La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/04/2013 | CEDH | N°001-118336

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEHMET ŞENTÜRK ET BEKİR ŞENTÜRK c. TURQUIE, 2013, 001-118336


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET ŞENTÜRK ET BEKİR ŞENTÜRK c. TURQUIE

(Requête no 13423/09)

ARRÊT

STRASBOURG

9 avril 2013

DÉFINITIF

09/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Kara

kaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2013,

Rend l’ar...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET ŞENTÜRK ET BEKİR ŞENTÜRK c. TURQUIE

(Requête no 13423/09)

ARRÊT

STRASBOURG

9 avril 2013

DÉFINITIF

09/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13423/09) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 février 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentés par Mes S. Cengiz et H. Ç. Akbulut, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation matérielle et procédurale de l’article 2 de la Convention en raison du décès de leur mère et épouse ainsi que de l’enfant qu’elle portait. Ils disaient également avoir souffert moralement à raison de ce décès, et dénonçaient aussi les souffrances subies par la défunte durant toute la période où elle n’aurait pas reçu de soins (article 3). Ils se plaignaient également de la durée excessive de la procédure (article 6) et de l’absence de voie de recours effective (article 13). Enfin, ils invoquaient l’article 1 du Protocole no 1.

4. Le 8 juillet 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1966 et 1993, et résident à Bayraklı/İzmir.

A. Les circonstances du décès de Mme Menekşe Şentürk

6. Le samedi 11 mars 2000, vers 10 h 30, Mme Menekşe Şentürk, épouse de Mehmet Şentürk (« le premier requérant ») et mère de Bekir Şentürk, alors enceinte de trente-quatre semaines, se rendit en compagnie de son époux à l’hôpital public Karşıyaka, car elle se plaignait de douleurs. Elle y fut examinée par une sage-femme, G.E., laquelle décida que Mme Menekşe Şentürk n’était pas encore arrivée à terme et qu’il était inutile d’appeler un médecin de garde pour l’examiner.

7. Le premier requérant conduisit alors son épouse à l’hôpital public Nevval Salih Alsancak İşgören d’İzmir (« l’hôpital public Alsancak »), où ils arrivèrent vers 11 heures-11 h 30. Là, Mme Menekşe Şentürk fut examinée par une sage-femme, A.Y., qui, constatant que l’épouse du requérant n’était pas arrivée à terme et qu’il n’y avait aucune complication, n’appela pas le gynécologue de garde pour un examen.

8. Devant la persistance des douleurs de son épouse, le premier requérant la conduisit au centre hospitalier d’enseignement et de recherche Atatürk, où ils arrivèrent vers 14 heures. Mme Menekşe Şentürk y fut examinée par un interne au service des urgences, le docteur F.B., puis transférée au service d’urologie où elle fut examinée par un urologue, le docteur Ö.Ç. Ce dernier diagnostiqua une colique rénale, lui prescrivit des médicaments, décida l’administration d’un analgésique et lui conseilla de revenir en consultation après l’accouchement.

9. Les douleurs de son épouse ne s’étant pas atténuées une fois rentrée chez elle, le premier requérant la conduisit le soir même à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege. Elle y fut tout d’abord examinée par un médecin urgentiste, le docteur S.A.A., puis transférée au service de gynécologie et d’obstétrique, où elle fut prise en charge par une équipe de médecins, lesquels, après avoir procédé à une échographie, établirent que l’enfant qu’elle portait était mort et qu’elle devait être opérée immédiatement pour qu’il lui soit retiré. On lui aurait alors précisé que l’hospitalisation et l’intervention chirurgicale étaient payantes et qu’un acompte s’élevant à 600 ou 700 millions de livres turques devait être versé au fonds de roulement de l’hôpital. Le premier requérant ayant déclaré ne pas avoir la somme demandée, son épouse n’aurait pas pu être hospitalisée.

L’urgentiste, le docteur S.A.A., organisa le transfert de l’épouse du premier requérant en ambulance privée vers l’hôpital de gynécologie et d’obstétrique de Konak/İzmir, dans un véhicule sans personnel médical.

10. Mme Menekşe Şentürk décéda vers 23 heures au cours de son transfert en ambulance.

B. L’enquête du ministère de la Santé

11. Entre le 26 octobre 2000 et le 23 novembre 2000, la commission d’enquête près le ministère de la Santé diligenta une enquête sur les circonstances de ce décès, au cours de laquelle furent entendus le premier requérant, les personnes ayant accompagné la défunte à l’hôpital, les membres du personnel médical (sages-femmes et médecins) des différents hôpitaux où la défunte s’était rendue ainsi que l’ambulancier ayant procédé à son transfert vers l’hôpital de gynécologie et d’obstétrique de Konak/İzmir.

12. Le 30 octobre 2000 furent notamment recueillies les dépositions de deux sages-femmes travaillant au foyer médical de quartier Karşıyaka où Mme Menekşe Şentürk était suivie durant sa grossesse. Il ressort de leurs témoignages que celle-ci se présenta le 3 mars 2000 pour un contrôle au cours duquel les battements de cœur de l’enfant ne furent pas perçus, de sorte que les sages-femmes lui conseillèrent de se rendre au plus tôt dans un hôpital pour que soit pratiquée une échographie.

13. Le 31 octobre 2000, la déposition de G.E., la sage-femme de l’hôpital public Karşıyaka qui avait examiné Mme Menekşe Şentürk, fut recueillie. Il ressort du procès-verbal établi à cette occasion qu’elle avait entendu les battements de cœur de l’enfant et qu’au moment où elle avait ausculté la mère, l’enfant était vivant. Elle précisa à cet égard avoir écouté le cœur de l’enfant avec un doppler, de sorte qu’il n’était pas possible d’en manquer le son, cet appareil donnant des informations quant au nombre de battements de cœur par minute. Ayant jugé que l’état de Mme Menekşe Şentürk était normal, elle n’avait pas estimé utile de pratiquer un ultrason ni de la faire ausculter par le médecin de garde.

14. Le 1er novembre 2000, fut recueillie la déposition de A.Y., sage-femme à l’hôpital public Alsancak, laquelle déclara notamment qu’elle avait entendu les battements de cœur de l’enfant lors de l’auscultation de la mère, que l’enfant était vivant à ce moment-là et que, n’ayant relevé aucune complication, elle n’avait pas appelé le gynécologue de garde et d’astreinte.

15. Le 9 novembre 2000, furent recueillies les dépositions de T.K., S.A. et Ö.Ö., médecins au service de gynécologie et d’obstétrique de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, lesquels déclarèrent avoir informé le premier requérant de la nécessité de retirer l’enfant par césarienne. Ils nièrent avoir dit à la patiente ou à son époux qu’ils devaient verser 600 ou 700 millions de livres turques au fonds de roulement et déclarèrent ne pas savoir qui avait pu le faire. Ils affirmèrent également avoir expliqué la situation de la patiente au spécialiste de garde S.Ö. qui ne l’avait pas auscultée mais l’avait vue, et disposait de toutes les informations la concernant. Chacun déclara en outre, notamment :

« (...) il a été expliqué au mari de la patiente que le bébé était mort et qu’il fallait le retirer par césarienne. (...) Je n’ai jamais dit à la patiente qu’elle devait verser 600-700 millions de livres turques à la caisse du fonds de roulement pour cette opération (...) Je ne sais pas qui l’a dit (...) La signature apposée sous la mention [selon laquelle] l’hospitalisation n’a pas été acceptée est celle de la patiente Mme Menekşe Şentürk (...) Je n’ai jamais dit à la patiente et à son mari que s’ils ne versaient pas d’argent au fonds de roulement (...) nous ne pourrions l’opérer (...). C’est la patiente elle-même qui a refusé l’hospitalisation, qui a dit qu’elle ne pouvait verser cette somme et qui a signé les papiers. Son mari a emmené la patiente en disant qu’il ne pouvait pas assumer ce coût, qu’il refusait l’hospitalisation et qu’il allait la conduire à la maternité de Konak (...) Mes camarades et moi, en tant qu’équipe, avons expliqué (...) au mari qu’il fallait absolument retirer le bébé et qu’il ne devait pas emmener la patiente, mais nous n’avons pas réussi à le lui faire accepter (...) »

Dans son témoignage recueilli le même jour, S.Ö., spécialiste en gynécologie et obstétrique à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, de garde le soir des faits, déclara avoir été informé par T.K. de la situation de la patiente et avoir préconisé son hospitalisation. Il affirma également ne pas s’être entretenu avec le mari de la patiente, ne pas lui avoir dit de verser de l’argent au fonds de roulement et avoir été informé par l’équipe ayant ausculté la patiente que l’hospitalisation avait été conseillée mais qu’elle avait été refusée par le mari.

