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25/09/2012 | CEDH | N°001-113408

CEDH | CEDH, AFFAIRE EĞİTİM VE BİLİM EMEKÇİLERİ SENDİKASI c. TURQUIE, 2012, 001-113408


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EĞİTİM VE BİLİM EMEKÇİLERİ SENDİKASI c. TURQUIE

(Requête no 20641/05)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2012

DÉFINITIF

25/12/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočie

nė,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière ad...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EĞİTİM VE BİLİM EMEKÇİLERİ SENDİKASI c. TURQUIE

(Requête no 20641/05)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2012

DÉFINITIF

25/12/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 août 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20641/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un syndicat de droit turc, Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası – « Eğitim-Sen » (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Sayılır, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint d’une violation des articles 6, 10 et 11 de la Convention.

4. Le 6 novembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le Syndicat des salariés de l’éducation et de la science (Eğitim-Sen – « le syndicat ») fut fondé à Ankara le 13 janvier 1995. Selon les informations qu’il a données, il compte 167 000 adhérents, est constitué de 90 sections et est présent dans 430 villes. Il est rattaché au Kesk (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu – la Confédération des syndicats des salariés du secteur public), qui est membre de l’Internationale de l’éducation.

6. Le 15 septembre 2001, le syndicat modifia l’article 2 b) de ses statuts comme suit :

« [Eğitim-Sen] défend le droit de tous les individus de la société à recevoir, dans l’égalité et la liberté, un enseignement démocratique, laïque, scientifique et gratuit dans leur langue maternelle. »

A. La première action en dissolution

7. Le 15 février 2002, le préfet d’Ankara demanda au requérant de supprimer les termes « leur langue maternelle » de ses statuts au motif qu’ils étaient contraires aux articles 3 et 42 de la Constitution ainsi qu’aux articles 1er et 20 de la loi no 4688 sur les syndicats de fonctionnaires (« la loi no 4688 »).

8. Le requérant informa le préfet qu’il était surchargé de travail et qu’il s’engageait à modifier ses statuts au plus tard le 30 juin 2002.

9. Le 29 mars 2002, sur le fondement de l’article 37 de la loi no 4688, le préfet d’Ankara demanda au procureur de la République d’Ankara d’intenter une action en dissolution contre le requérant au motif que celui-ci n’avait pas procédé à la modification demandée de l’article 2 b) de ses statuts.

10. Le 3 juillet 2002, le requérant modifia l’article 2 b) de ses statuts comme suit :

« [Eğitim-Sen] défend le droit des tous les individus de la société à recevoir un enseignement dans leur langue maternelle et à bénéficier du développement de leur culture. »

11. Le 16 juillet 2002, le procureur de la République rendit une décision de non-lieu concernant la demande en dissolution introduite par le préfet, et ce pour insuffisance de preuves et d’éléments à charge. Dans sa décision, le procureur indiquait, d’une part, que le requérant avait modifié l’article 2 b) de ses statuts, qui disposait dorénavant que les individus devaient « recevoir un enseignement dans leur langue maternelle » ; il indiquait, d’autre part, qu’il y avait un débat intense au sein de l’opinion publique et des partis politiques sur cette question et que celle-ci allait être portée à l’ordre du jour d’une séance du Parlement. Il concluait que, dans ces conditions, il ne convenait pas d’intenter une action en dissolution contre le requérant ou une action pénale contre les membres de son conseil d’administration.

12. Le 15 octobre 2002, le ministère du Travail et de la Sécurité sociale (« le ministère ») informa le requérant que, à l’issue de l’examen de ses statuts modifiés le 3 juillet 2002 pour être mis en conformité avec les articles pertinents de la loi no 4688, il avait été conclu que l’article litigieux n’était plus contraire à la loi.

B. La seconde action en dissolution

13. Le 27 juin 2003, le chef d’état-major des armées demanda au ministère de prendre les mesures nécessaires contre le requérant au motif que l’article 2 b) de ses statuts, tel qu’amendé le 3 juillet 2002, était contraire aux articles 3 et 42 de la Constitution.

14. Le 15 juillet 2003, le ministère demanda au préfet d’Ankara d’examiner les dispositions de l’article 2 b) des statuts du requérant à la lumière de l’article 6 de la loi no 4688.

15. Le 28 octobre 2003, le préfet d’Ankara demanda au requérant de supprimer les termes « à recevoir un enseignement dans leur langue maternelle » de l’article 2 b) de ses statuts.

16. Le 12 avril 2004, le préfet d’Ankara, se référant aux dispositions de l’article 2 b) des statuts du requérant et résumant la première action intentée contre celui-ci, saisit le procureur de la République d’Ankara d’une nouvelle action en dissolution. Le préfet exposait que, même si la loi no 2923 du 14 octobre 1983 prévoyait l’enseignement des différents dialectes et langues, l’article 2 des statuts du requérant, dès lors qu’il envisageait l’enseignement dans une langue autre que la langue turque, contrevenait à cette loi.

17. Le 10 juillet 2004, le procureur de la République d’Ankara intenta une action contre les sept membres du conseil d’administration d’Eğitim‑Sen. Dans le cadre de cette action, le procureur demanda également la dissolution du requérant sur le fondement de l’article 37 de la loi no 4688 au motif que le syndicat n’avait pas supprimé les termes litigieux de ses statuts.

18. Le tribunal du travail d’Ankara était la juridiction compétente pour se prononcer sur la demande en dissolution du requérant en vertu de la loi no 4688.

19. Le 13 juillet 2004, le tribunal du travail d’Ankara, se fondant sur l’article 6 de la loi no 4688, accorda au requérant un délai de soixante jours pour modifier les dispositions litigieuses de ses statuts.

