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31/07/2012 | CEDH | N°001-112526

CEDH | CEDH, AFFAIRE MAHMUNDI ET AUTRES c. GRÈCE, 2012, 001-112526


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MAHMUNDI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 14902/10)

ARRÊT

STRASBOURG

31 juillet 2012

DÉFINITIF

24/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mahmundi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,
Peer Lorenzen,
Khanlar Hajiyev,
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Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MAHMUNDI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 14902/10)

ARRÊT

STRASBOURG

31 juillet 2012

DÉFINITIF

24/10/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mahmundi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,
Peer Lorenzen,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14902/10) dirigée contre la République hellénique et dont cinq ressortissants afghans, M. Ibrahim Mahmundi, Mmes Zaharo Huseini, Kobra Huseini, Fatima Huseini et M. Mohamad Reza Huseini (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes I.-M. Tzeferakou et N. Strachini, avocates à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, Mme F. Dedousi, assesseure auprès du Conseil juridique de l’Etat, et M. D. Kalogiros, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.

3. Les requérants alléguent en particulier des violations des articles 3, pris isolément et combiné avec l’article 13, 5 § 4 et 8 combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 31 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant est né en 1967, la deuxième requérante en 1986, les troisième et quatrième requérantes en 1973 et le cinquième requérant en 1987. En 2010, ils ont quitté la Grèce et sont actuellement demandeurs d’asile en Norvège.

A. L’arrestation et la détention des requérants

6. Les deux premiers requérants sont époux et parents de Mohamad Reza Mahmundi, Mahdi Mahmundi et Mahmundi (sans prénom), nés respectivement en 2003, 2007 et 2009. Les deuxième, troisième et quatrième requérantes sont des sœurs. La quatrième requérante est aussi l’épouse du frère du premier requérant ; elle est la mère de jumeaux, Abas et Ali, nés en 1995. Le cinquième requérant est le frère des deuxième, troisième et quatrième requérantes.

7. Le 5 août 2009, les requérants, qui se trouvaient sur une barque qui commençait à couler, furent sauvés et arrêtés pour entrée illégale sur le territoire par la gendarmerie maritime près de la côte de l’île de Lesbos.

8. Le jour même, les autorités de police prirent une décision de reconduite à la frontière des requérants. Ceux-ci se virent remettre une brochure d’information, en langue anglaise, qui exposait leurs droits. Les requérants ne comprenaient pas l’anglais. La deuxième requérante était enceinte, dans son neuvième mois de grossesse. Lors de leur enregistrement, qui eut lieu avec l’assistance linguistique d’un de leurs compatriotes détenu, les requérants furent invités à décliner leur identité. Les enfants mineurs des deux premiers requérants furent enregistrés au dossier de la deuxième requérante comme étant accompagnés par celle-ci. La qualité d’époux des deux premiers requérants ne fut pas notée.

9. Le 8 août 2009, le directeur de la police de Lesbos ordonna la détention provisoire des cinq requérants jusqu’à la prise d’une décision d’expulsion, au motif qu’ils avaient pénétré illégalement sur le territoire et qu’il ressortait du contexte qu’ils risquaient de fuir. Ils furent transférés au camp de rétention de Pagani, à Lesbos. Le même jour, le directeur ordonna l’expulsion des requérants et leur maintien en détention jusqu’à l’expulsion pour une période ne pouvant dépasser six mois à compter de la décision de mise en détention.

10. En ce qui concerne plus particulièrement la deuxième requérante, elle fut emmenée à l’hôpital afin d’y accoucher le 15 août 2009. Elle y resta pendant douze jours selon les requérants et cinq jours selon le Gouvernement. Le 27 août 2009, elle reçut une note de service du directeur de la police l’informant qu’elle était mise en liberté à compter du 20 août 2009, pour la première semaine post-natale. La requérante ne reçut pas de certificat de naissance. Pendant cette période, ses deux autres enfants mineurs, de deux et six ans respectivement, restèrent au camp de rétention de Pagani, sous la surveillance de leur tante, la troisième requérante.