16. Le 23 novembre 2000, une commission d’experts médicaux établit un rapport concluant comme suit :

« 1. L’infirmière G.E. a ausculté Mme Menekşe Şentürk et déclaré que son état ne nécessitait pas qu’on appelât le médecin de garde. Bien qu’il eût fallu le faire, l’infirmière n’en a pas ressenti la nécessité. En pareil cas, le principe est que tous les malades sont examinés par un médecin spécialiste car une infirmière n’a pas le niveau de connaissances [suffisant] pour apprécier la gravité de la situation. Pour tout patient entrant, l’infirmière devrait appeler le spécialiste.

2. La sage-femme et infirmière A.Y. n’avait pas le niveau de connaissances suffisant pour établir un diagnostic quant à [l’état] de la patiente. Il aurait fallu faire examiner celle-ci par un spécialiste. En fait, pour établir un diagnostic correct, il faudrait que tous les patients qui s’adressent à la polyclinique soient examinés par un spécialiste.

Le médecin de garde au service des urgences, F.B., aurait dû demander une consultation KHD [Kadın Hastalıkları ve Doğum, gynécologie et obstétrique]. Seul le médecin qui aurait examiné la patiente à ce moment-là aurait pu déterminer si ses symptômes indiquaient alors une complication de la grossesse.

Le médecin urologue de garde, Ö.Ç., a examiné la patiente uniquement sous l’angle urologique. Or (...) il aurait pu procéder à un examen général et demander une consultation KHD. Seul le médecin qui aurait examiné la patiente à ce moment-là aurait pu déterminer si ses symptômes indiquaient alors une complication de la grossesse.

3. Au regard des symptômes cliniques de la patiente, les médecins spécialistes de garde de la faculté de médecine de l’université Ege auraient dû insister pour l’hospitaliser.

4. La présence de personnel médical dans l’ambulance n’aurait rien changé au résultat.

Au vu des informations disponibles à ce jour, les causes du décès ne peuvent être véritablement déterminées. [Elles pourront l’être] de manière définitive après l’autopsie, dont les résultats permettront d’établir définitivement les [éventuelles] responsabilités pour négligence du personnel susmentionné (...)

Les causes de la mort : 1. Rupture de l’utérus. 2. Embolie du mésoderme. 3. Décollement du placenta. 4. Probabilité faible de pré-éclampsie aggravée. »

17. Le 24 novembre 2000, à la lumière de ce rapport d’expertise ainsi que des témoignages des diverses parties impliquées, l’inspecteur en chef du ministère de la Santé établit un rapport qui conclut que les sages-femmes G.E. et A.Y., qui travaillaient respectivement à l’hôpital public Karşıyaka et à l’hôpital public Alsancak, avaient manqué aux devoirs afférents à leurs fonctions pour avoir renvoyé la patiente chez elle, malgré la persistance de ses douleurs, sans qu’elle ait été auscultée au préalable par un médecin de garde. Il estima de même que les médecins F.B. et Ö.Ç., qui travaillaient au centre hospitalier d’enseignement et de recherche Atatürk, avaient manqué aux devoirs afférents à leurs fonctions pour n’avoir pas demandé de consultation par un spécialiste en gynécologie et obstétrique ni orienté la patiente en ce sens. Ce rapport d’enquête conclut par ailleurs qu’un rapport de plainte avait été établi quant à la question de la responsabilité de T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö., médecins au service de gynécologie et d’obstétrique de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer de nouveau à leur endroit. L’inspecteur en chef parvint à la même conclusion quant à la question de la responsabilité de la société d’ambulances mise en cause, un rapport distinct ayant été transmis sur cette question à la direction de la santé d’İzmir.

Le rapport d’enquête mentionne toutefois que les médecins T.K., H.V., S.A., et Ö.Ö. avaient manqué à leurs devoirs, et ainsi causé par négligence, imprudence et inexpérience la mort de Mme Menekşe Şentürk. Enfin, la commission estima que le docteur S.A.A., de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, n’avait commis aucune faute en transférant la défunte au service de gynécologie et d’obstétrique.

Certains constats consignés dans le rapport d’enquête quant aux faits survenus à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege peuvent notamment se lire comme suit :

« Après son auscultation au service des urgences (...), Mme Menekşe Şentürk fut transférée au service d’obstétrique (...) Mme Menekşe Şentürk, enceinte de trente-quatre semaines, fut auscultée par l’équipe de garde du service d’obstétrique. Lors de l’échographie pratiquée par l’équipe de garde (...), les battements de cœur de l’enfant ne furent pas perçus et il fut établi qu’il était mort (...) Les proches de la patiente [furent informés] qu’il fallait retirer l’enfant pour la santé de la mère (...) Toutefois les proches de la patiente ayant déclaré ne pas avoir les moyens de faire face aux frais d’hôpital, (...) l’équipe de garde n’hospitalisa pas la patiente et la transféra à l’hôpital de gynécologie et d’obstétrique [de Konak/]İzmir, dans cet état, après avoir obtenu sa signature par laquelle elle refusait l’hospitalisation (...) Or il est entendu qu’alors que, selon la loi, ils auraient dû s’occuper des procédures relatives aux frais après avoir hospitalisé la patiente, l’avoir examinée, avoir [posé] un diagnostic et soigné [la patiente], les médecins ont manqué à leurs devoirs en la transférant sans l’avoir soignée [alors qu’elle] était dans une situation d’urgence, avec des douleurs persistantes, et ont ainsi causé sa mort. »

Différents témoignages sont relatés dans ce rapport d’enquête. Certains peuvent notamment se lire comme suit :

« Témoignage de Mehmet Şentürk : (...) le samedi 11 mars 2000, vers 10 heures, j’ai conduit mon épouse (...) enceinte de huit mois, au service des urgences de l’hôpital public Karşıyaka en raison des violentes douleurs qu’elle ressentait. Notre voisine N.S. était à nos côtés (...) Mon épouse a été auscultée à l’hôpital public Karşıyaka (...) ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire, que l’appareil à ultrasons était éteint (...) qu’il serait préférable que je [la] conduise à l’hôpital public Alsancak (...) J’ai conduit mon épouse au service des urgences de l’hôpital public Alsancak vers 11 h 15. Là, les responsables du service des urgences (...) m’ont dit qu’ils manquaient de personnel et que l’appareil à ultrasons était éteint (...) les agents en fonction m’ont alors dit de [la] conduire dans un autre hôpital. Sur ce, j’ai amené mon épouse au centre hospitalier d’enseignement et de recherche Atatürk Yeşilyurt (...) Il était environ midi lorsque je l’ai accompagnée au service d’obstétrique (...) Le médecin m’a dit de l’amener au service d’urologie (...) Je l’ai conduite au service d’urologie. Ils ont demandé des examens urologiques et un USG rénal (...) [Mon épouse] a attendu trois ou quatre heures sur une civière au service des urgences du centre hospitalier d’enseignement et de recherche Atatürk. Ses douleurs sont devenues plus violentes. Sur ce, j’ai été voir le chef du service des urgences. Je lui ai dit que mon épouse se sentait très mal et j’ai [demandé] qu’un médecin du service urologique l’ausculte (...) le médecin urologue l’a auscultée (...) Après l’avoir auscultée, il a déclaré : « il y a du temps avant la naissance, en ce moment il n’y a rien que nous puissions faire, faites-lui donner un antalgique au service des urgences et emmenez-la » et il a donné une ordonnance (...) J’ai dit au docteur que ma femme était enceinte de huit mois et lui ai demandé si les médicaments étaient ou non nocifs. Il a dit qu’il ne fallait pas les utiliser tout le temps mais seulement si les douleurs augmentaient (...) Un antalgique a été administré mais je ne sais pas quel genre d’antalgique (...) les douleurs ne se sont pas calmées (...) j’ai ramené [mon épouse] à la maison (...) il était environ 18 h 30 lorsque je l’ai conduite à la maison (...) Le soir, vers approximativement 20 h 30, j’ai vu que l’état de mon épouse avait empiré et, en compagnie de Ö.A.G. (...) je l’ai conduite à l’hôpital de l’université Ege (...) Le médecin qui a ausculté mon épouse (...) m’a dit que le bébé était mort (...) Je lui ai dit de sauver ma femme (...) Le médecin m’a dit que pour retirer l’enfant de la mère par une opération il fallait que je verse 600-700 millions de livres au fonds de roulement (...) Je lui ai répondu que je n’avais pas cet argent à ce moment-là mais d’opérer [ma femme], que je signerais un papier et que je paierais. Le médecin m’a dit que je devais verser l’argent (...) je lui ai demandé de me dire quoi faire (...) Ils m’ont alors dit de la conduire d’urgence à la maternité de Konak (...) Nous avons appelé une ambulance (...) j’ai demandé à une femme alors présente s’il ne devait pas y avoir un soignant pour accompagner [ma femme]. Elle a répondu « ils n’ont pas envoyé de soignant » (...) Nous avons pris la route (...) Nous sommes arrivés à l’hôpital de Konak (...) les agents en fonction m’ont dit que mon épouse était morte (...) Mon épouse n’a pas été prise en charge avec diligence dans les hôpitaux où je l’ai conduite. Si à l’hôpital public Karşıyaka, à l’hôpital public Alsancak ou à l’hôpital d’enseignement et de recherche Atatürk une échographie avait au moins été faite et qu’on m’avait dit que l’enfant était mort, comme c’était de jour, j’aurais pu rassembler l’argent de l’opération et sauver ma femme. Je n’étais pas informé que mon épouse avait été auscultée le 3 mars 2000 au foyer médical Bayraklı et que les battements de cœur de l’enfant n’avaient pas été entendus (...) Un jour ou deux avant le 3 mars 2000, elle m’avait dit qu’elle s’était tordu la cheville sur les deux dernières marches des escaliers et avait heurté la rampe (...) mais qu’elle n’avait aucune douleur et qu’il n’était pas nécessaire d’aller chez le médecin (...)

