant les juridictions internes tant dans la procédure d’extradition que dans la procédure d’asile, la Cour estime établi qu’il n’a cessé de soulever devant les autorités compétentes la question du risque qu’il soit soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, et qu’il a avancé à cet égard plusieurs arguments précis et détaillés.

159. En ce qui concerne la procédure d’asile, la Cour observe que dans sa décision du 26 août 2010, le directeur adjoint du service fédéral russe des migrations (« le SFM ») n’a pas examiné le point de savoir si le requérant risquait d’être torturé ou maltraité au Tadjikistan. La décision traitait principalement d’une autre question : celle de savoir si le requérant serait persécuté au Tadjikistan pour des motifs politiques ou religieux. Le SFM a conclu que tel ne serait pas le cas, tout en indiquant que l’existence d’une crainte fondée d’être victime de torture ou de mauvais traitements pouvait être un motif d’octroi de l’asile temporaire en Russie. Les tribunaux, jugeant la décision du SFM convaincante, l’ont simplement confirmée sur tous les points, sans examiner plus avant la question de l’existence d’un risque pour le requérant (paragraphe 29 ci‑dessus).

160. Pour ce qui est de la procédure d’extradition, la Cour note que le tribunal de Moscou a pris connaissance de l’allégation du requérant selon laquelle il risquait d’être maltraité et y a répondu, quoique sommairement, dans sa décision du 29 octobre 2010. Il a aussi admis que soient versés au dossier des arrêts rendus par la Cour dans des affaires analogues, les déclarations d’expert et différents rapports sur la situation en matière de droits de l’homme au Tadjikistan (paragraphe 22 ci-dessus).

161. Pour autant, il n’a pas utilisé ces éléments, et il a rejeté de manière extrêmement superficielle voire expéditive tous les arguments que le requérant en tirait. Il les a jugés infondés, les qualifiant de « suppositions » qui ne se trouvaient « corroboré[e]s par aucun élément » et qui étaient même « totalement réfuté[e]s », notamment par les garanties écrites fournies par le procureur général adjoint de la République du Tadjikistan (paragraphe 23 ci-dessus). Les termes généraux par lesquels le tribunal de Moscou a rejeté le grief du requérant ne laissaient place à aucune appréciation nuancée au regard des exigences de la Convention de la situation personnelle de l’intéressé et du risque qu’il courait du fait de cette situation : le tribunal s’est borné à rappeler de manière formelle les accusations portées contre le requérant au Tadjikistan, manquant ainsi à développer un raisonnement sur l’un des aspects les plus cruciaux de l’affaire (voir, mutatis mutandis, C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, § 47, 24 avril 2008). La Cour juge particulièrement surprenant dans ce contexte que le tribunal ait même ignoré l’objection soulevée par le requérant quant au fait que certaines accusations concernaient des faits survenus en 1992, dont il soulignait qu’ils ne pouvaient raisonnablement lui être imputés étant donné son très jeune âge au moment des faits (paragraphes 20 et 23 ci-dessus).

162. Quant aux amples références à la jurisprudence de la Cour relative à de précédents cas d’extradition de la Russie vers le Tadjikistan, le tribunal les a écartées comme non pertinentes au motif que les quatre arrêts cités à la fois par le requérant et par l’experte concernaient « d’autres personnes mais non l’intéressé » (paragraphes 22-23 ci-dessus). Or avant de parvenir à cette conclusion, il n’a pas tenté de rechercher d’éventuels parallèles entre les quatre affaires citées par la défense et la situation du requérant, encore moins d’appliquer les principes généraux énoncés dans ces arrêts afin d’appliquer au cas d’espèce les exigences de la Convention.

163. Ces défaillances dans l’examen qu’a fait le tribunal de Moscou du grief du requérant se trouvent aggravées par le fait qu’il s’est fié de manière inexpliquée et inconditionnelle aux assurances fournies par le bureau du procureur général du Tadjikistan. Il a volontiers accepté ces assurances comme une garantie ferme contre tout risque que le requérant soit soumis à des mauvais traitements après son extradition. Bien que le requérant comme l’experte aient souligné la valeur douteuse de ces assurances et, en particulier, l’impossibilité de garantir qu’elles soient respectées, le tribunal n’a pas examiné ce point dans sa décision, utilisant les assurances comme un argument ultime pour confirmer la décision d’extrader le requérant. En se fiant ainsi aveuglément aux assurances fournies par les autorités tadjikes, il n’a pas respecté son obligation d’examiner si ces assurances apportaient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant serait protégé contre le risque de traitements prohibés par la Convention (Saadi, précité, § 148).

164. Enfin, la Cour ne décèle dans la décision rendue par la Cour suprême russe le 9 décembre 2010 rien qui soit de nature à redresser les défaillances constatées ci-dessus (paragraphe 24 ci-dessus).

165. Eu égard à ce qui précède, elle juge que les autorités internes n’ont pas procédé à un examen indépendant et rigoureux de l’allégation du requérant selon laquelle il existait des motifs sérieux de craindre qu’il soit soumis à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 dans son pays d’origine (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012). Même si la décision subséquente du SFM d’octroyer au requérant l’asile temporaire (paragraphe 31 (...) ci-dessus) aurait pu dans une certaine mesure remédier aux conséquences des décisions litigieuses confirmant son extradition, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de spéculer sur cette question, compte tenu du fait que l’évolution ultérieure de l’affaire a anéanti tout le bénéfice que pouvait avoir la mesure de protection temporaire prise par le SFM en faveur du requérant. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas exprimé d’avis différent sur ce dernier point (paragraphes 142-143 et 146 ci-dessus).

ß) Appréciation par la Cour du risque couru par le requérant

166. La Cour doit donc procéder à son propre examen de la question de savoir, au vu des faits qui lui ont été présentés, si le retour du requérant au Tadjikistan a eu pour effet de le soumettre à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

167. Elle note d’emblée que, depuis quelques années, plusieurs rapports internes et internationaux font constamment état d’un usage répandu et systématique de la torture par les agents des forces de l’ordre au Tadjikistan et de l’impunité des auteurs de tels actes. Elle a déjà examiné cette situation dans plusieurs affaires où les requérants avaient été extradés ou renvoyés de force dans ce pays, et elle a noté que cette situation était gravement préoccupante (Khodzhayev c. Russie, no 52466/08, § 97, 12 mai 2010, Gaforov c. Russie, no 25404/09, §§ 130-31, 21 octobre 2010, Khaydarov c. Russie, no 21055/09, § 104, 20 mai 2010, et Iskandarov, précité, § 129). Dans toutes ces affaires, sur lesquelles elle a statué en 2010, elle a conclu qu’à l’époque les requérants avaient été exposés à un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements en raison d’accusations pénales liées à leurs opinions ou activités religieuses ou politiques au Tadjikistan.

168. Ayant examiné les éléments qui lui ont été communiqués en l’espèce et les autres données se trouvant à sa disposition, la Cour ne décèle aucun élément concret qui soit de nature à alléger ces graves préoccupations à l’heure actuelle. En effet, rien n’indique que la situation se soit radicalement améliorée au Tadjikistan au cours des deux dernières années. Au contraire, les rapports récents datant de 2011 et 2012 tendent à confirmer que la pratique de la torture et des mauvais traitements par les agents des forces de l’ordre se poursuit (...) Le risque de torture semble être encore accru par une pratique policière courante de détention au secret avant l’ouverture officielle de la procédure pénale, et les sources d’information indiquent que les aveux extorqués sous la contrainte sont encore admis comme preuve devant les tribunaux (...) La Cour ne voit rien dans les observations du Gouvernement qui vienne réfuter ces rapports récents ou attester d’une autre manière de la moindre amélioration perceptible de la situation au Tadjikistan. Elle note également que la décision prise par le directeur adjoint du SFM lui-même le 26 août 2010 reconnaissait l’existence de nombreuses critiques internationales dénonçant l’usage de la torture et l’impunité des tortionnaires au Tadjikistan, et qu’elle ne faisait état d’aucune amélioration majeure à cet égard (paragraphe 27 ci-dessus).

