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09/10/2012 | CEDH | N°001-113389

CEDH | CEDH, AFFAIRE X c. TURQUIE, 2012, 001-113389


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE X c. TURQUIE

(Requête no 24626/09)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2012

DÉFINITIF

27/05/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire X c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo P

into de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2012,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE X c. TURQUIE

(Requête no 24626/09)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 2012

DÉFINITIF

27/05/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire X c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24626/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. X. (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 3 du règlement). Elle a également accordé la priorité à la requête en vertu de l’article 41 du règlement.

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Mes S. Cengiz et M. Akcı, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint notamment des conditions d’isolement qu’il a subies dans la maison d’arrêt de Buca, à İzmir. Il allègue également l’absence de voie de recours interne pour demander la fin de son isolement et son retour à un régime de détention ordinaire. Il invoque les articles 3, 5, 6, 8, 13 et 14 de la Convention.

4. Le 1er septembre 2010, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. En vertu de l’article 29 § 1 de la Convention, il a également été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1989 et réside à İzmir. Il est homosexuel. Actuellement, il est détenu à la maison d’arrêt d’Eskişehir où il purge une peine d’emprisonnement.

En 2009, différentes actions publiques furent engagées contre le requérant, notamment pour faux en écriture publique, escroquerie, abus sur cartes bancaires et fausse déclaration dans l’élaboration de documents officiels. Le 2 juin 2009, la cour d’assises de Karşıyaka le condamna à un an et huit mois d’emprisonnement dans le cadre du premier procès. Le requérant se pourvut en cassation. L’affaire serait toujours pendante à ce jour devant la Cour de cassation. De même, le 28 décembre 2009, la cour d’assises d’İzmir condamna le requérant, cette fois à une peine d’emprisonnement de dix ans, trois mois et vingt-deux jours pour avoir commis les infractions énumérées ci-haut plus d’une fois. Ledit arrêt fit également l’objet d’un pourvoi, dont l’examen reste pendant à ce jour devant la Cour de cassation.

A. Les conditions de détention du requérant

6. Le 24 octobre 2008, le requérant se rendit au commissariat de police de Çiğli à İzmir et y avoua avoir commis une série d’infractions, telles que faux en écriture publique, escroquerie, abus sur cartes bancaires et fausse déclaration dans l’élaboration de documents officiels. Il fut placé ensuite en détention provisoire par un juge de paix et fut amené à la maison d’arrêt de Buca à İzmir.

7. Dans la maison d’arrêt de Buca, l’intéressé fut tout d’abord placé dans une cellule collective avec d’autres détenus, hétérosexuels.

8. Le 5 février 2009, le représentant du requérant demanda à l’administration de l’établissement pénitentiaire de transférer, par mesure de sécurité, le requérant dans une autre cellule collective où se trouvaient des détenus homosexuels. Pour justifier sa demande, il précisa que son client avait subi des actes d’intimidation et de harcèlement de la part de ses codétenus. Selon le procès-verbal de déposition dressé le même jour et signé par deux gardiens et le requérant, ce dernier déclara ceci :

« Actuellement, je réside dans le pavillon no 6. Je suis atteint d’homosexualité (« eşcinsellik hastalığı »). Les autres détenus ayant eu connaissance de cette situation, j’ai commencé à avoir des problèmes. J’ai informé de cette situation le directeur du centre pénitentiaire par l’intermédiaire de mon avocat. Je souhaite être transféré à un pavillon adapté à ma situation. »

9. Le 5 février 2009, l’administration de l’établissement pénitentiaire décida de placer le requérant seul dans une cellule individuelle. Dans le procès-verbal établi à cet égard, il est notamment mentionné que :

« (...) le détenu, qui indiquait être atteint d’homosexualité, a été placé dans une cellule individuelle au lieu de son pavillon actuel. »

10. Le requérant déclare que la cellule où il était placé faisait 7 m², laissant un espace vital qui n’en représentait pas plus de la moitié. Equipée d’un lit et de toilettes, mais sans lavabo, elle était très mal éclairée, et très sale ; il y avait des rats. Le requérant affirme qu’il existe dix autres cellules de même type utilisées pour placer les détenus qui font l’objet d’une mesure disciplinaire d’isolement ou les détenus accusés de pédophilie ou de viol. A la suite de son placement en cellule individuelle le 5 février 2009, le requérant fut privé de tout contact avec d’autres détenus et de toute activité sociale. Il ne bénéficiait d’aucun accès à la promenade en plein air et n’était autorisé à sortir de sa cellule que pour s’entretenir avec son avocat ou pour assister à des audiences tenues périodiquement, à peu près tous les mois.