Témoignage de Ö.A.G. : (...) nous avons conduit la patiente au service des urgences de l’hôpital Ege (...) L’un des médecins m’a dit que son état était grave. Il a dit d’aller verser 700 millions de livres au fonds de roulement (...) Je ne connais pas le nom de ce médecin. Il était alors environ 22 heures. J’avais 150 millions de livres avec moi. J’ai dit au médecin que j’avais cet argent, que je [pouvais] le verser et que pour le reste je [pouvais] signer un papier (...) Il a dit que ça n’irait pas, qu’il ne pouvait pas opérer. J’ai insisté pour qu’il opère. Il a encore refusé. J’ai alors demandé quoi faire (...) Il nous a dit de la conduire à la maternité de Konak. Au même moment, ils nous ont demandé sous la contrainte de signer un document certifiant que nous sortions la patiente de notre plein gré (...)

Témoignage d’Ahmet Y. : (...) Nous avons amené Mme Menekşe Şentürk à l’hôpital de l’université Ege vers 21 heures. Ils l’ont tout de suite admise au service des urgences. Une femme médecin l’a examinée (...) elle nous a dit que le bébé était mort (...) Le médecin nous a dit qu’il fallait retirer l’enfant d’urgence par une intervention (...) Le docteur nous a dit qu’il fallait verser environ 700 millions à l’hôpital pour l’opération. Le mari de la patiente a dit qu’il ne pouvait verser l’intégralité de la somme maintenant, qu’il pouvait en verser une partie (...), faire un papier et payer plus tard. Le médecin a dit d’en discuter avec la caisse [vezne]. Ceux de la caisse nous ont dit qu’il fallait verser l’intégralité de la somme. Par la suite, nous avons parlé à nouveau avec le médecin qui avait ausculté la patiente. Nous lui avons dit que nous n’avions pas pu verser l’argent et lui avons demandé ce qu’il fallait faire. Il nous a dit d’emmener tout de suite la patiente à la maternité de Konak (...)

Témoignage de S.A.A. : (...) Mme Menekşe Şentürk s’est présentée le 11 mars 2000 au service des urgences en se plaignant de douleurs au ventre (...) J’ai accueilli la patiente (...) procédé à son examen (...) je l’ai envoyée au service de gynécologie et d’obstétrique. Environ une demi-heure après avoir été auscultée au service d’obstétrique, la patiente est revenue au service des urgences (...) Le mari de la patiente m’a déclaré que les médecins en obstétrique lui avaient dit que le bébé était mort (...) et qu’elle devait être hospitalisée. J’ai demandé pourquoi ils ne l’avaient pas hospitalisée et conduite à nouveau aux urgences. Le mari de la patiente m’a dit qu’on lui avait demandé des frais (...) et comme il ne pouvait payer cette somme il voulait emmener sa femme à la maternité de Konak. À ce moment-là, il était affolé et ému. Je lui ai calmement dit qu’il fallait immédiatement retirer le bébé du ventre de la mère, [qu’il devait] ramener et faire hospitaliser immédiatement la patiente (...) [pour] qu’ils retirent l’enfant sinon la vie de la mère pourrait être en danger (...) Malgré ce que j’ai dit, le mari de la patiente a écrit sur la fiche d’auscultation de la patiente : « Malgré les conseils des médecins, nous avons refusé l’hospitalisation » et l’a signée. Je n’ai fait aucune pression (...) pour que ces mentions soient écrites (...) le mari de la patiente m’a dit que les médecins de la maternité lui avaient dit qu’il devait déposer, si mes souvenirs sont bons, 400 millions (...)

Témoignage de M.D., chauffeur auprès de la compagnie d’ambulances privées : (...) le 11 mars 2000, vers 22 h 30, j’ai récupéré la patiente au service d’obstétrique et l’ai conduite au service des urgences. Là, j’ai dit à l’infirmière en chef, S.T., d’affecter un soignant à l’ambulance. Elle a dit que ce n’était pas possible. Plus tard, j’ai demandé un soignant pour l’ambulance au médecin du service des urgences qui transférait la patiente. Mais elle aussi a dit qu’elle ne pouvait pas, que le bébé était mort dans le ventre de sa mère et qu’il fallait que je la conduise immédiatement à l’hôpital de Konak (...) J’ai placé la patiente dans l’ambulance (...) Le mari de la patiente est monté à ses côtés (...) Il n’y avait pas de personnel soignant dans l’ambulance (...) Avant qu’on la place dans l’ambulance, devant le service des urgences de l’hôpital Ege (...), la patiente me disait de ne pas l’emmener (...) Il devait être 22 h 40. Lorsque nous sommes arrivés à Konak (...) j’ai vu que la patiente était décédée (...) Comme je l’ai expliqué (...) la raison pour laquelle il n’y avait pas de personnel soignant dans notre ambulance (...) tient au fait que notre infirmière de service s’occupait du transfert d’un autre malade (...) les médecins et une infirmière de l’hôpital (...) m’ont dit que la patiente était arrivée morte. Ils ont dit qu’ils n’avaient pas de morgue et que nous devions la ramener à la morgue de l’université Ege (...) »

D’après les témoignages consignés, quatre médecins de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, à savoir T.K., S.A., Ö.Ö. et S.Ö., nièrent avoir dit au requérant ou à la défunte qu’ils devaient verser une somme d’argent pour que soit pratiquée l’intervention chirurgicale en cause.

C. Les poursuites pénales diligentées contre le personnel médical

1. Les poursuites contre les médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö.

18. Le 26 février 2001, la direction de la faculté de médecine de l’université Ege ouvrit une enquête concernant les médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö.

19. Le 10 septembre 2001, elle décida qu’il n’y avait pas lieu de diligenter de poursuites contre ces médecins.

20. Le 26 août 2002, une commission d’enquête composée de médecins établit un rapport concluant que les médecins mis en cause n’avaient commis aucune faute et que, dès lors, il n’y avait pas lieu d’intenter de poursuites à leur encontre.

21. Le 24 octobre 2002, invoquant l’article 2 de la Convention, l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que l’article 17 de la Constitution turque, dispositions concernant le droit à la vie, le premier requérant forma opposition contre cette décision. Il soutenait entre autres que la commission aurait dû vérifier la législation en vigueur ainsi que la pratique de l’université Ege dans les cas nécessitant une hospitalisation d’urgence, lorsque les frais d’hospitalisation ne peuvent être payés.

