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23/10/2012 | CEDH | N°001-114258

CEDH | CEDH, AFFAIRE NİHAYET ARICI ET AUTRES c. TURQUIE, 2012, 001-114258


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NİHAYET ARICI ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 24604/04 et 16855/05)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2012

DÉFINITIF

23/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nihayet Arıcı et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović

,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NİHAYET ARICI ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 24604/04 et 16855/05)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2012

DÉFINITIF

23/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nihayet Arıcı et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24604/04 et 16855/05) dirigées contre la République de Turquie et dont neuf ressortissants de cet Etat, Mmes Nihayet Arıcı, Hanefi Arıcı, Siman Töre, Mahsime Arıcı, Sidap Arıcı, Azade Arıcı et Gülendam Arıcı, respectivement épouse et enfants du défunt Mehmet Arıcı, ainsi que Abdullah Güngör et Hila Güngör, parents du défunt Muhsin Güngör (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 mai 2004 et le 16 avril 2005 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me M. Demiroğlu, avocat à Hakkari. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguent principalement une violation des articles 2 et 13 de la Convention en raison du décès de leurs proches.

4. Le 19 novembre 2009, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1951, 1978, 1974, 1980, 1980, 1979 et 1979, ainsi qu’en 1946 et 1931. Ils résident à Hakkari.

A. La version des requérants

6. Le 28 septembre 1999, un groupe de militaires appartenant à la 1re brigade de commandos de Kayseri entra dans le village de Bozyamaç (Şemdinli) et procéda à la fouille de plusieurs maisons, dont celle de Mehmet Arıcı, connu également sous le prénom de Kahraman. Durant la fouille, il fut interdit aux habitants de quitter le village.

7. Après le départ des militaires, une série de coups de feu fut entendue par les villageois.

8. Ces derniers partirent à la recherche de Mehmet Arıcı, qui avait quitté le village tôt le matin afin de faire paître ses bêtes et qui n’était pas rentré depuis, mais ne parvinrent pas à le retrouver.

9. Le même jour Muhsin Güngör quitta son village d’Anadağ (Şemdinli) pour rendre visite à son frère, qui accomplissait son service militaire dans la ville de Van. Par la suite, il fut retrouvé mort.

B. La version du Gouvernement

10. A la suite de rumeurs selon lesquelles il y aurait eu un affrontement le 29 septembre 1999, les habitants du village de Bozyamaç découvrirent les corps de sept personnes sur le plateau d’Öveç.

11. L’autopsie révéla que l’un des corps retrouvés était celui de Mehmet Arıcı et un autre celui de Muhsin Güngör.

C. L’enquête menée par les autorités nationales

1. L’enquête menée par le procureur de la République

12. Le 29 septembre 1999, les corps de Mehmet Arıcı et de Muhsin Güngör ainsi que ceux de cinq ressortissants irakiens furent découverts ensevelis sous un rocher sur le plateau d’Öveç. Des traces de sang et 79 douilles de balles furent trouvées à proximité.

13. Le procureur en charge de l’affaire demanda aux autorités militaires de lui transmettre les noms des militaires ayant participé à l’opération de fouille du 28 septembre 1999 au village de Bozyamaç.

14. Les autorités compétentes indiquèrent qu’aucune opération n’avait été menée dans ce village à la date indiquée.

15. Le 30 septembre 1999 fut établi un rapport d’autopsie et d’examen mortuaire des sept corps retrouvés, dont celui de Mehmet Arıcı. Ce rapport constatait notamment ce qui suit :

– Le muhtar de Bozyamaç (« le muhtar »), Mecit Atayılmaz, avait déclaré que le 28 septembre 1999 vers midi la gendarmerie de Güzelkonak l’avait appelé et il s’y était rendu avec son propre véhicule. Il avait parlé avec le gendarme A.M. Ce dernier lui avait dit que les commandants des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri voulaient le voir. Il s’était rendu avec A.M. au quartier des commandos de Kayseri. Il s’était entretenu avec le commandant des commandos de Kayseri vers 17 h 30. Celui-ci lui avait dit que les unités liées aux commandos de Kayseri avaient mené une opération militaire aux environs du village de Bozyamaç. Au cours de cette opération, ils avaient placé en garde à vue quatre Irakiens et Mehmet Arıcı ; ceux-ci allaient être remis aux gendarmes. Le 29 septembre 1999 il avait appelé le commandant de la gendarmerie de Şemdinli, Ş.Ş., qui lui avait demandé de venir à la garnison. Ş.Ş. lui avait dit que derrière leur village un affrontement armé avait eu lieu et que, selon les dires des commandos de Kayseri, sept terroristes avaient été retrouvés morts. Le commandant de la gendarmerie lui avait demandé de se rendre sur la zone de combat pour confirmer les déclarations des commandos de Kayseri ;

– Le muhtar avait informé le procureur de la République de la découverte de sept corps à huit kilomètres environ de son village, au lieu-dit Ayıyatağı, sur le plateau de Bozyamaç sur le versant de Güzelkonak. En raison des mines antipersonnel et de l’insuffisance des mesures de sécurité, il avait été demandé au muhtar de faire venir les corps à Bozyamaç. Le muhtar avait amené les corps par véhicule dans les locaux de l’école primaire de Bozyamaç ;

– Le médecin avait constaté que les personnes retrouvées avaient été tuées par balles avec des armes à canon long. En particulier, Mehmet Arıcı était décédé des suites d’une destruction cérébrale ;

– Le 30 septembre 1999, le procureur de la République avait délivré un permis d’inhumer pour les sept personnes décédées.

16. Le procès-verbal établi le 30 septembre 1999 par le procureur de la République et signé par le muhtar indiqua que 79 douilles de balles provenant d’armes à feu utilisées par les militaires avaient été retrouvées sur les lieux de l’incident où les sept corps avaient été retrouvés.

17. Le 4 octobre 1999, la gendarmerie établit un procès-verbal selon lequel, à la suite d’un affrontement armé survenu le 28 septembre 1999 sur le plateau d’Öveç, près du village de Bozyamaç, les corps de sept personnes, dont Mehmet Arıcı, avaient été retrouvés par les villageois. Les six autres personnes, de nationalité irakienne, n’avaient pas pu être identifiées. Des photographies de la zone concernée avaient été effectuées mais aucun élément de preuve ou pièce à conviction n’avait été retrouvé.

18. Le 5 octobre 1999, le procureur de la République entendit par l’intermédiaire d’un interprète Nihayet Arıcı, épouse de Mehmet Arıcı, qui ne parlait pas le turc. Elle fit la déclaration suivante :

– Son mari était berger et ne menait pas d’activité de contrebande. Le 28 septembre 1999, il avait quitté le domicile tôt le matin pour aller faire paître les chèvres. Après son départ, les militaires étaient venus perquisitionner le village et ils ne l’avaient pas autorisée à rejoindre son époux. Les militaires leur avaient dit qu’ils appartenaient aux commandos de Kayseri. De 9 h 30 à 10 heures, les militaires avaient perquisitionné sa maison, puis les mêmes militaires l’avaient fouillée une deuxième fois. Au cours de la première perquisition, les militaires avaient demandé les noms de son époux, de son fils qui était incorporé sous les drapeaux ainsi que le prénom de sa fille aînée. Au cours de la seconde perquisition, les militaires avaient demandé les noms de ses autres enfants. Lors de cette deuxième perquisition, les militaires étaient accompagnés de Rakıp Onay, un villageois. Le muhtar ne se trouvait pas au village. Puis, les militaires étaient revenus perquisitionner sa maison une troisième fois, sans trouver de pièces à conviction. A cette dernière occasion, les militaires avaient établi un procès-verbal. Elle avait demandé en vain à Rakıp Onay pour quelle raison les militaires avaient perquisitionné à trois reprises sa maison. Le commandant avait déclaré que Mehmet Arıcı avait été placé en garde à vue. Ne parlant pas le turc, elle n’avait pas demandé le motif de son placement en garde à vue. Elle n’avait pas été témoin du placement en garde à vue de son époux mais à la nuit tombée son époux n’était pas revenu à la maison. Elle avait entendu des tirs d’armes à feu en rafale qui provenaient de derrière le village. Comme il faisait nuit, elle n’avait pas pu se rendre sur les lieux de l’incident. Le lendemain, le 29 septembre 1999, elle et d’autres villageois étaient partis à la recherche de son époux. Elle avait vu les chèvres, mais pas son époux. Elle avait prévenu le muhtar, qui avait demandé aux militaires le lieu où se trouvait son époux. Le 30 septembre 1999, les villageois étaient partis à la recherche de son époux ; elle était restée auprès de ses enfants. Le 30 septembre 1999, vers 20 h 30, les villageois lui avaient annoncé qu’ils avaient retrouvé le corps de son mari ainsi que de six autres personnes à six kilomètres environ de son village, derrière le village de Korğan. Des villageois avaient été témoins de l’arrestation de son époux par les militaires ; il s’agissait de Burhan Eren et Emin Eren. En outre, elle précisait que son époux n’était pas membre du PKK. Elle portait plainte contre les militaires des commandos de Kayseri.