169. Cela étant, comme la Cour l’a déjà dit ci-dessus, la simple référence à un problème général de respect des droits de l’homme dans un pays donné ne peut à elle seule constituer la base d’un refus d’extradition, sauf dans les circonstances les plus extrêmes. Il doit y avoir dans le cas d’espèce des allégations précises de l’intéressé corroborées par d’autres éléments relatifs aux circonstances individuelles qui justifient sa crainte d’être maltraité. La Cour apprécie ces circonstances compte tenu, le cas échéant, des informations qui sont apparues après le retour forcé de l’intéressé dans le pays concerné, en l’espèce le Tadjikistan.

170. Pour ce qui est de la situation personnelle du requérant, la Cour observe que le Gouvernement arguë qu’il ne courait aucun risque de mauvais traitements car il était accusé d’infractions de droit commun et n’était pas poursuivi pour un motif politique. Elle note toutefois que l’une des principales accusations qui pesaient contre lui avait directement trait à sa participation à une « association de malfaiteurs » puis, plus tard, au MIO, mouvement que le bureau du procureur général tadjik qualifiait de « groupe criminel armé ». Les autorités russes ont expressément reconnu que le MIO prônait « l’Islam radical » et que les autorités tadjikes s’efforçaient de limiter son influence (paragraphe 27 ci-dessus). Il est donc difficile de souscrire à la thèse du Gouvernement consistant à dire que l’allégation selon laquelle le requérant était membre du MIO était une accusation pénale sans aucun lien avec ses activités religieuses ou politiques.

171. La Cour note également à cet égard que le requérant a fui le Tadjikistan peu après le décès en détention de son professeur de religion, M. Marufov, supposément à la suite de mauvais traitements (paragraphe 12 ci-dessus). Ces faits ont aussi été rapportés par une ONG internationale réputée (...), et ils n’ont jamais été récusés devant la Cour. Ces circonstances sont de nature à justifier la crainte du requérant que la procédure pénale dirigée contre lui soit liée à ses opinions et activités religieuses. Le fait qu’il ait été considéré comme répondant aux critères d’octroi de la protection internationale en vertu du mandat du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et qu’il ait finalement obtenu l’asile temporaire en Russie corrobore de même la réalité du risque auquel il était exposé dans son pays d’origine (paragraphes 30-31 ci‑dessus).

172. En outre, les parties s’accordent à reconnaître que les activités du MIO sont interdites par la loi au Tadjikistan et que les autorités tadjikes considèrent qu’il s’agit d’une organisation terroriste. En conséquence, l’appartenance alléguée du requérant à ce mouvement et les accusations pénales dont il a fait l’objet pour cette raison soulèvent inévitablement, de l’avis de la Cour, une importante question de sécurité nationale. De ce point de vue, sa situation est analogue à celle examinée dans l’affaire Gaforov (précité, §§ 132-133). La Cour ne partage pas la position du tribunal de Moscou, qui a considéré que cet arrêt n’était pas pertinent aux fins de l’appréciation de la situation personnelle de M. Dzhurayev en l’espèce. De l’avis de la Cour, le fait qu’il ait été poursuivi pour appartenance au MIO, vu dans le contexte du harcèlement des groupes religieux non traditionnels par les autorités tadjikes, renforçait le risque qu’il soit soumis en détention à des mauvais traitements destinés à lui extorquer des aveux relatifs à ses activités religieuses.

173. Eu égard aux facteurs exposés ci-dessus, la Cour est d’avis que la situation personnelle du requérant, associée à la situation générale des droits de l’homme dans l’État qui demandait son extradition, fournissait une base suffisante pour déduire qu’il serait exposé à un risque réel de mauvais traitements s’il y était renvoyé.

174. Contrairement au Gouvernement, la Cour ne voit pas comment le risque auquel le requérant était exposé au Tadjikistan pouvait être atténué par les assurances diplomatiques fournies à la Fédération de Russie par les autorités tadjikes. Ces assurances étaient vagues et ne contenaient aucune garantie qu’elles seraient appliquées en pratique (Saadi, précité, § 148). Elles ne pouvaient donc rien changer au risque que le requérant soit exposé à des mauvais traitements dans l’État d’accueil (voir, a contrario, Othman (Abu Qatada), précité, § 207, et Gasayev c. Espagne (déc.), no 48514/06, 17 février 2009). De fait, il s’est révélé qu’il ne fallait leur accorder absolument aucun crédit, vu la manière dont le requérant a ensuite été traité par les autorités tadjikes dans le cadre de son transfert forcé, qui s’est fait au mépris de toutes les règles de droit applicables, y compris les mesures provisoires ordonnées par la Cour.

175. Tant le retour forcé du requérant au Tadjikistan que la suite des événements confirment sans aucun doute possible le bien-fondé de ses craintes et démontrent que le risque de mauvais traitements qu’il dénonçait n’était ni théorique ni irréaliste. Selon le témoignage écrit de l’avocat qui a participé au procès du requérant, celui-ci a dit en audience publique qu’on l’avait enlevé, transféré de force au Tadjikistan et torturé dans le but de lui extorquer des aveux. Pourtant, rien n’indique que l’intéressé ou ses coaccusés aient fait l’objet d’un examen médicolégal, malgré la demande officielle formulée par leurs proches à cet effet (paragraphes 67-68 ci‑dessus). La Cour note que la situation, telle qu’elle a été décrite, correspond aux préoccupations exprimées par le Comité des Nations unies contre la torture en ce qui concerne les entraves à l’accès des victimes à une expertise médicale indépendante (voir le rapport du Comité, cité dans les arrêts Khodzhayev (précité, § 72) et Gaforov (précité, § 93).

176. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le retour forcé du requérant au Tadjikistan l’a exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

b) Sur le respect par les autorités de leur obligation positive de protéger le requérant contre le risque réel et immédiat de transfert forcé au Tadjikistan

177. Le requérant arguë que les autorités russes ont manqué à le protéger contre un risque réel et immédiat de transfert forcé au Tadjikistan dont elles avaient connaissance.

178. La Cour a jugé établi que, dans la soirée du 31 octobre 2011, le requérant avait été enlevé à Moscou par des individus non identifiés qui l’avaient séquestré pendant un à deux jours en un lieu inconnu avant de le transférer par avion au Tadjikistan, où il avait été exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 (paragraphes 138 et 176 ci-dessus).

179. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des dispositions propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (El-Masri, précité, § 198, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000‑III). Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).

180. De l’avis de la Cour, ces principes s’appliquent en toute logique à la situation dans laquelle un individu est exposé à un risque réel et imminent de torture ou de mauvais traitements par son transfert, opéré par quelque personne que ce soit, vers un autre État. Lorsque les autorités d’un État partie sont informées d’un tel risque réel et immédiat, la Convention leur fait obligation de prendre, dans la mesure de leurs pouvoirs, toutes les mesures opérationnelles préventives que l’on peut raisonnablement attendre d’elles pour éviter ce risque (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116).

181. Pour en venir aux circonstances de la présente espèce, la Cour note tout d’abord que la représentante du requérant a informé immédiatement le préfet de police de Moscou, le directeur du SFM, le procureur général et le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour que le requérant avait été enlevé le 31 octobre 2011, et qu’elle leur a demandé de le protéger contre le risque immédiat de transfert forcé au Tadjikistan qui découlait de cette situation (paragraphes 46-48 ci-dessus). La Cour estime établi que la représentante du requérant s’est adressée aux autorités nationales compétentes en temps utile, qu’elle leur a fourni suffisamment d’éléments probants de la situation vulnérable dans laquelle se trouvait son client, et qu’elle a avancé des motifs sérieux justifiant la prise de mesures extraordinaires de protection contre le risque réel et immédiat auquel il était exposé.

182. De plus, et c’est là un élément important, la demande de la représentante du requérant a été immédiatement confirmée par la Commissaire russe aux droits de l’homme, qui a elle aussi adressé une demande officielle au préfet de police de Moscou afin qu’il prenne d’urgence toutes les mesures possibles pour empêcher le transfert du requérant de Moscou vers le Tadjikistan, en particulier depuis un aéroport moscovite (paragraphe 49 ci-dessus).