11. Le Gouvernement ne conteste pas ces faits. Il précise que la cellule était pourvue des meubles et attributs nécessaires à la vie quotidienne, tels que lumière, toilettes, lit, armoire et chaise. Il explique que le requérant est resté seul dans sa cellule jusqu’à ce qu’un autre détenu homosexuel arrive dans le centre pénitentiaire.

12. Le 21 avril 2009, le requérant présenta une demande au parquet d’İzmir tendant à obtenir la levée des mesures prises à son endroit. Il précisait être homosexuel et non travesti ou transsexuel. Son orientation sexuelle lui valait d’être détenu dans une cellule individuelle sans aucun contact avec les autres détenus et sans pouvoir participer à aucune activité sociale. Depuis environ trois mois, il était détenu dans les conditions décrites ci-dessus et cette situation lui avait causé des problèmes psychiatriques. Il précisait que, dans le système pénitentiaire turc, seules les personnes condamnées à une peine de réclusion criminelle à perpétuité aggravée étaient détenues dans des conditions similaires. Il demandait à être traité sur un pied d’égalité avec les autres détenus.

13. Le 7 mai 2009, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant saisit de nouveau le juge de l’exécution des peines d’İzmir, chargé également de vérifier les conditions de détention provisoire, en vue de demander la fin de son isolement et son retour à des conditions de détention ordinaires. Il déclara que son placement et son maintien à l’isolement avaient été ordonnés sans aucune base légale et avaient entraîné chez lui des effets psychologiques néfastes et irréparables. Ces conditions de détention inhumaines et dégradantes lui étaient imposées sur le fondement de sa seule orientation sexuelle, sous prétexte de préserver son intégrité physique. Or, il n’avait aucunement demandé à être placé dans les cellules où se trouvaient les autres détenus ; ce dont il se plaignait, c’était du fait que depuis plus de trois mois, il n’avait pu sortir en plein air et que la seule personne avec qui il avait pu parler était son avocat. Il demanda à être traité sur un pied d’égalité avec les autres détenus, en bénéficiant de la possibilité de sortir en plein air et d’avoir des activités sociales avec les autres détenus, au moyen de mesures de nature à protéger son intégrité physique. Il précisa en outre que les faits dénoncés constituaient une violation des articles 3, 5, 6 et 8, combinés avec l’article 14 de la Convention.

14. Le 25 mai 2009, le juge de l’exécution des peines, sur simple examen du dossier, décida qu’il n’y avait pas lieu à statuer sur le fond de la demande de l’intéressé. Pour ce faire, il précisa notamment que le requérant n’était pas un « condamné » mais se trouvait simplement en détention provisoire et que la pratique de l’administration de l’établissement pénitentiaire était conforme à la loi dans la forme comme dans son contenu. Il releva que l’administration de la prison jouissait d’un pouvoir discrétionnaire en la matière puisque la loi no 5275 sur l’exécution des peines et des mesures de sûreté ne prévoit pas de normes spécifiques pour la prise en compte des souhaits des détenus provisoires en matière de placement dans les maisons d’arrêt, comme c’est le cas pour le placement des condamnés. Il déclara notamment :

« (...) il est établi que l’intéressé est maintenu à titre préventif dans une cellule individuelle car l’Etat ne peut aucunement prendre le risque du lynchage d’un travesti [dans un centre pénitentiaire] (...) »

15. Le 29 mai 2009, le requérant forma opposition à ladite décision devant la cour d’assises d’İzmir. Dans son mémoire, il précisa notamment qu’il était placé à l’isolement 24 heures 24 dans la prison de Buca sans fondement légal et qu’il était privé de tout contact avec les autres détenus et de l’accès à la promenade en plein air. Mettant l’accent sur son âge et son état psychologique qui s’était détérioré considérable depuis qu’il avait subi cet isolement total, il expliqua ne pas être en mesure de supporter de telles conditions de détention. Il déclara notamment que nonobstant le prétexte selon lequel son intégrité physique était menacée à cause de son orientation sexuelle, le fait de le placer à l’isolement total était une mesure très inappropriée à sa situation. Il demanda de nouveau à être traité sur un pied d’égalité avec les autres détenus, en bénéficiant de la possibilité de sortir en plein air et d’avoir des activités sociales avec les autres détenus, au moyen de mesures propres à garantir la préservation de son intégrité physique.

16. Le 4 juin 2009, la cour d’assises, après avoir reçu l’avis du procureur à propos de la demande du requérant, rejeta l’opposition de ce dernier, et ce sans tenir d’audience et sans lui avoir préalablement communiqué l’avis du procureur. La cour d’assises considéra simplement que la décision du juge de l’exécution était conforme à la loi.

