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30/10/2012 | CEDH | N°001-114101

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARPETAS c. GRÈCE, 2012, 001-114101


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KARPETAS c. GRÈCE

(Requête no 6086/10)

ARRÊT

STRASBOURG

30 octobre 2012

DÉFINITIF

30/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Karpetas c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,
Anatoly Kovler,
Peer Lorenzen,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Linos-A

lexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 octobre 2012,

Rend l...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KARPETAS c. GRÈCE

(Requête no 6086/10)

ARRÊT

STRASBOURG

30 octobre 2012

DÉFINITIF

30/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karpetas c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,
Anatoly Kovler,
Peer Lorenzen,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 octobre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6086/10) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Miltiadis Karpetas (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me V. Chirdaris, avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, Mme K. Paraskevopoulou, assesseure auprès du Conseil juridique de l’Etat, et M. I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.

3. Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 1 (durée de la procédure) et une violation de l’article 10 de la Convention.

4. Le 31 août 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1951 et réside à Athènes.

6. Le requérant est avocat depuis 1977.

A. La genèse de l’affaire

7. Le 15 janvier 1997, une vente publique aux enchères d’un immeuble devait avoir lieu aux dépens de Mme X. H.-F. pour le recouvrement de créances d’un négociant en viande dont le requérant assurait la défense.

8. Le 15 janvier 1997, H.H., le mari de Mme X. H.-F., et son neveu firent irruption dans le cabinet du requérant et lui demandèrent de leur remettre les clés du cabinet. Comme le requérant refusa, ils l’agressèrent physiquement, le firent tomber et lui tirèrent une balle dans la jambe. Ils continuèrent à le frapper jusqu’à ce qu’il consente à téléphoner pour obtenir que la vente aux enchères n’ait pas lieu. Dès que le requérant put se libérer, il alerta la police et fut hospitalisé.

9. Le procureur engagea des poursuites contre H.H. et son neveu, M.H., pour chantage, coups et blessures volontaires et port et usage d’arme. Le 21 janvier 1997, l’affaire fut attribuée à une juge d’instruction qui, en raison de la gravité des infractions, émit le jour même un mandat d’arrêt contre H.H.

10. Le 6 février 1997, la police arrêta H.H. en vertu du mandat précité mais également en vertu de huit autres mandats antérieurement émis à son encontre pour d’autres infractions d’une certaine gravité.

11. Le 10 février 1997, H.H. comparut devant la juge d’instruction pour exposer sa défense. La juge d’instruction, sur proposition du procureur, le mit en liberté sous caution (d’un montant de 200 000 drachmes – 587 euros). Le requérant qui était présent réagit en disant à la juge d’instruction : « Ce n’est pas possible. Etes-vous sérieuse ? ». La juge d’instruction lui demanda de quitter son bureau en le menaçant d’ordonner son arrestation. Elle téléphona en même temps au procureur qui, dès qu’il entra dans le bureau, demanda au requérant de lui montrer sa carte d’avocat. Le requérant admet avoir apostrophé le procureur, en ces termes : « Ceci n’est pas la Justice. C’est l’arrière-boutique des gorilles de H.H. ».

12. Les 12 février et 9 mai 1997, le requérant saisit le procureur près la Cour de cassation de deux plaintes demandant des sanctions disciplinaires et pénales contre le procureur et la juge d’instruction. Dans sa seconde plainte, dont le contenu était similaire à la première, le requérant soutenait que la décision du procureur et de la juge d’instruction n’était pas banale et que d’autres motifs avaient poussé ces derniers à laisser en liberté H.H. moyennant une caution de 200 000 drachmes, le montant de cette somme semblant dérisoire. Il écrivait :

« Il reste les éventualités beaucoup plus graves comme le motif vénal et les liens avec la bande tentaculaire et influente de H.H. En dépit du fait qu’il est prouvé que H.H. agit à sa guise et a une influence dans les mécanismes névralgiques de l’Etat, je ne veux et je ne peux croire à aucune de ces éventualités, même si j’avais des indices. Il existe bien sûr le principe fondamental de l’indépendance des magistrats, qui constitue le fondement de la Justice, et dont les défendeurs pourraient se prévaloir. Mais ce principe existe pour protéger les magistrats des interventions extérieures et non pour les couvrir et être utilisé comme alibi pour des décisions suspectes, vénales, imposées par des bandes du milieu ou même empreintes d’un parti pris nuisible de la part de magistrats indignes et félons. Des indignes et des félons existent même dans les domaines les plus sacrés. (...) »

13. Le 30 juillet 1997, il engagea aussi contre ces deux personnes une action de prise à partie devant le tribunal des prises à partie, réitérant ce qu’il avait écrit dans ses plaintes.

14. Le procureur près la cour d’appel qui mena une enquête administrative préliminaire conclut que la réaction du procureur et de la juge d’instruction aux propos du requérant du 10 février 1997 était justifiée compte tenu de son attitude injurieuse. Le procureur près la Cour de cassation exprima son accord avec cette conclusion et la première des deux plaintes fut classée le 13 mars 1998. Le 4 janvier 1999, le procureur rejeta également la deuxième plainte.