183. La Cour est donc convaincue que les autorités compétentes, et en particulier les services de police de Moscou, avaient connaissance – ou auraient dû avoir connaissance – du risque réel et immédiat que le requérant soit transféré au Tadjikistan par ses ravisseurs depuis l’un des aéroports de Moscou. En effet, les circonstances dans lesquelles le requérant a été enlevé et le contexte de son enlèvement n’auraient dû leur laisser aucun doute quant à l’existence de ce risque et auraient dû les inciter à prendre des mesures opérationnelles préventives pour le protéger contre les agissements illégaux de tiers, quels qu’ils fussent (voir, mutatis mutandis, Koku c. Turquie, no 27305/95, § 132, 31 mai 2005, et Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 76, 24 janvier 2008). La Cour est également convaincue que de toutes les autorités contactées par les représentantes du requérant, la police, plus que quiconque, avait un devoir légal d’assurer la sécurité et le respect de la loi dans la ville de Moscou et ses aéroports, et qu’elle était investie des pouvoirs nécessaires pour faire en sorte que des mesures effectives soient mises en place d’urgence pour protéger le requérant.

184. Or le Gouvernement n’a pas porté à la connaissance de la Cour la moindre mesure préventive prise en temps utile par la police ou par une quelconque autre autorité pour écarter ce risque. Sa réponse s’est limitée à une déclaration générale selon laquelle le requérant jouissait au moment des faits d’une liberté de circulation sans entrave et les autorités n’étaient pas tenues de le surveiller.

185. Le manquement du Gouvernement à produire quelque information que ce soit à cet égard conduit la Cour à admettre la thèse du requérant selon laquelle aucune autorité n’a pris pareille mesure. La Cour est consciente des difficultés que ne peut manquer de rencontrer la police lorsqu’elle est confrontée à une affaire telle que celle-ci, des obstacles objectifs inhérents à sa tâche et du peu de temps dont elle disposait en l’espèce. Ces difficultés ne sauraient toutefois exonérer les autorités compétentes de l’obligation que leur faisait l’article 3 de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures opérationnelles préventives que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour protéger le requérant contre un transfert forcé au Tadjikistan, en particulier depuis un aéroport moscovite. Le manquement des autorités à prendre une quelconque mesure en ce sens en l’espèce emporte violation des obligations positives incombant à l’État en vertu de l’article 3 de la Convention.

c) Sur la question de savoir si les autorités ont mené une enquête effective

186. Le requérant soutient que les autorités de l’État défendeur ne se sont pas acquittées de l’obligation que leur faisait l’article 3 de la Convention de mener une enquête approfondie et effective sur ses allégations selon lesquelles il avait été enlevé et transféré de force au Tadjikistan et ainsi exposé à des mauvais traitements.

187. La Cour rappelle que l’article 3, combiné avec l’obligation générale que fait à l’État l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention » requiert par implication qu’il y ait une enquête officielle effective lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains d’agents de l’État, des actes de torture ou des mauvais traitements. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait, nonobstant son importance fondamentale, inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII, et El-Masri, précité, § 182).

188. L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou baser leur décisions (Assenov et autres, précité, § 103, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV, et El-Masri, précité, § 183). Elles doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999‑IV, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000, et El-Masri, précité, § 183).

189. De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif, tant au niveau institutionnel qu’en pratique (Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, §§ 83-84, Recueil 1998‑IV, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III, et Mehmet Emin Yüksel c. Turquie, no 40154/98, § 37, 20 juillet 2004), et la victime doit pouvoir y participer effectivement, d’une manière ou d’une autre (voir, mutatis mutandis, Oğur, précité, § 92, et El-Masri, précité, §§ 184-85).

190. La Cour considère que ces exigences bien établies de la Convention s’appliquent pleinement à l’enquête que les autorités auraient dû mener sur l’enlèvement du requérant et sur son exposition subséquente à des mauvais traitements et à des actes de torture au Tadjikistan. En effet, comme cela a été souligné ci-dessus, les informations et les griefs pertinents ont été portés à l’attention des autorités immédiatement après l’enlèvement le 31 octobre 2011 et ont donné lieu à des investigations préliminaires, qui ont duré plus d’un an.

191. Il est devenu évident à un certain stade que le requérant présentait des griefs défendables de violation de l’article 3 de la Convention qui appelaient une enquête effective au niveau interne. S’il y a pu y avoir certains doutes immédiatement après son enlèvement à Moscou par des individus non identifiés quant au rôle joué dans cet enlèvement par les agents de l’État russe, le grief relatif à son transfert subséquent au Tadjikistan via un aéroport moscovite en violation de toutes les procédures légales aurait dû inciter les autorités à examiner avec la plus grande attention les allégations des représentantes du requérant selon lesquelles des agents de l’État avaient participé activement ou passivement à cette opération. Le 30 mars 2012, l’adjoint au procureur interdistrict de Nikouline a demandé expressément à l’enquêteur de déterminer si les autorités russes avaient été impliquées dans l’enlèvement allégué du requérant (paragraphe 58 ci-dessus).

192. De plus, la même question a été soulevée clairement le 17 janvier 2012 par la Cour (paragraphe 8 ci-dessus), qui a demandé expressément au Gouvernement d’élucider l’aspect crucial des faits, à savoir la complicité alléguée entre les auteurs de l’enlèvement du requérant et de son transfert au Tadjikistan et les autorités russes, dont la police, les forces de sécurité et les services de contrôle aux frontières (voir, mutatis mutandis, Tsechoyev c. Russie, no 39358/05, § 151, 15 mars 2011, avec les références citées). La demande d’enquête exhaustive sur les faits a été vigoureusement réitérée dans une lettre du 25 janvier 2012 adressée au gouvernement russe par le greffier au nom du président de la Cour (paragraphe 52 ci-dessus).

193. Dans ce contexte, les résultats obtenus à l’issue de l’enquête interne, exposés aux paragraphes 55 à 65 ci-dessus, sont incompréhensibles. Premièrement, les enquêteurs se sont bornés à mener des « investigations préliminaires » en vertu de l’article 144 du code de procédure pénale, et ils ont persisté à refuser d’ouvrir une procédure pénale, qui aurait pourtant constitué le meilleur moyen, sinon le seul, de répondre à l’exigence d’enquête effective posée par la Convention (paragraphes 187-190 ci‑dessus). Compte tenu notamment du cadre procédural limité qu’offrait l’article 144 et du défaut d’assurer la participation effective aux investigations de la victime ou de ses représentantes, la Cour doute fortement que des investigations préliminaires aient pu constituer une mesure permettant de répondre à l’exigence susmentionnée face à un grief défendable de torture ou de mauvais traitements tel que celui exposé en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Kleyn et Aleksandrovich c. Russie, no 40657/04, §§ 56‑58, 3 mai 2012).

194. Deuxièmement, la stratégie procédurale utilisée par les autorités d’enquête dans le cas du requérant soulève d’autres préoccupations. Bien que les décisions par lesquelles les enquêteurs ont conclu leurs investigations et refusé d’ouvrir une enquête pénale aient été immédiatement infirmées par leurs supérieurs à quatre reprises au moins, elles ont été purement et simplement réitérées quelques semaines plus tard en des termes soit identiques soit très similaires (paragraphes 55-63 ci‑dessus). Par exemple, la deuxième décision de l’enquêteur principal, P.K., par laquelle celui-ci a refusé, le 20 avril 2012, d’ouvrir une enquête pénale, reprenait mot pour mot sa première décision du 21 mars 2012. Ces deux décisions ont été annulées par deux décisions elles aussi identiques prises l’une par le chef de la division d’enquête de Nikouline et l’autre par son adjoint les 23 avril et 21 mars 2012 respectivement. Elles ont été suivies de deux autres décisions consécutives dans lesquelles les enquêteurs refusaient à nouveau d’ouvrir une enquête pénale sans ajouter aucun élément de fond nouveau et pertinent. La Cour ne peut que conclure que les annulations et les prises répétées de décisions identiques au sein de la division d’enquête ont eu pour effet de bloquer la procédure d’une manière incompatible avec l’exigence d’enquête effective posée par la Convention. Non seulement un temps précieux a été perdu, mais encore ce cercle vicieux a privé le requérant de toute chance raisonnable de contester en justice les décisions des enquêteurs en vertu de l’article 125 du code de procédure pénale. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas l’utilité qu’aurait pu avoir pour le requérant l’obtention d’un tel contrôle juridictionnel, puisqu’il n’aurait fait que relancer le même cycle d’investigations stériles.