17. Au cours de l’audience tenue le 12 juin 2009 dans un autre procès lancé contre le requérant, la 5e chambre de la cour d’assises d’İzmir décida d’envoyer une lettre à l’administration de la maison d’arrêt de Buca en lui demandant notamment de prendre toutes les mesures nécessaires concernant les griefs de l’intéressé relatifs à ses conditions de détention.

18. Le 8 juillet 2009, le parquet d’İzmir transféra le requérant à l’hôpital psychiatrique de Manisa pour l’établissement de son état psychique.

19. Du 8 juillet au 12 août 2009, le requérant fut gardé en observation à l’hôpital psychiatrique de Manisa. Les parties n’ont pas fourni d’informations précises concernant cette période d’hospitalisation. Le 12 août 2009, un rapport médical fut établi par trois psychiatres. Selon ce rapport, l’intéressé présentait un trouble d’identité homosexuel (« eşcinsel kimlik bozukluğu »). Il était également précisé que les troubles liés aux conditions de sa détention correspondaient aux symptômes d’une dépression réactive. Il était décidé que les problèmes psychiatriques futurs pourraient être traités sur les lieux. Le requérant fut renvoyé à la maison d’arrêt de Buca.

20. A partir du 8 août 2009, un autre détenu homosexuel fut placé dans la cellule où se trouvait le requérant.

21. Le 11 novembre 2009, l’administration de la prison décida de séparer les deux détenus. A partir de cette date, le requérant fut de nouveau privé de tout contact avec les autres détenus.

22. Le 26 février 2010, le requérant fut transféré à la maison d’arrêt d’Eskişehir et placé avec trois autres condamnés dans une cellule standard où il bénéficie des droits accordés aux condamnés, tels que les promenades en plein air, les activités sportives, des contacts réguliers avec les autres détenus, etc. D’après son avocat, le requérant continue à souffrir de problèmes psychologiques – dépression et insomnie notamment – en raison de l’isolement qu’il avait subi pendant sa détention à la maison d’arrêt de Buca ; il prend des antidépresseurs et d’autres médicaments pour s’apaiser et dormir.

B. Autres événements

23. Après son arrestation, le maintien en détention provisoire du requérant fut régulièrement décidé par les autorités judiciaires compétentes, celles-ci se fondant notamment sur « la nature de l’infraction reprochée », « l’état des preuves », « le contenu du dossier », « l’existence d’indices graves et concordants de culpabilité » et/ou « le recueil incomplet des éléments de preuve ». Le 20 avril 2009, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de maintien en détention du 17 avril 2009. Toutefois, le 22 avril 2009, la 6e chambre de la cour d’assises d’İzmir rejeta ladite opposition.

24. Par ailleurs, le 26 octobre 2009, le requérant et son codétenu déposèrent une plainte contre un gardien de la maison d’arrêt auprès du parquet d’İzmir. Ils déclarèrent que ce gardien, qui avait des comportements homophobes, les avait insultés et battus.

25. Le 18 novembre 2009, le requérant retira sa plainte.

26. Le 7 décembre 2009, le parquet d’İzmir adopta une ordonnance de non-lieu au sujet de la plainte du 26 octobre 2009.

27. Le requérant ne forma pas opposition à l’ordonnance de non-lieu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28. La loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives, adoptée le 13 décembre 2004, ne prévoit pas de dispositions spécifiques relatives au placement des détenus dans les maisons d’arrêt. La situation est différente pour les condamnés ; d’après les articles 24, 49 et 69 de la loi en question, ces derniers sont groupés et placés dans les établissements pénitentiaires en tenant compte de leur âge, de leur sexe, de la durée de la peine infligée, de la nature de l’infraction pour laquelle l’intéressé a été condamné et d’autres critères pertinents.

29. L’article 49 § 2 de la loi no 5275 est ainsi libellé :

« En cas de danger sérieux (ciddi tehlike) pour l’ordre de l’établissement et la sécurité des personnes, d’autres mesures que celles expressément prévues dans la présente loi peuvent être prises pour assurer le maintien de l’ordre. (...) »

30. En vertu de l’article 25 de la loi no 5275, les personnes condamnées à une peine de réclusion à perpétuité aggravée peuvent se promener quotidiennement dans une cour intérieure contiguë à leur cellule et, suivant les circonstances, peuvent être autorisées à avoir des contacts limités avec les condamnés demeurant dans la même unité.