19. Le 5 octobre 1999, le procureur de la République entendit par l’intermédiaire d’un interprète Azade Arıcı, fille de Mehmet Arıcı, qui ne parlait pas le turc. Elle fit la déclaration suivante :

– Elle avait déjà été entendue par la gendarmerie. Le 28 septembre 1999 vers six heures du matin son père avait quitté la maison pour emmener paître les chèvres. Elle devait le rejoindre pour le déjeuner mais les militaires l’en avaient empêchée. Les militaires des commandos de Kayseri avaient perquisitionné leur maison à trois reprises. La première fois, Rakıp Onay n’était pas présent. A cette occasion, les militaires lui avaient demandé son nom et ceux de son père, de sa mère, et de son frère qui était incorporé sous les drapeaux. La deuxième fois, les militaires étaient accompagnés de Rakıp Onay mais ils ne leur avaient pas dit pour quel motif ils effectuaient une deuxième perquisition. A cette occasion, ils avaient demandé le nom de sa sœur. Les militaires avaient perquisitionné leur maison une troisième fois. Elle avait demandé aux militaires ainsi qu’à Rakıp Onay les raisons des perquisitions mais ils ne lui avaient pas répondu. Ils avaient établi un procès-verbal sans avoir trouvé de pièces à conviction. Vers midi, elle était allée rejoindre son père pour le déjeuner mais elle ne l’avait pas retrouvé. Burhan Eren et Emin Eren avaient vu les militaires des commandos de Kayseri emmener son père. Le soir, elle avait entendu des tirs d’armes à feu provenant de derrière leur village. Son père n’était pas venu à la maison; elle avait pensé qu’il était placé en garde à vue au poste de gendarmerie. Le lendemain, les villageois étaient partis à la recherche de son père mais ils ne l’avaient pas retrouvé. Le 30 septembre 1999, les villageois avaient retrouvé le corps de son père et de six autres personnes sur le plateau d’Öveç près du lieu-dit Ayıyatağı. Elle portait plainte contre les militaires des commandos de Kayseri qui avaient tué son père.

20. Le 5 octobre 1999, le procureur de la République entendit Rakıp Onay. Durant son audition, il déclara notamment ce qui suit :

– Il avait déjà été entendu par la gendarmerie. Il était du village de Bozyamaç et connaissait Mehmet Arıcı. Le 28 septembre 1999, le bataillon de Güzelkonak des commandos de Kayseri était venu perquisitionner le village. Les militaires avaient perquisitionné en sa présence la maison de Mehmet Arıcı sans trouver de pièces à conviction. Après la dernière perquisition, les militaires avaient établi un procès-verbal signé par Sidabe Arıcı. Le 28 septembre 1999,Mehmet Arıcı et six autres personnes avaient été emmenés par les militaires des commandos de Kayseri à Ayıyatağı. Burhan Eren et Emin Eren en avaient été témoins. Le 30 septembre 1999, il avait retrouvé le corps de Mehmet Arıcı et de six autres personnes à Öveç au lieu-dit Ayıyatağı. Il avait ramassé des douilles de balles qui provenaient d’armes à feu de type G-3.

21. Le 5 octobre 1999, le procureur de la République entendit par l’intermédiaire d’un interprète Burhan Eren, qui ne parlait pas le turc. Il déclara ce qui suit :

– Il avait déjà été entendu le 5 octobre 1999 par la gendarmerie. Le 28 septembre 1999, il faisait paître ses chèvres en compagnie de Emin Eren. Mehmet Arıcı faisait également paître ses chèvres près d’eux. Les militaires des commandos de Kayseri étaient venus et l’avaient fouillé ainsi que Emin Eren. Ils les avaient emmenés auprès de Mehmet Arıcı et de six autres personnes. Mehmet Arıcı avait également été fouillé par les militaires. Les militaires l’avaient dévêtu et lui avaient demandé de l’argent sous peine de le dévêtir complètement. Mehmet Arıcı n’ayant pas d’argent sur lui, les militaires l’avaient complètement dévêtu. Les militaires lui avaient confisqué sa pièce d’identité. Puis, un groupe de militaires du même commando était venu avec six autres personnes. Il ne les connaissait pas et il croyait savoir qu’ils étaient des ressortissants irakiens. Ni Mehmet Arıcı ni les autres personnes n’avaient d’armes ; ils ne portaient pas non plus de vêtements marquant une appartenance au PKK. Les militaires avaient attaché les mains de ces sept personnes dans le dos avec leurs ceintures. Ils se dirigeaient vers Güzelkonak. Lui-même, Emin Eren ainsi que ces sept personnes avaient été maintenus sous le contrôle des militaires jusqu’au soir. Puis, les militaires leur avaient ordonné, à lui et Emin Eren, de partir. Peu de temps après, ils avaient entendu des séries de coups de feu provenant de la direction où ces personnes avaient été emmenées. Deux jours plus tard, les corps de Mehmet Arıcı et des six autres personnes avaient été retrouvés.

22. Le 5 octobre 1999, le procureur de la République entendit par l’intermédiaire d’un interprète Emin Eren, qui ne parlait pas le turc. Il réitéra le contenu de la déposition de Burhan Eren.

23. Le 5 octobre 1999, concernant l’affrontement armé ayant eu lieu à Bozyamaç où les corps de sept personnes, dont Mehmet Arıcı, membre de l’organisation terroriste [du PKK], avaient été retrouvés, le commandement de la gendarmerie de Şemdinli transmit au procureur de la République les dépositions de Emin Eren, Burhan Eren, Rakıp Onay, Azade Arıcı et Nihayet Arıcı. Ces derniers réitérèrent leurs précédentes dépositions.

24. Le 6 octobre 1999, le commandement de la gendarmerie de Şemdinli envoya au procureur de la République sept photographies de la zone où avait eu un affrontement, le 28 septembre 1999, au village de Bozyamaç, et au cours duquel avaient été tués Mehmet Arıcı et six autres personnes non identifiées, membres de l’organisation terroriste.

25. Le 7 octobre 1999, le procureur de la République entendit le muhtar. Il déclara ce qui suit :

– Il avait déjà été entendu le 30 septembre 1999 lors de l’autopsie du corps de Mehmet Arıcı. Il était berger, il n’avait aucune relation avec l’organisation terroriste [du PKK]. Il n’avait pas été témoin de l’incident. Mehmet Arıcı et six autres personnes avaient été emmenés par les commandos des 2ème et 3ème bataillons de Kayseri. Deux jours plus tard, ces sept personnes avaient été retrouvées mortes. Le 30 septembre 1999, il s’était rendu en personne sur les lieux où avaient été retrouvés les corps de ces sept personnes. Il y avait des traces de sang à une dizaine de mètres des corps. Les corps avaient été enterrés dans une fosse d’une profondeur de cinquante centimètres environ, ensevelis de terre et de pierres. Il avait prévenu les autorités compétentes. Il avait déterré les corps avec les villageois mais il n’avait rien retrouvé sur eux excepté qu’ils étaient tous chaussés. Les corps avaient été retrouvés sur le plateau d’Öveç près de Ayıyatağı en direction de Güzelkonak ; cette zone était à six kilomètres environ de son village. Il avait retrouvé des douilles de balles de fusils G-3 à l’endroit où avaient été enterrés les corps. Ces douilles avaient été remises au procureur de la République. Trois jours après avoir retrouvé les corps, il s’était rendu avec Reşat Arıcı et Zeynel Dündar sur les lieux de l’incident pour prendre des photographies. Il n’avait retrouvé aucun document appartenant à une quelconque organisation. Les vêtements portés par ces personnes n’étaient pas de ceux portés par les membres de l’organisation terroriste.