11. Quant à la quatrième requérante, aucune des décisions ordonnant la détention et l’expulsion ne mentionnait qu’elle était mère et accompagnée de ses deux enfants mineurs. Au sujet de ces enfants, jumeaux âgés de 14 ans, la direction de la police prit des décisions séparées ordonnant leur expulsion mais sans mise en détention, car ils ne présentaient pas de danger pour l’ordre public et ne risquaient pas de fuir. Les enfants séjournèrent cependant au centre de Pagani, dans une salle réservée à l’accueil des mineurs.

B. La remise en liberté des requérants

12. Le 25 août 2009, le directeur général de la police de l’Egée du Nord, constatant l’impossibilité d’expulser les requérants dans l’immédiat, prononça la suspension de la mesure sous la condition que les requérants se présentent les 1er et 16 de chaque mois au poste de police de leur lieu de résidence, mentionné comme étant au 22 rue Solomou, à Athènes. Dans l’ordre d’élargissement, le directeur de la police de Lesbos leur accorda trente jours pour quitter la Grèce. La note indiquait que les requérants avaient déclaré qu’ils résideraient au 22 rue Solomou, à Athènes. Les requérants soulignent que cette adresse fut indiquée de manière arbitraire par les autorités, car ils ne connaissaient aucune personne y résidant et elle ne correspondait à l’adresse d’aucun centre d’accueil ni d’aucune pension. Ils furent libérés le 27 août 2009 et se virent remettre l’ordre susmentionné sans aucune autre explication. Ils furent transférés dans un camp de vacances pour enfants jusqu’à ce que la préfecture leur procure des billets pour quitter l’île par bateau.

13. Les requérants arrivèrent au Pirée le 2 septembre 2009. La deuxième requérante et ses enfants furent transportés, en raison de problèmes de santé, à l’hôpital des enfants, pour y subir des examens médicaux. Toutefois, en raison du manque de place au refuge des sans-abri du Pirée, les requérants furent obligés de vivre en plein air, place Attikis, à Athènes.

C. Les conditions de détention au camp de rétention de Pagani

1. La version des requérants

14. Les requérants, comme tous les autres détenus du camp de Pagani, ne savaient pas combien de temps durerait leur détention. Ni les autorités, ni les gardiens du centre n’étaient en mesure de répondre à cette question, ce qui entraînait une insécurité et un stress supplémentaires. Par ailleurs, ils n’étaient jamais informés du sort des membres de leur famille placés dans des cellules différentes. Durant la période de leur détention, la population du camp avoisinait 900 à 1 000 personnes. Compte tenu de ce nombre et des conditions de détention, il était impossible aux deux assistantes sociales, aux deux avocats et au psychologue qui se rendaient au centre d’offrir aux détenus une quelconque assistance sociale, juridique ou psychologique individualisée et efficace ; ils ne communiquaient avec les détenus qu’à travers les barreaux.

15. Selon les requérants, deux mois après leur mise en liberté, le vice-ministre de la Protection du citoyen rendit visite au camp de Pagani et demanda « pardon pour ce manque d’humanité dans ce débarras d’âmes auquel l’enfer de Dante n’a rien à envier ».

a) La situation particulière des premier et cinquième requérants

16. Ils furent détenus avec 165 autres personnes dans une cellule de 200 m², équipée de deux toilettes et d’une douche qui étaient dans un état de grande saleté. Le manque de toilettes suffisantes était une cause de friction permanente entre les détenus. Ceux-ci recevaient rarement des articles pour leur hygiène personnelle. Ils n’avaient ni vêtements ni serviettes propres. Les matelas et les draps n’avaient jamais été nettoyés et il y avait des poux et des souris. Comme l’ensemble des détenus, ils souffraient de problèmes de diarrhée à cause des conditions d’hygiène et de la promiscuité. Le nombre de lits était inférieur à celui des détenus, de sorte que les requérants avaient dû dormir à même le sol sans matelas et sans draps. Dans la cellule, il n’y avait ni chaises, ni tables, ni radio ou télévision, ni bibliothèque ni aucun autre moyen de s’occuper.

17. Pendant la durée de leur détention, les requérants ne purent jamais sortir de leur cellule.

18. Il n’existait qu’un seul téléphone en état de marche dans la cour du camp, qui ne fonctionnait qu’avec une carte téléphonique.