20. Par un jugement du 15 septembre 2004, le tribunal du travail d’Ankara rejeta l’action en dissolution. Dans ses motifs, il indiquait notamment que les articles pertinents des statuts d’Eğitim-Sen ne mettaient en péril (tehlike) ni l’unité territoriale, nationale et étatique ni les frontières existantes de la République de Turquie. Il n’apercevait aucune action illégale du syndicat susceptible de laisser penser que les dispositions de l’article litigieux des statuts d’Eğitim-Sen seraient utilisées par des opposants à l’unité de la République de Turquie. En se fondant sur l’article 90 de la Constitution ainsi que sur les articles 10 et 11 de la Convention, le tribunal donnait également sa propre interprétation de ces deux dernières dispositions. Il précisait à cet égard que la liberté d’expression constituait le fondement d’une société démocratique et pluraliste, et que pareille liberté était une condition nécessaire à la progression des sociétés démocratiques et au développement personnel de chaque individu. Il soulignait que, sans cette liberté, il n’y avait pas de démocratie. Il concluait que les dispositions de l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen n’étaient pas contraires aux articles 10 et 11 de la Convention. Il précisait par ailleurs qu’il convenait d’interpréter l’article 6 § 8 de la loi no 4688 – qui accordait un délai de soixante jours à un syndicat pour se conformer à la loi – à la lumière du but de cette loi. Selon le tribunal, même si le syndicat ne se conformait pas à la loi dans le délai imparti, il lui revenait d’examiner le bien-fondé de la demande et de statuer sur le fond de l’affaire.

21. Le 29 septembre 2004, le procureur de la République se pourvut en cassation.

22. Par un arrêt du 3 novembre 2004, la Cour de cassation infirma le jugement du 15 septembre 2004 au motif que le tribunal du travail d’Ankara n’avait pas appliqué correctement l’article 6 § 8 de la loi no 4688. Elle considéra que cet article ne prévoyait pas de marge d’interprétation mais qu’il se bornait à prescrire la dissolution du syndicat dans le cas où celui‑ci ne s’était pas conformé dans un délai de soixante jours aux dispositions de la loi. Elle conclut par conséquent qu’il convenait de dissoudre Eğitim-Sen dès lors qu’il ne s’était pas conformé à la loi dans le délai qui lui avait été imparti par le préfet et le tribunal.

23. Par un jugement du 21 février 2005, le tribunal du travail d’Ankara, résistant à l’arrêt de la Cour de cassation du 3 novembre 2004, réitéra son jugement initial. Dans ses motifs, il rappelait le raisonnement juridique qui l’avait mené à son jugement du 15 septembre 2004 et se référait à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en matière de dissolution des partis politiques, en particulier aux affaires relatives au Parti communiste unifié de Turquie et au Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP). Il rappelait en outre que la langue officielle de la République de Turquie était le turc et que, selon l’article 66 de la Constitution, toute personne attachée à la République par un lien de citoyenneté était turque. Il considérait que le fait d’apprendre une langue autre que la langue officielle ne constituait pas une action ou une attitude contraire au droit, mais qu’une telle attitude était la preuve d’un attachement à l’Etat de la République de Turquie. Il convenait que la langue officielle était le turc et qu’il ne pouvait y avoir une autre langue officielle. Il précisait que, cela étant, il ne devait pas y avoir d’empêchement particulier à apprendre d’autres langues que la langue officielle du pays. Rappelant son précédent raisonnement fondé sur les articles 10 et 11 de la Convention, le tribunal jugeait que deux raisons principales pouvaient conduire à la dissolution d’un syndicat, d’une association ou d’un parti politique, à savoir « la menace imminente » et « le critère de la violence ». Il observait que le syndicat dont la dissolution était demandée défendait dans ses statuts l’enseignement dans la langue maternelle et le développement de la culture. Il soulignait que, à supposer même que ces termes pussent être contraires à la loi, leur contenu et leur portée ne constituaient pas une menace imminente ni n’incitaient à la violence et que leur mention dans les statuts du syndicat ne mettait en péril ni l’unité territoriale, nationale et étatique ni les frontières existantes de la République de Turquie. Il estimait au contraire que la décision de ne pas dissoudre le syndicat aurait pour effets de réduire la tension sociale, le désordre et les querelles qui régnaient au sein de la société, et de rétablir la paix sociale.

24. Par un arrêt du 22 mai 2005, les chambres réunies de la Cour de cassation (Yargıtay Hukuk Genel Kurulu) cassèrent à la majorité le jugement de la juridiction du fond. Dans leurs motifs, les chambres réunies indiquaient que les articles 10 et 11 de la Convention prévoyaient des limitations fixées par la loi à l’exercice des libertés d’expression, de réunion et d’association et qu’ils précisaient en particulier que ces restrictions devaient être nécessaires dans une société démocratique. Elles se donnaient donc pour tâche de vérifier si les restrictions apportées par la loi nationale aux droits et libertés fondamentaux étaient conformes aux engagements internationaux de la Turquie. Elles considéraient que la volonté exprimée par le syndicat d’un enseignement dans une langue maternelle autre que le turc était contraire aux articles 3 et 42 de la Constitution et qu’elle n’était pas compatible avec l’unité de l’Etat et avec le système juridique existant. Selon les chambres réunies, le droit de fonder un syndicat pouvait donc être limité, et de telles restrictions étaient nécessaires dans une société démocratique. Les chambres réunies de la Cour de cassation conclurent que la défense de l’enseignement dans une langue maternelle autre que le turc ne pouvait être fondée sur les articles 10 et 11 de la Convention.

25. Dans leur opinion dissidente, certains des membres des chambres réunies, se fondant sur l’article 6 de la loi no 4688, constataient que, selon la conclusion de la juridiction du fond, les dispositions litigieuses des statuts du syndicat étaient conformes à la loi. Les juges dissidents estimaient que, de ce fait, la mise en demeure faite au syndicat de modifier ses statuts dans un délai de soixante jours n’avait pas de base légale. Selon eux, il convenait de casser le jugement pour que la juridiction du fond se conformât à l’article 6 de la loi no 4688 et non pas pour demander la dissolution du syndicat.