15. Les 6 mai et 28 juin 1998 respectivement, les quotidiens « Adesmeftos Typos » et « Kathimerini » publièrent deux articles qui relataient le contenu des plaintes du requérant. L’article du premier quotidien contenait en outre une déclaration selon laquelle « la décision litigieuse était dictée par d’autres motifs ».

16. Exerçant son droit de réponse à un article publié par le quotidien « To Vima », à propos d’une enquête concernant le neveu M.H., lui aussi arrêté, le requérant envoya une lettre qui fut publiée au journal du 25 octobre 1998. Le passage pertinent de cette lettre se lisait ainsi :

« (...) de mes expériences et de ma perception acquises après vingt ans de présence dans le secteur de la Justice, j’ai le sentiment qu’un cas sur dix de promesses (de toute manière indignes) données par les avocats à leurs clients reçoit une suite dans le sanctuaire de la Justice. Ce n’est que comme ça que peuvent être interprétés certains cas de « jugements » judiciaires qui sont juridiquement et logiquement inexplicables (...). Le chantage que j’ai subi et ma blessure par balle ont été planifiés par l’oncle-patron et exécutés par lui et son neveu. La suite paradoxale et surprenante : l’oncle [H.H.] a été arrêté pour ces actes et, en dépit du fait qu’il était contumax et que huit mandats étaient émis contre lui, il a été mis en liberté (...), sous la seule condition du dépôt d’une caution de 200 000 drachmes (pas même assortie d’une interdiction de sortie du territoire). Et bien sûr le malfrat s’est empressé de quitter la Grèce. Ceux qui l’ont laissé partir n’étaient pas des avocats mais la juge d’instruction [Z.D.], et le procureur [S.M.]. Ces personnes n’ont jamais donné la moindre explication pour leur décision malgré le fait que le tribunal des actions de prise à partie a été saisi de l’affaire. Inculpé des mêmes infractions, [M.H.], qui exécutait les ordres de son oncle-patron, est [lui] en prison depuis 15 mois, parce qu’il a été placé en détention provisoire et parce que sa détention provisoire a été prolongée d’office au-delà de douze mois. Habitué à « évoluer » partout avec sa tactique habituelle et imparable de pots-de-vin et se rendant compte de la facilité avec laquelle l’oncle-patron a surmonté son problème, il cherche à faire de même et s’énerve car il n’arrive pas à trouver une échappatoire. Il néglige cependant deux détails importants : (...) qu’il a été jugé par d’autres juges (et non par ceux qui ont jugé l’oncle-patron) et qu’en matière de justice les échappatoires sont difficiles à trouver. Si son allégation selon laquelle il aurait dépensé 13 200 000 drachmes [afin d’obtenir sa libération] est vraie, il s’agit seulement d’une tentative ratée de créer le « circuit » dont il avait besoin. Comme il n’y a pas d’explication au traitement amical dont a fait l’objet l’oncle-patron, la conclusion logique est qu’il tombe dans l’un des dix cas que j’ai mentionnés (...) »

17. À la suite de la parution de cette lettre, le procureur adjoint près la Cour de cassation ordonna une enquête interne (enorki dioikitiki exetasi). Le requérant déposa devant lui le 10 novembre 1998. Il souligna qu’il était aigri et gêné par l’attitude du procureur et de la juge d’instruction qui ont eu à examiner son affaire. Il leur reprochait de ne pas lui avoir donné une explication raisonnable quant à leur décision de laisser H.H. en liberté et de s’être comportés envers lui, la victime, avec dureté et sarcasme. Ces éléments l’avaient convaincu que cette décision était anormale et ne pouvait manifestement s’expliquer que par l’influence de facteurs extérieurs.

B. La procédure devant le tribunal de première instance d’Athènes

18. Le 5 janvier 1999, le procureur et la juge d’instruction saisirent le tribunal de première instance d’Athènes. Ils demandaient que le requérant soit condamné à une peine d’emprisonnement d’un an et au versement de dommages-intérêts d’un montant de 50 000 000 drachmes (147 000 euros environ) pour le préjudice moral irréparable qu’il avait causé en raison de ses allégations mensongères et diffamatoires. Ils demandaient aussi que le requérant soit obligé de s’abstenir dans le futur de porter atteinte à leur personne par le biais de publications injurieuses et qu’il soit obligé de faire des excuses publiques, sous astreinte de 200 000 drachmes par jour de retard. Les deux magistrats considéraient qu’il avait été porté atteinte à leur personne par le contenu des documents suivants : les plaintes des 12 février et 9 mai 1997 auprès du procureur près la Cour de cassation, l’action en prise à partie du 30 juillet 1997, la lettre publié par le quotidien « To Vima », la déposition faite le 10 novembre 1998 auprès du procureur adjoint près la Cour de cassation ainsi que les deux articles parus dans les quotidiens « Adesmeftos Typos » et « Kathimerini » les 6 mai et 28 juin 1998 respectivement.

19. L’audience devant le tribunal de première instance fut fixée au 18 mars 1999.

20. Le 26 janvier 1999, le requérant demanda au procureur près la Cour de cassation plusieurs documents, dont toutes les propositions et décisions de mise en détention provisoire faites et prises respectivement par le procureur et la juge d’instruction depuis 1996.

