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09/10/2012 | CEDH | N°001-113769

CEDH | CEDH, AFFAIRE İŞERİ ET AUTRES c. TURQUIE, 2012, 001-113769


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İŞERİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 29283/07)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2012

DÉFINITIF

09/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire İşeri et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvr

e,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İŞERİ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 29283/07)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2012

DÉFINITIF

09/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire İşeri et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29283/07) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Murat İşeri, Hüseyin Gölpınar, Fevzi Ayber et Abdurrahman Daşdemir (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me O. Aydın Göktaş, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignent d’une violation des articles 3, 10 et 11 de la Convention.

4. Le 26 avril 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1977, en 1965, en 1955 et en 1960 et résident à Ankara.

6. Les requérants Fevzi Ayber et Abdurrahman Daşdemir sont membres de la section locale du syndicat Eğitim-Sen (Eğitim ve Bilim Emekçiler Sendikası, Syndicat des agents de l’éducation, de la science et de la culture) rattaché au Kesk (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu, Confédération syndicale des salariés du secteur public).

7. Les requérants Murat İşeri et Hüseyin Gölpınar sont membres du syndicat Kesk.

A. Le déroulement de la manifestation

8. Les requérants participèrent, le 30 mai 2006, à une déclaration à la presse organisée par le Kesk et les syndicats affiliés sur le thème de la loi sur la sécurité sociale. Les membres des syndicats, y compris les requérants, se dirigèrent vers le parc Güvenpark où devait être faite la déclaration en question.

9. Avant la tenue de la manifestation, la préfecture d’Ankara avait déterminé l’itinéraire que devaient emprunter les manifestants pour assurer le bon déroulement de l’événement et protéger l’ordre public. La direction de la sûreté d’Ankara avait informé les organisateurs du parcours ainsi établi.

10. Selon le Gouvernement, un groupe de 450 membres du Kesk avait décidé de prendre un autre itinéraire et d’emprunter un boulevard principal du centre d’Ankara. La police aurait averti les représentants du Kesk qu’ils n’étaient pas autorisés à prendre cet itinéraire car ils risquaient de bloquer la circulation tant des véhicules que des piétons. Le groupe n’aurait pas obtempéré et aurait bloqué le trafic. La police aurait empêché la progression de ces manifestants en dressant une barricade. Ceux-ci auraient résisté et se seraient attaqués aux policiers, créant un trouble mineur. Finalement, la déclaration de presse se serait tenue et, à 17 h 10, les participants se seraient dispersés.

11. Selon les dires des requérants, eux-mêmes ainsi que les syndicats auxquels ils étaient affiliés avaient été empêchés par les forces de l’ordre de participer au rassemblement, ce qui n’aurait pas été le cas des membres des syndicats de l’Ordre réuni des architectes et ingénieurs, du DİSK (Devrimci İsçi Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats ouvriers révolutionnaires) et de l’Union des médecins. Les requérants auraient été frappés à coups de pied et de matraque et menacés par les forces de l’ordre.

1. L’examen médical des requérants

12. A l’issue de la manifestation, les requérants se soumirent à un examen médical. Le rapport médical no 869606, délivré par l’hôpital public d’Ankara (« l’hôpital public »), indique que Murat İşeri présentait un hématome de 2 x 1 cm à la hauteur de la mâchoire droite et diverses zones douloureuses et sensibles sur son corps.

13. Le rapport médical no 869816, délivré par l’hôpital public, indiqua que Hüseyin Gölpınar avait sur le front un hématome de 3 x 3 cm et une abrasion, et qu’il présentait également des zones douloureuses et sensibles au niveau de l’épaule et de la région lombaire gauches.

14. Le rapport médical no 869807, délivré par l’hôpital public, indique que Fevzi Ayber portait une trace de violence sur le côté gauche du cou et des ecchymoses sur les mains et sur un genou.

15. Le rapport médical no 869805, délivré par l’hôpital public, indique que Abdurrahman Daşdemir avait sur le côté gauche du visage et sur le front un hématome de 1 x 1 cm, et qu’il présentait diverses zones douloureuses et sensibles sur son corps.

2. L’examen médical des policiers effectué à la suite de l’incident litigieux

16. Certains policiers furent soumis à des examens médicaux et les rapports correspondants furent établis le 30 mai 2006, à 18 h 38 et à 18 h 54.

17. Le premier rapport médical indique que le policier S.Ç. et le policier İ.Ü. avaient sur le coude droit un traumatisme des tissus mous (yumuşak doku travması), et que le policier M.Ü. avait une abrasion de 2 cm sur la face antérieure de la jambe droite.