19. Le premier requérant, qui était séparé de son épouse et de ses enfants, ne rencontra ces derniers qu’une seule fois derrière les barreaux de sa cellule lors d’une de leurs promenades dans la cour. Lorsque son épouse fut transférée à l’hôpital pour y accoucher, il n’en fut pas informé par les autorités.

b) La situation particulière de la seconde requérante et de ses deux premiers enfants

20. Elle séjourna pendant une partie de sa détention dans un conteneur, surchauffé, sans climatisation et sans renouvellement d’air. Ni elle ni ses enfants ne bénéficièrent de soins médicaux ou sociaux. Elle ne disposait ni de vêtements ni des articles d’hygiène indispensables pour une femme enceinte. Elle craignait de tomber malade, car les conteneurs étaient utilisés pour la détention des personnes malades. Elle ne fut autorisée à sortir du conteneur qu’une seule fois par semaine pour se promener dans la cour du centre. Il en fut de même pour ses enfants en dépit de ses appels aux autorités pour permettre au moins à ceux-ci de se promener librement. Il n’existait ni tables, ni chaises, ni radio ou télévision, ni aucun autre moyen leur permettant, à elle et à ses enfants, de s’occuper. Il y avait un petit lit pour bébé et deux matelas sales qu’elle partageait avec deux autres femmes enceintes.

21. La requérante ne fut soumise à aucun examen médical avant son accouchement. Le 15 août 2009, lorsqu’elle était sur le point d’accoucher, elle commença à hurler et une codétenue tapa sur la paroi du conteneur avec un morceau de bois afin d’alerter les gardiens et de la faire transférer à l’hôpital. Ses deux enfants mineurs restèrent dans le conteneur et les autorités y déplacèrent la troisième requérante pour les surveiller. L’un des deux, qui était continuellement fiévreux, ne fut jamais examiné par un médecin malgré les demandes insistantes de sa mère puis de sa tante.

22. Le 15 août 2009, la requérante donna naissance à une fille à l’hôpital Bostanio où elle fut hospitalisée pendant quelques jours. Elle affirme ne pas avoir été informée de la procédure d’enregistrement du nouveau-né à l’état civil et n’avoir reçu aucun formulaire à cet effet.

23. Le Gouvernement fournit une déclaration de naissance du nouveau-né, reçue à l’état civil de Lesbos le 27 août 2009, ainsi qu’un certificat de naissance portant la même date.

c) Au sujet des troisième et quatrième requérantes

24. La troisième requérante, détenue initialement dans une cellule du premier étage, fut transférée dans le conteneur pour surveiller les enfants de sa sœur, lorsque celle-ci fut conduite à l’hôpital. La quatrième requérante resta dans cette même cellule pendant toute la durée de sa détention, séparée de ses garçons mineurs qui étaient placés dans une cellule différente. Elle n’entra en contact avec eux qu’une seule fois, à travers des barreaux.

25. La cellule, d’une taille de 200 m² environ, accueillait 200 femmes et enfants, âgés de un à quatorze ans. Tous les jours, de nouvelles détenues arrivaient sans que l’on se soucie des conditions de couchage. Il y avait entre cinquante et soixante lits et le reste des détenues dormaient par terre. Les requérantes faisaient partie de ces dernières et couchaient sur des sacs poubelles, à côté des installations de la salle d’eau qui fuyaient. La salle d’eau ainsi que la cellule étaient très sales. Il y avait deux toilettes et une baignoire pour l’ensemble des détenues et il fallait patienter pendant deux heures pour s’en servir. La plupart du temps, il n’y avait pas d’eau chaude.

26. Les détenues pouvaient faire une promenade dans la cour une fois tous les trois ou quatre jours. Beaucoup souffraient de problèmes dermatologiques ou gynécologiques et demandaient une assistance médicale, mais en vain. Le médecin du centre ne leur fournit même pas d’analgésiques. Elles ne reçurent jamais de serviettes ou de draps propres et les serviettes hygiéniques distribuées étaient en nombre insuffisant.

d) En ce qui concerne les enfants mineurs de la quatrième requérante

27. Les deux adolescents furent placés dans une salle destinée aux mineurs, mais, selon les requérants, il y avait néanmoins parmi eux des adultes. Les adolescents ne faisaient l’objet d’aucune attention et la salle contenait seulement quelques lits et matelas sales.