26. Le 3 juillet 2005, le requérant modifia la partie litigieuse de l’article 2 b) de ses statuts comme suit :

« [Eğitim-Sen] défend, dans le cadre des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le droit de tous les individus de la société à recevoir un enseignement démocratique, laïque, scientifique et gratuit. »

27. Par un jugement du 27 octobre 2005, le tribunal du travail d’Ankara, prenant note de la modification apportée aux statuts du requérant, conclut qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la dissolution du syndicat dans la mesure où les éléments matériels de nature à fonder une telle action n’existaient plus.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

28. Les dispositions pertinentes de la Constitution en vigueur à l’époque des faits se lisent ainsi :

Article 3

« 1. L’Etat de Turquie constitue, avec son territoire et sa nation, une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc. (...) »

Article 13

« Les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces limitations ne portent pas atteinte à l’essence même des droits et libertés. Les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet ne peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l’esprit de la Constitution ni avec les exigences d’un ordre social démocratique et laïque, et elles doivent respecter le principe de proportionnalité. »

Article 25

« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.

Nul ne peut être contraint de révéler sa pensée et ses opinions ni blâmé ou incriminé en raison de sa pensée ou de ses opinions pour quelque cause et dans quelque but que ce soit. »

Article 26

« Toute personne a le droit d’exprimer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses opinions et de les propager oralement, par l’écrit, par l’image ou par d’autres voies. Cette liberté comprend également la faculté de se procurer ou de livrer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités officielles. La disposition contenue dans le présent alinéa ne fait pas obstacle à l’instauration d’un régime d’autorisation en ce qui concerne les émissions par voie radiophonique, télévisuelle, cinématographique ou par d’autres moyens similaires.

L’exercice de ces libertés peut être limité dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la sécurité publique, les caractéristiques fondamentales de la République ainsi que l’intégrité indivisible de l’Etat du point de vue de son territoire et de la nation, de prévenir les infractions, de punir les délinquants, d’empêcher la divulgation des informations qui sont reconnues comme étant des secrets d’Etat, de préserver l’honneur, les droits et la vie privée et familiale d’autrui ainsi que le secret professionnel prévu par la loi, et d’assurer que la fonction juridictionnelle soit remplie conformément à sa finalité.

Les dispositions réglementant l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne sont pas considérées comme limitant la liberté d’expression et de propagation de la pensée, pourvu qu’elles n’en empêchent pas la diffusion.

La loi réglemente les formes, conditions et procédures relatives à l’exercice de la liberté d’expression et de propagation de la pensée. »

Article 42

« 1. Nul ne peut être privé de son droit à l’éducation et à l’instruction. (...)

4. La liberté d’éducation et d’enseignement ne dispense pas du devoir de loyauté envers la Constitution. (...)

9. Aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs en tant que langue maternelle ni servir à dispenser un enseignement dans des établissements d’éducation et d’enseignement. La loi fixe les règles relatives à l’enseignement des langues étrangères dans les établissements d’éducation et d’enseignement ainsi que celles auxquelles doivent se conformer les écoles où l’éducation et l’enseignement sont dispensés dans une langue étrangère, sous réserve des dispositions des conventions internationales. »

Article 51

« Les travailleurs et les employeurs ont le droit de fonder des syndicats et des unions syndicales sans autorisation préalable dans le but de sauvegarder et de développer les droits et intérêts économiques et sociaux de leurs membres dans le cadre de leurs relations de travail, ainsi que d’y adhérer et de s’en retirer librement. Nul ne peut être contraint de devenir membre d’un syndicat ou d’en démissionner.

Le droit de fonder un syndicat ne peut être limité qu’en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ou dans le but d’empêcher la commission d’un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs ou de protéger les droits et libertés d’autrui.

Les formes, conditions et procédures applicables à l’exercice du droit de fonder un syndicat sont fixées par la loi.

Il n’est pas permis d’être membre de plusieurs syndicats à la fois au sein d’un même secteur d’activité.

L’étendue des droits des agents publics n’ayant pas la qualité d’ouvrier dans ce secteur ainsi que les exceptions et limitations qui leur sont applicables sont fixées par la loi d’une manière appropriée à la nature des services dont [ces agents] sont chargés.

Les statuts, l’administration et le fonctionnement des syndicats et des unions syndicales ne peuvent être contraires aux caractéristiques fondamentales de la République ni aux principes démocratiques. »

Article 66

« Est Turque toute personne liée à l’Etat turc par le lien de la nationalité. (...) »

Article 90 § 6

« En cas de conflit entre les lois [nationales] et les accords internationaux relatifs aux droits et libertés fondamentaux entrés en vigueur conformément à la procédure et comportant des dispositions différentes sur le même sujet, les dispositions des accords internationaux prévalent. »

B. La loi no 4688 du 25 juin 2001 sur les syndicats de fonctionnaires

29. Les dispositions pertinentes de la loi no 4688 se lisent ainsi :

Article 6

« 1. Les syndicats et les confédérations peuvent être fondés librement sans autorisation préalable. (...)

7. (...) S’il n’est pas remédié [aux manquements relevés, le préfet] saisit le tribunal pour qu’il soit mis fin aux activités du syndicat ou de la confédération. (...)