26. Le 7 octobre 1999, le procureur de la République demanda au 1er commando de Şemdinli si le 2ème et le 3ème bataillon de commandos de Kayseri avaient mené une action de recherche ou de perquisition dans le village de Bozyamaç et d’indiquer les noms des unités concernées.

27. Le même jour, le procureur de la République demanda la même information au commandant de la gendarmerie de Şemdinli.

28. Le 11 octobre 1999, le commandement du 1er commando de Şemdinli informa le procureur de la République que son unité n’avait pas mené d’action de recherche ou de perquisition dans le village de Bozyamaç.

29. Le 19 octobre 1999, le commandant de la gendarmerie de Şemdinli informa le procureur de la République que ses unités n’avaient pas mené d’action de recherche ou de perquisition dans le village de Bozyamaç.

30. Le 15 octobre 1999, considérant que les soupçons se portaient sur des agents des forces de l’ordre, le parquet rendit une ordonnance d’incompétence en vertu du décret-loi no 285. Il transféra le dossier au conseil administratif de la sous-préfecture de Şemdinli.

31. Le 25 octobre 1999, le commandement de la gendarmerie de Şemdinli informa le procureur de la République que la 1re brigade de commandos de Kayseri n’avait pas mené d’activité de recherche ou de fouille le 28 septembre 1999 dans le village de Bozyamaç. Le commandant indiqua que les recherches concernant l’identification des six Irakiens retrouvés morts étaient en cours.

32. Le 4 novembre 1999, le muhtar du village de Bozyamaç transmit au procureur de la République les noms des six autres personnes tuées le 28 septembre 1999 :

– Nevzat Hasan Muhammet Ahmet ;

– Şahuvan Muhammet Emin ;

– Hasan Muhammet Hasan ;

– Suran Sabır Muhammet Emin ;

– Salih Latif Muhammet Hasan ;

– Muhsin Güngör, habitant du village de Yeşilova (Derecik).

33. Le 15 novembre 1999, sur le fondement du décret-loi 285 § 4 i) relatif à l’instauration de l’état d’urgence, le procureur de la République rendit une décision d’incompétence ratione materiae dans la mesure où des militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri étaient présumés être les auteurs des meurtres et vols avec violence commis sur les sept personnes concernées. Dans sa décision, le procureur indiqua que le jour de l’incident vers six heures du matin Mehmet Arıcı avait quitté son domicile pour faire paître ses chèvres sur une colline près du village. Burhan Eren et Emin Eren, deux bergers du village de Bozyamaç, faisaient également paître leur bétail pas très loin. Puis, des militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri étaient venus pour mener une action de recherche et de perquisition dans les environs du village de Bozyamaç. Un groupe de soldats étaient venus près des deux bergers accompagnés de Mehmet Arıcı. Les militaires avaient fouillé les deux bergers et Mehmet Arıcı. Ils avaient dévêtu Mehmet Arıcı et lui avaient demandé de l’argent sous peine de lui enlever ses sous-vêtements. Mehmet Arıcı n’ayant pas d’argent sur lui, les militaires l’avaient complètement dénudé. Les militaires avaient emmené ces trois personnes une cinquantaine de mètres plus loin où un autre groupe de militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri détenaient six autres personnes. Excepté Mehmet Arıcı, les deux bergers ne connaissaient pas les autres personnes. Les militaires avaient également fouillé ces six autres personnes et leur avaient pris leurs pièces d’identité, argent et montres. Les militaires avaient attaché les mains des sept personnes avec leurs ceintures et étaient partis, avec les deux bergers, en direction de Güzelkonak. Entre temps, les militaires avaient ordonné à Burhan Eren et à Emin Eren de rentrer chez eux. Par la suite, ces derniers avaient entendu des tirs d’armes à feu venant de la direction où ces sept personnes avaient été emmenées.

34. Toujours dans sa décision, le procureur constata que les mêmes militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri avaient perquisitionné à trois reprises la maison de Mehmet Arıcı sans trouver de pièces à conviction. Les militaires avaient établi un procès-verbal de perquisition. Mehmet Arıcı n’étant pas rentré chez lui le soir de l’incident litigieux, sa famille s’était adressée au poste de gendarmerie mais elle avait appris le lendemain que Mehmet Arıcı n’était pas dans ses locaux. C’est pourquoi les villageois étaient partis à la recherche de Mehmet Arıcı. Le 30 septembre 1999, les villageois avaient retrouvé les corps des sept personnes ensevelis à 50 cm de profondeur près du plateau de Öveç près de Ayıyatağı en direction de Güzelkonak. A une dizaine de mètres des corps, des traces de sang avaient été retrouvées ; 79 douilles de balles de calibre 7,62 mm – correspondant aux fusils de type G-3 utilisés par les forces armées – avaient été recueillies. Au cours de l’autopsie, une balle de 7,62 mm provenant d’un fusil G-3 avait été retrouvée sur les vêtements de l’un des corps. L’autopsie des corps avait permis de constater que les personnes avaient été tuées des tirs de balles dirigés vers la tête et la zone du thorax.

2. L’enquête menée par le conseil administratif

35. Le 14 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit Rakıp Onay. Il réitéra sa précédente déposition.

36. Le 18 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit Azade Arıcı, fille de Mehmet Arıcı. Elle réitéra ses précédentes dépositions en faisant valoir que les militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri avaient tué son père. Elle demanda que les auteurs du meurtre de son père soient poursuivis.

37. Toujours le même jour, l’officier chargé de l’instruction entendit Nihayet Arıcı, épouse de Mehmet Arıcı. Elle réitéra ses précédentes dépositions en disant qu’elle portait plainte contre les responsables de la mort de son époux.

38. Le 18 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit Burhan Eren. Il réitéra ses précédentes dépositions.

39. Toujours le 18 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit Emin Eren. Il réitéra ses précédentes dépositions.

40. Le 18 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit Abdullah Güngör, père de Muhsin Güngör. Il fit valoir que son fils avait été tué lors de l’incident litigieux.

41. Toujours le 18 février 2000, l’officier chargé de l’instruction entendit le muhtar. Il réitéra ses précédentes dépositions.

42. Le 11 décembre 2000, en se référant à sa demande du 17 janvier 2000, à laquelle il n’avait pas eu de réponse, le sous-préfet de Şemdinli demanda à la direction de la défense militaire l’audition par commission rogatoire des militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri contre lesquels une action du chef de meurtre et de vol avec violence avait été ouverte.

43. Le 16 mars 2001, l’officier chargé de l’instruction entendit Nihayet Arıcı. Elle réitéra ses précédentes dépositions.

44. Après avoir procédé à l’audition des témoins et des proches des défunts, les officiers successivement chargés par le sous-préfet d’instruire l’affaire demandèrent à plusieurs reprises aux autorités militaires l’audition des commandants des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri.

45. Le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent le muhtar au sujet du décès des sept personnes concernées. Il réitéra sa déposition du 7 octobre 1999.

46. Le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent Azade Arıcı. Elle réitéra sa précédente déposition.

47. Le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent Emin Eren au sujet du décès des sept personnes concernées. Il réitéra sa précédente déposition.

48. Le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent Burhan Emin. Il réitéra sa précédente déposition.

49. Toujours le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent Abdullah Güngör, père de Muhsin Güngör. Il déclara ce qui suit :

– Dix jours avant l’incident litigieux, son fils était parti rendre visite à son frère, qui était incorporé sous les drapeaux. Après cette visite, Muhsin Güngör devait rentrer à la maison. Mais depuis, il n’avait plus eu de ses nouvelles. Il en avait informé le procureur de la République, qui lui avait demandé de s’adresser au préfet avec une photographie de son fils. Par la suite, on lui avait montré les photographies des corps des personnes retrouvées. Il n’avait pas pu y reconnaître parfaitement son fils.