195. Troisièmement, la Cour note que la teneur des décisions des enquêteurs est le reflet du processus d’enquête défectueux décrit ci-dessus. Ces décisions ne sont qu’une simple compilation de déclarations factuelles générales, de demandes procédurales dénuées de sens et de renvois à des allégations dépourvues de fiabilité. Par exemple, le 9 juin 2012 encore, l’adjoint au chef de la division d’enquête de Nikouline a demandé une deuxième vérification du point de savoir si le requérant avait traversé la frontière du Tadjikistan et avait été détenu dans ce pays (...) Les autorités devaient pourtant avoir connaissance de la lettre officielle du 28 mars 2012 adressée par le procureur général du Tadjikistan à son homologue russe pour l’informer du fait que le requérant était détenu au Tadjikistan à ce moment-là (paragraphe 44 ci-dessus). Malgré cette évidence, dans sa décision du 9 juillet 2012 l’enquêteur a conclu, de manière incompréhensible, qu’il était impossible de confirmer ou de réfuter l’hypothèse selon laquelle le requérant avait traversé la frontière nationale (...) De même, de mars à juillet 2012, les enquêteurs n’ont cessé d’invoquer l’hypothèse selon laquelle le requérant aurait pu mettre en scène son enlèvement afin de se soustraire à sa responsabilité pénale au Tadjikistan. La Cour a déjà conclu que cette hypothèse était insensée, étant donné le lien de causalité évident entre l’enlèvement de l’intéressé à Moscou et son arrestation dans son pays d’origine (paragraphe 136 ci-dessus). Dans le même temps, les enquêteurs ont manqué à prendre un certain nombre de mesures d’enquête tout à fait élémentaires, par exemple vérifier quelles étaient les compagnies aériennes qui avaient opéré des vols de Moscou à Khujand entre le 1er et le 3 novembre 2011 et interroger le personnel de sécurité et le personnel administratif de l’aéroport de Domodedovo, où il était allégué que le requérant avait été embarqué sur un aéronef. Au lieu de cela, l’enquêteur n’a mentionné qu’une « vérification » par le service fédéral de sécurité d’un éventuel franchissement illégal de la frontière russe par le requérant et il a tout simplement réitéré la déclaration générale selon laquelle le droit russe ne prévoyait pas « l’enregistrement des noms des personnes traversant la frontière ».

196. De l’avis de la Cour, ces nombreux manquements, qui entachent tant la nature que la portée de l’enquête, sont manifestement incompatibles avec les obligations qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention.

d) Sur la question de savoir si la responsabilité de l’État défendeur est engagée en raison de la participation passive ou active de ses agents dans le transfert forcé du requérant au Tadjikistan

197. Sur la base des faits déjà établis au niveau de preuve requis, la Cour doit à présent trancher la question de savoir si la responsabilité de l’État défendeur au regard de la Convention est aussi engagée en raison de la participation de ses agents au transfert du requérant au Tadjikistan.

198. Le requérant allègue, sans être en mesure de produire de témoignages à cet égard, que son transfert au Tadjikistan via l’aéroport moscovite de Domodedovo n’aurait pas pu avoir lieu à l’insu et sans la participation soit active soit passive des autorités russes.

199. La Cour a demandé au Gouvernement de répondre à cette allégation en expliquant comment et par qui le requérant avait pu être transféré contre son gré de Moscou au Tadjikistan sans avoir à se soumettre aux contrôles frontaliers et douaniers ni à aucune autre formalité avant de quitter la Fédération de Russie. Le Gouvernement n’a fourni aucune explication à cet égard (paragraphes 42-45 et 124 ci-dessus). La Cour n’a donc reçu aucun élément solide confirmant ou infirmant l’allégation du requérant.

200. La Cour juge approprié de ce point de vue de souligner à nouveau les limites naturelles que connaît une juridiction internationale lorsqu’il s’agit d’établir effectivement des faits : cette tâche devrait, en principe et à des fins d’efficacité pratique, être accomplie par les autorités internes (voir, outre les nombreuses références précitées, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010). L’établissement devant la Cour de faits controversés tels que ceux de la présente affaire dépend encore plus de la coopération de l’État défendeur, lequel doit, conformément à l’engagement qu’il a pris en vertu de l’article 38 de la Convention, fournir toutes facilités nécessaires à l’établissement des faits. Les organes de la Convention ont souligné de manière répétée que cette obligation est d’une importance fondamentale pour le bon fonctionnement du système de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Tanrıkulu, précité, § 70, et les résolutions ResDH(2001)66 et ResDH(2006)45 du Comité des Ministres). De l’avis de la Cour, la seule véritable façon pour la Russie d’honorer son engagement en l’espèce aurait été de faire en sorte qu’il soit mené une enquête exhaustive sur les faits et de l’informer des résultats de cette enquête. Or les autorités russes ne l’ont manifestement pas fait (paragraphes 193-196 ci-dessus), ce qui contraint la Cour à examiner à leur place les points hautement contestés qui sont en jeu dans la présente affaire. Face à ce manquement de l’État partie à communiquer des informations et des éléments cruciaux, la Cour ne peut que tirer des conclusions qui vont fortement dans le sens des allégations du requérant (article 44C § 1 du règlement de la Cour). À cet égard, elle attache un poids important à la manière dont les enquêtes officielles ont été menées, la démarche des autorités ne faisant pas apparaître une volonté de découvrir la vérité sur les circonstances de l’affaire (El-Masri, précité, §§ 191-193).

201. La Cour tient compte aussi des difficultés objectives que présentait pour le requérant l’apport d’éléments à l’appui de son allégation, les faits en cause étant exclusivement connus des autorités. Cette allégation est largement étayée par la présomption, qui a été confirmée par la Cour dans l’arrêt Iskandarov (précité, §§ 113-115) et qui n’a pas été réfutée en l’espèce, selon laquelle le transfert forcé de l’intéressé au Tadjikistan n’aurait pu avoir lieu à l’insu et sans la participation soit active soit passive des autorités russes. Après l’affaire Iskandarov, la Cour est encore parvenue à la même conclusion dans une autre affaire semblable (Abdulkhakov c. Russie, no 14743/11, §§ 125‑127, 2 octobre 2012). Ces deux affaires présentaient des circonstances très similaires, dans lesquelles les requérants avaient été transférés de force au Tadjikistan par avion depuis Moscou ou ses environs.

202. La Cour ne décèle aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. En effet, il est incontestable que tout aéroport accueillant des vols internationaux fait l’objet de mesures de sécurité accrues et demeure ainsi sous le contrôle permanent des autorités de l’État, et notamment de ses services de contrôle aux frontières. Ce seul fait tend à exclure, dans des circonstances ordinaires, la possibilité qu’un individu puisse être emmené de force sur le tarmac et embarqué dans un avion à destination d’un pays étranger sans qu’il soit nécessaire d’en rendre compte à aucun agent de l’État. Pareille démarche requiert l’autorisation, ou au moins l’acquiescement, des agents de l’État responsables de l’aéroport et, en particulier, de ceux qui contrôlent effectivement les points d’accès aux appareils.

203. Comme dans les deux précédentes affaires mentionnées ci-dessus, le Gouvernement n’a produit en l’espèce aucun élément susceptible de renverser cette présomption. Il n’a pas non plus fourni d’explication plausible quant à la manière dont le requérant aurait pu être embarqué dans un aéronef et transféré de Moscou à Khujand sans qu’il en soit rendu compte à aucun agent de l’État russe. De plus, les autorités ont manifestement manqué à élucider les circonstances des faits en menant une enquête effective au niveau interne. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’État défendeur doit être tenu pour responsable au regard de la Convention du transfert forcé du requérant vers le Tadjikistan à raison de l’implication de ses agents dans cette opération.