18. Le second rapport médical indique que le policier F.O. avait des abrasions sur la partie externe de l’avant-bras droit et la partie interne de l’avant-bras gauche, que le policier A.B. avait une zone sensible au niveau du genou droit et une ecchymose de 3 x 10 cm sous la malléole du pied droit.

B. La plainte pénale déposée par les requérants

19. Le 7 juin 2006, les requérants déposèrent auprès du procureur de la République d’Ankara une plainte pénale pour mauvais traitements contre les policiers, à qui ils reprochaient d’avoir voulu les empêcher de participer, le 30 mai 2006, à une déclaration de presse, organisée par le Kesk et les syndicats affiliés, sur le thème de la loi sur la sécurité sociale.

20. Le 15 juin 2006, sur le fondement de la loi no 4483 sur la procédure relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents de la fonction publique, le procureur de la République demanda à la préfecture d’Ankara l’autorisation d’ouvrir des poursuites pénales contre les policiers concernés.

21. Le 17 juillet 2006, la direction de la sûreté d’Ankara entendit Hüseyin Gölpınar. Celui-ci déclara que, le 30 mai 2006, il devait participer à une déclaration de presse organisée par le syndicat dont il était membre, que les policiers l’avaient empêché de s’y rendre et l’avaient frappé à coups de matraque, de bouclier, de pied et de poing, et qu’il était tombé sur le sol où il aurait été également frappé de coups de pied.

22. Par une décision du 3 août 2006, la préfecture n’autorisa pas l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers en question.

23. Le 1er septembre 2006, sur le fondement de la décision du préfet du 3 août 2006, le procureur de la République décida le classement sans suite (dilekçenin işleme konulmamasına) de la plainte des requérants.

24. A une date non précisée, les requérants contestèrent la décision du préfet du 3 août 2006 devant le tribunal régional d’Ankara.

25. Le 18 janvier 2007, le tribunal administratif régional d’Ankara confirma la décision de la préfecture, au motif que les allégations des requérants n’étaient pas fondées sur des constats et informations sérieux. Selon les requérants, ce jugement leur a été notifié le 13 février 2007.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques figurent dans l’arrêt Kop c. Turquie (no 12728/05, § 15, 20 octobre 2009).

27. La loi no 4483 sur la procédure relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents de la fonction publique, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, dispose dans son article 9 que les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquêtes pénales formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Elle dispose en outre que les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions et que leurs décisions sont définitives.

28. Une fois le refus de l’organe d’enquête confirmé par les juges administratifs, les parquets sont liés et ne peuvent que classer l’affaire sans suite. Il s’agit là d’un acte purement formel, qui se limite à entériner la décision définitive de l’organe d’enquête. Dans la pratique, il arrive que les parquets rendent des « ordonnances de non-lieu » à la suite du refus opposé à une demande d’ouverture des poursuites contre un fonctionnaire. Pareilles ordonnances sont caduques et la voie pénale d’opposition, théoriquement ouverte contre celles-ci, ne saurait entraîner l’ouverture de poursuites pénales en dépit du refus de l’organe administratif. La position des chambres répressives de la Cour de cassation le confirme (voir, par exemple, les arrêts no 2006/14865 du 4 octobre 2006, et no 2006/10703 du 10 mai 2006) :

« L’ouverture de poursuites pénales contre des fonctionnaires pour des délits tombant sous le coup de la loi no 4483 (...) requiert une « autorisation ». En vertu de l’article 4 de la loi no 4483, les procureurs de la République saisis d’une plainte ou d’une dénonciation relative à de tels délits (...) demandent l’autorisation d’ouvrir une instruction et se bornent à administrer les preuves susceptibles de disparaître (...) Si l’autorisation requise est refusée, le parquet peut prendre une décision de « classement sans suite » de la plainte ou de la dénonciation (...) mais il lui est impossible de rendre une « ordonnance de non-lieu à poursuivre », au sens de l’article 172 du code de procédure pénale (...) car aucune instruction pénale n’est censée avoir été ouverte auparavant. Le fait que l’instance répressive appelée à connaître d’une opposition formée contre une telle ordonnance statue sur le bien-fondé du recours au lieu de conclure à un « classement sans suite » est contraire à la loi (...) »

29. Jusqu’à la promulgation de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, la procédure susmentionnée s’appliquait à toute forme de délit commis dans l’exercice de la fonction publique, à l’exception des cas de flagrant délit, passibles de peines de prison ferme. Depuis cette date, selon l’article 2 de la loi no 4483, les poursuites pour mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) et recours excessifs à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal) par des agents de l’Etat sont exclues du champ d’application de la loi no 4483 (Çamçı et autres c. Turquie, no 25172/02, §§ 21-22, 24 février 2009).