21. N’ayant reçu aucune réponse, le requérant demanda à nouveau, le 17 mars 1999, par action incidente devant le tribunal de première instance, en vue de l’audience, la production de ces mêmes documents. Il demanda également une fixation prioritaire de l’audience dans cette action. Le tribunal en fixa la date au 20 mai 1999.

22. Le jour de l’audience sur l’action principale, soit le 18 mars 1999, le requérant demanda son ajournement afin qu’elle soit jointe à celle concernant l’action incidente fixée au 20 mai 1999. Le tribunal refusa. Il rejeta aussi une demande de récusation introduite par le requérant à la suite du rejet de la demande d’ajournement.

23. Le requérant assista à l’audience mais refusa d’y participer.

24. Par un jugement du 23 décembre 1999, le tribunal de première instance condamna le requérant à verser à chacun des demandeurs 30 000 000 drachmes (88 041 euros environ), de s’abstenir de toute atteinte similaire dans l’avenir et de s’excuser par écrit dans un délai de cinq jours après la notification du jugement, sous peine d’une amende de 50 000 drachmes par jour de retard et d’un emprisonnement d’un mois. Le requérant fut aussi condamné à payer les frais de justice de la partie adverse, soit 930 000 drachmes (2 729 euros environ) à chacun des deux plaignants.

C. La procédure devant la cour d’appel

25. Le 6 avril 2000, le requérant interjeta appel contre ce jugement. L’appel fut scindé en deux instances dans la mesure où il concernait la juge d’instruction d’une part, le procureur d’autre part.

1. La procédure relative au procureur

26. Initialement fixée au 8 février 2001, l’audience fut reportée au 31 mai 2001, date à laquelle elle eut effectivement lieu. Par une décision avant dire droit, la cour d’appel demanda un complément d’instruction, notamment l’audition de témoins.

27. L’audition des témoins proposés par la partie adverse du requérant eut lieu les 11 mars, 28 mai et 29 octobre 2002 et 14 janvier 2003. Celui des témoins proposés par le requérant les 11 mars et 21 octobre 2003, puis les 27 janvier, 20 avril, 29 juin et 2 novembre 2004.

28. L’audience sur le fond eut lieu le 26 mai 2005. Toutefois, la cour d’appel ordonna la tenue d’une nouvelle audience car le président de la formation de la cour d’appel se désista. Le 27 juin 2005, la partie adverse du requérant invita la cour d’appel à fixer une date d’audience. L’audience eut lieu le 8 décembre 2005.

29. Par un arrêt du 26 février 2006, la cour d’appel condamna le requérant à verser au procureur la somme de 15 000 euros. La cour d’appel souligna que par ses plaintes des 12 février et 9 mai 1997, son action en prise à partie du 30 juillet 1997, sa déclaration publiée le 6 mai 1998 dans le quotidien « Adesmeftos Typos », sa lettre publiée le 25 octobre 1998 dans le quotidien « To Vima », ainsi que dans sa déposition devant le procureur adjoint de la Cour de cassation du 10 novembre 1998, le requérant avait rapporté de manière répétée, soit directement, soit indirectement, de manière suggestive mais suffisamment claire, des faits dont le contenu pouvait porter atteinte et portait effectivement atteinte à l’honneur et à la réputation du demandeur en déclarant que la décision du procureur était motivée par des considérations autres qu’une appréciation erronée des faits, à savoir sa corruption. La cour d’appel releva en outre que le requérant avait émaillé ces allégations de corruption d’expressions dégradantes pour l’honneur du procureur, à savoir « une décision diffamatoire, vénale et empreinte d’une animosité maladive (...) qui n’est pas une décision de justice mais le produit de la bassesse et de la vulgarité humaines », « le montant de la somme donne le sentiment d’une ironie extrême et d’un ricanement », « il reste l’éventualité d’une appréciation vénale et des liens avec la bande tentaculaire et influente de H.H. » « [le principe de l’indépendance des juges] est utilisé comme alibi pour des décisions diffamatoires, vénales et empreintes d’une animosité maladive ou même d’un parti pris néfaste de la part de magistrats indignes et félons », « l’affection avec laquelle ce criminel a été traité », « ces gens n’ont pas donné la moindre explication à leur décision ».

30. La cour d’appel nota que ces déclarations avaient été faites devant des tiers, à savoir : d’une part, des personnes qui avaient reçu notification de ces documents (procureurs, magistrats, ministre de la Justice, président du barreau d’Athènes) ; d’autre part, des personnes qui avaient eu connaissance du contenu de ces documents dans le cadre de l’exécution de leurs fonctions (procureurs ayant été impliqués dans l’enquête disciplinaire, greffiers, membres du tribunal des prises à partie, inspecteur-conseiller de la Cour de cassation), et aussi les lecteurs innombrables des quotidiens « Adesmeftos Typos », et « To Vima ». Ces déclarations étaient mensongères et le requérant en était conscient. Le requérant, un avocat expérimenté ayant exercé le métier pendant presque vingt ans, savait que sa déclaration selon laquelle le procureur était corrompu ne correspondait pas à la réalité.