22. Le 22 janvier 2003, le Conseil d’État annula les conclusions du rapport d’enquête. Il releva que la commission n’avait pas examiné quelles conditions devaient être remplies, dans les établissements hospitaliers, pour commencer à traiter un patient dont la vie est en danger et dont l’état requiert une intervention médicale d’urgence. Il releva également que la commission n’avait pas demandé l’élargissement de l’enquête pour y inclure le docteur S.Ö., spécialiste en gynécologie et obstétrique à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, de garde la nuit en question, et déterminer sa responsabilité au regard des faits litigieux. Il estima qu’il fallait pallier ces carences.

23. Le 23 janvier 2004, estimant qu’il n’y avait eu ni négligence ni imprudence de la part des médecins mis en cause, la commission d’enquête adopta un nouveau rapport concluant à un non-lieu. Elle précisa que le dossier ne permettait pas de déterminer ce qu’il convenait de faire dans les situations d’urgence médicale nécessitant une hospitalisation lorsque les frais correspondants n’étaient pas acquittés.

24. Le 25 février 2004, invoquant l’article 2 de la Convention, l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que l’article 17 de la Constitution relatifs au droit à la vie, le premier requérant forma à nouveau opposition contre ces conclusions. Il soutint notamment que le fait de ne pas inclure S.Ö. dans la procédure d’enquête constituait une carence de celle-ci, et demanda à ce que ce médecin soit intégré dans l’enquête.

25. Le 14 avril 2004, le Conseil d’État renvoya le dossier au rectorat de l’université Ege.

26. Le 16 mai 2005, la commission d’enquête adopta un nouveau rapport concluant de nouveau au non-lieu, faute de négligence ou d’imprudence imputable aux médecins T.K., H.V., S.A., Ö.Ö. et S.Ö. mis en cause.

27. Le 13 juin 2005, le premier requérant saisit le Conseil d’État d’un recours contre ces conclusions.

28. Le 27 septembre 2005, le Conseil d’État fit droit à ce recours, estimant qu’il existait suffisamment de preuves que les médecins mis en cause aient commis les faits reprochés. Il se fonda à cet égard sur le rapport établi les 20 et 21 mai 2004 par la commission supérieure de la santé (Yüksek Sağlık Şurası, paragraphe 45 ci-dessous), selon lequel lesdits médecins étaient responsables à hauteur de 4/8e de la mort de la défunte. Il décida donc qu’ils devaient faire l’objet de poursuites pénales et transmit le dossier au parquet.

29. Le 17 novembre 2005, le tribunal correctionnel d’İzmir constata que le Conseil d’État lui avait renvoyé directement l’affaire en l’absence d’acte d’accusation du parquet et décida en conséquence de mettre un terme à la procédure diligentée contre T.K., H.V., S.A., Ö.Ö. et S.Ö., l’ouverture d’un procès étant subordonnée à la délivrance d’un acte d’accusation.

30. Le 21 avril 2006, le procureur de la République d’İzmir délivra un acte d’accusation à l’encontre des médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö. et requit leur condamnation pour atteinte involontaire à la vie (article 455 § 1 du code pénal).

31. Le 11 septembre 2006, le premier requérant demanda à se constituer partie intervenante dans la procédure, demande à laquelle le tribunal correctionnel d’İzmir fit droit le jour même.

2. Les poursuites contre la sage-femme G.E.

32. Par une décision du 1er mars 2001, le gouverneur du district de Karşıyaka autorisa l’ouverture de poursuites pénales contre la sage-femme G.E. pour manquement à ses devoirs professionnels.

33. Le 25 avril 2001, le procureur de la République de Karşıyaka inculpa l’intéressée pour manquement à ses devoirs professionnels (article 230 § 1 du code pénal) et requit sa condamnation.

34. Le 23 octobre 2001, le tribunal correctionnel de Karşıyaka acquitta l’accusée au motif qu’une autre sage-femme était également de garde le jour des faits litigieux, et qu’il n’était pas établi que c’était l’accusée qui avait examiné la défunte et l’avait renvoyée chez elle sans appeler au préalable un spécialiste pour l’ausculter. Le tribunal ajouta qu’au demeurant, à supposer même que l’accusée fût la sage-femme qui avait examiné et renvoyé la défunte chez elle, le manquement à ses devoirs n’était pas intentionnel, de sorte que les éléments constitutifs de l’infraction n’étaient pas réunis.

35. Ce jugement devint définitif le 31 octobre 2001.

36. Le 14 juin 2005, se fondant sur les conclusions du rapport de la commission médicale supérieure de la Santé selon lesquelles G.E. était responsable à hauteur de 2/8e du décès de son épouse (paragraphe 45 ci‑dessous), le premier requérant demanda la réouverture de la procédure pénale diligentée à l’encontre de cette sage-femme.

37. Le 12 octobre 2005, le premier requérant fit une demande de constitution de partie intervenante dans la procédure diligentée contre G.E.

38. Le 9 mars 2006, le tribunal correctionnel de Karşıyaka fit droit à la demande de réouverture et prononça la jonction de cette instance et de celle qui était pendante devant le tribunal correctionnel d’İzmir (paragraphes 51 et suivants ci-dessous). Il décida également de renvoyer à la chambre pénale de la Cour de cassation la question du conflit de compétence entre ces deux juridictions.

39. Le 12 juin 2006, la Cour de cassation prononça la jonction des procédures pénales en question et désigna le tribunal correctionnel de Karşıyaka comme le tribunal compétent pour connaître de la suite de la procédure.

3. Les poursuites pénales contre A.Y., F.B. et Ö.Ç.

40. Le 14 mars 2001, le gouverneur de Konak autorisa l’ouverture de poursuites à l’encontre de la sage-femme A.Y. et des médecins F.B et Ö.Ç.

41. Le 12 octobre 2001, le procureur de la République d’İzmir inculpa ces derniers pour manquement à leurs devoirs (article 230 § 1 du code pénal) et requit leur condamnation.

42. Le 12 avril 2002, le premier requérant demanda à se constituer partie intervenante dans la procédure pénale initiée devant le tribunal correctionnel d’İzmir. Au terme de l’audience tenue le même jour, le tribunal fit droit à cette demande.

43. Le 13 novembre 2002, le premier requérant demanda l’élargissement de la procédure, réclamant notamment une expertise médicolégale aux fins de déterminer combien de temps après la mort de l’enfant son épouse était décédée.

44. Le 24 février 2003, le tribunal correctionnel d’İzmir transmit le dossier de l’affaire à la commission supérieure de la santé afin qu’elle se prononçât sur la responsabilité des accusés et sur le degré de celle-ci.

45. Les 20 et 21 mai 2004, la commission supérieure de la santé (Yüksek Sağlık Şurası) adopta une décision, dont les extraits pertinents se lisent ainsi :

« Au terme de l’examen du dossier, des documents et des éléments de preuve, la commission conclut :

– que les sages-femmes G.E. et A.Y., qui n’ont pas évalué correctement la situation au terme de l’auscultation de la patiente et n’ont pas appelé le gynécologue de garde malgré les plaintes de cette dernière, sont responsables à hauteur de 2/8e ;

– que les médecins Ö.Ç. et F.B., qui ont examiné la malade uniquement au regard de leur domaine d’expertise alors qu’elle s’était présentée à l’hôpital enceinte de trente-quatre semaines, hypertensive et se plaignant de violentes douleurs, et qui ne l’ont pas fait examiner par un obstétricien, sont responsables à hauteur de 3/8e ;

– que les médecins de garde T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö., du service d’obstétrique de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege sont responsables à hauteur de 4/8e de la mort de la patiente pour avoir fait transférer celle-ci vers le centre pour assurés sociaux sans assistance, au motif qu’elle n’avait pas d’argent, alors que son état n’était pas compatible avec un tel transfert. »

46. Le 1er février 2005, le tribunal reçut le rapport de la commission supérieure de la santé et releva que la responsabilité des accusés avait été établie, mais pas sur une base de 8/8e.

47. Le 14 mars 2005, le premier requérant se référa au rapport de la commission supérieure de la santé qui avait conclu que, outre les personnes accusées dans le cadre de la procédure en cours, d’autres médecins travaillant à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege avaient été reconnus responsables, et demanda en conséquence la délivrance d’un acte d’accusation à l’endroit de ces derniers.