204. Cette conclusion est d’autant plus troublante que les actions litigieuses des agents de l’État se caractérisaient par un arbitraire et un abus de pouvoir manifestes destinés à contourner la décision légale du SFM accordant au requérant l’asile temporaire en Russie (voir l’article 12 § 4 de la loi sur les réfugiés) et les mesures officiellement prises par le Gouvernement pour empêcher son extradition conformément à la mesure provisoire indiquée par la Cour (paragraphes 5 ci‑dessus et 209 ci‑dessous). Si le mode opérationnel utilisé en l’espèce différait à bien des égards de celui utilisé dans ce que l’on appelle les « remises extraordinaires » (extraordinary renditions), dont certains cas ont été examinés dans des affaires récentes, les conclusions de la Cour démontrent de manière convaincante que l’opération menée dans la présente affaire impliquait des agents de l’État et, comme les remises extraordinaires, elle s’est déroulée « en dehors du système juridique ordinaire » et, « de par son mépris délibéré des garanties du procès équitable, est totalement incompatible avec l’état de droit et les valeurs protégées par la Convention » (voir, mutatis mutandis, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni (déc.), nos 24027/07, 11949/08 et 36742/08, §§ 113-114, 6 juillet 2010, et El-Masri, précité, § 239).

e) Conclusions

205. En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention pour les trois différents chefs examinés ci-dessus, à savoir le manquement des autorités à protéger le requérant contre un transfert forcé au Tadjikistan, où il allait être exposé à un risque réel et imminent de torture et de mauvais traitements, le défaut d’enquête effective sur les faits et la participation, soit active soit passive, des agents de l’État à cette opération.

(...)

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

208. Le requérant soutient que son transfert forcé au Tadjikistan a emporté violation de la mesure provisoire indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 de son règlement et, ainsi, de son droit de recours individuel. Il invoque l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

L’article 39 du règlement de la Cour prévoit ceci :

« 1. La chambre ou, le cas échéant, son président peuvent, soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure.

2. Le cas échéant, le Comité des Ministres est immédiatement informé des mesures adoptées dans une affaire.

3. La chambre peut inviter les parties à lui fournir des informations sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires indiquées par elle. »

209. Le Gouvernement affirme que le requérant a pu exercer ses droits sans aucune entrave, notamment le droit de saisir la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention. Il renvoie aussi à la lettre du 16 décembre 2010 informant la Cour des démarches entreprises pour donner suite à la mesure provisoire par laquelle elle lui avait demandé, en vertu de l’article 39 du règlement, de ne pas extrader le requérant au Tadjikistan (paragraphe 5 ci‑dessus). Selon cette lettre, les communications pertinentes auraient été transmises au bureau du procureur général de Moscou et au Service fédéral de l’exécution des peines et il leur aurait été demandé de suspendre toute action visant à l’expulsion, à l’extradition ou à l’éloignement forcé du requérant au Tadjikistan. En conséquence, l’intéressé n’aurait pas été remis aux autorités tadjikes dans le cadre de la procédure d’extradition.

210. Le requérant soutient pour sa part que la responsabilité de l’État défendeur découlant de la participation d’agents publics à son éloignement du territoire russe – malgré la mesure provisoire indiquée par la Cour – implique nécessairement qu’il y a eu violation de son droit de recours individuel.

211. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 34 de la Convention, les États contractants s’engagent à s’abstenir de tout acte et à se garder de toute omission qui entraverait l’exercice effectif du droit de recours d’un requérant, et qu’elle a toujours dit que cet engagement était un élément fondamental du système de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour, le non-respect par un État défendeur d’une mesure provisoire emporte violation de l’article 34 (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 102 et 125, et Abdulkhakov, précité, § 222).

212. La Cour ne saurait trop souligner l’importance particulière que revêtent les mesures provisoires dans le système de la Convention. Elles ont pour but non seulement de lui permettre d’examiner efficacement la requête mais aussi d’assurer l’effectivité à l’égard du requérant de la protection prévue par la Convention ; et elles permettent ensuite au Comité des Ministres de surveiller l’exécution de l’arrêt définitif. Elles permettent ainsi à l’État concerné de s’acquitter de son obligation de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour, lequel est juridiquement contraignant en vertu de l’article 46 de la Convention (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 125, Chamaïev et autres, précité, § 473, Aoulmi c. France, no 50278/99, § 108, CEDH 2006‑I, et Ben Khemais c. Italie, no 246/07, § 82, 24 février 2009).

213. L’importance cruciale des mesures provisoires est par ailleurs mise en lumière par le fait que la Cour n’en indique, en principe, que dans des cas véritablement exceptionnels, et sur la base d’un examen rigoureux de toutes les circonstances pertinentes. Dans la plupart de ces cas, les requérants sont exposés à un véritable risque d’atteinte à leur intégrité physique ou à leur vie et, par conséquent, de dommage grave et irréversible emportant violation des dispositions essentielles de la Convention. Les mesures provisoires jouent donc dans le système de la Convention un rôle crucial, qui est à la base de leur effet juridique contraignant pour les États concernés – effet confirmé par la jurisprudence constante – et qui commande de surcroît d’attacher la plus grande importance à la question de leur respect par les États parties (voir notamment la position ferme qu’ont exprimée sur ce point les États parties dans la Déclaration d’İzmir (...), et le Comité des Ministres dans sa résolution intérimaire CM/ResDH(2010)83 sur l’affaire Ben Khemais c. Italie (no 246/07, 24 février 2009)) (...) Tout laxisme sur cette question affaiblirait de manière inacceptable la protection des droits fondamentaux garantis par la Convention et serait incompatible avec les valeurs et l’esprit de ce texte (Soering, précité, § 88). Il serait également incompatible avec l’importance fondamentale du droit de recours individuel et, de manière plus générale, il saperait l’autorité et l’effectivité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen (voir Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 100 et 125, et, mutatis mutandis, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310).

214. Examinant la présente affaire à la lumière des principes exposés ci‑dessus, la Cour note qu’elle révèle des circonstances exceptionnelles justifiant l’indication au gouvernement défendeur d’une mesure provisoire. Le 7 décembre 2010, il lui a été demandé, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure menée devant la Cour, de ne pas extrader le requérant au Tadjikistan jusqu’à nouvel ordre. Le 16 décembre 2010, il a informé la Cour que les autorités avaient pris les mesures nécessaires pour faire en sorte que l’intéressé ne soit pas extradé au Tadjikistan jusqu’à nouvel ordre (paragraphes 5 et 209 ci-dessus). Or en novembre 2011, nonobstant les mesures prises, le requérant a été transféré de force par avion de Moscou à Khujand au moyen d’une opération spéciale à laquelle il a été conclu que des agents de l’État avaient participé (paragraphes 202-203 ci‑dessus).

215. Le Gouvernement estime que ces circonstances ne révèlent pas de violation de la mesure provisoire, et il soutient à cet égard que le transfert du requérant au Tadjikistan ne s’est pas fait dans le cadre de la procédure d’extradition, laquelle aurait été suspendue dès la décision de la Cour du 7 décembre 2010. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement. Si les mesures prises pour surseoir à l’extradition peuvent indiquer qu’il avait au départ l’intention de respecter la mesure provisoire, elles ne peuvent, de l’avis de la Cour, dégager l’État de sa responsabilité pour les faits intervenus par la suite dans l’affaire. Le Gouvernement ne peut pas non plus légitimement prétendre, comme sa thèse pourrait le laisser penser, que la mesure provisoire indiquée par la Cour en l’espèce n’interdisait pas le retour forcé du requérant au Tadjikistan par d’autres moyens qu’une extradition.

216. La Cour admet que la mesure provisoire qu’elle a indiquée à la demande du requérant dans sa décision du 7 décembre 2010 visait à empêcher son extradition, qui était la manière juridique la plus imminente par laquelle il était sur le point d’être renvoyé de Russie au Tadjikistan à l’époque. Cependant, même si le libellé d’une mesure provisoire est l’un des éléments qu’elle doit prendre en compte pour déterminer si l’État a respecté ses obligations au titre de l’article 34, elle doit tenir compte non seulement de la lettre mais aussi de l’esprit de la mesure indiquée (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 91, 10 mars 2009) et, en fait, de son but même. Or – et le Gouvernement ne prétend pas ne pas l’avoir su – le seul but de la mesure provisoire qu’elle a indiquée en l’espèce était d’empêcher que le requérant ne soit exposé à un risque réel de mauvais traitements aux mains des autorités tadjikes. Il ne pouvait subsister aucun doute quant au but ou à la raison de cette mesure après que l’affaire eut été communiquée au Gouvernement et que la Cour l’eut déclarée prioritaire, le 30 janvier 2011. Le fait que le Gouvernement comprenait l’esprit et le but de cette mesure est d’ailleurs démontré par les instructions qu’il a adressées aux différentes autorités internes, à qui il a demandé de suspendre « toute action visant à l’expulsion, à l’extradition ou à l’éloignement forcé du requérant au Tadjikistan » (paragraphe 209 ci-dessus). Le fait que les autorités aient respecté strictement cette mesure pendant près de onze mois, jusqu’aux événements inattendus du 31 octobre 2011, montre aussi que son but et ses conséquences juridiques ne faisaient aucun doute.