31. La cour d’appel releva, entre autres, qu’en déclarant « Ceci n’est pas la Justice. C’est l’arrière-boutique des gorilles de H.H. », le requérant avait manifesté de manière véhémente son dédain pour la personne du demandeur afin de lui causer préjudice. Elle considéra que l’argument du requérant selon lequel ces déclarations avaient été faites à l’occasion d’une procédure judiciaire devait être écarté, estimant que le caractère illégal de son acte ne s’en trouvait pas levé, dans la mesure où les déclarations litigieuses incluaient un élément calomnieux. Le requérant ne s’était pas contenté d’exprimer son désaccord avec la décision du procureur ou une critique, voire même à demander une enquête disciplinaire contre lui, mais il avait avancé des faits mensongers, à savoir la corruption du demandeur, ce qui était diffamatoire et portait gravement atteinte à l’honneur et la réputation d’un serviteur de la justice.

32. La cour d’appel rejeta la demande du requérant tendant à ce que le procureur soit cité à comparaître devant elle en application de l’article 245 du code de procédure pénale. Elle considéra que cet article visait à assurer le caractère complet de l’argumentation des parties et se distinguait de l’article 415 du même code, qui concernait l’audition des parties aux fins de l’établissement de preuves. A cet égard, la cour d’appel releva que tant le procureur que la juge d’instruction avaient exprimé de manière suffisamment claire, dans le cadre de l’action de prise à partie, les raisons les ayant amenés à statuer comme ils l’avaient fait à l’égard de H.H.

33. Enfin, la cour d’appel ordonna l’effacement de certaines phrases et expressions contenues dans le mémoire d’appel du requérant, en ce qu’elles contenaient des insinuations de partialité à l’encontre des juges et de la présidente du tribunal de première instance.

34. En réduisant le montant de la sanction qu’elle imposa au requérant, la cour d’appel entendit prendre en considération l’état psychologique dans lequel celui-ci se trouvait suite à l’agression dont il avait fait l’objet.

2. La procédure relative à la juge d’instruction

35. A l’audience du 15 février 2001, par une décision avant dire droit, la cour d’appel ordonna un complément d’instruction, notamment l’audition de témoins. Celui-ci eut lieu les 8 avril, 13 mai, 16 septembre et 9 décembre 2002, 17 mars, 2 juin, 20 octobre et 3 novembre 2003 (en raison d’une grève des avocats), 26 janvier, 15 mars et 2 mai 2004.

36. L’audience sur le fond débuta le 27 décembre 2004, mais fut reportée aux 2 juin 2005, 2 février, 12 octobre (en raison de la tenue des élections municipales et régionales) et 15 octobre 2006, 22 février et 11 octobre 2007, 31 janvier (en raison d’une journée de deuil national pour le décès de l’archevêque d’Athènes), 22 mai et 13 novembre 2008 (en raison des arrêts de travail des greffiers) et 21 mai 2009. A l’audience du 24 juillet 2009, par une décision avant dire droit, la cour ordonna la tenue d’une nouvelle audience en raison du désistement d’un juge de la cour d’appel. Par la suite, le 24 septembre 2009, la partie adverse du requérant invita la cour d’appel à fixer une nouvelle date d’audience. Fixée au 21 octobre 2010, celle-ci fut reportée (à la demande du requérant en raison du fait que la décision avant dire droit n’était pas mise au net) au 20 octobre 2011 puis encore reportée en raison de la grève des greffiers.

37. La procédure est encore pendante.

D. La procédure devant la Cour de cassation

38. Le 22 décembre 2006, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 26 février 2006 (paragraphe 29 ci-dessus). Il invoquait entre autres, une violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention. Il mettait en cause la motivation de l’arrêt d’appel au titre de l’article 6 et se prévalait de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Rizos et Daskas c. Grèce (no 65545/01, 27 mai 2004) au titre de l’article 10.

39. L’audience fut fixée au 21 janvier 2008, mais reportée au 12 janvier 2009.

40. Le 17 décembre 2007, le procureur notifia au requérant une injonction de payer la somme de 33 388,70 euros, sur la base de l’arrêt de la cour d’appel (intérêts inclus). Le requérant introduisit une demande de sursis à exécution de cette injonction qui fut rejetée par la Cour de cassation, en chambre du conseil, le 7 janvier 2008.

41. Le 26 mai 2008, le barreau d’Athènes intervint dans la procédure en faveur du requérant.

42. L’audience, qui avait entretemps été ajournée, eut lieu le 12 janvier 2009.

43. Par un arrêt no 545/2009, du 9 mars 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi et l’intervention du barreau. Elle jugea que la cour d’appel n’avait pas violé l’article 6 § 1 de la Convention, que celle-ci avait correctement qualifié les déclarations comme injurieuses pour l’honneur et la réputation du procureur et que les motifs de son arrêt n’étaient pas contradictoires. Se référant à l’article 10 de la Convention, elle jugea que si l’article 367 du code pénal permettait de lever le caractère illicite d’un acte dans le but de protéger un droit (autre que la liberté d’expression), il ne le prévoyait pas en cas de diffamation calomnieuse, de sorte que la cour d’appel avait à juste titre refusé d’appliquer cet article en l’espèce. Par ailleurs, les déclarations du requérant à l’égard du procureur ne pouvaient pas être considérées comme de simples et légitimes jugements de valeur.