30. A l’heure actuelle, l’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31. Les requérants allèguent que la force utilisée à leur encontre par la police dans le cadre de leur participation à une déclaration de presse n’était pas proportionnée à leur comportement. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

32. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

33. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

34. En se référant à sa version des faits rapportée au paragraphe 10 ci-dessus, le Gouvernement est d’avis que les mesures prises par les forces de l’ordre étaient proportionnées au but légitime poursuivi. Il soutient en outre que les requérants n’ont pas fait l’objet de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il ajoute que, conformément à la loi no 4483, une enquête a été menée à la suite de la plainte pour mauvais traitements déposée par les requérants.

35. Les requérants combattent les thèses du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils nient en particulier avoir résisté à la police, précisant avoir été frappés par les policiers alors qu’ils auraient été en train de discuter avec ceux-ci en tête du cortège. Ils se plaignent en outre de l’insuffisance de l’enquête menée au sujet de leurs plaintes fondées sur l’article 3 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

36. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 61, 19 mai 2004, Gülizar Tuncer c. Turquie, no 23708/05, § 29, 21 septembre 2010, Umar Karatepe c. Turquie, no 20502/05, § 57, 12 octobre 2010, et Timtik c. Turquie, no 12503/06, § 47, 9 novembre 2010).

37. En l’espèce, la Cour constate que, à l’issue de la manifestation litigeuse, les requérants ont été examinés par des médecins. Il ressort des différents rapports médicaux que les intéressés présentaient, entre autres, des hématomes, des ecchymoses et des abrasions sur leurs corps et, pour l’un d’eux, sur la mâchoire (paragraphes 12-15 ci-dessus). A la lumière des constats figurant dans ces différents rapports médicaux, la Cour considère que les traitements dont les requérants ont été victimes tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.

38. Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée contre les manifestants était proportionnée. A cet égard, la Cour rappelle attacher une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.‑J.D., précité, § 68, et Gülizar Tuncer, précité, § 31).

39. La Cour relève que, dans la présente affaire, ni le procureur de la République ni la préfecture ni le tribunal administratif régional saisis au sujet des allégations des requérants n’ont établi que la force utilisée par la police pour immobiliser les requérants était proportionnée à la prétendue résistance opposée par ceux-ci. En tout état de cause, aucune autorité nationale ne donne d’explication plausible sur la manière dont est survenu l’incident litigieux à l’origine des lésions relevées sur les corps des requérants, ni ne précise les circonstances exactes dans lesquelles les requérants auraient reçu des coups ni ne donne le moindre élément factuel précis permettant de vérifier la proportionnalité de la force utilisée par les policiers contre les intéressés (Timtik, précité, § 51). La Cour relève que le tribunal administratif régional a rejeté l’appel interjeté par les requérants contre la décision du préfet au motif que les allégations des intéressés n’étaient pas fondées sur des constats et informations sérieux. Elle note aussi que cette conclusion du tribunal n’apporte pas d’explication quant au contenu de la déposition du requérant Hüseyin Gölpınar, entendu le 17 juillet 2006, dans laquelle il affirme que les policiers l’ont empêché de se rendre à la manifestation et qu’ils l’ont frappé, notamment à coups de matraque et de bouclier (paragraphe 21 ci-dessus).

40. La Cour note que, selon le Gouvernement, les forces de l’ordre avaient établi une barricade pour empêcher le passage des manifestants et que les requérants s’en sont pris aux policiers (paragraphe 10 ci-dessus). A cet égard, la Cour constate qu’aucune des autorités nationales ne précise si les requérants ont simplement résisté aux policiers ou s’ils ont agressé physiquement les forces de l’ordre. Aussi, à supposer même que les comportements des requérants aient pu justifier un recours à la force, la Cour réaffirme que la dispersion d’un rassemblement ne saurait suffire en soi à expliquer la gravité de coups portés au corps, au visage ou à la tête d’un participant au rassemblement en question (Güler c. Turquie, no 49391/99, § 46, 10 janvier 2006, et Zülcihan Şahin et autres c. Turquie, no 53147/99, § 54, 3 février 2005).