31. En vertu de l’article 186 du règlement portant sur l’administration des centres pénitentiaires et l’exécution des peines et des mesures de sûreté, publié au Journal officiel le 6 avril 2006, les détenus ont la possibilité de bénéficier de nombreux droits reconnus aux condamnés, tels qu’avoir des activités sportives et autres activités physiques, pouvoir se promener au moins une heure par jour en plein air (article 131), participer à des activités culturelles, se rendre à la bibliothèque, participer à des conférences, séminaires, etc. (articles 84-96 et 110-117), suivre un enseignement, avoir des visites, etc. (articles 99-108).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

32. Le requérant dénonce les conditions de sa détention à l’isolement pendant treize mois à la maison d’arrêt de Buca. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

33. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

34. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

35. Le requérant soutient qu’en raison de son orientation sexuelle, il a été placé dans une cellule individuelle pendant plus de treize mois. Il soutient à cet égard que son isolement et les conditions sévères dans lesquelles il est détenu ont engendré chez lui des effets irréparables et irréversibles sur sa santé mentale et physique. Il précise en outre qu’il a été mis dans une petite cellule individuelle sans aucune base légale, qu’il est maintenu à l’isolement 24 heures 24, qu’il est privé de tout contact avec d’autres détenus et qu’il ne lui est pas permis de se rendre à la promenade en plein air.

36. Le Gouvernement soutient que les conditions de la détention du requérant ne s’analysent pas en un traitement inhumain ou dégradant contraire à l’article 3, parce que le degré minimum de gravité requis n’a pas été atteint. Il précise que le placement du requérant dans une cellule individuelle est intervenu sur sa demande en raison du fait qu’il a subi différents actes d’intimidation et de harcèlement de la part des détenus hétérosexuels. La cellule où le requérant est placé est pourvue des meubles et attributs nécessaires à la vie quotidienne, tels que lumière, toilettes, lit, armoire et chaise. Il explique que le requérant est resté seul dans sa cellule jusqu’à ce qu’un autre détenu homosexuel arrive dans le centre pénitentiaire.

2. L’appréciation de la Cour

37. La Cour doit d’abord déterminer la période du placement dans une cellule individuelle du requérant à prendre en considération aux fins de l’appréciation des griefs sous l’angle de l’article 3. A cet égard, elle observe que, dans son formulaire de requête du 12 mai 2009, le requérant dénonçait les conditions de sa détention dans la maison d’arrêt de Buca, où il avait été placé dans une cellule individuelle. Après l’introduction de sa requête, le requérant a été hospitalisé pendant la période du 8 juillet au 12 août 2009 dans un hôpital psychiatrique. Par ailleurs, dans le même temps, un autre détenu – homosexuel – a été placé dans la cellule du requérant à partir du 8 août 2009. Ensuite, entre les 11 novembre 2009 et 26 février 2010, le requérant est, de nouveau, resté seul dans sa cellule.

38. En résumé, selon l’ensemble des pièces du dossier, le requérant, à partir du 5 février 2009 et jusqu’à son transfert à la maison d’arrêt d’Eskişehir, était placé dans une cellule individuelle qui mesurait environ 7 m², et dont l’espace vital représentait à peine la moitié de cette surface. Il était constamment privé d’accès à la promenade en plein air. De même, à l’exception des périodes allant du 8 juillet au 12 août (hospitalisation) et du 12 août au 11 novembre 2009 (placement d’un autre détenu dans la cellule du requérant), il était privé de tout contact avec d’autres détenus, et ce jusqu’au 26 février 2010, date de son transfert à la maison d’arrêt d’Eskişehir. L’intéressé demeura donc à l’isolement pendant huit mois et dix-huit jours.

La Cour fera porter son examen sur l’ensemble de ces périodes (voir, dans le même sens, Ciucă c. Roumanie, no 34485/09, § 29, 5 juin 2012).

39. Quant aux principes généraux qui gouvernent le droit des prisonniers à des conditions de détention conformes à la dignité humaine, la Cour renvoie, parmi d’autres, aux arrêts Mouisel c. France (no 67263/01, §§ 37 à 40, CEDH 2002-IX), et Renolde c. France (no 5608/05, §§ 119-120, 16 octobre 2008). A cet égard, elle rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI).

40. S’agissant des conditions de détention, il convient de prendre en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Alver c. Estonie, no 64812/01, 8 novembre 2005).

41. En l’espèce, la Cour observe qu’au moment des faits, le requérant était en instance de jugement pour des infractions à caractère non violent. Il s’était rendu lui-même à la police pour avouer les actes qu’il avait commis. Sa situation personnelle diffère donc radicalement des affaires Öcalan et Ramirez Sanchez examinées par la Cour où il s’agissait de condamnés dont la détention posait des difficultés particulières aux autorités nationales (voir, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ 32 et 192, CEDH 2005‑IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, §§ 125 et 128, CEDH 2006‑IX).