48. Au terme de l’audience du 17 mars 2005, le tribunal correctionnel d’İzmir transmit le dossier de l’affaire au procureur de la République en vue de l’adoption d’un acte d’accusation complémentaire à l’encontre des accusés sur la base de l’application à leur encontre de l’article 455 du code pénal.

49. Le 25 mars 2005, le procureur de la République d’İzmir délivra un acte d’accusation complémentaire en vue d’inculper les accusés pour atteinte involontaire à la vie (article 455 § 1 du code pénal), et requit leur condamnation de ce chef.

50. Le 4 juillet 2006, le premier requérant demanda au tribunal correctionnel d’İzmir de clore au plus tôt la procédure. Invoquant l’article 6 de la Convention, il souligna que la durée de cette procédure portait atteinte à son droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Il souligna en outre que sa prolongation risquait de prescrire l’action et de porter atteinte à son droit de propriété, étant donné qu’il pouvait se retrouver privé de toute possibilité d’obtenir une indemnisation pour dommage moral et matériel.

51. Le 30 janvier 2007, le tribunal correctionnel d’İzmir décida de joindre la procédure en cours devant lui à celle diligentée contre les médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö. pour atteinte involontaire à la vie.

4. La procédure pénale consécutive à la jonction des instances

52. Le 7 mai 2007, l’avocat du premier requérant déposa une demande de constitution de partie intervenante pour le compte du fils mineur de celui-ci. Il se plaignit également de la durée de la procédure, soulignant le risque de prescription. Il forma également une demande de dommages-intérêts pour le préjudice causé à son client à raison du décès de son épouse et réclama 60 000 livres turques (TRY) pour le préjudice moral subi par le premier requérant et 50 000 TRY pour le préjudice moral subi par le fils de celui-ci, ainsi que 30 000 TRY, conjointement, pour préjudice matériel.

53. Au terme de l’audience du 8 mai 2007, le tribunal correctionnel de Karşıyaka releva que l’acte d’accusation ne comportait aucune mention du médecin S.Ö., alors qu’antérieurement le nom de celui-ci était apparu dans ceux des accusés dans la procédure devant le tribunal correctionnel d’İzmir. Il demanda en conséquence qu’il lui soit précisé si, après la décision ayant arrêté la procédure (paragraphe 29 ci-dessus), un non-lieu avait ou non été prononcé à l’égard de S.Ö. ou s’il s’agissait d’une erreur. Il ajouta que, dans ce dernier cas, l’oubli devait être réparé.

54. Lors de l’audience du 27 novembre 2007, le tribunal correctionnel de Karşıyaka releva que le procureur avait répondu qu’il n’y avait pas de non-lieu à l’égard de S.Ö. et qu’il pouvait s’agir d’une erreur. Le tribunal demanda l’adoption de mesures à cet égard.

55. Les 11 février et 18 mars 2008, l’avocat du requérant déposa au tribunal des mémoires pour se plaindre de la durée de la procédure.

56. Lors de l’audience du 12 février 2008, le tribunal releva que l’ouverture de poursuites contre S.Ö. n’était pas de nature à avoir un impact sur la procédure en cours mais pouvait faire traîner le dossier. Il décida en conséquence de renoncer à attendre celle-ci.

57. Le 18 mars 2008, le tribunal correctionnel reconnut A.Y., Ö.Ç., F.B., T.K., H.V., Ö.Ö. et S.A. coupables d’homicide involontaire et les condamna à une peine de deux ans d’emprisonnement et à une amende de 91 TRY. En application des dispositions du code pénal relatives aux réductions de peine, il commua la peine de A.Y. en une amende de 468 TRY ; celle de Ö.Ç. et de F.B. en une amende de 703 TRY, et celle de T.K., de H.V., de S.A. et de Ö.Ö. en une amende de 937 TRY. Toutes les peines furent en outre assorties d’un sursis à exécution. Le tribunal rejeta la demande de condamnation de l’accusée G.E., relevant que, même si le rapport de la commission supérieure de la santé avait établi sa responsabilité à hauteur de 2/8e, cette circonstance ne constituait pas un motif de réouverture de la procédure pénale à son encontre en vertu de l’article 314 du code de procédure pénale. Il confirma en conséquence l’acquittement prononcé à son égard au terme de la première procédure pénale dirigée contre elle.

La motivation du tribunal correctionnel peut se lire comme suit en sa partie pertinente :

« (...) [I]l ressort de l’ensemble du dossier : – que Mme Menekşe Şentürk, enceinte de huit mois, fut conduite à l’hôpital public Karşıyaka d’İzmir par son mari le samedi 11 mars 2000 en raison de violentes douleurs ; – qu’elle y fut auscultée par la sage-femme G.E. (...), que le médecin ne fut pas prévenu, qu’aucune mesure ne fut prise et que, l’accouchement n’ayant pas commencé, la patiente fut renvoyée ; – qu’elle fut ensuite conduite au service des urgences de l’hôpital public Alsancak, qu’elle y fut examinée par la sage-femme A.Y., qu’elle fut renvoyée parce que l’accouchement n’avait pas commencé ; – que vers 14 heures, elle fut amenée au service des urgences du centre hospitalier Yeşilyurt Atatürk, qu’elle y fut auscultée par le médecin F.B., qu’en raison de ses douleurs sur le côté gauche elle fut envoyée au service d’urologie, où elle fut auscultée par le médecin Ö.Ç. qui conclut à une colique rénale, lui administra un antalgique et la renvoya ; – que les douleurs ayant persisté après que [le mari] de la patiente l’eut ramenée à la maison, (...) elle fut conduite à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, qu’elle fut transférée par le médecin urgentiste (...) à la maternité ; que là, il fut établi que la patiente était enceinte de huit mois mais que les battements de cœur [de l’enfant] n’étaient pas perçus ; que, bien que le médecin ait conseillé de retirer le bébé, l’hospitalisation ne fut pas acceptée, faute de moyens financiers ; – que la patiente fut alors transférée à l’hôpital de gynécologie et d’obstétrique [de Konak/]İzmir mais était décédée pendant le trajet ; – qu’à raison de cet événement [et] comme l’avait établi la commission supérieure de la santé, les sages-femmes G.E. et A.Y. étaient responsables à hauteur de 2/8e, les médecins Ö.Ç. et F.B. à hauteur de 3/8e, les médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö. à hauteur de 4/8e ; – que dans les circonstances, ces accusés [devaient] être punis de l’infraction à eux imputée (...) »

58. Le 21 mai 2008, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire, ils soulignaient que le tribunal correctionnel n’avait pas répondu à la demande de constitution de partie intervenante présentée pour le compte du fils du requérant ni à la demande d’indemnisation qu’ils avaient soumis. Ils contestaient également l’acquittement de G.E. alors que sa responsabilité dans le décès litigieux était établie, ainsi que la conversion en amendes des peines d’emprisonnement infligées aux accusés et le sursis dont celles-ci avaient été assorties. Par ailleurs, invoquant l’article 2 de la Convention, ils alléguaient une atteinte au droit à la vie et un manquement de l’État à ses obligations positives à cet égard, et estimaient que le fait pour le premier requérant et son épouse d’avoir été contraints de se rendre d’un hôpital à l’autre était constitutif d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Invoquant les articles 6 et 13, ils se plaignaient de la durée de la procédure et de l’absence de voie de recours permettant de mettre un terme au préjudice y relatif. Enfin, ils soutenaient que le jugement rendu portait atteinte à leur droit de propriété.

59. Le 21 janvier 2009, le procureur général près la Cour de cassation soumit ses observations et pria celle-ci de confirmer le jugement de première instance pour autant qu’il concernait G.E., de l’infirmer quant aux autres accusés pour prescription de l’infraction, et de mettre un terme à la procédure.

60. Le 7 octobre 2010, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance pour autant qu’il concernait G.E. Elle infirma ce jugement dans le chef des autres accusés à raison de la prescription de l’infraction prévue aux articles 102 § 4 et 104 § 2 de la loi pénale no 765. Elle mit donc fin à la procédure pour cause de prescription en vertu de l’article 322 du code de procédure pénale.