8. Le tribunal accorde [au syndicat et à la confédération] un délai ne dépassant pas soixante jours pour se conformer à la loi ou remédier aux manquements relevés. Si, à la fin du délai accordé, les statuts ou les documents en cause ne sont pas conformes à la loi, le tribunal peut ordonner la dissolution du syndicat ou de la confédération. (...) »

Article 20

« 1. La gestion et le fonctionnement des syndicats et des confédérations fondés conformément à la présente loi ne doivent pas être contraires aux qualités et principes démocratiques de la République tels que définis dans la Constitution. (...) »

Article 37

« 1. Un syndicat ou une confédération qui mène des activités contraires aux qualités et principes de la République tels que définis dans la Constitution est dissous par décision du tribunal compétent pour les litiges relatifs au travail sur saisine du procureur de la République dans le ressort duquel se trouve le siège social [du syndicat ou de la confédération]. (...) »

C. La loi no 4771 du 3 août 2002 modifiant la loi no 2923 du 14 octobre 1983 sur l’éducation dans des langues étrangères, l’enseignement de langues étrangères et l’apprentissage de différents dialectes et langues par les citoyens turcs

30. L’article 2 a) de la loi no 2923 tel que modifié par la loi de 2002 dispose qu’aucune langue autre que le turc ne peut être enseignée aux citoyens turcs dans les établissements d’enseignement et d’éducation. Toutefois, il permet d’ouvrir à l’intention des citoyens turcs des cours privés d’enseignement des langues et des dialectes qu’ils utilisent traditionnellement dans leur vie quotidienne, en vertu du règlement adopté par le ministre de l’Education nationale. L’enseignement dispensé dans ces cours ne doit pas aller à l’encontre de l’unité de l’Etat et de la nation ni de l’indivisibilité du territoire national.

III. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE

31. Dans son dernier rapport sur la Turquie (paragraphes 60, 61, 62, 63, 70 et 71), adopté le 10 décembre 2010 et publié le 8 février 2011, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) s’est exprimée comme suit :

« Enseignement de et dans les langues autres que le turc aux personnes appartenant à des groupes minoritaires non reconnus en vertu du traité de Lausanne

(...)

60. La loi no 4771 adoptée en août 2002 qui porte modification de la loi no 2923 sur l’éducation dans et l’enseignement de langues étrangères et l’apprentissage de différentes langues et dialectes par les citoyens turcs a préparé la voie à l’ouverture d’écoles privées enseignant « les langues et dialectes traditionnellement utilisés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne ». Conformément au Règlement sur l’apprentissage des différentes langues et dialectes utilisés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne, entré en vigueur le 5 décembre 2003, des cours de langue kurde ont ouvert dans sept villes entre décembre 2003 et octobre 2004. Tous ont cependant fermé depuis, et d’autres tentatives d’ouvrir une école de langue circassienne à Ankara n’ont pas porté leurs fruits, les exigences administratives n’ayant pas pu être remplies. Les autorités ont indiqué que l’examen par les préfectures concernées de demandes d’ouvrir des cours privés d’adyguéen et d’abkhaze est encore en cours, en conformité avec le Règlement susmentionné. Ainsi, il n’existe actuellement en Turquie aucun établissement privé qui enseigne les langues parlées par les groupes minoritaires. (...)

61. (...) l’ECRI se félicite de la décision prise en octobre 2009 par les autorités turques, d’ouvrir un institut des langues vivantes à l’Université Artuklu de Mardin, où le kurde peut être enseigné ; des cours de syriaque, de farsi et d’arabe auraient également été proposés à l’ouverture de l’institution en février 2010. (...) L’ECRI note toutefois avec regret qu’en septembre 2009, le Conseil de l’enseignement supérieur a rejeté une demande similaire d’ouvrir un département d’études kurdes et de langue et littérature kurdes à l’Université de Diyarbakır, au motif que cette demande, présentée par l’association du barreau locale, avait été faite par une entité qui soutenait le terrorisme.

62. L’ECRI recommande aux autorités turques de revoir la formulation de l’article 42 de la Constitution, qui interdit l’enseignement de langues maternelles autres que le turc dans les écoles sauf en application des dispositions de traités internationaux. L’ECRI souligne à nouveau qu’un tel enseignement devrait pouvoir exister à côté de l’enseignement dans la langue officielle.

63. En outre, l’ECRI recommande vivement aux autorités turques de poursuivre leurs efforts en faveur de l’enseignement dans les langues et dialectes traditionnellement utilisés en Turquie. Elle leur recommande également de veiller à ce que la possibilité d’ouvrir des cours privés soit pleinement garantie, notamment en levant tous les obstacles administratifs injustifiés.

(...)

Enseignement en turc aux enfants de langue maternelle autre que le turc

(...)

70. L’ECRI recommande à nouveau aux autorités turques de se pencher sur la situation des enfants de langue maternelle non turque et de veiller à ce que tout soit mis en œuvre pour leur permettre d’apprendre correctement le turc, qui est la langue d’enseignement, par exemple en proposant des cours supplémentaires ou des méthodes d’apprentissage du turc en tant que seconde langue. Plus généralement, l’ECRI recommande aux autorités d’examiner la situation globale des enfants appartenant aux groupes minoritaires dans le système scolaire, en vue de l’adoption de mesures ciblées pour remédier aux éventuelles inégalités constatées.

71. L’ECRI recommande aux autorités turques d’engager un dialogue avec les groupes minoritaires sur la manière dont le concept de citoyenneté de l’Etat turc est enseigné dans les écoles, afin de veiller à ce que le message d’intégration souhaité soit transmis sans laisser entendre que la diversité serait indésirable. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

32. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention, qui dispose :

« 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque

(...)

b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »

A. Les arguments des parties

33. Le Gouvernement indique que, le 9 juillet 2004, le Kesk, dont le syndicat requérant est membre, a présenté au nom du requérant une plainte (affaire no 2366) au Comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail (OIT) au motif que le droit à la liberté d’expression et d’association d’Eğitim-Sen avait été méconnu. Il précise que le Kesk se plaignait de l’action en dissolution intentée par le procureur de la République d’Ankara, fondée sur les articles 3 et 42 de la Constitution, en raison des dispositions contenues dans l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen.