44. L’arrêt de la Cour de cassation fut mis au net le 27 mai 2009 mais la délivrance d’une copie de l’arrêt ne fut possible qu’à partir du 10 juin 2009, date à laquelle il fut certifié conforme puis archivé, selon l’attestation produite par la Cour de cassation elle-même.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

45. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :

Article 363

Diffamation calomnieuse

« Si dans le cas de l’article 362, les faits sont mensongers et la personne responsable de leur diffusion le savait, elle est punie d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois ; une sanction pécuniaire peut être imposée en sus de l’emprisonnement (...). »

Article 367

« 1. Ne constituent pas des actes préjudiciables: a) les jugements défavorables des travaux scientifiques, artistiques ou professionnels, b) les déclarations défavorables contenues dans les documents d’une autorité publique sur des sujets qui relèvent de sa compétence et c) les manifestations qui ont lieu dans le cadre de l’exercice des fonctions officielles, de l’exercice de la puissance publique ou pour la protection d’un droit (...).

2. La disposition précédente n’est pas applicable : a) lorsque les appréciations et déclarations susmentionnées contiennent l’élément constitutif de l’infraction de l’article 363 [diffamation calomnieuse] et b) lorsqu’il ressort de la manière ou des circonstances dans lesquelles l’acte a été commis qu’il y avait une intention de commettre une injure ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

46. Le requérant allègue que la durée de la procédure terminée par l’arrêt no 545/2009 de la Cour de cassation, a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

47. Avec le Gouvernement, la Cour constate que le requérant, tant dans sa requête que dans ses observations, ne se plaint que de la procédure qui a commencé le 5 janvier 1999 avec la saisine du tribunal de première instance et qui, après la disjonction des causes en instance d’appel, a pris fin avec l’arrêt no 545/2009 de la Cour de cassation, c’est-à-dire de la procédure relative au procureur. La procédure en cause a donc duré dix ans et cinq mois environ pour trois instances.

A. Sur la recevabilité

48. Le Gouvernement soutient que ce grief devrait être rejeté pour non‑respect du délai de six mois en ce qui concerne la procédure en cause. Il souligne que la date critique est le 9 mars 2009, date à laquelle la Cour de cassation a rendu son arrêt, car c’est à partir de cette date en général que les parties connaissent l’issue de la procédure et peuvent prendre connaissance du projet de l’arrêt de la Cour de cassation. A défaut de prendre en considération cette date, il faudrait retenir celle de la mise au net de l’arrêt, soit le 27 mai 2009.

49. Le requérant s’oppose à cette thèse.

50. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, lorsque la signification de la décision interne définitive n’est pas prévue en droit interne, comme en l’espèce, il convient de prendre en considération la date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (voir parmi d’autres Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, CEDH 1999-II). Or, cette date est celle à partir de laquelle elles peuvent obtenir copie certifiée de l’arrêt de la haute juridiction concernée (Stavrinoudakis c. Grèce, no 26307/07, § 22, 29 octobre 2009 et Tsasnik et Kaounis c. Grèce, no 3142/08, § 26, 14 janvier 2010).

51. Dans l’affaire Tsasnik et Kaounis précitée, la date à laquelle l’arrêt de la Cour de cassation avait été mis au net et certifié conforme était la même, ce qui n’a pas été le cas dans la présente affaire. La Cour considère qu’en pareil cas, la date déterminante à compter de laquelle il faudrait calculer le délai de six mois de l’article 35 § 1 de la Convention devrait être celle à laquelle l’arrêt est certifié conforme car c’est elle qui « rend possible la délivrance d’une copie certifiée conforme », comme le précise d’ailleurs la Cour de cassation dans les attestations qu’elle fournit aux intéressés, et qui leur permet de prendre connaissance du contenu définitif de l’arrêt.

52. En l’occurrence, la Cour note que si l’arrêt de la Cour de cassation, décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, fut mis au net le 27 mai 2009, il ne fut certifié conforme et archivé que le 10 juin 2009, date à partir de laquelle le requérant pouvait en obtenir copie et connaître son contenu exact. Il s’ensuit que la requête, introduite le 10 décembre 2009, n’est pas tardive.

53. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

54. Le Gouvernement affirme que la durée de la procédure devant le tribunal de première instance était raisonnable. Celle devant la cour d’appel l’était aussi car la cour d’appel a été amenée à prendre trois décisions, à savoir deux décisions avant dire droit et celle sur le fond de l’affaire. Le Gouvernement souligne que le requérant a aussi demandé l’ajournement de l’audience à six reprises devant la cour d’appel. Enfin, la Cour de cassation a eu à se prononcer non seulement sur le pourvoi, mais aussi sur l’intervention du barreau d’Athènes.

55. Le requérant prétend que la procédure n’a pas respecté les exigences de l’article 6 § 1.

56. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII). La Cour a ainsi traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).