5. Poursuites diligentées contre S.Ö.

61. Le 4 janvier 2008, constatant notamment que la commission de la santé, dans son rapport des 20 et 21 mai 2004, n’avait pas établi de responsabilités imputables à S.Ö., qu’il n’existait pas suffisamment de preuves à son encontre et que les faits qui lui étaient reprochés tombaient sous le coup de la prescription en vigueur pour ce type d’infraction, le procureur de la République d’İzmir prononça un non-lieu à l’égard de celui‑ci.

62. Le premier requérant forma opposition contre cette décision.

63. Le 14 janvier 2009, il fut débouté par la cour d’assises de Karşıyaka.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

64. Le droit interne pertinent est décrit dans l’affaire Sevim Güngör c. Turquie ((déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

65. Les requérants allèguent une atteinte au droit à la vie de leur épouse et mère ainsi que de l’enfant qu’elle portait, en violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

66. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

67. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des requérants

a) Sur la violation substantielle alléguée de l’article 2 à raison du décès de Mme Menekşe Şentürk

68. Les requérants allèguent que la défunte a perdu la vie en raison d’une négligence grave des médecins et sages-femmes impliqués. Ils estiment que ce décès aurait pu aisément être prévenu si les médecins et/ou les sages-femmes avaient agi conformément à leurs responsabilités et au code de déontologie. Au contraire, ceux-ci auraient gravement manqué à leurs devoirs. À cet égard, les requérants soutiennent en outre que les faits litigieux ne devraient pas être qualifiés de simple négligence mais d’homicide.

69. Selon les requérants, la défunte a été transférée de force à la maternité de l’hôpital de Konak, alors même que les médecins avaient établi que son état était critique à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege. Ainsi, le premier requérant se serait entendu dire de transférer sa femme dans un autre hôpital parce qu’il était incapable de payer une somme d’environ 1 000 euros (EUR) pour son opération. Se référant au constat de la Cour dans l’affaire Oyal c. Turquie (no 4864/05, §§ 53-54, 23 mars 2010), les requérants rappellent que l’État a l’obligation d’assurer les traitements médicaux nécessaires car il gère et/ou contrôle le système de protection de la santé.

70. Les requérants affirment en outre que les médecins étaient au courant de l’état critique de la victime. Se référant à l’affaire Jasinskis c. Lettonie (no 45744/08, § 67-68, 21 décembre 2010), ils soutiennent que le Gouvernement est responsable du décès litigieux faute d’avoir offert les traitements nécessaires, et a donc violé l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel.

b) Sur la violation procédurale alléguée à raison du décès de Mme Menekşe Şentürk

71. Les requérants rappellent que la Cour de cassation a mis un terme, pour cause de prescription, à la procédure pénale diligentée contre les accusés de sorte que ces derniers sont demeurés impunis, ce qui illustrerait l’inefficacité et le caractère inadéquat de la procédure. Il serait évident que le système interne assure la protection du personnel médical plutôt que celle des patients. Les requérants font remarquer qu’il a notamment fallu attendre 2005, soit cinq ans après les faits, pour que des poursuites soient engagées contre les quatre médecins de la faculté de médecine de l’université Ege mis en cause, et ce grâce à l’intervention du Conseil d’État. La commission universitaire composée de personnel médical travaillant dans la même faculté de médecine se serait montrée très réticente à autoriser des poursuites pénales. En effet, cette commission aurait fait son possible pour bloquer les investigations à défaut desquelles les poursuites pénales des accusés en question se seraient révélées nulles et non avenues.

72. Outre l’inefficacité de l’enquête pénale dirigée contre le personnel universitaire, le dossier principal de l’affaire aurait été constamment transféré entre plusieurs juridicitions pénales. Or selon les requérants, il n’y a aucun fondement rationnel à ces reports et ces transferts.

c) Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention à raison du décès de l’enfant mort avant la naissance

73. Les requérants rappellent que l’enfant porté par la défunte est mort le 11 mars 2000. Ils se réfèrent aux témoignages des différents médecins et sages-femmes établissant qu’il est mort avant la naissance en conséquence d’un défaut du système de santé à déceler les problèmes qu’il pouvait avoir. Selon eux, le Gouvernement est responsable de la mort de cet enfant faute d’avoir accordé à sa mère, en temps utile, les soins que requérait son état. Alors qu’un enfant mort avant la naissance ne serait pas considéré comme une personne selon le droit pénal national, d’autres pays, tels notamment les États-Unis, estimeraient l’enfant mort avant la naissance comme une personne au regard du droit pénal.

74. Quant à l’aspect procédural de la violation de l’article 2 du chef de l’enfant mort avant la naissance, les requérants allèguent qu’aucune enquête n’a été menée aux fins de déterminer le moment du décès. Leurs demandes quant à ce décès n’auraient aucunement été prises en compte par les autorités internes. Les requérants leur reprochent à cet égard d’avoir agi comme si cet enfant n’avait jamais existé. Or ils soutiennent que l’enfant mort avant la naissance a la personnalité juridique selon le droit civil, de sorte que les autorités auraient dû ouvrir une enquête et des poursuites en vue de déterminer le moment et la cause de son décès. À cet égard, les requérants se réfèrent aux affaires Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002-I), et Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, CEDH 2004-XII).

75. En outre, selon les requérants, le droit pénal turc ne contient aucune disposition permettant des poursuites à raison du décès provoqué d’un enfant non encore né, hormis le cas de fausse couche provoquée. Cela étant, au regard du droit civil, un enfant à naître bénéficierait de droits dès lors qu’il serait dans l’utérus de sa mère, sous réserve de naître vivant. Les requérants allèguent à cet égard que la structure actuelle du droit interne est loin des standards internationaux en la matière et de l’approche commune des États membres du Conseil de l’Europe.

2. Arguments du Gouvernement

76. Le Gouvernement soutient que les faits et les responsabilités de toutes les personnes impliquées dans les circonstances litigieuses ont été examinés par les organes judiciaires compétents de manière indépendante, sur la base de nombreux rapports scientifiques, à tous les niveaux et que, par conséquent, les responsables se sont vu infliger les condamnations nécessaires conformément aux dispositions légales en vigueur.

77. Quant aux frais d’hospitalisation, le Gouvernement précise que les malades arrivant en urgence ne sont pas tenus de verser des frais d’hospitalisation à titre de prépaiement, même s’ils ne sont pas couverts par la sécurité sociale. Il explique qu’une fois les soins nécessaires prodigués, ces malades doivent acquitter les frais d’hospitalisation s’ils n’ont pas de sécurité sociale. Cela étant, si le malade n’a ni couverture sociale ni les moyens de payer les frais d’hospitalisation, il devrait selon le Gouvernement se voir délivrer une attestation de pauvreté par les fondations locales de solidarité afin de bénéficier d’une exemption des frais d’hospitalisation.

78. Quant au statut juridique de l’enfant à naître, le Gouvernement expose qu’en vertu de l’article 28 du code civil la personnalité juridique est attribuée à l’enfant né vivant et viable.

3. Appréciation de la Cour quant au droit à la vie de Mme Menekşe Şentürk

a) Principes généraux

79. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (voir, entre autres, Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Calvelli et Ciglio, précité, § 48). En effet, on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel de l’article 2 (Powell, décision précitée).

80. Toutefois, dès lors qu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 (ibidem).

81. Cela étant, la Cour rappelle également que les obligations positives que l’article 2 fait peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre règlementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades. Elles impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (voir, notamment, Calvelli et Ciglio, précité, § 49).

82. Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. En effet, l’examen à bref délai de telles affaires est important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006). L’obligation de l’État au regard de l’article 2 ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

83. Par ailleurs, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité, § 51). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (ibidem, § 51).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Quant à la violation alléguée de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel

84. En l’espèce, les requérants n’allèguent pas que la mort de Mme Menekşe Şentürk était intentionnelle. Ils soutiennent toutefois que les faits reprochés au personnel médical mis en cause ne devraient pas être qualifiés de simples négligences mais devraient être considérés comme constitutifs d’un homicide. Sous l’angle du volet matériel de l’article 2, ils soutiennent ainsi que le personnel médical a manqué aux devoirs de sa profession en raison de négligences graves qui lui seraient imputables mais aussi d’un défaut de prise en charge médicale de Mme Menekşe Şentürk, faute pour la défunte et son époux d’avoir eu les moyens financiers nécessaires (paragraphes 68-70 ci-dessus).