28. Pendant la durée de leur détention, les enfants de la requérante se promenèrent dans la cour trois fois en tout pour une durée allant de quinze à trente minutes.

29. L’eau du robinet dégageait une forte odeur et provoquait des problèmes gastriques. Pour cette raison, les détenus avaient fabriqué de manière artisanale des bouilloires afin de faire bouillir l’eau, mais ces appareils, consistant en des câbles électriques, provoquaient des courts-circuits.

30. Les deux adolescents dormirent à même le sol pendant plusieurs jours. Par la suite, ils partagèrent un lit qui s’était libéré et dont le matelas n’avait jamais été nettoyé. Ils ne disposaient ni de draps ni de serviettes propres.

31. Les canalisations des toilettes fuyaient et les eaux sales et malodorantes coulaient à même le sol. Aucun effort pour les réparer ne fut entrepris. Malgré leurs problèmes dermatologiques ou gastriques, aucun médecin n’examina les mineurs détenus. Selon les requérants, si l’un des détenus avait un problème sérieux, les policiers le sortaient dans la cour, le giflaient pour voir s’il faisait semblant et puis l’emmenaient à l’hôpital. Les mineurs n’avaient pas accès au téléphone.

32. En raison de cette situation, les deux enfants de la quatrième requérante participèrent à une grève de la faim avec les autres mineurs détenus.

2. La version du Gouvernement

33. Le Gouvernement affirme que le centre de Pagani se composait d’un espace au rez-de-chaussée d’une surface de 1 100 m² aménagé en cinq salles (dortoirs) et d’un premier étage de 900 m² aménagé en trois salles (deux dortoirs et un entrepôt). Le bâtiment était situé sur un terrain de 4 500 m² dont une partie de 3 600 m² était utilisée comme cour. Dans chaque dortoir, qui était climatisé, il y avait 50 lits et une toilette avec douche et eau chaude. Les dortoirs étaient entretenus de manière à être en bon état. Il admet cependant qu’en raison d’un flux continuel de migrants clandestins, des conditions de surpopulation s’étaient créées dans le centre.

34. Dans la cour, il y avait quatre grands conteneurs équipés d’appareils de climatisation et aménagés en dortoirs afin d’accueillir les femmes enceintes et les malades. C’est le médecin responsable du centre qui décidait de l’utilisation de ces conteneurs selon les besoins du moment. Trois conteneurs supplémentaires étaient aménagés respectivement en toilettes, douches et infirmerie.

35. L’infirmerie, qui fonctionnait sous la direction d’un médecin, était équipée d’appareils médicaux et d’une pharmacie complète. Trois médecins contractuels de l’administration préfectorale y travaillaient 24 heures sur 24. Une fois par mois, une équipe de médecins du centre de contrôle des infections venait au centre afin d’examiner les détenus.

36. Une équipe de désinfection procédait au nettoyage du centre une fois par mois. Les couvertures et les draps utilisés étaient lavés et désinfectés régulièrement. Dès son entrée au centre, chaque détenu recevait un sac d’hygiène contenant brosse à dents et dentifrice, savon, rasoirs, et serviettes hygiéniques pour les femmes.

37. Chaque dortoir et conteneur était équipé d’une machine à laver, d’une table à repasser, de détergents, d’un frigidaire, de bouilloires, de couvertures et de vêtements. Pour les enfants, le centre fournissait du lait en poudre, des crèmes, des stérilisateurs pour biberons, des appareils pour hacher la nourriture pour nouveau-nés. Les enfants avaient à leur disposition des habits et des jouets pour tout âge. Ils étaient tous vaccinés, bénéficiaient de la présence d’une assistante sociale et d’une psychologue et recevaient des livrets de santé. Pendant la période d’été, la préfecture louait la colonie de vacances de PIKPA à Lesbos afin que les enfants du centre puissent s’occuper ainsi que pour décongestionner le centre.

38. Pour être admises au centre, les femmes enceintes devaient être munies d’une échographie faite par un spécialiste, d’une radiographie du thorax et d’un certificat médical d’un médecin de l’hôpital de Lesbos. Dans le centre, elles étaient hébergées dans les conteneurs spécialement aménagés avec leurs enfants, si ceux-ci étaient en bas âge. Elles étaient examinées quotidiennement par les médecins du centre dont un était toujours présent, jour et nuit.