50. Le 16 mars 2001, les gendarmes entendirent Rakıp Onay. Il réitéra sa précédente déposition.

51. Par une lettre du 30 mars 2001, le commandement de la 1ère brigade des commandos de Kayseri indiqua qu’aucune unité qui lui était rattachée n’avait mené d’opération à l’endroit et à la date indiqués.

52. L’officier chargé de l’instruction rendit ses conclusions (fezleke) le 6 juin 2001. Il y recommanda de ne pas accorder d’autorisation de poursuite.

53. Le 13 juin 2001, le conseil administratif prit la décision de ne pas octroyer d’autorisation de poursuite (men-i muhakeme) concernant les allégations de meurtre de sept personnes dont Mehmet Arıcı et Muhsin Güngör et de vol avec violence au motif qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve suffisants.

54. Cette décision fut déférée d’office au contrôle du tribunal administratif de Van.

55. Le 10 juillet 2001, le tribunal administratif annula cette décision. Il considéra qu’au vu des dépositions de certains témoins, la culpabilité ou l’innocence des personnes soupçonnées ne pouvaient être établies qu’à l’issue d’une procédure judiciaire.

3. Le renvoi de l’enquête devant le tribunal correctionnel

56. Le tribunal correctionnel de Şemdinli fut saisi de l’affaire du chef de meurtre de sept personnes dont Mehmet Arıcı et Muhsin Güngör et vol avec violence contre les militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri.

57. Le 3 juillet 2001, le tribunal correctionnel demanda au parquet d’obtenir la liste complète de tous les soldats des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri.

58. Le 19 septembre 2001, constatant que la liste n’avait pas été fournie, le tribunal décida de surseoir à la procédure.

59. Le 11 octobre 2001, le commandement en chef de l’armée de terre transmit au parquet une liste des soldats rattachés aux bataillons concernés.

60. Le 11 octobre 2001, le procureur de la République demanda au commandement en chef de l’armée de terre la liste des militaires gradés et des militaires du rang des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri qui étaient en mission depuis le printemps 1999 à Güzelkonak (Şemdinli). Le procureur indiqua également les noms des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés.

61. Le 15 février 2002, une seconde liste fut transmise au procureur.

62. Le 13 mars 2002, le tribunal correctionnel rendit une ordonnance de non-lieu à statuer (karar verilmesine yer olmadığına dair karar). Il fit valoir qu’il ne se trouvait pas régulièrement saisi de l’affaire dans la mesure où l’identité des prévenus n’apparaissait pas, rappelant à cet égard qu’il ne pouvait y avoir de procès pénal sans accusé nommément identifié. Il indiqua par ailleurs que l’affaire devait être renvoyée au parquet afin que l’instruction soit menée conformément aux règles de procédure applicables à l’espèce.

4. L’enquête complémentaire demandée au procureur de la République

63. Le 15 février 2002, en se référant au courrier du 14 janvier 2002 du procureur de la République de Şemdinli qui demandait la liste et les photographies du personnel impliqué dans l’incident litigieux, le commandement des forces terrestres demanda que le nécessaire soit fait.

64. Le 10 mai 2002, le procureur chargé de l’affaire demanda l’envoi des photographies des soldats dont les noms avaient été précédemment communiqués. Celles-ci furent transmises le 19 novembre 2002.

65. Le 1er juillet 2002, en se référant au courrier du 10 mai 2002 du procureur de la République de Şemdinli, le commandement des forces terrestres demanda que le nécessaire soit fait.

66. Le 6 septembre 2002, en se référant à ses courriers du 10 mai 2002 et du 6 juin 2002, le procureur de la République de Şemdinli informa le procureur de la République de Kayseri qu’il n’avait obtenu ni la liste ni les photographies du personnel impliqué dans l’incident litigieux.

67. Le 11 mars 2003, sur demande de l’avocat des proches de Mehmet Arıcı du 27 février 2003, le procureur de la République de Şemdinli les informa de ce que l’enquête pénale au sujet de Mehmet Arıcı était toujours en cours.

68. Le 14 avril 2003, le procureur de la République réentendit Burhan Eren, Azade Arıcı, Nihayet Arıcı, Rakıp Onay et le muhtar. Ils réitérèrent leurs précédentes dépositions.

69. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Otlu (Erzurum) transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de Lokman Macit, incorporé sous les drapeaux à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

70. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Alaca (Çorum) transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de Z.K., incorporé sous les drapeaux à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

71. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République d’Ankara transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de S.A., capitaine à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier). Selon une note du commandement des forces terrestres, S.A. serait parti au Kosovo pour une période de six mois.

72. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Zile (Tokat) transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de N.K., incorporé sous les drapeaux à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

73. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Kayseri transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de E.Ç., sergent à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

74. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Kayseri transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de M.K., capitaine à l’époque de l’incident litigieux (déposition illisible).

75. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Kayseri transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de İ.B., capitaine à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

76. Le 12 novembre 2003, le procureur de la République de Kayseri transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de İ.H.V., sous-officier à l’époque de l’incident litigieux (déposition manquant dans le dossier).

77. Le 15 juillet 2003, le procureur de la République réentendit Abdullah Güngör, qui réitéra ses précédentes dépositions.

78. Dans sa déposition du 23 décembre 2003, İ.D., militaire, déclara avoir participé avec son bataillon (tabur) à une opération dans la région de Derecik (Şemdinli). Il déclara qu’il ne savait pas ce qu’il s’était passé au sujet de l’incident litigieux.

79. Le 30 décembre 2003, la police entendit le frère de S.A. Il déclara que S.A. était en fonction à Samsun et indiqua son adresse.

80. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Samsun transmit au procureur de la République de Şemdinli la déposition de S.A., sous-officier (déposition manquant dans le dossier).

81. Le 9 février 2004, le commandement des forces armées aériennes informa le procureur de la République de Kayseri que le militaire E.Ç. n’avait pas pu être auditionné car il avait changé de garnison.

82. Le 27 février 2004, İ.B., capitaine, fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était en service le 28 septembre 1999 à Şemdinli mais ne savait rien au sujet des faits litigieux.

83. Le 3 mars 2004, les proches de Mehmet Arıcı demandèrent au parquet des informations sur l’état de la procédure de l’enquête pénale. Dans sa réponse du 8 mars 2004, le parquet indiqua que les auteurs n’avaient pas encore pu être identifiés et que l’instruction se poursuivait.

84. Le 8 mars 2004, le procureur de la République demanda au commandement de la gendarmerie de Şemdinli d’identifier les auteurs du meurtre des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés et de l’informer à ce sujet tous les trois mois.

85. Le 14 avril 2004, E.Ç., sous-lieutenant à l’époque des faits, fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était en service à Güzelkonak mais qu’il n’avait pas participé à l’opération litigieuse. Il ne savait pas ce qu’il s’y était passé.

86. Le 4 mai 2004, B.B. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était resté positionné avec son bataillon un ou deux jours à Şemdinli. Aucune opération n’avait été menée et il n’y avait eu aucun affrontement armé. Il ne savait pas ce qui s’était passé le jour de l’incident litigieux.

87. Le 1er juin 2004, N.K. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il se trouvait à Güzelkonak en 1999 mais qu’il était en fonction à la base et qu’il ne participait pas aux opérations sur le terrain.

88. Le 17 septembre 2004, le procureur de la République demanda au commandement de la gendarmerie de Şemdinli d’identifier les auteurs du meurtre des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés et de le tenir informé tous les trois mois.

89. Le 7 octobre 2004, à la demande des proches de Muhsin Güngör, le procureur de la République de Şemdinli les informa que l’instruction était toujours pendante.

90. Le 3 novembre 2004, le procureur de la République de Malkara demanda à la gendarmerie de lui déférer M.Ç. dès que possible.

91. Le 11 novembre 2004, G.A. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il n’avait participé à aucune action au cours de laquelle aurait été commis un meurtre ou un vol avec violence. Il précisa qu’il n’avait rien entendu à ce propos.

92. Toujours le 11 novembre 2004, O.E., père de A.E., déclara que son fils était en mission en Afghanistan.

93. Le 17 novembre 2004, İ.K. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il avait fait son service militaire en 1999 mais qu’il ne savait rien au sujet des faits litigieux pour lesquels il était entendu.