57. En l’espèce, la Cour note que la durée globale de la procédure, supérieure à dix ans pour trois instances, est a priori trop longue. Si la procédure devant le tribunal de première instance a duré onze mois et dix‑huit jours, une durée qu’on ne saurait qualifier de déraisonnable, tel n’est pas le cas des procédures d’appel et de cassation.

58. En deuxième degré de juridiction, la cour d’appel, saisie le 6 avril 2000, ne s’est prononcée que cinq ans et dix mois plus tard environ. Si elle a ordonné un complément d’instruction par une décision avant dire droit du 31 octobre 2001, l’audition des témoins proposés par la partie adverse du requérant a duré jusqu’au 14 janvier 2003 et celle des témoins proposés par le requérant du 11 mars 2003 au 2 novembre 2004 (paragraphe 27 ci‑dessus). La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel le nombre total d’audiences est dû à des demandes d’ajournement présentées par le requérant. Elle rappelle néanmoins sur ce point que l’attitude des intéressés ne dispense pas les juges d’assurer la célérité voulue par l’article 6 § 1 (Litoselitis c. Grèce, no 62771/00, § 30, 5 février 2004). La Cour relève aussi que le 26 mai 2005, date de l’audience, le président de la formation de la cour d’appel s’est désisté, de sorte qu’une nouvelle audience a eu lieu le 8 décembre 2005.

59. Pour sa part, la procédure devant la Cour de cassation a débuté le 22 décembre 2006 et pris fin le 10 juin 2009. Elle a donc duré deux ans et cinq mois et dix-huit jours. A l’intérieur de ce délai, la Cour note que, suite au report de l’audience du 21 janvier 2008 une nouvelle audience n’a été fixée qu’au 12 janvier 2009 soit près d’un an plus tard. Enfin, la demande d’intervention a été présentée après le report d’audience et jugée en même temps que le pourvoi, ce qui n’a pas retardé la procédure.

60. Au vu de tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

61. Le requérant se plaint que sa condamnation civile à verser des dommages-intérêts au procureur constitue une atteinte injustifiée à son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

62. Le Gouvernement soutient que ce grief devrait aussi être rejeté pour non-respect du délai de six mois. La Cour renvoie à cet égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue au paragraphe 52 du présent arrêt.

63. Elle constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

64. Le Gouvernement admet l’existence d’une ingérence qui était « prévue par la loi », à savoir les articles 361-363 du code pénal et 57, 59 et 914 du code civil. Il souligne que lorsque les plaintes du requérant contre les deux magistrats ainsi que l’action de prise à partie ont été rejetées, le requérant s’est adressé à la presse. Toutefois, ce que celui-ci a rapporté à la presse dissimulait des aigreurs personnelles qui n’avaient aucune relation avec la liberté d’expression. Les trois juridictions qui ont eu à se prononcer sur l’affaire ont toutes reconnu le caractère diffamatoire des déclarations du requérant et le fait que celles-ci n’étaient pas fondées sur des faits réels. En raison de la nature de leurs fonctions, le procureur et la juge d’instruction n’avaient pas la possibilité d’exercer un droit de réponse dans la presse ; leur seule option était de se défendre sur le plan judiciaire. Les déclarations du requérant ne se limitaient pas à exprimer un doute sur la justesse d’une décision judiciaire, mais excluaient la possibilité que les magistrats aient agi selon les règles de la déontologie. Il prétend que l’ingérence était proportionnée au but poursuivi, soit protéger l’honneur et la réputation des deux magistrats.

65. Le requérant rétorque que tout ce qui était contenu dans ses rapports, plaintes et actions, constituait des jugements de valeur, une critique et la manifestation d’une inquiétude plus générale de sa part quant au fonctionnement de la justice. Il se prévaut de plusieurs arrêts de la Cour dans lesquels celle-ci a conclu à la violation de l’article 10 lorsque des journalistes ou des avocats avaient été condamnés pour avoir critiqué la justice. Dans le cas précis, il exprimait une critique acerbe mais pas particulièrement sévère quant au seul fait que l’accusé avait été mis en liberté contre le simple versement d’une caution de 585 euros alors qu’il était soupçonné d’avoir commis une série d’infractions très graves à son encontre. La justice grecque n’a pris en considération ni sa qualité d’avocat, ni celle de victime brutalisée et humiliée (cible d’un coup de feu, victime de chantage, de dommage corporel et d’humiliation devant une collaboratrice).

66. Réitérant les passages pertinents de ces déclarations, il souligne que celles-ci ne constituaient pas une énumération de faits précis, visant les deux magistrats qui étaient intervenus dans l’affaire, mais des jugements de valeur sur le plan d’une problématique plus générale. Or cela lui a valu non seulement d’être condamné à payer une forte somme d’argent mais aussi, par voie de conséquence, de voir sa maison familiale mise aux enchères. En fait, le 28 mai 2008, le procureur avait fait procéder à la confiscation de son appartement et à la vente de celui-ci aux enchères, pour le paiement des sommes dues en vertu de l’arrêt du 26 février 2006. L’attitude des autorités et la sévérité de la sanction qui l’a frappée rendent l’ingérence disproportionnée par rapport au but poursuivi.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

67. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit s’assurer que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 et ce en se fondant, de surcroît, sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, § 31 ; Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998‑VI, § 46 ; Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).