85. La Cour observe d’emblée que les faits ainsi dénoncés par les requérants diffèrent considérablement de ceux qu’elle a eu l’occasion de connaître dans les affaires précitées (paragraphes 79-83 ci-dessus). Dès lors, elle estime que, formulés dans un contexte sensiblement différent du cas d’espèce, les critères et principes développés dans la jurisprudence susmentionnée ne sauraient être transposés tels quels à la présente affaire mais doivent cependant la guider dans son appréciation des circonstances de l’espèce.

86. Tout d’abord, la Cour estime utile de rappeler que l’interprétation des dispositions du droit interne, en l’occurrence la question de la qualification pénale des faits reprochés, relève de la compétence exclusive des juridictions internes (Prado Bugallo c. Espagne (déc.), no 21218/09, 18 octobre 2011). Au demeurant, dans les circonstances de la présente affaire, elle observe que le comportement d’une partie du personnel médical mis en cause par les requérants a été qualifié en droit interne d’atteinte involontaire à la vie, telle que définie à l’article 455 du code pénal (paragraphes 30, 49 et 57 ci-dessus).

87. La Cour observe en outre que les négligences médicales successives dont l’épouse et mère des requérants a été victime, de même que l’impéritie de certains membres du corps médical qui l’ont examinée, ont été consignées dans des rapports d’enquête et d’expertise. Elle constate également que la responsabilité du personnel médical mis en cause a été clairement établie par ces rapports (paragraphes 16, 17 et 45 ci-dessus). De même, le Conseil d’État, saisi de la question de l’autorisation des poursuites contre les médecins de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, a estimé que le comportement de ces derniers relevait de l’incrimination pénale et a demandé l’engagement de poursuites à leur encontre (paragraphe 28 ci-dessus). Enfin, la responsabilité d’une partie du personnel médical mis en cause dans le décès litigieux a été reconnue par la juridiction pénale en première instance (paragraphe 57 ci-dessus).

88. À cet égard, la Cour rappelle qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il est prouvé que les autorités d’un État contractant ont mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 219, CEDH 2001-IV, et Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002).

89. Dans les circonstances de la présente affaire, il lui incombe donc de rechercher si les autorités nationales ont fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles et en particulier si elles ont satisfait, de manière générale, à leur obligation de protéger l’intégrité physique de la patiente, notamment par l’administration de soins médicaux appropriés. Pour ce faire, la Cour accorde de l’importance à la chronologie, telle qu’elle ressort des éléments du dossier, des événements qui ont conduit à la mort tragique de la défunte, ainsi qu’aux données médicales la concernant. Elle estime en outre qu’une distinction doit être faite à cet égard entre les soins qui lui ont été prodigués jusqu’à son arrivée à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege et les événements qui se sont déroulés à compter de son arrivée dans cet hôpital.

90. En effet, l’enquête menée sur le plan interne a permis d’établir que le décès de Mme Menekşe Şentürk était dû non seulement à des erreurs de jugement de professionnels de la santé – ce fut notamment le cas jusqu’à l’arrivée de la défunte à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege – mais aussi à une absence de prise en charge de la défunte pour cause de non-paiement préalable des frais d’hospitalisation (paragraphes 16, 17, 45 et 57 ci‑dessus).

91. À cet égard, la Cour observe, au vu des pièces du dossier, et en particulier des constats en date du 24 novembre 2000 consignés dans le rapport d’enquête du ministère de la Santé, qu’il a été établi que les médecins de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege avaient causé la mort de leur patiente en procédant à son transfert sans l’avoir soignée et avaient manqué à leurs devoirs parce qu’ils s’étaient préoccupés du règlement des frais d’intervention médicale (paragraphe 17 ci-dessus).

92. De même, les médecins de garde T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö., du service d’obstétrique de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, ont été reconnus responsables à hauteur de 4/8e de la mort de l’épouse du premier requérant par une commission d’experts « pour avoir fait transférer celle-ci vers le centre pour assurés sociaux sans assistance, au motif qu’elle n’avait pas d’argent, alors que son état n’était pas compatible avec un tel transfert » (paragraphe 45 ci-dessus).

93. La Cour relève en outre, à la lecture de la motivation de la décision du tribunal correctionnel du 18 mars 2008, statuant au vu des éléments du dossier, que le premier requérant et son épouse avaient refusé l’hospitalisation recommandée par les médecins de cet hôpital « faute de moyens financiers » (paragraphe 57 ci-dessus).

94. Enfin, elle note les conclusions, en date du 23 janvier 2004, de la commission d’enquête saisie de la question de la pertinence de l’engagement de poursuites pénales contre le personnel médical de cet hôpital, conclusions d’après lesquelles le dossier ne permettait pas de déterminer ce qu’il convenait de faire dans les situations d’urgence médicale nécessitant une hospitalisation, lorsque les frais correspondants n’étaient pas acquittés (paragraphe 23 ci-dessus).

95. Selon le Gouvernement, les soins médicaux d’urgence sont pratiqués sans exigence préalable de paiement (paragraphe 77 ci-dessus). À cet égard, la Cour estime utile de préciser qu’il ne lui incombe aucunement dans la présente affaire de se prononcer in abstracto sur la politique de santé publique de l’État en matière d’accès aux soins à l’époque des faits. Il lui suffit en effet de remarquer, au vu des constats opérés par les instances nationales quant aux circonstances du décès litigieux, que l’offre de soins à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege a été subordonnée à une exigence financière préalable. Dissuasive, celle-ci a conduit à une renonciation, de la part de la patiente, aux soins au sein de cet hôpital. Pour autant, au vu du rapport d’enquête du 24 novembre 2000 (paragraphe 17 ci‑dessus) et des divers témoignages versés au dossier d’enquête, notamment ceux de S.A.A. et du chauffeur de l’ambulance ayant procédé au transfert de la défunte (paragraphe 17 ci-dessus), la Cour estime que cette renonciation ne saurait aucunement être considérée comme ayant pu être effectuée de manière éclairée ni comme étant de nature à exonérer les instances nationales de leur responsabilité quant aux soins qui auraient dû être prodigués à la défunte.

96. En effet, la Cour souligne qu’aucun doute n’existait quant à la gravité de l’état de santé de la patiente à son arrivée dans cet hôpital ni quant à la nécessité d’une intervention chirurgicale d’urgence dont l’absence était susceptible d’entraîner des conséquences d’une extrême dangerosité. Sans aucunement spéculer sur les chances de survie de Mme Menekşe Şentürk si cette dernière avait bénéficié d’une prise en charge médicale au sein de l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege, la Cour observe que le personnel médical de cet hôpital était parfaitement conscient du risque pour la vie de la patiente que représentait le transfert de celle-ci vers un autre hôpital (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, il ressort que le dossier de l’affaire n’a pas permis à la commission ayant refusé d’autoriser les poursuites contre ce personnel d’apprécier ce qu’il convenait de faire dans les situations d’urgence médicale lorsqu’il n’était pas pourvu aux frais devant être acquittés (paragraphes 23 et 94 ci-dessus). Le droit interne n’apparaît pas en ce sens avoir été à même de prévenir en l’espèce le défaut de prise en charge médicale que requérait l’état de la défunte.

97. C’est ainsi que, victime d’un dysfonctionnement flagrant des services hospitaliers, la défunte a été privée de la possibilité d’avoir accès à des soins d’urgence appropriés. Ce constat suffit à la Cour pour estimer que l’État a manqué à son obligation de protéger son intégrité physique. Elle conclut en conséquence à une violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

ii. Quant à la violation alléguée de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural

98. La Cour souligne que les griefs des requérants portent également sur le fait que les médecins et sages-femmes mis en cause et reconnus responsables du décès de Mme Menekşe Şentürk en première instance pénale n’ont pas été sanctionnés pénalement car l’action publique a pris fin pour cause de prescription (paragraphe 71 ci-dessus). À cet égard, elle constate au vu des pièces du dossier que les responsables présumés du décès litigieux n’ont effectivement subi aucune condamnation définitive du fait de la prescription de l’infraction.

99. Au vu des informations fournies par les parties, la Cour relève que les intéressés ont uniquement fait usage d’un recours interne de nature pénale pour se plaindre des manquements des médecins et sages-femmes chargés de soigner la défunte. Il lui incombe donc d’examiner si les investigations menées par les autorités à la suite de la plainte pénale des requérants ont répondu aux exigences de promptitude, d’efficacité et de diligence raisonnable découlant du volet procédural de l’article 2 (pour une approche similaire, voir Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 72, 16 février 2010).