217. Compte tenu du rôle crucial que jouent les mesures provisoires dans le système de la Convention, l’État doit les respecter strictement. La Cour ne peut donc imaginer admettre que les autorités contournent une mesure provisoire telle que celle indiquée en l’espèce en utilisant une autre procédure interne pour envoyer le requérant dans le pays de destination ou, ce qui serait plus alarmant encore, en permettant qu’il y soit emmené arbitrairement et de manière manifestement illégale. Or c’est exactement ce dont elle a constaté que l’État défendeur était responsable en l’espèce (paragraphes 202-203 ci-dessus). En agissant comme il l’a fait, l’État a réduit à néant le but de la mesure provisoire, qui était de maintenir le statu quo pendant que la Cour examinait la requête. En conséquence, le requérant a été exposé à un risque réel de mauvais traitements au Tadjikistan et la Cour a été empêchée de lui assurer le bénéfice concret et effectif du droit garanti par l’article 3 de la Convention.

218. Le Gouvernement n’a pas démontré qu’un quelconque obstacle objectif l’ait empêché de respecter la mesure provisoire (Paladi, précité, § 92) ; et, ce qui est plus grave, il n’a avancé aucune explication pour le comportement arbitraire de ses agents, qui ont permis que le requérant soit embarqué de force sur un vol de Moscou à Khujand. Il n’a pas non plus fait en sorte que les responsables répondent de leurs actes (voir, a contrario, Mouminov c. Russie, no 42502/06, § 44, 11 décembre 2008). Les autorités ont persisté de manière inacceptable à refuser d’enquêter sur les faits même après que la Cour eut soulevé les problèmes pertinents et appelé expressément l’attention du Gouvernement sur la situation inquiétante et sans précédent créée par la répétition de tels agissements inacceptables (paragraphe 52 ci-dessus).

219. En conséquence, la Cour conclut que la Russie n’a pas respecté la mesure provisoire qu’elle lui avait indiquée en l’espèce en vertu de l’article 39 de son règlement, et qu’elle a ainsi méconnu l’obligation qui lui incombait en vertu de l’article 34 de la Convention.

(...)

VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

233. L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

234. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) pour dommage moral. Il justifie le caractère élevé de cette somme par les mauvais traitements qui lui ont été infligés au Tadjikistan à la suite de son transfert forcé dans ce pays et s’appuie à cet égard sur la somme octroyée par la Cour dans l’affaire Iskandarov c. Russie (no 14743/11, § 156, 2 octobre 2013) qui présentait, selon lui, des circonstances comparables.

235. Le Gouvernement soutient qu’un éventuel dommage moral se trouverait compensé par un constat de violation de la Cour.

236. La Cour rappelle que l’article 41 l’habilite à accorder à la partie lésée la satisfaction équitable qui lui semble appropriée. Elle observe qu’elle a constaté en l’espèce plusieurs violations de la Convention, dont la plupart doivent être considérées comme extrêmement graves. Le requérant a donc indéniablement subi un dommage moral qui ne peut être compensé par le simple constat d’une violation. Statuant en équité, la Cour lui octroie l’intégralité de la somme qu’il a demandée, soit 30 000 EUR, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

(...)

VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

242. L’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...) »

243. La Cour note qu’il y a eu en l’espèce plusieurs violations de l’un des droits les plus essentiels que protège par la Convention – interdiction de la torture et des mauvais traitements – que ni les recours juridiques internes ni la mesure provisoire indiquée n’ont pu empêcher. Elle observe en outre qu’elle a récemment constaté d’autres violations similaires de la part de l’État défendeur et que des allégations extrêmement inquiétantes de disparition et de transfert forcé d’individus vers le Tadjikistan ou l’Ouzbékistan sont encore régulièrement portées devant elle, malgré l’indication de mesures provisoires et les assurances du Gouvernement selon lesquelles il s’y conformera.

244. La Cour a parfaitement conscience des difficultés que peut poser l’exécution des arrêts concernés, notamment parce que les requérants se trouvent à présent sous la juridiction d’un État qui n’est pas tenu au respect de la Convention. Différents aspects de l’exécution – par exemple le versement des sommes octroyées au titre de la satisfaction équitable et l’adoption d’autres mesures de réparation à l’égard du requérant – peuvent ainsi se révéler problématiques. La Cour ne sous-estime pas non plus l’importance des mesures générales visant à empêcher la commission d’autres violations semblables ni les questions qui peuvent se poser quant à la conception et à l’adoption de telles mesures.

245. Dans ce contexte, elle souligne également qu’au cours des dix dernières années, les États contractants n’ont eu de cesse de l’inviter à saisir lorsqu’elle se présentait l’occasion d’aider l’État concerné à déterminer les problèmes sous-jacents et les mesures à prendre pour exécuter l’arrêt (voir en particulier la résolution Res(2004)3 du Comité des Ministres du 12 mai 2004 et les déclarations adoptées par les Hautes Parties contractantes aux conférences d’Interlaken, d’İzmir et de Brighton). Elle a donc développé sa jurisprudence en ce sens, notamment par la procédure d’arrêt pilote, apportant ainsi son assistance aux États contractants et au Comité des Ministres aux fins d’une bonne application de l’article 46. Elle estime que ses conseils dans ce domaine demeurent nécessaires dans certains types d’affaires.

246. Eu égard à ce qui précède et compte tenu, en particulier, de la nature des violations constatées en l’espèce, de la récurrence de violations semblables dans d’autres affaires récentes et des questions qui peuvent se poser dans l’exécution du présent arrêt, la Cour juge approprié d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 46 de la Convention.

A. Principes généraux

247. La Cour rappelle que, tel qu’interprété à la lumière de l’article 1 de la Convention, l’article 46 impose à l’État défendeur l’obligation juridique de mettre en œuvre, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou individuelles qui s’imposent pour sauvegarder le droit du requérant dont elle a constaté la violation. Des mesures de ce type doivent aussi être prises à l’égard des autres personnes qui se trouvent dans la même situation que l’intéressé, l’État étant censé mettre un terme aux problèmes qui sont à l’origine des constats opérés par la Cour. Le Comité des Ministres a toujours rappelé cette obligation lors du contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour (Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 125, CEDH 2009, avec les références citées).

248. Les mesures individuelles à prendre pour donner suite à l’arrêt ont pour but premier la restitutio in integrum, c’est-à-dire qu’elles doivent permettre de mettre un terme à la violation de la Convention et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Piersack c. Belgique (article 50), 26 octobre 1984, § 11, série A no 85, et Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B). Cette obligation reflète les principes du droit international en vertu desquels un État responsable d’un acte illicite a le devoir d’assurer une restitution, laquelle consiste à rétablir la situation qui existait avant la commission de l’acte illicite, pour autant que cela ne soit pas « matériellement impossible » et « n’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation » (article 35 du projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite). En d’autres termes, si la restitution est la règle, il peut y avoir des circonstances dans lesquelles l’État responsable se voit exonéré – en tout ou en partie – de l’obligation de restituer, à condition toutefois qu’il établisse dûment l’existence de ces circonstances (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 86, CEDH 2009). Il appartient aux États contractants d’organiser leur système juridique et leurs procédures judiciaires de manière à pouvoir répondre aux exigences de la Convention (ibidem, § 97 ; voir aussi la Recommandation no R (2000) 2 du Comité des Ministres).

249. En vertu de l’article 46 de la Convention, il appartient au Comité des Ministres de déterminer, à la lumière des principes de droit international exposés ci-dessus et des informations communiquées par l’État défendeur, si celui-ci s’est acquitté de bonne foi de son obligation de rétablir autant que possible la situation antérieure à la violation. Si l’État défendeur reste libre en principe de choisir les moyens de s’acquitter de cette obligation, c’est également au Comité des Ministres qu’il appartient d’apprécier si les moyens choisis sont compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, §§ 241-242). Il en va de même lorsqu’il s’agit de vérifier que l’État défendeur s’est acquitté de son obligation de prendre des mesures générales pour résoudre le problème ayant abouti à la violation constatée par la Cour dans son arrêt.