94. Le 17 novembre 2004, H.Y. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il n’était pas en service commandé à l’époque des faits litigieux.

95. Le 19 novembre 2004, T.D. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara que son bataillon était stationné à Güzelkonak. Il avait participé à des opérations. Il ne savait rien au sujet de l’incident survenu le 28 septembre 1999.

96. Le procès-verbal du 24 novembre 2004, établi par la gendarmerie, indiqua que M.Ç. vivait à Istanbul à l’adresse indiquée dans le procès-verbal.

97. Le 29 novembre 2004, B.P. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était parti pour huit mois à Şemdinli alors qu’il faisait son service militaire à Kayseri. A l’époque de l’incident litigieux, il était en congé. Il précisait que cela pouvait être vérifié dans les registres du poste de gendarmerie de Güzelkonak.

98. Le 29 novembre 2004, E.B. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara que le 28 septembre 1999, il se trouvait au régiment et qu’il n’était pas au courant de ce qui s’était passé au village de Bozyamaç, sur le plateau d’Öveç au lieu-dit Ayıyatağı.

99. Le 6 décembre 2004, les gendarmes établirent un procès-verbal indiquant que, concernant l’incident litigieux, depuis septembre 2004, en raison des actions terroristes intenses ayant eu lieu dans la région, et compte tenu de l’état d’enneigement de la région, il n’avait pas été possible de mener des actions de recherche dans la zone concernée. Les gendarmes précisèrent que les recherches étaient toujours en cours.

100. Le 7 décembre 2004, C.T. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était affecté au 2ème bataillon de commandos de Kayseri, stationné à Güzelkonak du 15 avril 1999 au 10 décembre 1999. Durant cette période, il avait participé à des opérations dans le village de Bozyamaç, sur le plateau d’Öveç, au lieu-dit Ayıyatağı. Son bataillon avait pour objectif de garantir la sécurité des autres bataillons qui menaient des opérations. Il n’était pas témoin de l’incident survenu le 28 septembre 1999

101. Le 10 décembre 2004, Y.Y.Y. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était incorporé au 2ème bataillon de commandos de Kayseri. Les troupes des commandos de Kayseri étaient positionnées provisoirement en avril 1999 à Güzelkonak. Il était resté là-bas pendant trois mois. Après son départ, les troupes étaient restées sur place encore deux mois. Il ne savait pas ce qui s’était passé lors de l’incident litigieux.

102. Le 21 décembre 2004, E.G. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était incorporé sous les drapeaux et que le jour de l’incident litigieux, il se trouvait à sa base. Il n’avait pas participé à l’opération.

103. Le 22 décembre 2004, N.Ç., sous-officier, fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était affecté au 2ème bataillon de commandos de Kayseri. En 1999 et en 2000, son bataillon était stationné à Güzelkonak. Il précisa que beaucoup d’opérations militaires avaient eu lieu dans cette région ainsi que beaucoup d’affrontements armés. Au cours de ces affrontements, beaucoup de personnes avaient été tuées ; il ne connaissait pas les sept personnes tuées le 28 septembre 1999. Ce jour-là, il pouvait avoir été de service comme il pouvait avoir été en congé.

104. Le 23 décembre 2004, İ.H.V., sous-officier, fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara que son bataillon était stationné à Güzelkonak mais qu’il ne se souvenait pas de la survenance de l’incident litigieux.

105. Le 27 décembre 2004, İ.A. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était affecté au 2ème bataillon de commandos de Kayseri positionné à Güzelkonak. Le 28 septembre 1999, il n’était pas parti au village de Bozyamaç, sur le plateau d’Öveç, au lieu-dit Ayıyatağı.

106. D’après les informations données par le Gouvernement, les militaires suivants n’ont pas été entendus : M.G., O.A., İ.A., A.E., Ö.C., F.S., Ş.Ş., G.A. et O.O.

107. Le 17 janvier 2005, A.D. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara que son bataillon n’avait jamais été envoyé à Şemdinli.

108. Le 31 janvier 2005, R.G. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’à l’époque des faits, il était incorporé sous les drapeaux. Le jour de l’incident, son bataillon n’était pas sur les lieux, mais était positionné dans la zone où se trouvait les tentes.

109. Le 21 février 2005, A.D. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara qu’il était en fonction à Güzelkonak à l’époque des faits mais qu’un ou deux jours avant le 28 septembre 1999, il était en arrêt maladie.

110. Le 22 février 2005, S.T. fut entendu sur commission rogatoire du procureur de la République de Şemdinli. Il déclara que le jour de l’incident litigieux, il travaillait au service de ravitaillement. Par conséquent, il était resté à la base. Il ne savait rien au sujet de l’incident litigieux.

111. Le 28 mars 2005, sur une demande des proches de Muhsin Güngör du 25 mars 2005, le procureur de la République de Şemdinli les informa que l’enquête pénale au sujet du décès de leurs proches était toujours en cours d’instruction.

112. Le 11 avril 2005, les gendarmes établirent un procès-verbal selon lequel les recherches pour retrouver les auteurs du meurtre des sept personnes dont les corps avaient retrouvés le 28 septembre 1999 étaient toujours en cours.

113. Le 31 mai 2005, Hanifi Arıcı demanda au procureur de la République de Şemdinli une copie de l’enquête pénale.

114. Le 11 décembre 2006, les gendarmes établirent un procès-verbal selon lequel les recherches pour retrouver les auteurs des meurtres des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés le 28 septembre 1999 étaient toujours en cours.

115. Le 27 août 2007, les gendarmes établirent un procès-verbal selon lequel les recherches pour retrouver les auteurs des meurtres des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés le 28 septembre 1999 étaient toujours en cours.

116. Les 3 et 9 juin 2008, les gendarmes établirent un procès-verbal selon lequel les recherches pour retrouver les auteurs des meurtres des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés le 28 septembre 1999 étaient toujours en cours.

117. Le 3 novembre 2008, le procureur de la République de Şemdinli informa les requérants que l’enquête pénale était toujours pendante.

118. Le 1er juin 2009, Emin Eren fut réentendu par le procureur de la République de Şemdinli. Il réitéra ses précédentes dépositions. En particulier, il précisa que le jour de l’incident il y avait des militaires partout autour d’eux.

119. Toujours le 1er juin 2009, Burhan Eren fut réentendu. Il réitéra ses précédentes dépositions. Il déclara qu’en raison de l’écoulement du temps, il ne pouvait pas reconnaître les militaires à partir de leurs photographies.

120. Le 1er juin 2009, Nihayet Arıcı fut réentendue par le procureur de la République de Şemdinli. Elle réitéra ses précédentes dépositions. Elle déclara en outre que son mari avait été tué par un gradé dénommé Ferhat.

121. Toujours le 1er juin 2009, Azade Arıcı fut réentendue par le procureur de la République de Şemdinli. Elle réitéra ses précédentes dépositions.

122. Le 10 juin 2009, les gendarmes établirent un procès-verbal selon lequel les recherches pour retrouver les auteurs des meurtres des sept personnes dont les corps avaient été retrouvés le 28 septembre 1999 étaient toujours en cours.

123. Le 17 juin 2009, le muhtar fut réentendu par le procureur de la République de Şemdinli. Il réitéra ses précédentes dépositions. Il déclara en particulier que le corps de l’une des personnes retrouvées était un habitant du village de Dereceğin (Yeşilova). Un gradé du nom de Ferhat avait donné l’ordre de tuer ces sept personnes. De plus, il avait été appelé depuis la brigade de commandos de Kayseri. Il avait également été convoqué au commandement de Şemdinli, où il avait été sommé, sous la menace, de ne plus s’intéresser à cette histoire.

124. Le 2 septembre 2009, les gendarmes établirent un procès-verbal signé par le muhtar indiquant que les auteurs des faits litigieux n’avaient pas été retrouvés et que les recherches continuaient.

125. D’après les informations données par les parties, l’affaire se trouve toujours au stade de l’instruction.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

126. La Cour se réfère à l’aperçu du droit interne figurant, notamment, dans les arrêts Fatma Kaçar c. Turquie, no 35838/97, § 57, 15 juillet 2005, Ekrem et autres c. Turquie, no 75632/01, §§ 36-40, 12 juin 2007, et Üçak et autres c. Turquie, nos 75527/01 et 11837/02, §§ 52-56, 26 avril 2007.