42. La Cour observe que la cellule où le requérant a été placé faisait 7 m², avec un espace vital ne dépassant pas la moitié de cette surface. Elle était équipée d’un lit et de toilettes, mais sans lavabo. Selon le requérant, elle était très mal éclairée, très sale et il y avait des rats, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Il s’agissait d’un local destiné à recevoir les détenus qui avaient été l’objet d’une mesure disciplinaire d’isolement ou les détenus accusés de pédophilie ou de viol. Pendant son séjour, le requérant a été privé de tout contact avec d’autres détenus et de toute activité sociale. Il n’a bénéficié d’aucun accès à la promenade en plein air et il n’a été autorisé à sortir de sa cellule que pour s’entretenir avec son avocat ou pour assister aux audiences qui se tenaient périodiquement, environ tous les mois.

43. La Cour observe que l’isolement dans lequel le requérant a été maintenu ne constitue pas un isolement sensoriel ni un isolement social total, mais qu’il s’agit d’un isolement social relatif. Toutefois, il n’en demeure pas moins que certains aspects de ces conditions étaient plus stricts que le régime prévu en Turquie pour les condamnés à une peine de réclusion perpétuelle aggravée (paragraphe 30 ci-dessus). En effet, alors que ces derniers peuvent se promener quotidiennement dans une cour intérieure contiguë à leur cellule et, suivant les circonstances, peuvent être autorisés à avoir des contacts limités avec les condamnés demeurant dans la même unité, le requérant a été privé de ces possibilités. De même, dans les deux affaires citées ci-dessus où il était question des condamnés dont la détention posait des difficultés particulières aux autorités nationales, aucune interdiction totale de promenade en plein air n’était ordonnée (voir, Öcalan, précité, § 32, et Ramirez Sanchez, précité, § 125).

44. Aux yeux de la Cour, l’interdiction totale d’accès en plein air – laquelle a duré tout le long de la détention du requérant dans la cellule individuelle – combinée avec l’impossibilité de contacter les autres détenus, illustre le caractère exceptionnel des conditions de détention du requérant.

45. La Cour considère que ces conditions sont plus proches de celles qu’elle a examinées dans le cadre de l’affaire Payet c. France (no 19606/08, 20 janvier 2011) où le requérant était resté détenu à l’isolement pendant deux mois environ dans une petite cellule mal éclairée où l’espace vital laissé au détenu était de 4,15 m² environ. Toutefois, dans cette affaire, il était question d’une détention plus courte que dans la présente, et le détenu avait en outre la possibilité de sortir de sa cellule une heure par jour pour une promenade.

46. Par ailleurs, pour apprécier si une mesure d’isolement tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières, à la rigueur de la mesure, à sa durée, à l’objectif poursuivi ainsi qu’aux effets sur la personne concernée (Rohde c. Danemark, no 69332/01, § 93, 21 juillet 2005). A cet égard, la longueur de cette période appelle de la part de la Cour un examen rigoureux en ce qui concerne sa justification, la nécessité des mesures prises et leur proportionnalité par rapport aux autres restrictions possibles, les garanties offertes au requérant pour éviter l’arbitraire et les mesures prises par les autorités pour s’assurer que l’état physique et psychologique du requérant permettait son maintien à l’isolement (Ramirez Sanchez, précité, § 136).

47. Dans le cas du requérant, le placement et le maintien à l’isolement du requérant sont fondés sur l’article 49 § 2 de la loi no 5275, qui donne à l’administration pénitentiaire la possibilité de prendre des mesures autres que celles prévues dans cette loi lorsqu’il existe un risque constitutif d’un « danger sérieux » (paragraphe 29 ci-dessus). Il s’agit donc d’une procédure entièrement administrative.

48. La Cour prend note des préoccupations de l’administration pénitentiaire selon lesquelles le requérant risquait de subir des atteintes à son intégrité. Certes, on ne saurait affirmer que ces craintes sont tout à fait sans fondement, dans la mesure où le requérant avait lui-même dénoncé des actes d’intimidation et de harcèlement qu’il avait subis lorsqu’il était ensemble avec les autres détenus. Toutefois, même si ces craintes rendaient nécessaire la prise de certaines mesures de sécurité pour protéger le requérant, elles ne suffisent pas à justifier une mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale. A cet égard, la Cour note que le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi le requérant ne s’est pas vu offrir l’opportunité de faire régulièrement de l’exercice en plein air ou n’était pas autorisé à être ensemble avec les autres détenus, ne fût-ce que de façon limitée, conformément à ses multiples demandes (paragraphes 12, 13 et 15 ci-dessus).