34. Le Gouvernement ajoute que l’Internationale de l’éducation s’est associée à cette plainte le 1er septembre 2005 et qu’il a répondu au Comité de la liberté syndicale le 30 septembre 2004, le 6 janvier, le 29 mars, le 15 avril et le 25 juillet 2005. Dans son rapport no 338 de novembre 2005, le Comité de la liberté syndicale recommandait ce qui suit :

« a) Le comité prend note de la préoccupation exprimée par Eğitim-Sen concernant le fait qu’il puisse toujours être dissous malgré les mesures qu’il avait adoptées en vue de supprimer de ses statuts l’article en cause, et veut croire que cela ne sera pas le cas. Il demande au gouvernement de l’informer de la situation actuelle d’Eğitim-Sen.

b) Le comité demande au gouvernement de fournir des informations supplémentaires concernant les contradictions entre les statuts d’Eğitim-Sen et la Constitution nationale, et les conséquences que le jugement final du tribunal pourrait avoir sur la liberté syndicale. »

35. Le Gouvernement précise enfin que, dans son rapport no 342 de juin 2006, le Comité de la liberté syndicale recommandait ce qui suit :

« a) Le comité demande au gouvernement de le tenir informé de l’évolution de la situation concernant la requête introduite par Eğitim-Sen auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et des résultats de la procédure.

b) Le comité s’inquiète vivement de noter que des références dans les statuts d’un syndicat au droit à l’éducation dans une langue maternelle ont donné ou pourraient donner lieu à une demande de dissolution du syndicat en question. »

36. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement. D’abord, il indique que c’est le Kesk, et non pas Eğitim-Sen, qui a introduit une plainte devant le Comité de la liberté syndicale de l’OIT, et précise que les statuts du Kesk prévoient une telle possibilité. Ensuite, il explique que la requête introduite devant l’OIT par le Kesk n’est pas la même que celle introduite par lui devant la Cour de Strasbourg, celle-ci ayant pour but d’empêcher la dissolution d’Eğitim-Sen qui portait, selon l’intéressé, atteinte à son droit à la liberté d’association. Il ajoute enfin que, à la date de la saisine de l’OIT, aucune décision sur le fond n’avait été rendue par les juridictions nationales de sorte qu’il ne pouvait pas encore saisir la Cour de Strasbourg, devant laquelle il n’a présenté son grief qu’après le prononcé de l’arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation.

B. L’appréciation de la Cour

37. La Cour rappelle que l’article 35 § 2 b) de la Convention, aux fins d’éviter la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires, exclut qu’elle puisse retenir une requête ayant déjà été soumise à une autre instance internationale (Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 39, 5 juillet 2007). Toutefois, si les personnes qui se plaignent devant les deux institutions ne sont pas les mêmes (Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006, comparer avec Joseph Antoine Peraldi c. France (déc.), no 2096/05, 7 avril 2009), la « requête » soumise à la Cour ne peut passer pour être « essentiellement la même » que celle concernant les griefs formulés devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement (Council of Civil Service Unions c. Royaume-Uni, no 11603/85, décision de la Commission du 20 janvier 1987, Décisions et rapports (DR) 50, pp. 251-252 et Miguel Cereceda Martin et autres c. Espagne, no 16358/90, décision de la Commission du 12 octobre 1992, Décisions et rapports (DR) 73, p. 120).

38. En l’espèce, la Cour constate d’abord qu’il ressort des documents présentés par les parties que ce n’est pas le requérant lui-même mais le Kesk, auquel Eğitim-Sen est rattaché, qui a saisi de son propre chef le 9 juillet 2004, avec l’Internationale de l’éducation, le Comité de la liberté syndicale de l’OIT. D’après les éléments en sa possession, la Cour relève ensuite que si le Kesk a présenté sa plainte au nom du requérant, celui-ci ne s’est pas associé à cette plainte. Il ne s’est pas non plus constitué partie intervenante dans la procédure engagée devant l’OIT. Cet élément différencie la présente requête de l’affaire Miguel Cereceda Martin et autres (décision de la Commission précitée), dans laquelle la Commission a conclu que les requérants avaient introduit devant elle la même plainte que celle présentée, « par l’entremise des sections syndicales représentant les travailleurs au sein de l’entreprise », devant le Comité de la liberté syndicale. Enfin, la Cour considère que les intérêts du Kesk ne correspondaient pas nécessairement à ceux du requérant.

39. Pour la Cour, il s’ensuit que l’auteur de la requête devant elle est différent de celui de la requête présentée devant le Comité de la liberté syndicale. Partant, il convient de rejeter l’exception d’irrecevabilité tirée par le Gouvernement de l’article 35 § 2 b) de la Convention.

40. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Relevant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

41. Le requérant allègue que l’obligation qui lui a été faite de procéder à la modification de ses statuts pour empêcher sa dissolution constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’association prévu par l’article 11 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »

42. Le Gouvernement ne se prononce pas à cet égard.

A. Sur l’existence d’une ingérence

43. Pour le requérant – et le Gouvernement ne le conteste pas – l’action litigieuse intentée à son encontre s’analyse en une ingérence des autorités nationales dans l’exercice de son droit à la liberté d’association, ingérence qui l’aurait privé de la possibilité de poursuivre collectivement ou individuellement les buts qu’il s’était fixés dans ses statuts. C’est aussi l’opinion de la Cour.

B. Sur la justification de l’ingérence

44. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

1. Prévue par la loi

45. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que l’ingérence en cause était « prévue par la loi » et qu’elle était fondée, notamment, sur les articles 3 et 42 de la Constitution (paragraphe 28 ci‑dessus).

2. But légitime

46. De l’avis de la Cour, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre ou la protection de la sécurité nationale, y compris la protection de l’intégrité territoriale de l’Etat. Les parties ne le contestent pas.

3. Nécessaire dans une société démocratique

a) Principes généraux pertinents

47. Tout en se référant aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence pertinente en matière de liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 88-93, CEDH 2004‑I, et les références qui s’y trouvent citées, et Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 61, 11 octobre 2011), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 inclut celui de fonder une association. La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de tout sens (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).