100. À cet égard, la Cour relève que la phase administrative d’autorisation préalable de poursuites, indispensable au déclenchement des poursuites pénales contre les médecins T.K., H.V., S.A. et Ö.Ö., impliqués dans les faits litigieux, a duré près de trois ans avant que le Conseil d’État – devant le refus systématique de la commission d’enquête chargée de la question – décide de renvoyer d’office l’affaire devant les instances pénales pour que des poursuites soient enclenchées (paragraphe 28 ci-dessus). Elle constate ensuite que, le 7 octobre 2010, après plus de neuf ans de procédure, il a été mis fin pour cause de prescription à l’ensemble des poursuites initiées contre le personnel médical mis en cause – hormis contre G.E. dont l’acquittement a été confirmé.

101. Or la Cour rappelle que s’il peut arriver que des obstacles ou des difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’état de droit, et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Šilih, précité, § 196). En l’occurrence, la Cour ne peut que constater que la durée de la procédure litigieuse ne satisfait aucunement à l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire (voir, pour une conclusion similaire, Eugenia Lazăr, précité, § 75).

102. La Cour relève par ailleurs que la procédure pénale apparaît avoir été marquée par une omission initiale, à savoir le non-déclenchement de l’action publique contre S.Ö. et que cette situation a perduré jusqu’en 2008, date à laquelle un non-lieu fut prononcé (paragraphes 24, 53-54 et 61-63 ci‑dessus)

103. Certes, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que, dans l’hypothèse d’un décès imputable à une négligence médicale, le système juridique turc prévoit, d’une part, une action pénale et, d’autre part, la possibilité pour la partie lésée d’engager une action devant la juridiction civile compétente, ainsi que la possibilité d’une action disciplinaire au cas où la responsabilité civile serait établie. Elle a ainsi conclu que le système juridique turc offre aux justiciables des moyens qui, sur le plan théorique, répondent aux exigences du volet procédural de l’article 2 (Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009, Pak c. Turquie (déc.), no 39855/02, 22 janvier 2008, et Alhan c. Turquie (déc.), no 8163/07, 14 septembre 2010).

104. Elle ne voit en l’espèce aucune raison de remettre en question ces constats qui demeurent valables dans le contexte de la présente affaire, dès lors que sont en cause les diverses négligences et erreurs médicales dont la défunte a été victime avant son arrivée à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université Ege. Pour autant, la Cour rappelle avoir constaté, au vu notamment des conclusions des enquêtes menées par les autorités nationales, que dans les circonstances de la présente affaire la faute imputable au personnel médical de cet hôpital allait au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale en ce sens que les médecins y travaillant, en toute connaissance de cause et en violation de leurs obligations professionnelles, n’ont pas pris toutes les mesures d’urgence nécessaires pour tenter de préserver la vie de leur patiente.

105. Or elle rappelle que l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours à exercer de leur propre initiative (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız, précité, § 93 in fine, et Kalender c. Turquie, no 4314/02, § 52, 15 décembre 2009). Elle estime qu’il en va de même lorsqu’un patient se heurte à une absence de prise en charge médicale par un service hospitalier, dès lors qu’elle aboutit à une mise en danger de la vie de l’intéressé.

106. Partant, et au vu des constats concernant les carences de la procédure pénale en question (paragraphes 100-102 ci-dessus), la Cour conclut en l’espèce à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

4. Appréciation de la Cour quant au droit à la vie du fœtus

107. La Cour rappelle que, dans son arrêt Vo c. France ([GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII), la Grande Chambre a considéré qu’en l’absence de consensus européen sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie, le point de départ du droit à la vie relevait de la marge d’appréciation que la Cour estime généralement devoir être reconnue aux États dans ce domaine. La Grande Chambre a ainsi estimé qu’« il n’est ni souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de l’article 2 de la Convention » (ibidem, § 85).

108. Depuis lors, la Grande Chambre a eu l’occasion de réaffirmer l’importance de ce principe dans l’affaire A, B et C c. Irlande ([GC], no 25579/05, § 237, CEDH 2010), dans laquelle elle a rappelé que les droits revendiqués au nom du fœtus et ceux de la future mère sont inextricablement liés (voir, en ce sens, l’analyse de la jurisprudence issue de la Convention exposée aux paragraphes 75-80 de l’arrêt Vo précité).

109. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de s’éloigner de l’approche ainsi adoptée et estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le point de savoir si le grief des requérants formulé en ce qui concerne le fœtus entre ou non dans le champ d’application de l’article 2 de la Convention. Elle estime en effet que la vie du fœtus en question était intimement liée à celle de Mme Menekşe Şentürk et dépendait des soins prodigués à celle-ci. Or cette circonstance a été examinée sous l’angle de l’atteinte au droit à la vie de la défunte (paragraphes 87-97 ci-dessus). Partant, la Cour estime que le grief des requérants à cet égard n’appelle pas à un examen séparé.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3, 6 ET 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

110. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants soutiennent avoir eux-mêmes souffert moralement du fait du décès de leur épouse et mère, et dénoncent les souffrances subies par la défunte durant toute la période où elle n’a pas bénéficié de soins.

Sous l’angle de l’article 6 de la Convention, ils se plaignent également de la durée excessive de la procédure et du défaut de motivation du jugement prononcé par le tribunal correctionnel. Se fondant sur l’article 13 de la Convention, les requérants dénoncent en outre l’inefficacité du système médical et juridique pour répondre à des griefs tels que les leurs. À cet égard, ils expliquent qu’il leur a fallu attendre cinq ans avant d’obtenir l’autorisation administrative de poursuivre les médecins de l’université Ege. Ils allèguent par ailleurs l’absence de voie de recours internes permettant d’obtenir réparation des dommages découlant de la durée excessive des procédures judiciaires.

Enfin, les requérants affirment que les juridictions pénales ont omis de se prononcer en première instance sur leurs demandes de dommages et intérêts et soutiennent au regard de l’article 1 du Protocole no 1 que la prescription de la procédure les priverait de la possibilité d’intenter une action en réparation.

111. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphes 97 et 106 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément sur les autres griefs tirés des articles 3, 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (pour une approche similaire, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

112. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

113. Le premier requérant, Mehmet Şentürk, réclame 542,20 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, et soumet à titre de justificatif un décompte qui évalue à 1 172,35 livres turques la perte de soutien financier occasionnée par le décès de son épouse. Il réclame également 100 000 EUR à titre de préjudice moral, Bekir Şentürk demandant quant à lui 200 000 EUR de ce chef.

114. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Quant au montant réclamé au titre du préjudice matériel, il soutient qu’il n’est aucunement étayé, de sorte qu’il est selon lui impossible de comprendre quel critère concret a servi au calcul de la perte alléguée.

115. La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice allégué et la violation de la Convention et que la satisfaction équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de soutien financier (voir, parmi beaucoup d’autres, Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 109, 6 juillet 2006). En l’espèce, elle a estimé (paragraphe 97 ci-dessus) que la responsabilité des autorités internes était engagée au regard de l’article 2 de la Convention pour ne pas avoir protégé la vie de Mme Menekşe Şentürk. Elle souligne toutefois que le calcul soumis par le requérant stipule que la défunte ne disposait pas de revenus propres. Dans ces conditions, elle estime que le préjudice matériel allégué n’apparaît pas suffisamment établi. Elle rejette donc la demande du requérant à cet égard.

116. La Cour considère par ailleurs qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants la somme de 65 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

117. Les requérants demandent également 1 931,25 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et 11 562,50 EUR au titre des honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour, ainsi que 216 EUR au titre des frais exposés devant la Cour. Ils fournissent à titre de justificatif un décompte horaire du travail effectué par leur avocat, ainsi que des factures.

118. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

119. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’accorder conjointement aux requérants la somme de 4 000 EUR, moins les 850 EUR perçus au titre de l’assistance judiciaire, pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

120. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention relatif au décès de Mme Menekşe Şentürk;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel à raison du décès de Mme Menekşe Şentürk;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit qu’il ne s’impose plus de statuer séparément sur le reste des griefs ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros) conjointement aux deux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 4 000 EUR (quatre mille euros) conjointement aux deux requérants, moins les 850 EUR (huit cent cinquante euros) perçus au titre de l’assistance judiciaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award