39. La préfecture de Lesbos a dépensé 177 436,97 euros (EUR) en juin 2009, 312 869,66 EUR en septembre 2009 et 309 654,94 EUR en octobre 2009 pour l’alimentation des détenus au centre.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS ET LES TEXTES INTERNATIONAUX

A. Le droit interne

40. Les articles 76 (conditions et procédure de l’expulsion administrative) et 77 (recours contre l’expulsion administrative) de la loi no 3386/2005 relative à l’entrée, au séjour et à l’insertion des ressortissants de pays étrangers sur le territoire grec, prévoient ce qui suit :

Article 76

« 1. L’expulsion administrative d’un étranger est permise lorsque :

a) il est condamné de manière définitive à une peine privative de liberté d’au moins un an du chef [... d’] avoir prêté assistance à des clandestins pour pénétrer à l’intérieur du pays, ou d’avoir facilité le transport et l’entrée de clandestins ou d’avoir fourni le gîte à ceux-ci pour qu’ils se cachent (...) ;

b) il a violé les dispositions de la présente loi ;

c) sa présence sur le territoire grec est dangereuse pour l’ordre public ou la sécurité du pays ;

(...)

2. L’expulsion est ordonnée par décision du directeur de la police et (...) après que l’étranger ait bénéficié d’un délai d’au moins quarante-huit heures pour déposer ses objections.

3. Lorsque l’étranger est considéré comme susceptible de fuir ou dangereux pour l’ordre public, les organes mentionnés au paragraphe précédent ordonnent sa détention provisoire jusqu’à l’adoption, dans un délai de trois jours, de la décision d’expulsion (...). L’étranger détenu, peut (...) former des objections à l’encontre de la décision ordonnant la détention, devant le président (...) du tribunal administratif (...).

4. Au cas où l’étranger détenu en attente d’expulsion n’est pas considéré comme susceptible de fuir ou dangereux pour l’ordre public, ou si le président du tribunal administratif s’oppose à la détention de celui-ci, il lui est fixé un délai pour quitter le territoire, qui ne peut dépasser trente jours.

5. La décision mentionnée aux paragraphes 3 et 4 de cet article peut être révoquée à la requête des parties, si la demande est fondée sur des faits nouveaux (...). »

Article 77

« L’étranger a le droit d’exercer un recours contre la décision d’expulsion, dans un délai de cinq jours à compter de sa notification, devant le ministre de l’Ordre public (...). La décision est rendue dans un délai de trois jours ouvrables à compter de l’introduction du recours. L’exercice du recours entraîne la suspension de l’exécution de la décision. Dans le cas où la détention est ordonnée en même temps que la décision d’expulsion, la suspension concerne seulement l’expulsion. »

B. Les textes internationaux

La Résolution 1707(2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, du 28 janvier 2010

41. Cette résolution, relative à la rétention administrative des demandeurs d’asile et des migrants en situation irrégulière, précise :

« 9. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée appelle les Etats membres du Conseil de l’Europe dans lesquels des demandeurs d’asile et des migrants en situation irrégulière sont retenus à respecter pleinement leurs obligations au regard du droit international relatif aux droits de l’homme et aux réfugiés, et les invite :

(...)

9.2. à appliquer en droit et dans la pratique les 15 règles européennes définissant les normes minimales applicables aux conditions de rétention des migrants et des demandeurs d’asile afin d’assurer:

9.2.1. que les personnes privées de liberté sont traitées avec dignité et dans le respect de leurs droits;

9.2.2. que les personnes retenues sont hébergées dans des centres spécialement conçus pour la rétention liée à l’immigration et non dans des prisons;

9.2.3. que toutes les personnes retenues sont informées rapidement, dans un langage simple et accessible pour elles, des principales raisons juridiques et factuelles de leur rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes applicables pendant la rétention; durant la rétention, les personnes retenues ont la possibilité de déposer une demande d’asile ou de protection complémentaire ou subsidiaire, et un accès effectif à une procédure d’asile équitable et satisfaisante offrant toutes les garanties procédurales;