127. Le 30 novembre 2002, l’état d’urgence, qui était en vigueur dans les départements du sud-est de la Turquie, a été définitivement levé. En conséquence, le décret-loi no 430 a cessé d’être appliqué à cette date.

128. Le parquet n’est pas compétent en matière d’infractions imputées à des membres des forces de sécurité dans la région soumise à l’état d’urgence. Le décret-loi no 285 prévoit en son article 4 § 1 que toutes les forces de sécurité placées sous le commandement du préfet de région relèvent, pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, de la loi de 1914 relative aux poursuites visant les fonctionnaires. Ainsi le parquet qui reçoit une plainte dénonçant un acte délictueux commis par un membre des forces de sécurité a-t-il l’obligation de décliner sa compétence et de transférer le dossier à un conseil administratif. Ces conseils sont composés de fonctionnaires et présidés par le préfet ou par le sous-préfet. Les décisions de classement sans suite qu’ils peuvent rendre sont déférées d’office au Conseil d’Etat (dans le cas d’un conseil administratif de préfecture) ou à une cour administrative régionale (dans le cas d’un conseil administratif de sous-préfecture). Une fois prise la décision de poursuivre, c’est au parquet qu’il incombe d’instruire l’affaire.

129. La loi no 5233, intitulée « loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme », a été adoptée par la Grande Assemblée nationale de Turquie le 14 juillet 2004 et est entrée en vigueur le 27 juillet 2004.

L’article 7 de cette loi dispose ce qui suit :

« Sont indemnisés en vertu de la présente loi, au moyen d’un règlement amiable, les préjudices suivants :

a) tout type de préjudice causé aux animaux d’élevage, aux arbres, aux produits de l’agriculture ou à tout bien meuble ou immeuble ;

b) les préjudices résultant d’un dommage corporel, d’un handicap physique ou d’un décès, ainsi que les frais engagés pour un traitement médical ou des obsèques ;

c) les préjudices matériels subis par les personnes qui se sont trouvées dans l’impossibilité d’accéder à leurs biens en raison des actions menées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. »

130. L’article 6 dispose que quiconque a subi un préjudice à cause du terrorisme ou de mesures prises par les autorités pour lutter contre le terrorisme peut demander réparation auprès de la commission d’indemnisation compétente. Cette demande est à déposer dans un délai de soixante jours à compter de la date à laquelle l’intéressé a eu connaissance de l’incident à l’origine du préjudice et, en tout état de cause, pas plus d’un an après la survenance de l’incident litigieux. La commission d’indemnisation doit statuer dans un délai de six mois à compter du dépôt de la demande. Si besoin est, le préfet peut prolonger ce délai de trois mois (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, §§ 44-54, 12 janvier 2006).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

131. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

132. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, en deux branches. D’une part, il soutient que les requérants pouvaient saisir la commission d’indemnisation, sur le fondement de la loi no 5233, en raison du décès de leurs proches. D’autre part, il fait valoir que l’instruction pénale relative au décès des proches des requérants est toujours pendante devant les autorités nationales compétentes.

133. Les requérants contestent l’exception du Gouvernement en ses deux branches. Ils soutiennent en particulier que la voie de recours invoquée par le Gouvernement n’est pas effective. De plus, ils allèguent qu’en l’absence d’une enquête pénale et d’une action pénale pouvant déterminer les auteurs des décès de leurs proches, ils ne peuvent pas saisir les juridictions administratives d’un recours en dommages et intérêts contre l’Etat défendeur.

134. Concernant la première branche de l’exception, la Cour a déjà conclu que la voie d’indemnisation prévue par loi no 5233 était effective concernant des griefs formulés sur le terrain des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole additionnel no 1 à la Convention (İçyer, précitée, §§ 73‑87). En revanche, s’agissant d’un grief tiré de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes au motif qu’un requérant n’avait pas saisi les autorités nationales compétentes d’une demande d’indemnisation conformément à la loi no 5233 (Gasyak et autres c. Turquie, no 27872/03, §§ 66-72, 13 octobre 2009 et Fadime et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, § 38, 27 mai 2010). En effet, elle souligne que lorsqu’il y eu atteinte au droit à la vie, il faut qu’il y ait une enquête effective et approfondie sur les circonstances du décès concerné (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011 et les références qui y sont citées). C’est pourquoi, la Cour conclut que la voie de recours prévue par la loi no 5233 n’est pas un recours disponible à épuiser de nature à suspendre le point de départ de la période de six mois au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que cette branche de l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

135. Pour ce qui est de l’autre branche de l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour estime qu’elle soulève des questions étroitement liées à celles posées par le grief que les requérants ont formulé sur le terrain de l’article 2 de la Convention quant à l’effectivité de l’enquête pénale (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 87-88, CEDH 2000‑VII et Üçak et autres, précité, § 59). Partant, elle décide de la joindre au fond.

B. Exception tirée du non-respect du délai de six mois

136. Le Gouvernement estime d’abord que si les requérants plaident que les voies de recours internes sont ineffectives, ils auraient dû introduire leur requête dans le délai de six mois à compter de la date de l’incident litigieux, à savoir le 29 septembre 1999, alors que les requérants ont respectivement saisi la Cour le 16 mai 2004 et le 16 avril 2005.

137. La Cour estime que cette branche de l’exception du Gouvernement est étroitement liée à celle tirée du non-épuisement des voies de recours internes, qu’elle a jointe au fond. Il s’ensuit que cette partie de l’exception doit également être jointe au fond.

138. Le Gouvernement fait valoir ensuite que, le 13 mars 2002, le tribunal correctionnel a rendu une ordonnance de non-lieu à statuer alors que les requérants n’ont effectué aucune démarche procédurale à la suite de cette ordonnance. Pour le Gouvernement, les requérants auraient dû introduire leur requête dans le délai de six mois à partir de la date de cette ordonnance de non-lieu à statuer.

139. La Cour constate que le 13 mars 2002, le tribunal correctionnel a rendu une ordonnance de non-lieu à statuer et a renvoyé l’affaire au procureur de la République afin que l’instruction soit menée conformément aux règles de procédure applicables en la matière. A la suite de cette ordonnance, en réponse à une demande des requérants, le procureur de la République chargée de mener l’enquête leur a respectivement répondu le 8 mars 2004 et le 25 mars 2005 que les prétendus auteurs n’avaient pas encore été identifiés et que l’instruction était toujours pendante alors qu’ils ont respectivement saisi la Cour le 16 mai 2004 et 16 avril 2005. Partant, l’exception du Gouvernement doit être rejetée sur ce point.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 3, 5 ET 13 DE LA CONVENTION

140. Les requérants soutiennent que leurs proches ont été arrêtés puis torturés et ensuite tués par les membres des forces armées. A cet égard, ils dénoncent l’absence d’une voie de recours en droit interne permettant l’obtention d’une indemnisation. Ils invoquent les articles 2, 3, 5 et 13 de la Convention.

141. Eu égard à la formulation des griefs des requérants et dans la mesure où ils concernent en substance les conditions dans lesquelles leurs proches ont trouvé la mort, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Fadime et Turan Karabulut, précité, §§ 33, et Wolf-Sorg c. Turquie, no 6458/03, § 42, 8 juin 2010), ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...).

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Arguments des parties

142. Le Gouvernement explique que le procureur de la République a identifié les corps et effectué une autopsie. Il a entendu toutes les personnes susceptibles d’apporter leur contribution à l’instruction. Il a orienté ses recherches vers le commandement du bataillon de Kayseri positionné temporairement à Şemdinli pour savoir si celui-ci avait mené une opération contre les terroristes dans la région. Le commandement du bataillon a informé le procureur qu’il n’y avait pas eu d’opération menée dans cette région. Le Gouvernement précise que le procureur de la République a poursuivi l’enquête mais il n’a pas pu déterminer les noms des éventuelles personnes impliquées dans l’incident. Ce travail est difficile en raison du déplacement de ces différentes personnes dans le pays. C’est pourquoi l’enquête est toujours pendante. Pour le Gouvernement, le fait que l’enquête n’ait pas abouti à l’identification des auteurs ayant participé à l’incident ne signifie pas qu’elle a été dénuée d’effectivité.