48. La Cour rappelle aussi que l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit peut se mesurer à la manière dont la législation nationale consacre cette liberté et dont les autorités l’appliquent dans la pratique. Dans sa jurisprudence, elle a confirmé à de nombreuses reprises la relation directe existant entre la démocratie, le pluralisme et la liberté d’association, et elle a établi le principe selon lequel seules des raisons convaincantes et impératives peuvent justifier des restrictions à cette liberté. L’ensemble de ces restrictions sont soumises à son contrôle rigoureux (voir, parmi beaucoup d’autres, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, §§ 42-45, Recueil 1998‑I, Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 41-45, Recueil 1998‑III, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 86-89, CEDH 2003‑II).

49. En conséquence, pour juger de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante.

50. Par ailleurs, la Cour rappelle que, lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, §§ 46-47, Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 51, CEDH 2002‑II, et Sidiropoulos et autres, précité, § 40).

b) Application des principes précités à la présente espèce

51. En l’espèce, la Cour note que deux actions en dissolution ont été engagées contre Eğitim-Sen au motif que, à l’article 2 b) de ses statuts, le syndicat défendait l’enseignement dans la « langue maternelle ». En ce qui concerne la première action, le procureur de la République a rendu une décision de non-lieu au motif que les objectifs mentionnés dans l’article litigieux n’étaient pas contraires à la loi. Par la suite, à la demande du chef d’état-major des armées, une seconde action en dissolution fondée sur le même motif a été engagée contre Eğitim-Sen. A la suite de cette action et de l’arrêt de la Cour de cassation, Eğitim-Sen a modifié l’article 2 b) de ses statuts en supprimant la mention litigieuse afin d’éviter d’être dissous par les juridictions nationales.

52. Il appartient à présent à la Cour d’apprécier si cette seconde action en dissolution d’Eğitim-Sen répondait à un « besoin social impérieux » et était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre les « buts légitimes poursuivis ».

53. La Cour note que le tribunal du travail et les chambres réunies de la Cour de cassation ont fait preuve d’une approche et d’une interprétation différentes des articles 10 et 11 de la Convention. Pour le tribunal du travail, les droits et libertés consacrés par ces articles sont fondamentaux dans une société démocratique, excepté, notamment, en cas d’incitation à la violence, ce qui n’était pas le cas, d’après le tribunal, de l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen. A l’inverse, les chambres réunies de la Cour de cassation ont mis en avant les exceptions prévues par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. Elles ont considéré que le souhait d’Eğitim-Sen de défendre l’enseignement dans une langue maternelle autre que le turc allait à l’encontre des articles 3 et 42 de la Constitution et du principe d’unité de l’Etat.

54. La Cour doit donc rechercher si les constats des chambres réunies de la Cour de cassation peuvent être fondés sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Elle relève d’abord qu’il ressort de la lecture de l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen que cette disposition ne contenait aucune incitation à recourir à la violence pour réaliser les objectifs visés. Selon les chambres réunies, Eğitim-Sen n’encourageait pas non plus à employer des moyens illégaux pour réaliser son objectif consistant à ce que les individus de la société turque pussent recevoir un enseignement dans une langue maternelle autre que le turc.

55. Pour la Cour, le principe défendu par Eğitim-Sen, à savoir que l’enseignement dispensé aux individus composant la société turque pouvait se faire dans une langue maternelle autre que le turc, n’est pas contraire aux principes fondamentaux de la démocratie. Elle relève que rien dans l’article litigieux des statuts d’Eğitim-Sen ne pouvait passer pour un appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques, ce qui est un élément essentiel à prendre en considération (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 40, CEDH 1999‑VIII). Il convient de lire le contenu de l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen en le replaçant dans le contexte du débat engagé dans l’opinion publique à l’époque des faits. A cet égard, la Cour souscrit au raisonnement du procureur de la République, qui a rendu une décision de non-lieu dans la première action en dissolution d’Eğitim-Sen. En effet, à cette époque, la question de l’enseignement dans la langue maternelle était débattue dans l’opinion publique et au sein des partis politiques et elle devait être portée à l’ordre du jour d’une séance du Parlement (paragraphes 11, 30 et 31 ci-dessus).

56. La Cour reconnaît qu’une telle proposition pouvait heurter les convictions majoritaires dans l’opinion publique, certaines institutions ou certains organismes étatiques, voire la politique gouvernementale. Cela étant, elle rappelle que le bon fonctionnement de la démocratie exige que les différentes entités associatives ou formations politiques puissent débattre publiquement afin de contribuer à trouver des solutions à des questions générales qui concernent l’ensemble des acteurs de la vie politique ou publique (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 52, Recueil 1996-IV, et Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57).

57. Ensuite, la Cour relève qu’il ressort du dernier rapport de l’ECRI sur la Turquie (paragraphe 31 ci-dessus) que, outre les enfants appartenant aux minorités reconnues en vertu du Traité de Lausanne – à savoir les minorités non musulmanes – et recevant l’enseignement en turc, il existait d’autres enfants, de nationalité turque, dont la langue maternelle n’était pas le turc, mais l’adyguéen, l’abkhaze ou le kurde. A ce sujet, il convient de souligner que la loi no 4771, adoptée le 3 août 2002 et portant modification de la loi no 2923 sur l’éducation dans des langues étrangères, l’enseignement de langues étrangères et l’apprentissage de différents dialectes et langues par les citoyens turcs, a ouvert la voie à des cours privés de « langues et dialectes [autres que le turc] traditionnellement utilisés par les citoyens turcs dans leur vie quotidienne ». La Cour observe que cette volonté du législateur d’ouvrir des cours privés pour enseigner des langues et dialectes autres que le turc contraste avec l’attitude des juridictions nationales qui ont considéré que le contenu de l’article 2 b) des statuts d’Eğitim-Sen portait atteinte aux articles 3 et 42 de la Constitution.