68. La Cour rappelle aussi que lorsque des informations concernant le fonctionnement de la justice, institution essentielle à toute société démocratique, sont rapportées dans la presse, il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celui-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no. 313, § 34).

69. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, §§ 75-76, CEDH 2001-VIII ; Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II ; De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I ; Prager et Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997‑IV). Plus une allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI).

70. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la gravité des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI).

b) Application des principes en l’espèce

71. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour note au préalable que les parties s’accordent à considérer que les arrêts des juridictions internes constituent une ingérence dans la liberté d’expression du requérant. En outre, il n’est pas contesté que l’ingérence incriminée était « prévue par la loi », à savoir l’article 363 du code pénal. En dernier lieu, la mesure restrictive en cause poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence celle des serviteurs de la justice.

72. Les parties ont concentré leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. La Cour se penchera dès lors sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants.

73. La Cour relève tout d’abord que le requérant, avocat expérimenté, a été condamné pour diffamation calomnieuse commise, entre autres, par voie de presse à l’égard d’un procureur suite à la libération sous caution de son agresseur, une personne avec de sérieux antécédents criminels. Le requérant avait déposé deux plaintes contre le procureur et la juge d’instruction et introduit une action de prise à partie devant le tribunal des prises à partie. Tant ces plaintes que cette action ont été rejetées, respectivement par les procureurs compétents et le tribunal précité. L’incident et les procédures ont fait l’objet d’articles dans la presse, dans trois grands quotidiens nationaux. Les articles se référaient aux déclarations du requérant faites dans ses plaintes. L’un des quotidiens a aussi publié une lettre du requérant qui exerçait son droit de réponse à un article publié antérieurement (paragraphe 16 ci-dessus) à propos d’une enquête concernant l’un de ses agresseurs. Ils reproduisaient les propos tenus par le requérant à l’égard du procureur et de la juge d’instruction et mettaient surtout en avant une déclaration du requérant selon laquelle la décision de libérer les agresseurs pouvait être expliquée par des motifs autres que juridiques, insinuant une possible corruption.

74. Pour confirmer la condamnation du requérant prononcée par le tribunal de première instance, la cour d’appel a considéré que le requérant avait relaté de manière répétée, soit directement, soit indirectement de manière suggestive mais suffisamment claire, des faits dont l’imputation pouvait porter atteinte et avait effectivement porté atteinte à l’honneur et la réputation du procureur, en présentant sa décision comme motivée par des considérations autres qu’une appréciation erronée des faits, laissant clairement entendre la corruption de l’intéressé. Le requérant avait émaillé ces allégations de corruption d’expressions dégradantes pour l’honneur du procureur, en évoquant notamment « une décision diffamatoire, vénale et empreinte d’une animosité maladive » et « il reste l’éventualité d’une appréciation vénale et des liens avec la bande tentaculaire et influente de H.H. ». Selon la cour d’appel, ces déclarations étaient mensongères et le requérant en était conscient. Avocat expérimenté ayant exercé le métier pendant presque vingt ans, il savait que sa déclaration selon laquelle le procureur était corrompu ne correspondait pas à la réalité.

75. La Cour estime devoir distinguer la présente affaire de certains précédents invoqués par le requérant en sa faveur, notamment les arrêts Nikula c. Finlande (no 31611/96, 21 mars 2002), Katrami c. Grèce (no 19331/05, 6 décembre 2007) et Kanellopoulou c. Grèce (no 28504/05, 11 octobre 2007), où la Cour a conclu à une violation de l’article 10. Dans le premier, la requérante, avocate, avait critiqué la manière dont un procureur s’était acquitté de ses fonctions dans l’affaire dirigée contre la cliente de celle-ci et sur la tactique choisie par lui, et elle ne l’avait pas fait dans la presse, comme en l’espèce, mais au cours d’une instance. Dans le second et le troisième, les requérants avaient fait l’objet de condamnations à des peines d’emprisonnement avec sursis.

76. En l’occurrence, la Cour estime qu’il y a lieu de distinguer selon que les déclarations litigieuses du requérant avaient comme destinataires les magistrats appelés ès-qualités à connaître de son affaire et intervenus dans l’enquête relative aux plaintes et à l’action de prise à partie, d’une part, et la presse d’autre part.

77. La Cour note que la présente affaire a pour origine un différend entre le requérant, d’une part, et le procureur et la juge d’instruction, d’autre part, au sujet d’une affaire judiciaire qui faisait l’objet d’une enquête interne à la justice qui se déroulait entre les intéressés et les magistrats chargés de celle‑ci et qui n’était pas destinée à sortir du cercle des personnes qu’elle mobilisait (voir, mutatis mutandis, Skalka c. Pologne, no 43425/98, § 42, 27 mai 2003).