143. Les requérants contestent les thèses du Gouvernement. Ils réitèrent leurs allégations. En particulier, ils soutiennent qu’il ressort des dépositions des deux bergers que leurs proches ont été placés en garde à vue par les militaires. Ils font valoir que l’enquête menée par les autorités internes n’était pas suffisante et que tous les éléments de preuve n’ont pas été réunis pour déterminer la manière dont leurs proches avaient été placés en garde à vue. A cet égard, ils soutiennent que le droit à la vie de leurs proches n’a pas été protégé par l’Etat défendeur.

B. Quant aux décès des proches des requérants

1. Principes généraux pertinents

144. La Cour répète que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 67-71, CEDH 2003‑VIII, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999‑IV). De surcroît, étant donné l’importance de la protection octroyée par l’article 2, la Cour doit se forger une opinion en examinant les griefs portant sur le droit à la vie avec la plus grande attention (Wolf-Sorg, précité, § 58).

145. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre qu’il ne définit pas seulement les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit aussi celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Toutefois, l’usage délibéré ou intentionnel de la force meurtrière n’est pas le seul facteur à prendre en compte pour en apprécier la nécessité. Le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c). L’emploi de ces termes indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité́ plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en conséquence être strictement proportionnée aux buts autorisés (voir, parmi beaucoup d’autres, Anık et autres c. Turquie, no 63758/00, § 53, 5 juin 2007, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 110, CEDH 2001‑III, Issaïeva c. Russie, no 57950/00, § 173, 24 février 2005, Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, § 237, CEDH 2005‑II (extraits)).

146. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324).

147. Eu égard à l’importance de la protection garantie par l’article 2, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les cas où la mort a été infligée, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’Etat concernés mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Issaïeva, précité, § 174).

148. La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents écrits versés au dossier de l’affaire ainsi que des observations présentées par les parties et, au besoin, des éléments qu’elle se sera procurés d’office (McCann et autres c. Royaume-Uni, précité, § 173, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 94, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, et Ekrem c. Turquie, no 75632/01, § 51, 12 juin 2007).

149. Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour applique le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 160-161, série A no 25,). Cela dit, il faut souligner d’emblée que ce critère particulier de la preuve prend un sens autonome dans la procédure de la Cour (Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 156, CEDH 2005-IX) ; elle n’a jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des autres systèmes juridiques nationaux qui appliquent le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII et les références qui y sont citées). Ainsi, conformément à sa jurisprudence constante, en l’absence de preuves directes, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 69, 14 février 2002, et Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, § 76, 26 février 2008). Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 45, 24 janvier 2008).

2. Application des principes généraux pertinents aux présentes affaires

150. En l’espèce, la Cour est invitée à dire si les faits de l’espèce révèlent une atteinte au droit à la vie des proches des requérants et un manquement aux obligations procédurales qui incombent à l’Etat défendeur, également imposée par l’article 2 de la Convention, de mener une enquête adéquate et effective sur ces faits.

151. La Cour constate que les requérants et le Gouvernement s’opposent sur les circonstances qui ont conduit à la mort des proches des requérants. En particulier le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’opération menée par le commandement des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri dans la zone où les corps des proches des requérants ont été retrouvés.

152. La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier, en particulier ceux soumis par le Gouvernement quant aux enquêtes administratives et judiciaires effectuées, ainsi que des observations présentées par les parties (Ekrem, précité, § 51).

153. La Cour note d’abord qu’il ressort de la décision d’incompétence ratione materiae du procureur de la République du 15 novembre 1999 (paragraphes 33 et 34 ci-dessus) – rendue après que le procureur eut entendu les requérants, les témoins oculaires, les villageois et interrogé les autorités militaires – que des unités militaires étaient positionnées dans les environs du village de Bozyamaç. En tout cas, d’après les dépositions des deux bergers Burhan Eren et Emin Eren, il ne fait pas de doute que les proches des requérants étaient placés sous le contrôle des militaires, puisqu’ils furent vus vivants pour la dernière fois avant leur décès alors qu’ils étaient entre les mains des militaires. Le récit de ces deux bergers, des proches des requérants, du muhtar et de Rakıp Onay fait devant les différentes autorités nationales a été cohérent et toujours dans le même sens quant à la narration des évènements qui se sont terminés par le décès des proches des requérants. Il résulte d’ailleurs des dépositions successives des deux bergers que les proches des requérants étaient bien sous le contrôle des militaires. Ces deux bergers étaient eux aussi sous le contrôle des mêmes militaires. De la décision du procureur de la République et des dépositions des deux bergers, il apparaît que ces derniers ont été libérés par les militaires. D’après cette décision, les sept personnes qui restèrent sous le contrôle des militaires, dont les deux proches des requérants, semblent avoir ensuite été tuées par eux.

154. Ensuite, à la lumière des éléments présentés par les parties, la Cour estime pouvoir admettre qu’une opération a été menée par les militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri dans les environs du village de Bozyamaç. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour juge utile de rappeler les éléments factuels suivants, qui lui paraissent essentiels. Il découle ainsi des dépositions des militaires entendus sur commission rogatoire que des unités des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri étaient positionnées autour de Şemdinli, en particulier à Güzelkonak du 15 avril 1999 au 10 décembre 1999. Les dépositions de B.B., de N.K., de C.T. paraissent pertinentes et confirment ce constat de la Cour (paragraphes 86, 87 et 100 ci-dessus). Au cours de cette même période, des militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri ont participé à des opérations dans le village de Bozyamaç, sur le plateau d’Öveç, au lieu-dit Ayıyatağı. Pour établir ce constat, la Cour se fonde sur les dépositions de Y.Y.Y., de N.C. et de I.H.V. (paragraphes 101, 103 et 104 ci-dessus).

155. Toujours, à la lumière des éléments du dossier présentés par les parties, la Cour note que des militaires ont perquisitionné le domicile de Mehmet Arıcı à trois reprises. Au cours de la dernière perquisition, les militaires semblent avoir établi un procès-verbal de perquisition (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Par ailleurs, le rapport d’autopsie et les éléments de preuve recueillis, tels que les douilles relevées sur la zone où les corps des sept personnes avaient été retrouvés, et qui correspondaient au type de munitions utilisé par les fusils des forces armées nationales, corroborent les dépositions des témoins civils – en particulier des deux bergers – ou des témoins militaires selon lesquelles les forces militaires avaient mené une opération sur les lieux de l’incident. La Cour souligne qu’il ressort des dépositions des deux bergers que ni les proches des requérants ni les autres personnes arrêtées par les militaires n’étaient armés et qu’ils ne portaient pas non plus de vêtements pouvant permettre de penser qu’ils étaient membres d’une organisation armée illégale, comme le PKK. Dans ce contexte, il est utile de noter que le rapport d’autopsie indique que les proches des requérants ont été tués par des tirs de balles dirigées vers la tête et la zone du thorax (paragraphe 34 ci-dessus).

156. Enfin, la Cour est d’avis que l’enquête pénale complémentaire, demandée au procureur de la République par le tribunal correctionnel, permet de conclure que les militaires des 2ème et 3ème bataillons de commandos de Kayseri étaient bien positionnés à Bozyamaç à l’époque des faits litigieux. Cela ressort clairement de la déposition des militaires entendus en 2003 et 2004 (paragraphes 78, 82, 85, 86 et 87 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour constate que les autorités nationales n’ont fourni aucune explication sur ce qui s’est passé après l’arrestation des proches des requérants. Elles n’ont pas non plus invoqué de motif de nature à justifier un quelconque recours de leurs agents à la force meurtrière (voir, mutatis mutandis, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 86, CEDH 2000‑VI).

157. Par conséquent, pour les raisons qui précèdent, la Cour tient pour établi que les proches des requérants ont été tués par les militaires dans les circonstances décrites par la décision d’incompétence ratione materiae du procureur de la République du 15 novembre 1999.

158. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

C. Quant à l’allégation d’insuffisance de l’enquête

1. Principes généraux pertinents

159. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’Etat ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004‑III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı, précité, § 86).

160. Les autorités doivent donc avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises médicolégales. Les conclusions de l’enquête doivent se fonder sur une analyse approfondie, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents et doivent appliquer un critère comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l’article 2 § 2 de la Convention. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96‑97, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 139 et 144, CEDH 2002‑IV, et Natchova et autres, précité, § 113).

161. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr, précité, § 114, Bişkin c. Turquie, no 45403/99, § 69, 10 janvier 2006, et Wolf-Sorg, précité, §§73-76).

162. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir Fatma Kaçar, précité, § 74, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, Kaya, précité, pp. 325-326, §§ 89-91, et Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, pp. 1732-1733, §§ 79‑81).

163. L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, au châtiment des responsables (voir Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999‑III). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (voir Tanrıkulu, précité, §§ 109, 101-110, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, et Suat Ünlü, précité, § 53).

2. Application des principes généraux pertinents au cas d’espèce

164. En l’espèce, d’après les éléments du dossier soumis à son appréciation par le Gouvernement, la Cour constate que de nombreux actes d’auditions – souvent des mêmes personnes, réentendues à plusieurs reprises –, de communication, d’information et de transmission de documents ont été effectués par les différentes autorités nationales. Cela peut, a priori, permettre d’affirmer que des efforts ont été déployés par les autorités nationales. Toutefois, ces actes n’apportent pas d’éclaircissement quant au fond de l’affaire (Bişkin, précité, § 70). D’ailleurs, un certain nombre d’actes rédigés par les gendarmes font état de ce que l’enquête pénale diligentée est toujours pendante sine die (voir, par exemple, paragraphes 112, 114, 115, 116 et 117 ci-dessus).

165. La Cour note que deux enquêtes pénales et une enquête administrative ont été diligentées au sujet du décès des proches des requérants sans qu’aucune d’elle n’ait permis de déterminer les circonstances dans lesquelles ils sont décédés ni d’identifier les responsables. Concernant l’enquête menée par le conseil administratif, le tribunal administratif a annulé la décision de ne pas autoriser de poursuites contre les militaires au motif qu’il convenait de diligenter une enquête pénale pour se prononcer sur la culpabilité des personnes soupçonnées. A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle à l’époque des faits litigieux le conseil administratif ne constituait pas un organe indépendant (voir, par exemple, Güleç, précité, §§ 80-82, et Oğur, précité, §§ 91-92). Pour ce qui est de l’action pénale, la Cour constate qu’une action pénale pour meurtre et vol avec violence commis sur la personne des proches des requérants a été engagée devant le tribunal correctionnel, mais cette action s’est conclue par un non-lieu à statuer dans la mesure où l’identité des coupables présumés n’avait pas été déterminée. Par ailleurs, la dernière enquête pénale complémentaire ordonnée à la demande du tribunal correctionnel est toujours pendante devant le procureur de la République depuis mars 2002.

166. La Cour relève que les villageois avaient informé le procureur de la République de la découverte des sept corps, dont celui de Mehmet Arıcı. Or, le procureur de la République n’a pas pris la peine, pour des raisons de sécurité, de se rendre sur les lieux de l’incident pour faire un relevé détaillé des éléments de preuve retrouvés sur place. Au lieu de cela, le procureur a demandé au muhtar de transporter lui-même les corps de ces personnes au village de Bozyamaç pour pratiquer ensuite une autopsie des corps. Par ailleurs, les villageois ont relevé des douilles de balles et une cartouche non utilisée sur les lieux de l’incident mais le procureur n’a pas ordonné d’expertise balistique à ce propos. Le procureur de la République a diligenté une enquête pénale en direction des supposés responsables mais il n’a pas saisi le procès-verbal de perquisition établi par les militaires qui avaient perquisitionné la maison de Mehmet Arıcı. Or, ce procès-verbal avait été établi par les militaires et signé par Sidabe Arıcı, fille de Mehmet Arıcı. Il ressort des informations données par les parties que le procureur de la République n’a pas non plus entendu Sidabe Arıcı.

167. La Cour constate que le procureur de la République a entendu un certain nombre de militaires mais n’a pas été en mesure de déterminer ceux qui avaient participé à l’opération litigieuse. Les autorités militaires ont par ailleurs transmis au procureur de la République une liste de militaires mais il n’en a tiré aucune conclusion au sujet du décès des proches des requérants. La Cour rappelle qu’il ressort de la déposition du muhtar de Bozyamaç qu’il s’était rendu avec Ahmet Mete, militaire de carrière, au quartier des commandos de Kayseri, positionnés dans cette zone (paragraphe 15 ci-dessus). Ce dernier lui aurait dit qu’une opération avait été menée dans le village de Bozyamaç et que cinq personnes, dont Mehmet Arıcı, avaient été arrêtées et remises aux gendarmes. Or ni Ahmet Mete ni le commandant des commandos de Kayseri n’ont été entendus par le procureur de la République. La Cour note par ailleurs qu’il manque dans le dossier qui lui a été remis par le Gouvernement les dépositions de certains militaires du rang appelés ou de certains cadres de carrière, en l’occurrence des capitaines (paragraphes 71, 75, 76 et 80 ci-dessus) et des sous-officiers (paragraphe 73 ci-dessus), ou bien que les dépositions transmises sont illisibles (paragraphe 74 ci-dessus) ou encore que d’autres militaires n’ont toujours pas été entendus (paragraphes 79, 81, 92, 96 et 106 ci-dessus).

168. A la lumière des manquements qui viennent d’être relevés ci‑dessus, la Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête approfondie et effective sur les circonstances entourant le décès des proches des requérants. Dès lors, il y a lieu de considérer que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.

169. Partant, la Cour rejette cette exception.

170. La Cour conclut qu’il y a eu manquement aux obligations procédurales qui incombent à l’Etat défendeur au titre de l’article 2 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

171. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

172. L’avocat des requérants n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 87, 8 novembre 2011).

Article 46 de la Convention

Aux termes de cette disposition :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

3. Lorsque le Comité des Ministres estime que la surveillance de l’exécution d’un arrêt définitif est entravée par une difficulté d’interprétation de cet arrêt, il peut saisir la Cour afin qu’elle se prononce sur cette question d’inter­prétation. La décision de saisir la Cour est prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité.

4. Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette partie de son obligation au regard du para­graphe 1.

5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre. Si la Cour constate qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres, qui décide de clore son examen. »

173. La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général, il appartient au premier chef à l’Etat en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (voir, entre autres, Abuyeva et autres c. Russie, no 27065/05, §§ 236-237, 2 décembre 2010, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005‑IV, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004‑V).

174. En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention, les Etats contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I).

175. La Cour observe qu’en l’espèce, elle a constaté une violation de la Convention en raison du fait que, d’une part, les proches des requérants ont été tués par les militaires dans les circonstances décrites par la décision d’incompétence ratione materiae du procureur de la République du 15 novembre 1999 (paragraphe 157 ci-dessus) et, d’autre part, les autorités nationales n’ont pas mené une enquête approfondie et effective sur les circonstances entourant le décès des proches des requérants (paragraphe 170 ci-dessus).

176. La Cour a par ailleurs bien noté que les requérants n’ont pas réclamé de sommes pour le dommage matériel et/ou moral qu’ils auraient subi, au titre de l’article 41 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Aleksanyan c. Russie, no 46468/06, § 236, 22 décembre 2008). Cela étant, elle relève que les allégations des requérants consistent en ce que leurs proches ont été tués par les membres des forces armées et l’absence d’une voie de recours en droit national permettant l’obtention d’une indemnisation. Par conséquent, eu égard aux circonstances particulières des présentes requêtes et au fait que l’enquête pénale est toujours pendante devant les autorités nationales, la Cour estime que, sous le contrôle du Comité des Ministres, l’Etat défendeur doit mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que l’enquête préliminaire, qui est toujours au stade de l’instruction depuis plus de treize ans, prenne fin dans les plus brefs délais afin de faire toute la lumière sur les conditions dans lesquelles les proches des requérants on été tués (Abuyeva et autres, précité, § 243), en tirant toutes les conséquences quant à la réparation à accorder aux requérants.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où l’instruction pénale est toujours pendante et la rejette ;

3. Déclare les requêtes recevables ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

6. Dit que l’Etat défendeur doit terminer l’enquête préliminaire dans les plus brefs délais, en tirant toutes les conséquences quant à la réparation à accorder aux requérants.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosIneta Ziemela
Greffière adjointePrésidente


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