41. Par ailleurs, la Cour a pris bonne note des rapports médicaux fournis par le Gouvernement et indiquant les lésions présentées par les policiers. Elle est d’avis qu’il appartenait en dernier ressort au tribunal régional, chargé d’examiner les éléments de preuve présentés par les parties dans le cadre de la procédure administrative engagée contre les policiers, de donner une explication quant à l’origine de ces lésions. Ensuite, la Cour n’est pas convaincue par la conclusion de l’enquête administrative menée par le préfet, dans la mesure où le dossier soumis à son appréciation ne contient aucun acte ni aucune déposition des différents protagonistes impliqués dans l’incident litigieux, à savoir les requérants et les forces de l’ordre. Elle estime qu’il y a des contradictions entre cette enquête et les rapports médicaux versés au dossier par les parties. Elle note en tout état de cause que les rapports médicaux présentés par le Gouvernement au sujet des différents policiers ne sont pas corroborés par les dépositions des policiers ou l’enquête préliminaire, qui auraient permis de déterminer avec exactitude à quel moment de la manifestation ces policiers ont pu être blessés ou bien s’ils ont véritablement été blessés par les requérants. Par conséquent, elle émet de sérieux doutes sur la manière dont cette enquête administrative a été menée et en déduit que les rapports médicaux n’ont pas été examinés avec toute la diligence et l’attention requises.

42. La Cour note par ailleurs qu’une demande ait été adressée au préfet afin d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les fonctionnaires de police incriminés alors que, depuis l’entrée en vigueur de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, les poursuites pour mauvais traitements et recours excessifs à la force par des agents de l’Etat relèvent du droit commun. En effet, dans les circonstances de l’espèce et conformément à l’article 2 de la loi no 4778, les faits et les actes litigieux s’étant déroulés le 30 mai 2006, l’instruction relevait de la compétence des procureurs de la République (paragraphe 29 ci-dessus) et non pas de l’ancienne loi no 4778. Cette méconnaissance de la modification apportée à la loi no 4778 a empêché d’établir les circonstances exactes dans lesquelles les requérants ont subi des mauvais traitements. A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une telle enquête menée par des organes administratifs ne saurait être considérée comme une enquête menée par un organe indépendant (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53-57, 29 septembre 2009, et Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 114, 4 octobre 2011).

43. Eu égard aux constats qui précèdent ainsi qu’aux rapports médicaux présentés par les requérants, la Cour estime que les explications du Gouvernement quant au recours à la force en cause ne se fondent pas sur des arguments convaincants ni sur une enquête effective menée par les juridictions nationales indépendantes (voir, mutatis mutandis, Đurđević c. Croatie, no 52442/09, § 95, 19 juillet 2011). Par conséquent, elle estime que la force employée en l’espèce était excessive et non justifiée par les circonstances.

44. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

45. Les requérants se plaignent d’avoir été empêchés par la police de participer à la déclaration de presse organisée par leurs syndicats. Ils dénoncent une violation des articles 10 et 11 de la Convention. Eu égard à la formulation des griefs des requérants, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...)»

46. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il argüe que, s’ils se plaignent de l’absence de recours effectif en droit interne, les requérants n’ont pas introduit leur requête dans le délai requis de six mois après la date des faits litigieux. Il soulève une autre exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime des requérants.

47. Les requérants contestent ces exceptions.

48. La Cour constate, à l’instar du Gouvernement, que les requérants ont pu assister à la manifestation litigieuse et que la déclaration à l’intention de la presse a bien été lue. Partant, même en considérant que les traitements dénoncés ont été infligés aux requérants pendant la manifestation et en admettant que pareils traitements puissent avoir un effet dissuasif sur la liberté de manifester au sens de l’article 11 de la Convention, la Cour estime que la question juridique principale posée par la présente requête est celle de savoir si les requérants ont subi des mauvais traitements en raison de l’intervention des forces de l’ordre à la fin de la manifestation en cause. Eu égard à sa conclusion relative à l’article 3 de la Convention (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur le grief que les requérants ont présenté, en l’espèce, sous l’angle de l’article 11 de la Convention (voir, entre autres, İzgi c. Turquie, no 44861/04, § 47, 15 novembre 2011).

49. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 11 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

51. Les requérants réclament chacun 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

52. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

53. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

54. Les requérants se réfèrent à une convention d’honoraires, conclue avec leur avocate sur la base du tarif du barreau d’Ankara aux fins de leur représentation devant la Cour, pour laquelle ils ne fournissent pas de copie ni n’indiquent de montant. Ils présentent par ailleurs la copie de trois factures relatives à des traductions établies au nom du Kesk. Ils ne précisent pas si ces factures concernent des frais en relation avec leur requête.

55. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas lieu d’accorder de somme aux requérants au titre des frais et dépens.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 11 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithIneta Ziemele
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-113769
Date de la décision : 09/10/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : İŞERİ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AYDIN GOKTAS O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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