58. La Cour n’est pas convaincue par le raisonnement des chambres réunies de la Cour de cassation car elles n’ont pas indiqué dans leur arrêt qu’Eğitim-Sen aurait mené des activités illégales susceptibles de porter atteinte à l’unité de la République de Turquie. Elles n’ont pas non plus précisé si Eğitim-Sen poursuivait des buts contraires aux principes démocratiques ou avait des activités contraires à celles figurant dans ses statuts. La Cour note avec intérêt que le tribunal du travail avait, quant à lui, rejeté cette seconde action en dissolution au motif que la décision de ne pas dissoudre le syndicat aurait pour effets de réduire la tension sociale, le désordre et les querelles qui régnaient au sein de la société, et de rétablir la paix sociale (paragraphe 23 ci-dessus).

59. C’est pourquoi la Cour est d’avis que la simple présence dans les statuts du syndicat des termes « recevoir un enseignement dans leur langue maternelle », en dehors de tout autre élément indiquant ou prouvant un but différent de celui exprimé dans l’article litigieux des statuts, ne saurait être contraire aux principes de la démocratie. Elle note qu’il ressort des statuts d’Eğitim-Sen, dans leur rédaction première, que le syndicat défendait le droit de tous les individus de la société « à recevoir, dans l’égalité et la liberté, un enseignement démocratique, laïque, scientifique et gratuit dans leur langue maternelle ». Pour la Cour, un tel objectif visant à développer la culture des ressortissants nationaux ayant pour langue maternelle une langue autre que le turc, et ce par l’enseignement de leur langue maternelle, ne va pas en soi à l’encontre de la sécurité nationale ni ne constitue une menace pour l’ordre public. A supposer même que les autorités nationales compétentes eussent pu considérer que l’enseignement dans la langue maternelle favorisait la culture d’une minorité, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que l’existence de minorités et de cultures différentes dans un pays constitue un fait historique qu’une société démocratique doit tolérer, voire protéger et soutenir selon les principes du droit international (Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 51, 27 mars 2008).

60. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les motifs indiqués par les chambres réunies de la Cour de cassation n’étaient pas pertinents et suffisants, et qu’ils n’étaient pas proportionnés aux buts légitimes poursuivis. Il s’ensuit que l’action en dissolution intentée contre le requérant, qui a eu pour résultat d’obliger ce syndicat à modifier l’article 2 b) de ses statuts en supprimant les termes « à recevoir un enseignement dans la langue maternelle », ne peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».

61. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

62. Le requérant allègue que l’obligation à laquelle il a été soumis de procéder à la modification de ses statuts pour empêcher sa dissolution constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression prévu par l’article 10 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

63. Le Gouvernement ne se prononce pas.

A. Sur la recevabilité

64. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable.

B. Sur le fond

65. En l’espèce, les parties ne contestent pas que la seconde action en dissolution engagée contre le requérant s’analyse en une ingérence des autorités nationales dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 3 et 42 de la Constitution, et poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre ou la protection de la sécurité nationale, y compris la protection de l’intégrité territoriale de l’Etat. Il reste donc à examiner si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre les buts légitimes visés.

1. Principes généraux pertinents

66. La Cour rappelle que, en tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les associations comme les partis politiques peuvent prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, §§ 42-43, et Yazar et autres, précité, § 46).

67. Elle rappelle ensuite que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, et Yazar et autres, précité, § 46). Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV).

68. La Cour rappelle en outre que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 48, CEDH 1999‑IV).

69. La Cour réitère que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – domaine dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou dans celui des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 46, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 55, 1er février 2011).

70. Enfin, la Cour rappelle que, dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit, les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable de s’exprimer à travers l’exercice de la liberté d’association (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 97, CEDH 2001‑IX). Ainsi le veulent les valeurs intrinsèques à un système démocratique, telles que le pluralisme, la tolérance et la cohésion sociale (Ouranio Toxo et autres c. Grèce, no 74989/01, § 42, CEDH 2005‑X, et Tourkiki Enosi Xanthis et autres, précité, § 56).

2. Application des principes précités à la présente espèce

71. La Cour a porté une attention particulière aux termes utilisés dans l’article 2 b) des statuts du requérant et au contexte dans lequel cette disposition a été rédigée. A cet égard, elle estime que l’article 10 englobe la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou idées dans toute langue qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (voir, mutatis mutandis, Karataş, précité, § 49). Elle a également tenu compte des circonstances entourant le cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 60, 10 octobre 2000, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil 1997‑VII, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil 1998‑IV, et Savgın c. Turquie, no 13304/03, § 44, 2 février 2010).

72. L’article 2 b) des statuts du requérant défendait l’idée de l’enseignement dans la « langue maternelle ». Dans le contexte de la Turquie et au sens premier des termes, cette disposition s’entendait comme défendant l’enseignement dans la langue maternelle qu’est le turc. Cela étant, eu égard à la situation historico-sociale de la Turquie, la langue maternelle peut aussi se comprendre comme la langue des ressortissants turcs qui ont pour langue maternelle une langue autre que le turc. Dans son dernier rapport sur la Turquie, l’ECRI a mentionné l’adyguéen, l’abkhaze ou bien le kurde comme langues maternelles autres que le turc (paragraphe 31 ci-dessus).

73. A cet égard, il y a lieu de rappeler que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression, quels que soient le support ou la langue utilisés (Savgın, précité, § 32).

74. En l’espèce, à supposer même que le requérant ait eu pour but de manifester sa volonté de développer uniquement l’enseignement dans la langue kurde en tant que langue maternelle, à côté de la langue turque, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général. Elle tient compte des circonstances entourant le cas soumis à son examen. Elle note qu’à l’époque des faits un débat à ce sujet dans l’opinion publique avait été suivi d’une modification de la loi permettant l’enseignement, au moins à titre privé, dans les langues maternelles autres que la langue turque utilisées par des ressortissants turcs.