B. Mesures à prendre pour exécuter le présent arrêt

1. Versement d’une satisfaction équitable

250. Le requérant étant toujours détenu au Tadjikistan, la Cour souligne, d’emblée, qu’elle est préoccupée par la manière dont l’État défendeur s’acquittera de son obligation de lui verser une satisfaction équitable. Elle s’est déjà trouvée en présence de situations semblables, où des requérants étaient inaccessibles après avoir été éloignés par l’État défendeur. Dans certaines des affaires correspondantes, elle a indiqué que l’État défendeur devait assurer le paiement de la satisfaction équitable en facilitant les contacts entre les requérants, leurs représentants et le Comité des Ministres (Mouminov c. Russie (satisfaction équitable), no 42502/06, § 19 et point c) du dispositif, 4 novembre 2010, et Kamaliyevy c. Russie (satisfaction équitable), no 52812/07, § 14 et point 1 c) du dispositif, 28 juin 2011). Dans d’autres, elle a ordonné que les sommes à verser soient détenues en fiducie pour les requérants par leurs représentants (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 215 et point 12 du dispositif, CEDH 2012, et Labsi c. Slovaquie, no 33809/08, § 155 et point 6 du dispositif, 15 mai 2012).

251. En l’espèce, la Cour observe qu’après le transfert du requérant au Tadjikistan, certains contacts, bien qu’indirects, ont eu lieu entre lui et ses représentantes. Compte tenu de cette circonstance et du fait que le requérant se trouve dans une situation extrêmement vulnérable au Tadjikistan, elle juge approprié d’ordonner que la somme qui lui sera octroyée à titre de satisfaction équitable soit détenue en fiducie pour lui par ses représentantes.

2. Autres mesures de réparation à l’égard du requérant

252. Par ailleurs, la Cour estime que l’obligation d’exécuter le présent arrêt ne peut se borner au versement de l’indemnité pécuniaire octroyée en vertu de l’article 41, laquelle ne vise qu’à réparer les conséquences de la violation qui ne peuvent être redressées autrement (Scozzari et Giunta, précité, § 250). Les organes de la Convention ont déjà reconnu l’obligation de prendre certaines mesures individuelles en plus du paiement de la satisfaction équitable dans des affaires analogues où l’expulsion des requérants hors de la zone où ils étaient protégés par la Convention avait emporté violation de leurs droits (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 211, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 171, CEDH 2010, et la résolution CM/ResDH(2012)68 adoptée par le Comité des Ministres dans cette affaire, ainsi que les décisions citées aux paragraphes 121 à 124 ci-dessus).

253. Il est vrai qu’il est peut-être plus difficile pour l’État défendeur, étant donné que le requérant se trouve hors de sa juridiction, de le retrouver et de prendre des mesures de réparation en sa faveur. Toutefois, cet état de fait ne l’exempte pas en soi de son obligation juridique de prendre toutes les mesures relevant de sa compétence pour mettre fin à la violation constatée et en réparer les conséquences. Si les mesures nécessaires elles-mêmes peuvent varier en fonction des particularités de chaque affaire, l’obligation de respecter l’arrêt commande à l’État défendeur de déterminer et d’exercer de bonne foi, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens juridiques, diplomatiques et/ou pratiques nécessaires pour assurer dans toute la mesure possible le respect du droit dont la Cour a constaté la violation à l’égard du requérant.

254. De l’avis de la Cour, les conclusions du présent arrêt imposent d’adopter une telle démarche. L’état actuel du droit international et des relations internationales est tel qu’il n’est pas impossible pour l’État défendeur de prendre des mesures de réparation concrètes pour protéger le requérant contre les risques qui pèsent sur sa vie et sur sa santé dans un ordre juridique étranger (voir, par exemple, Al-Saadoon et Mufdhi, précité, § 171, et la résolution CM/ResDH(2012)68 du 8 mars 2012 du Comité des Ministres, Othman (Abu Qatada), précité, §§ 23-24 et 194-205, ainsi que les mesures prises par la Russie pour assurer le retour du requérant depuis le Turkménistan dans l’affaire Garabaïev c. Russie, no 38411/02, §§ 34-35, 7 juin 2007). Il est d’autant plus nécessaire en l’espèce de prendre de telles mesures que les autorités russes elles-mêmes avaient accordé l’asile temporaire au requérant. Il demeure a fortiori loisible à l’État défendeur de prendre des mesures individuelles relevant totalement de sa propre compétence, telles que la réalisation d’une enquête effective sur les événements en cause afin de remédier aux violations procédurales constatées par la Cour (voir, à titre d’exemple, la procédure engagée contre un agent de l’État pour non-respect des mesures provisoires indiquées par la Cour dans l’affaire Mouminov (précité, § 44)).

255. La Cour estime donc établi qu’il incombe à la Fédération de Russie d’utiliser les outils et les procédures nécessaires pour prendre ces mesures à l’égard du requérant. Elle note que, compte tenu de la variété des moyens disponibles pour parvenir à ce but et de la nature des questions en jeu, le Comité des Ministres est mieux placé qu’elle pour déterminer précisément les mesures à prendre. C’est donc à lui qu’il appartient de vérifier, à partir des informations fournies par l’État défendeur et en tenant dûment compte de l’évolution de la situation du requérant, qu’auront été adoptées en temps utile les mesures réalisables, adéquates et suffisantes pour réparer dans toute la mesure possible les violations constatées par la Cour.

3. Mesures générales visant à faire en sorte que pareilles violations ne se reproduisent pas

256. Sous l’angle de l’article 46 de la Convention, la Cour juge particulièrement important de souligner la nécessité d’adopter des mesures générales visant à faire en sorte que des violations de l’ordre de celles constatées en l’espèce ne se reproduisent pas. À cet égard, elle note avec une grande préoccupation que les faits examinés en l’espèce ne peuvent être considérés comme un incident isolé. Elle rappelle que depuis qu’elle a rendu son arrêt dans l’affaire Iskandarov (précitée), où elle a conclu que la Fédération de Russie était responsable d’une violation de l’article 3 en raison du fait que le requérant avait été enlevé par des inconnus et transféré au Tadjikistan sans que la moindre explication ne soit avancée, elle a été confrontée de manière répétée à des faits de cette nature. Elle a déjà conclu à la violation des articles 3 et 34 dans l’affaire Abdulkhakov, où le requérant avait été enlevé à Moscou et forcé à embarquer dans un avion à destination du Tadjikistan dans des circonstances identiques (Abdulkhakov, précité, §§ 124-127). Plus récemment, mais dans des circonstances différentes, elle a constaté les mêmes violations à la suite de l’expulsion d’un autre requérant de Saint-Pétersbourg vers l’Ouzbékistan (Zokhidov c. Russie, no 67286/10, §§ 128-142 et 201-211, 5 février 2013, arrêt non encore définitif). D’autres griefs de même nature sont inscrits au rôle et, ce qui est plus inquiétant encore, certains d’entre eux ont été portés devant la Cour après que son président eut adressé un message d’avertissement au gouvernement russe (paragraphe 52 ci-dessus), et même après les récentes décisions prises par le Comité des Ministres sur cette question (paragraphes 121-124 ci‑dessus).

257. Les conclusions du présent arrêt étayent la thèse selon laquelle, de manière répétée, des individus sont enlevés puis transférés vers des pays tiers dans le but délibéré de contourner les garanties procédurales (notamment les mesures provisoires indiquées par la Cour), au mépris flagrant de l’état de droit. Elles laissent à penser que certaines autorités nationales ont développé une véritable pratique de non-respect des obligations qui leur incombent dans ce domaine en vertu tant du droit russe que de la Convention. Une telle situation est porteuse de conséquences extrêmement graves pour l’ordre juridique interne russe, pour l’effectivité du système de la Convention et pour l’autorité de la Cour.