78. Toutefois, la divulgation dans la presse des déclarations litigieuses du requérant était de nature à faire croire au public que la décision du procureur et de la juge d’instruction était fondée sur une possible corruption de ceux-ci alors que ces déclarations, bien que voilées, étaient d’une gravité dépassant la limite du commentaire admissible, sans solide base factuelle. En effet, s’il est vrai que la libération de H.H. était soumise à des conditions particulièrement indulgentes au vu de la gravité des faits qui lui étaient reprochés, force est de constater que cet élément ne suffisait pas, à lui seul, pour prouver les conclusions tirées par le requérant. Si la plus grande partie des déclarations du requérant étaient effectivement des jugements de valeur et pouvaient se justifier par son droit légitime à l’indignation face à une décision qui lui semblait injuste, la Cour rappelle que faute d’une base factuelle suffisante, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Feldek, précité, §§ 75-76). La Cour relève à cet égard qu’à aucun moment, le requérant n’a rapporté – ou même tenté de rapporter- la preuve de la véracité de ses allégations de corruption.

79. Par ailleurs, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public pour bien fonctionner. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux (Sgarbi c. Italie (déc.), no 37115/06, 21 octobre 2008 et Sophie Floquet et Francis Esménard c. France (déc.), nos 29064/08 et 29979/08, 10 janvier 2012). Le requérant n’a pas pris ses précautions pour éviter d’employer des expressions prêtant à confusion et son indignation ne saurait suffire à justifier une réaction si violente et méprisante pour la justice de sa part (voir, mutatis mutandis, Růžový panter, o.s. c. République tchèque, no 20240/08, § 34, 2 février 2012 et Skalka, précité, § 37).

80. Quant à la proportionnalité de la sanction, la Cour relève que la cour d’appel a réduit la sanction de 88 041 euros imposée en première instance à 15 000 euros. A ce sujet, la cour d’appel a pris en considération l’état psychologique dans lequel se trouvait le requérant suite à l’agression dont il avait fait l’objet. S’il est indéniable que le montant de cette condamnation est important, il ne présente pas de caractère déraisonnable (voir, par exemple, Malvoisin c. France (déc.), no 44164/10, 11 janvier 2011).

81. Dans ces circonstances et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre le requérant n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi. Elles étaient donc justifiées au titre de l’article 10 § 2 de la Convention.

82. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

83. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 6 § 1, car selon lui les juridictions internes qui ont eu à examiner son affaire n’étaient pas indépendantes et impartiales. A l’appui de cette allégation, il met en avant le rejet de sa demande d’ajournement de l’audience par le tribunal de grande instance et le rejet de sa demande de sursis à exécution de l’arrêt de la cour d’appel. Il prétend que les juridictions internes l’ont traité non pas comme une partie à la procédure devant elles mais comme une partie adverse. Il se plaint aussi de ce que la cour d’appel a pris sa décision sans indiquer comment et selon quels éléments de preuve elle est parvenue à ses conclusions.

84. La Cour note que le requérant n’a pas soulevé la question de l’impartialité des juridictions internes devant la Cour de cassation, puisque dans son moyen relatif à l’article 6, il affirmait seulement que l’arrêt de la cour d’appel n’était pas suffisamment motivé. Au demeurant, une telle allégation ne correspond pas à la réalité : long de plus de trente pages, l’arrêt expose de manière étendue les extraits de différentes déclarations du requérant qui ont servi de fondement pour sa condamnation.

85. Enfin, le requérant invoque une violation des articles 13 et 14 de la Convention, mais sous cet angle ces griefs se confondent avec celui tiré de l’article 6 § 1 (impartialité).

86. Il s’ensuit que cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1, 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

87. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

88. Le requérant réclame 105 850,31 euros (EUR) au titre du préjudice matériel moral qu’il aurait subi et qui se décomposent ainsi : 4 100 EUR pour frais de justice, 4 111,19 EUR pour frais d’exécution, 33 209,12 EUR pour les prétentions de la partie adverse telles qu’admises par l’arrêt de la cour d’appel et 64 430 EUR correspondant au prix de la vente aux enchères de son appartement. Il réclame aussi 100 000 EUR pour le dommage moral subi de par les violations des articles 6 et 10 de la Convention.

89. En ce qui concerne le dommage matériel, le Gouvernement considère que le requérant n’a droit à aucune indemnité, sauf, le cas échéant, pour couvrir le montant auquel il a été condamné par la cour d’appel. Quant au dommage moral, il estime que le requérant ne devait recevoir aucune somme, compte tenu de sa contribution personnelle au retard de la procédure à travers notamment ses six demandes d’ajournement.

90. La Cour rappelle qu’elle n’a conclu à la violation de l’article 6 § 1 qu’en raison de la durée de la procédure. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

91. Le requérant demande également 1 230 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

92. Le Gouvernement met en doute le fait que le requérant ait pu payer, dans une période de crise économique, la somme de 1 230 EUR pour la rédaction d’une requête et des prétentions au titre de l’article 41. Il estime qu’une somme de 500 EUR serait suffisante.

93. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

94. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 en ce qui concerne la durée de la procédure et au grief relatif à l’article 10 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenNina Vajić
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-114101
Date de la décision : 30/10/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Délai raisonnable);Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : KARPETAS
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CHIRDARIS V.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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