75. A cet égard, la Cour observe que l’article litigieux des statuts du requérant n’exhortait pas à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’il n’incitait pas non plus à la haine, ce qui est pour la Cour un élément essentiel à prendre en considération. Cet article n’était pas non plus susceptible de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées (voir, a contrario, Sürek, précité, § 62). Quant à l’argument des juridictions nationales tiré d’une prétendue atteinte à l’unité du territoire national (paragraphe 24 ci‑dessus), la Cour note que le programme d’Eğitim-Sen défendait le principe de l’enseignement dans une langue maternelle, autre que le turc, pour les individus composant la société turque. Or la Cour constate que le Gouvernement a omis d’indiquer quelles actions concrètes de nature à démentir la sincérité de son programme Eğitim-Sen aurait prises, de sorte qu’il n’y a pas lieu de mettre celle-ci en doute (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 42). Ainsi, la Cour conclut qu’aucun danger clair et imminent ne menaçait l’unité territoriale de l’Etat.

76. En conclusion, la Cour estime que l’action en dissolution intentée à l’encontre du requérant – et qui l’a contraint à supprimer de ses statuts les termes litigieux – était disproportionnée aux buts visés et qu’elle n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique ».

77. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

78. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure menée devant la Cour de cassation. Il reproche également à cette juridiction un manque d’indépendance et d’impartialité, une absence de motivation de ses arrêts et la non-tenue d’une audience.

79. S’agissant de la durée de la procédure, la Cour note que la seconde procédure a débuté, au plus tôt, le 27 juin 2003 et qu’elle s’est terminée le 27 octobre 2005. La durée de cette procédure est donc de deux ans et quatre mois, et ce pour deux degrés de juridiction. Pour la Cour, dans les circonstances de la présente affaire, une telle durée répond à l’exigence du « délai raisonnable », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

80. S’agissant du grief tiré de l’absence d’audience, la Cour rappelle que l’absence de débats publics en deuxième instance peut se justifier si la question à trancher ne nécessite pas une évaluation des faits mais est uniquement consacrée à des points de droit, pourvu qu’une audience publique ait été tenue en première instance (Aktaş Elektrik Ticaret A.Ş c. Turquie (déc.), no 44205/02, 30 août 2011).

En l’espèce, elle relève d’abord que le tribunal du travail a bien tenu une audience au cours de laquelle le requérant a eu la possibilité de présenter ses arguments et ses moyens de défense ainsi que tous les éléments de preuve qu’il a estimés utiles à ses intérêts pour contester les faits qui lui étaient reprochés. Ensuite, elle constate que les chambres réunies de la Cour de cassation, statuant en deuxième instance, ont interprété les articles 3 et 42 de la Constitution à la lumière des articles 10 et 11 de la Convention pour conclure que la défense de l’enseignement dans une langue maternelle autre que le turc ne pouvait être fondée sur ces dispositions de la Convention (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour en déduit donc que les chambres réunies de la Cour de cassation se sont donné pour tâche de vérifier si les restrictions apportées par la loi nationale aux droits et libertés fondamentaux étaient conformes aux engagements internationaux de la Turquie.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

81. Enfin, s’agissant du restant des griefs tirés de l’article 6 de la Convention, eu égard aux garanties constitutionnelles et légales dont jouissent les juridictions judiciaires, la Cour conclut que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

83. Le requérant réclame 1 000 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 960 000 000 EUR pour dommage moral.

84. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

85. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

86. Le requérant demande également 1 000 livres turques (TRL) pour les frais de correspondance, d’affranchissement et de traduction. Il présente une facture de 191,16 TRL et une autre de 599,76 TRL (au total 790,92 TRL, soit environ 411 EUR). En se fondant sur le tarif de l’association des barreaux de Turquie, il précise qu’il rétrocéderait à son avocat approximativement 20 % du montant des dommages et intérêts accordés par la Cour.

87. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

88. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des circonstances de l’espèce, des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 411 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, par cinq voix contre deux, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 10 et 11 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 411 EUR (quatre cent onze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 septembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosFrançoise Tulkens
Greffière adjointe de sectionPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Jočienė et Berro-Lefèvre.

F.T.
F.E.P.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES JOČIENĖ ET BERRO-LEFÈVRE

Nous sommes entièrement d’accord avec les conclusions de l’arrêt, aux termes desquelles il y a eu violation des articles 10 et 11 de la Convention.

Néanmoins, nous souhaitons exprimer notre désaccord quant au raisonnement développé aux paragraphes 39 et 40, lequel tend à démontrer que l’auteur de la requête devant notre Cour est différent de celui de la requête présentée devant le Comité de la liberté syndicale de l’OIT.

Certes, comme l’indique l’arrêt, c’est le Kesk, dont le syndicat requérant est membre, qui a saisi l’OIT.

Mais il est indéniable que cette plainte a bien été déposée au nom du requérant et qu’elle concerne les mêmes griefs que ceux développés devant la Cour, dès lors qu’ainsi que le résume lui-même le Comité de la liberté syndicale dans son rapport no 338 de novembre 2005 : « le Kesk a conclu (...) que le fait d’engager une action en justice infondée contre Eğitim-Sen et sa direction constituait une violation des principes de la liberté syndicale, de l’article 3 de la Convention no 87 et de l’article 5 § 2 de la Convention no 151 ».

D’ailleurs, que ce soit dans son rapport no 338, précité, ou dans son rapport, postérieur, no 342 de juin 2006, le Comité de la liberté syndicale, au travers de ses conclusions et recommandations, s’est toujours exprimé exclusivement au regard de la situation du syndicat Eğitim-Sen.

La mention selon laquelle « les intérêts du Kesk ne correspondaient pas nécessairement à ceux du requérant » (paragraphe 38 de l’arrêt) nous paraît procéder d’une simple affirmation, nullement étayée par les conclusions du Kesk devant l’OIT – lesquelles ne font état que de l’intérêt d’Eğitim-Sen.

Dès lors, nous ne voyons pas en quoi la présente affaire serait différente de l’affaire Miguel Cereceda Martin et autres c. Espagne (no 16358/90, décision de la Commission du 12 octobre 1992), et encore moins de l’affaire Joseph Antoine Peraldi c. France (déc. no 2096/05, 7 avril 2009).


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