258. Il ressort des décisions du Comité des Ministres que la situation est aussi « source de grave préoccupation » pour le Gouvernement et qu’il s’efforce de régler le problème. Par exemple, les décisions pertinentes du Comité des Ministres auraient été distribuées au bureau du procureur général, au Comité d’enquête de la Fédération de Russie, au ministère de l’Intérieur, au service fédéral des migrations et au service fédéral d’huissiers de justice. Le Gouvernement a aussi déclaré qu’il était « résol[u] à présenter les résultats du suivi (...) donné » aux faits survenus en Russie tant au Comité des Ministres qu’à la Cour dans le cadre de l’examen des affaires concernées (paragraphes 122-123 ci-dessus). Cependant, les conclusions auxquelles la Cour est parvenue ci-dessus démontrent amplement qu’en l’espèce, il n’a pas été donné de suite satisfaisante aux précédentes constatations des organes de la Convention et, plus généralement, que les autorités nationales concernées n’ont pas pris certaines mesures générales cruciales. Notamment, il reste à améliorer encore les recours internes en matière d’extradition et d’expulsion, à assurer la légalité de toute action de l’État dans ce domaine et la protection effective des victimes potentielles conformément aux mesures provisoires indiquées par la Cour, et à mener une enquête effective sur chaque violation de ces mesures et chaque acte irrégulier similaire.

259. La Cour reconnaît l’évolution importante que la Cour suprême de la Fédération de Russie a opérée récemment dans sa jurisprudence avec sa décision no 11 du 14 juin 2012 (...) Cette évolution est conforme à la jurisprudence de la Cour et va tout à fait dans le sens de l’amélioration des voies de recours internes en matière d’extradition et d’expulsion, amélioration que les organes de la Convention prônent depuis longtemps pour tous les États contractants (voir, parmi les arrêts les plus récents, De Souza Ribeiro, précité, § 82 ; voir aussi les recommandations du Comité des Ministres Rec(2004)6 sur l’amélioration des recours internes et R (98) 13 sur le droit de recours effectif des demandeurs d’asile déboutés). La Cour est convaincue que l’application méticuleuse de la décision de la Cour suprême par toutes les juridictions russes permettrait au système judiciaire de parer à des manquements tels que ceux constatés dans le présent arrêt (paragraphes 161-165) et de continuer à développer la jurisprudence émergente qui applique directement les exigences de la Convention par la pratique judiciaire (voir, parmi les exemples les plus récents, les décisions des juridictions internes examinées dans la décision Kulevskiy c. Russie (déc.), no 20696/12, §§ 18 et 36, 20 novembre 2012). La Cour note que la démarche que suivent actuellement les juridictions de droit commun reflète la jurisprudence importante développée par la Cour constitutionnelle russe en matière d’extradition et les mesures positives prises à d’autres niveaux, mentionnées dans les décisions du Comité des Ministres (paragraphes 123-124 ci-dessus). Dans ce contexte, elle juge d’autant plus troublant de voir portés devant elle des cas dans lesquels les mécanismes juridiques internes sont contournés de manière flagrante par le transfert irrégulier des requérants vers des États désireux de les poursuivre. La récurrence d’un tel mépris du droit est de nature à réduire à néant l’effet utile des voies de recours internes, sur lesquelles le système de la Convention repose totalement (comparer Al-Saadoon et Mufdhi, précité, § 166). De l’avis de la Cour, les obligations qui incombent à l’État en vertu du présent arrêt exigent la résolution sans délai de ce problème récurrent.

260. L’absence au niveau interne d’enquête effective sur de tels faits inacceptables est extrêmement préoccupante également, comme le montre le présent arrêt. Il découle directement de la jurisprudence abondante de la Cour que les autorités doivent, pour respecter leurs obligations en vertu de la Convention, mener une enquête prompte et effective sur chaque incident de cette nature. Cette exigence est confirmée par la position constante du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire, qui ont insisté, notamment, pour que les auteurs de tels faits soient tenus comptables de leurs actes afin que soit envoyé un message clair selon lequel de tels agissements ne sauraient être tolérés (voir la Résolution 1571 (2007) de l’Assemblée et la Résolution CM/Res(2010)25 du Comité des Ministres, précitée). La Cour observe qu’il n’a été envoyé de tel message ni dans la présente affaire ni dans les autres affaires semblables qui ont été portées devant elle au cours des dix-huit derniers mois.

261. Ces considérations amènent la Cour à conclure que l’obligation découlant de l’article 46 commande à l’État défendeur de prendre d’urgence des mesures fermes, en particulier toutes celles qui peuvent être nécessaires pour résoudre les problèmes révélés par le présent arrêt. Mis à part la nécessité susmentionnée d’améliorer encore les recours internes et d’empêcher qu’ils ne soient contournés par des agissements illégaux dans les affaires d’extradition, les mesures générales adoptées pour donner suite au présent arrêt devraient répondre à deux autres préoccupations importantes et viser deux buts correspondants.

262. Premièrement, compte tenu de leur situation particulièrement vulnérable, les requérants à l’égard desquels la Cour a indiqué des mesures provisoires doivent se voir accorder une protection effective par l’État non seulement en droit mais aussi en pratique. Étant donné que la protection générale prévue par le cadre juridique ordinaire échoue régulièrement dans les cas tels que celui-ci, un mécanisme approprié, doté de fonctions tant de prévention que de protection, devrait être mis en place pour garantir que ces requérants bénéficient d’une protection immédiate et effective contre les enlèvements et les transferts irréguliers hors du territoire national et de la juridiction des tribunaux russes. Le besoin d’un tel mécanisme est particulièrement impérieux en ce qui concerne les requérants recherchés par des États vers lesquels des transferts ou des éloignements forcés illégaux ont déjà eu lieu. Compte tenu du but exceptionnel visé par les mesures provisoires et de la forte probabilité qu’un non-respect de ces mesures cause un dommage grave et irréparable, tout mécanisme spécial ainsi introduit devrait s’accompagner d’un contrôle étroit exercé à un niveau approprié par un agent d’application des lois compétent, qui puisse intervenir rapidement pour empêcher toute violation soudaine, délibérée ou non, des mesures provisoires indiquées. Les requérants et leurs représentants juridiques devraient pouvoir contacter rapidement les agents publics concernés afin de les informer de pareille situation et de demander une protection d’urgence.

263. Deuxièmement, étant donné le rôle crucial que jouent les mesures provisoires dans le système de la Convention et, partant, l’importance extrême du respect de ces mesures par les États parties (paragraphes 211-213 ci-dessus), l’État devrait utiliser les procédures et les mécanismes institutionnels appropriés pour faire en sorte qu’il soit mené une enquête effective sur tout cas de non-respect de ces mesures, dans tous les cas où les procédures existantes n’auraient pas abouti aux résultats requis. Il faut en outre contrôler étroitement ces enquêtes à un niveau officiel approprié pour veiller à ce qu’elles soient menées avec la diligence nécessaire et au niveau de qualité requis.

264. Tout en mettant l’accent sur les préoccupations ci-dessus, la Cour n’exclut pas l’adoption d’autres mesures générales, dont certaines ont déjà été évoquées dans les textes du Conseil de l’Europe (...) Elle observe cependant qu’un examen approfondi de toutes ces questions dépasse le cadre de sa mission judiciaire étant donné les nombreuses considérations juridiques, administratives, pratiques et sécuritaires en jeu. Elle s’abstiendra donc à ce stade d’ordonner des mesures spécifiques : elle estime en effet que les indications données ci‑dessus contribueront à assurer la bonne exécution du présent arrêt sous le contrôle du Comité des Ministres (voir, mutatis mutandis, Bourdov, précité, § 137, et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 194, 10 janvier 2012). Il appartient aux autorités russes de proposer au Comité des Ministres des mesures concrètes permettant d’assurer le respect des droits conventionnels concernés, et au Comité des Ministres d’apprécier l’effectivité des mesures proposées puis de contrôler qu’elles auront été mises en œuvre dans le respect des exigences de la Convention conformément aux indications données dans le présent arrêt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs concernant le risque qu’il soit infligé des mauvais traitements au requérant au Tadjikistan, l’absence de recours effectifs à cet égard et les retards dans le contrôle juridictionnel de sa détention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du manquement des autorités à protéger le requérant contre le risque réel et imminent de torture et de mauvais traitements auquel il était exposé en empêchant son transfert forcé de Moscou au Tadjikistan, du défaut d’enquête effective sur les faits et de l’implication d’agents de l’État dans cette opération ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention en raison du non-respect par l’État défendeur de la mesure provisoire qu’elle lui avait indiquée ;

(...)

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 30 000 EUR (trente mille euros), pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, qui sera détenue en fiducie pour le requérant par ses représentantes devant la Cour,

(...)

Fait en anglais, et communiqué par écrit le 25 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente


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