49. Par ailleurs, la Cour relève que les tentatives du requérant de faire contrôler la mesure en question par un juge de l’exécution des peines et par la cour d’assises n’ont donné aucun résultat notable, dans la mesure où ses recours ont été rejetés sans examen au fond. Le juge s’est contenté de préciser que l’autorité pénitentiaire jouissait d’un pouvoir discrétionnaire en la matière, sans même examiner l’adéquation de la mesure de placement en cellule individuelle à la situation concrète dénoncée par le requérant et sans se prononcer sur ses demandes tendant à adoucir les effets de l’isolement (paragraphe 14 ci-dessus).

Or, il ne fait nul doute qu’il s’agissait d’une mesure particulièrement grave car le régime d’isolement, sans pour autant être reconnu comme une sanction, a apporté d’importantes limitations matérielles aux droits du requérant, outre son poids psychologique.

50. En conséquence, la Cour conclut que le requérant a été privé d’un recours interne effectif relativement à son grief concernant les conditions de sa détention et qu’il n’était pas détenu dans des conditions convenables et respectant sa dignité.

51. La Cour estime qu’en l’espèce, les conditions de détention du requérant en cellule d’isolement ont été de nature à lui causer des souffrances aussi bien mentales que physiques ainsi qu’un sentiment de profonde atteinte à sa dignité humaine. Ces conditions, aggravées par l’absence d’un recours effectif, s’analysent donc en un « traitement inhumain et dégradant » infligé en violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 3

52. Invoquant l’article 14 combiné avec l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Il soutient avoir été placé à l’isolement dans une petite cellule, privé de tout contact avec d’autres détenus et privé d’accès à la promenade en plein air, à cause de son orientation sexuelle.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

53. Le Gouvernement conteste cette allégation et affirme que le placement du requérant dans la cellule individuelle, effectué à sa demande, avait pour but de le protéger et non de lui faire subir une discrimination.

54. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

55. La Cour a déjà dit maintes fois que l’article 14 n’est pas autonome : il ne s’applique qu’en relation avec les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles, qu’il complète. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi d’autres arrêts, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

56. En l’espèce, il ne prête pas à controverse entre les parties que les faits de la cause entrent dans le champ de l’article 3 de la Convention. L’article 14 est donc applicable aux circonstances de l’espèce.

57. La Cour rappelle également que l’orientation sexuelle relève de la protection de l’article 14 (voir, parmi d’autres affaires, Kozak c. Pologne, no 13102/02, § 83, 2 mars 2010, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 108, 21 octobre 2010). De plus, lorsque la distinction en cause porte sur ce domaine intime et vulnérable de la vie privée d’un individu, il faut avancer devant la Cour des motifs particulièrement puissants pour justifier la mesure litigieuse. Lorsqu’une différence de traitement est fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle, la marge d’appréciation laissée à l’Etat est étroite, et en pareille situation, le principe de la proportionnalité ne commande pas seulement que la mesure choisie soit adaptée de manière générale à l’objectif poursuivi, il faut en outre qu’il soit démontré qu’elle était nécessaire compte tenu des circonstances. Si les motifs avancés à l’appui d’une différence de traitement reposaient uniquement sur l’orientation sexuelle du requérant, il y aurait discrimination au regard de la Convention (Alekseyev, précité, § 108).

58. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour note que la situation que le requérant dénonce, à savoir l’inadéquation de la mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale, a abouti au constat d’une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus). La Cour rappelle avoir considéré ci-dessus que les préoccupations de l’administration pénitentiaire selon lesquelles le requérant risquait de subir des atteintes à son intégrité s’il restait dans la cellule collective standard ne sont pas tout à fait sans fondement (paragraphe 48). Toutefois, comme il a été souligné ci-dessus, même si ces craintes rendaient nécessaire la prise de certaines mesures de sécurité pour protéger le requérant, elles ne suffisent pas à justifier une mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale.

59. Par ailleurs, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant avait été placé à l’isolement à sa demande. Le requérant ou son représentant avaient demandé à l’administration de l’établissement pénitentiaire de le transférer dans une autre cellule collective où se trouvaient des détenus homosexuels ou dans un pavillon adéquat (paragraphe 8 ci-dessus). Pour justifier cette demande, le représentant du requérant avait précisé que son client avait subi des actes d’intimidation et de harcèlement de la part de ses codétenus. Quant au requérant, il avait déclaré « avoir des problèmes ». En bref, les autorités se trouvaient saisies d’une demande de transfert vers une cellule collective adéquate à la situation du requérant.