9.2.4. que les critères d’admission juridiques et factuels sont respectés, ce qui suppose l’organisation de contrôles de dépistage et de visites médicales permettant de repérer les besoins spécifiques. Des archives pertinentes concernant les admissions, les séjours et les départs doivent être conservées;

9.2.5. que les conditions matérielles de rétention sont adaptées à la situation juridique et factuelle de l’intéressé;

9.2.6. que le régime de rétention est adapté à la situation juridique et factuelle de l’intéressé;

9.2.7. que les autorités responsables préservent la santé et le bien-être de toutes les personnes retenues dont elles ont la charge;

9.2.8. que les personnes retenues ont un accès concret garanti au monde extérieur (y compris des contacts avec des avocats, la famille, des amis, le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), la société civile, des représentants du monde spirituel et religieux) et ont le droit de recevoir des visites fréquentes du monde extérieur;

9.2.9. que les personnes retenues ont un accès concret garanti à des conseils, à une assistance et à une représentation juridiques d’une qualité suffisante, ainsi qu’à une aide juridique gratuite;

9.2.10. que les personnes retenues peuvent déposer périodiquement un recours effectif contre leur mise en rétention devant un tribunal et que les décisions concernant la rétention sont examinées automatiquement à intervalles réguliers;

9.2.11. que la sécurité, la protection et la discipline des personnes retenues sont prises en compte de façon à garantir le bon fonctionnement des centres de rétention;

9.2.12. que le personnel des centres de rétention et des services de l’immigration ne recourt pas à la force contre les personnes retenues, sauf en situation de légitime défense ou en cas de tentative d’évasion ou de résistance physique active à un ordre légal, toujours en dernier recours et d’une manière proportionnée à la situation;

9.2.13. que la direction et le personnel des centres de rétention sont recrutés avec soin, bénéficient d’une formation adaptée et œuvrent conformément aux normes professionnelles, éthiques et personnelles les plus élevées;

9.2.14. que les personnes retenues ont tout loisir de formuler des demandes ou des plaintes auprès d’autorités compétentes, et que des garanties de confidentialité leur sont données à cet égard;

9.2.15. que les centres de rétention et les conditions de rétention font l’objet d’inspections et de contrôles indépendants; »

C. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

42. Suite à sa visite en Grèce – du 23 au 29 septembre 2008 – le CPT notait ce qui suit dans son rapport publié le 30 juin 2009, notamment à propos du camp de Pagani à Lesbos (version originale en anglais) :

« 18. En outre, les autorités grecques devraient sérieusement envisager la mise en place d’un service spécialisé pour les personnes placées en garde à vue par les forces de l’ordre. Pour que ce service soit pleinement effectif, il faudrait que ses membres aient non seulement le pouvoir mais aussi la responsabilité de vérifier si les droits fondamentaux des gardés à vue, par exemple quant à la signification de leur privation de liberté, à l’accès à un avocat, etc., ont été respectés et de prendre les mesures qui s’imposent si tel n’est pas le cas. Le CPT souhaiterait recueillir l’avis des autorités grecques sur cette proposition.

(...)

40. L’infrastructure du centre de rétention pour les migrants en situation irrégulière à Lesbos n’a pas changé depuis la dernière visite du CPT en 2007. Le centre de rétention consiste en cinq grands entrepôts pour les détenus masculins et deux destinés aux femmes et mineurs (...). A l’époque de la visite 720 migrants étaient détenus dans le centre pour une capacité maximum de 300 personnes environ. Par conséquent, les conditions de détention étaient abominables. Par exemple, plus de cent personnes partageaient deux toilettes et les détenus devaient aussi partager des matelas ou dormir à même le sol.

Il est clair que, dans ces conditions, toute tentative de maintenir des standards d’hygiène et, plus généralement, d’offrir des soins médicaux acceptables est vouée à l’échec. En effet, des sanitaires qui fuient, une aération insuffisante, l’insalubrité générale, et l’absence d’exercice physique sont des conditions de détention au Centre spécial de rétention des migrants irréguliers qui représentent un danger pour la santé tant pour les détenus que pour le personnel. Cela appelle la prise de mesures immédiates urgentes.

(...)