60. Or, le requérant, accusé d’avoir commis des infractions à caractère non violent, a été placé dans un local destiné à recevoir des détenus qui avaient été l’objet d’une mesure disciplinaire d’isolement ou les détenus accusés de pédophilie ou de viol. Pendant son séjour, il a été privé de tout contact avec d’autres détenus et de toute activité sociale. Il n’a bénéficié d’aucun accès à la promenade en plein air et il n’a été autorisé à sortir de sa cellule que rarement.

61. La Cour observe notamment que le requérant a constamment contesté les mesures en question, en précisant notamment dans sa demande du 7 mai 2009 que « ces conditions de détention lui étaient imposées sur le fondement de sa seule orientation sexuelle, sous prétexte de préserver son intégrité physique » (paragraphe 13 ci-dessus). De même, il a expressément demandé à être traité sur un pied d’égalité avec les autres détenus, en bénéficiant de la possibilité de sortir en plein air et d’avoir des activités sociales avec les autres détenus, au moyen de mesures propres à garantir la préservation de son intégrité physique (paragraphes 12, 13 et 15 ci-dessus). Au demeurant, il a précisé être homosexuel et non travesti ou transsexuel (paragraphe 12 ci-dessus).

Toutefois, ces arguments n’ont aucunement été pris en compte par le juge de l’exécution des peines, qui s’est borné à invoquer le pouvoir discrétionnaire dont jouissaient les autorités pénitentiaires en la matière et évoquer un risque hypothétique, à savoir le « lynchage d’un travesti » sans pouvoir toutefois apporter aucun élément donnant à penser que le requérant, à cause de son orientation sexuelle, risquait de subir une grave atteinte à son intégrité physique et que l’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale était la mesure la plus adéquate (paragraphe 14 ci-dessus).

62. Or, les autorités ont l’obligation, qui leur incombait en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3, de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si une attitude discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans l’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale (voir, mutandis mutandis, B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 71, 24 juillet 2012).

63. De toute manière, aux yeux de la Cour, les autorités pénitentiaires n’ont aucunement procédé à une appréciation adéquate du risque pour la sécurité du requérant. En raison de l’orientation sexuelle du requérant, celles-ci ont cru que le requérant risquait de subir une grave atteinte à son intégrité physique. De surcroît, pour la Cour, en aucun cas la mesure d’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale ne pouvait passer pour justifiée. En particulier, il n’est pas expliqué pourquoi le requérant a été complètement privé de l’accès à la promenade en plein air, ne fût-ce que de façon limitée.

64. A la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que la nécessité de prendre des mesures de sécurité pour protéger l’intégrité physique du requérant était la raison prépondérante de l’exclusion totale de celui-ci de la vie carcérale. A ses yeux, l’orientation sexuelle du requérant a été la principale raison de l’adoption de cette mesure. Elle juge par conséquent établi que le requérant a subi une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Elle constate par ailleurs que le Gouvernement n’a pas avancé de justification montrant que la distinction litigieuse était compatible avec la Convention.

65. En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

66. Invoquant l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, le requérant allègue qu’il a été placé en détention en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions reprochées et se plaint également de la durée de sa détention. En particulier, il conteste les motifs des ordonnances de maintien en détention.

67. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été privé de sa liberté au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une série d’infractions, telles que faux en écriture publique, escroquerie, abus sur cartes bancaires et fausse déclaration dans l’élaboration de documents officiels. La Cour note aussi que le requérant avait lui-même déclaré à la police avoir commis les infractions en question (paragraphe 5 ci-dessus). Ensuite, plusieurs actions pénales avaient été engagées à son encontre. Il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles de le soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1.

68. Quant au grief tiré de l’article 5 § 3, la Cour observe que la détention provisoire du requérant a débuté le 24 octobre 2008, date de son arrestation, et qu’elle a pris fin le 2 juin 2009, date à laquelle, la cour d’assises de Karşıyaka l’a condamné à une peine d’emprisonnement dans le cadre du premier procès. La détention en cause a donc duré plus de sept mois.

69. La Cour observe que le requérant a été inculpé d’avoir commis plusieurs infractions. Elle relève par ailleurs qu’il n’est pas allégué que l’instruction ne s’est pas déroulée à un rythme soutenu. Aucune période d’inactivité n’a été invoquée par le requérant. Dans ces circonstances, la Cour considère que la durée de la détention provisoire du requérant n’a pas dépassé le « délai raisonnable » prévu par l’article 5 § 3 de la Convention.

Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés comme étant manifestement mal fondés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

70. Le requérant dénonce l’insuffisance de la motivation du jugement du juge de l’exécution des peines et de l’arrêt de la cour d’assises d’İzmir rendu dans le cadre de la procédure d’opposition. Il allègue également une violation de son droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure intentée afin de mettre fin à son isolement, devant le juge de l’exécution des peines et la cour d’assises. Il soutient à cet égard que l’absence de communication préalable de l’avis du procureur et l’absence d’audience violent le principe de l’égalité des armes. Il invoque l’article 6 de la Convention.

Le requérant allègue en outre que son placement dans une cellule d’isolement, utilisée uniquement à des fins disciplinaires, constitue en soi une peine au sens du droit pénal. De même, il soutient que la mesure en question porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée. A cet égard, il invoque les articles 7 et 8 de la Convention.

Invoquant l’article 13 de la Convention, il allègue l’absence de voie de recours effective pour mettre fin à son isolement.

71. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain des articles 3 et 14 de la Convention (paragraphe 51 et 65 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques que posait la présente affaire. Au vu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien‑fondé des griefs tirés des articles 6, 7, 8 et 13 de la Convention (Recep Kurt c. Turquie, no 23164/09, § 70, 22 novembre 2011, et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

73. Il réclame 130 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

74. Le Gouvernement conteste cette somme.

75. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 18 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

76. Le requérant demande également 2 800 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 450 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il affirme que la présentation de sa cause devant les juridictions nationales et à Strasbourg a nécessité un travail de plus de 72 heures et trente minutes, à raison de 100 EUR l’heure. Il réclame enfin 107 EUR pour les frais de papeterie et d’envois postaux.

77. Le Gouvernement conteste cette demande.

78. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

79. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 14 et irrecevable quant au grief tiré de l’article 5 de la Convention ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des griefs tirés des articles 6, 7, 8 et 13 de la Convention ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, aux taux applicable à la date du règlement ;

i) 18 000 EUR (dix-huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de Mme la juge D. Jočienė.

F.T.

S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE
MME LA JUGE JOČIENĖ

Je suis tout à fait d’accord avec la majorité pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du fait que le requérant n’était pas détenu dans des conditions convenables et respectant sa dignité.

En revanche, je ne peux pas souscrire à la conclusion selon laquelle il y aurait eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 de la Convention, car je ne décèle dans le dossier aucun élément permettant d’établir que le requérant a été placé à l’isolement et privé de tout contact avec d’autres détenus à cause de son orientation sexuelle.

Je rappelle que, s’il joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles puisqu’il protège les individus placés dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions, l’article 14 n’a pas d’existence autonome. Quand la Cour constate une violation séparée d’une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de celui-ci, même s’il en va autrement lorsqu’une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999-III, et Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45).

Dans les circonstances de l’espèce, je considère que le traitement dont le requérant se dit victime, à savoir une mesure d’exclusion totale de la collectivité carcérale, a été suffisamment pris en compte dans l’appréciation qui précède et qui a abouti au constat d’une violation de clauses normatives de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus). Je souligne également que je considère comme la chambre que les préoccupations de l’administration pénitentiaire selon lesquelles le requérant risquait de subir des agressions s’il restait dans la cellule collective standard ne sont pas tout à fait sans fondement (paragraphe 48). L’administration est intervenue spécifiquement à la demande du requérant en raison du fait qu’il avait subi différents actes d’intimidation et de harcèlement dans la cellule collective de la part des détenus hétérosexuels. Elle a pris ce qu’elle estimait être des mesures de sécurité pour protéger le requérant et lui garantir des conditions de détention humaines. Même si ces mesures ont en fait violé l’article 3 de la Convention, je ne vois aucun élément permettant d’établir que l’exclusion totale du requérant de la vie carcérale a été décidée à cause de son orientation sexuelle. A mon avis, cette conclusion de la chambre reste sans fondement factuel ; je dirais même qu’aucune intention discriminatoire de la part des autorités ne peut être décelée en l’espèce. A mon avis, eu égard aux obligations positives découlant de la Convention, l’administration pénitentiaire poursuivait le but légitime de protéger le requérant et de préserver son intégrité physique contre les agressions discriminatoires qu’il avait subi de la part des autres détenus à cause de son orientation sexuelle.

J’observe que le constat de violation de l’article 3 en l’espèce répond à la principale question juridique posée par le requérant. Il n’y a donc pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes faits sur le terrain de l’article 14 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 134, CEDH 2001‑XII). Pour la même raison, j’ai voté contre le montant alloué au requérant par la chambre ; je pense que ce montant est exagéré.


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