46. Comme lors d’autres visites du CPT, dans presque tous les centres visités, les détenus n’avaient droit à aucune activité et passaient leur temps à dormir ou errer au sein de leurs cellules. (...) Tel était aussi le cas des centres de Lesbos et Petrou Ralli.

(...)

50. Etant donné les dangers sanitaires observés dans le centre de rétention de Lesbos, le CPT fait preuve de sa préoccupation du fait que l’ONG « Médecins sans frontières » a retiré son personnel du centre, à l’évidence en raison de la piètre coopération avec les autorités grecques. La délégation du CPT a été informée que l’accès aux patients était permis uniquement à travers des grilles ».

43. Suite à sa visite en Grèce, du 17 au 29 septembre 2009, le CPT notait ce qui suit dans son rapport publié le 17 novembre 2010 (version originale en anglais) :

« (...)

64. (...) Le centre de rétention de Pagani était insalubre au-delà de toute description et les conditions de détention pour certains, sinon pour tous les migrants en situation irrégulière, pourraient sans conteste être qualifiées d’inhumaines et dégradantes. (...) Dans son rapport de 2008, le CPT avait qualifié les conditions de détention à Pagani d’«abominables» et fait appel à la nécessité de prendre des mesures d’urgence. Il constate avec regret, lors de sa visite en 2009, qu’aucune mesure n’a été appliquée pour améliorer la situation. Toutefois, les autorités grecques ont informé le CPT, par lettre datée du 26 février 2010, que le centre de Pagani avait été fermé et qu’il serait remplacé par un centre de rétention plus approprié (...)»

D. Les rapports dressés par des organisations non gouvernementales

1. Le rapport d’Amnesty International

44. Un rapport publié en juillet 2010 en anglais par Amnesty International et intitulé «Grèce : des immigrés irréguliers et des demandeurs d’asile régulièrement détenus dans des conditions déficientes», constate qu’en Grèce la détention des immigrés en situation irrégulière est appliquée sans avoir égard à la proportionnalité de la mesure et sans être employée comme une mesure de dernier ressort. Le rapport fait état d’un cadre législatif défectueux en ce qui concerne la détention administrative et d’un système problématique de tutelle des migrants mineurs non- accompagnés. Pour Amnesty International ces facteurs, ajoutés à l’absence d’un nombre suffisant de centres de rétention pour mineurs, conduisent à la détention des mineurs non accompagnés dans des conditions inadéquates pour de longues périodes. L’organisation relève aussi des entraves rencontrées par les détenus dans l’accès à des avocats et le contact avec le monde extérieur, ainsi que le manque d’interprètes, d’assistance médicale et de couverture sociale au sein des centres de rétention.

45. Le rapport se réfère spécifiquement au manque de places suffisantes pour les mineurs au centre de rétention sur l’île de Lesbos. En raison des piètres conditions de détention au sein du centre de rétention de Pagani, cent cinquante mineurs avaient entamé une grève de la faim en août 2009. Amnesty International confirme que plus de 850 personnes, dont 200 mineurs non accompagnés, 150 femmes et 50 enfants, étaient détenues dans des conditions de surpeuplement insalubres. Suite à une visite effectuée par une délégation de l’UNHCR et l’Ombudsman grec pour les droits de l’enfant, les autorités ont mis en liberté 570 personnes, la plupart d’elles correspondant à des familles et des mineurs non accompagnés (page 30 du rapport).

2. Le rapport de Médecins sans frontières

46. Dans un rapport publié en juin 2010 et intitulé « Migrants en détention ‑ Des vies en suspens », l’organisation « Médecins sans frontières » constate que les migrants et demandeurs d’asile sont systématiquement mis en détention à leur arrivée en Grèce. Le rapport fait état de conditions de détention en dessous des normes prescrites par les textes internationaux en la matière en les qualifiant d’inacceptables. Il affirme que le centre de détention de Pagani consiste en des entrepôts qui ne sont pas à même de servir de lieux de détention pour des êtres humains. Le lieu était surpeuplé et entre août et octobre 2009, le nombre de détenus dépassait 1 200 : il était quatre fois supérieur à la capacité d’hébergement du centre (page 9 du rapport).

47. Le ratio de latrines et de douches était inférieur aux standards nationaux et à ceux de l’Organisation mondiale de la Santé. Il y avait une latrine pour vingt personnes et une douche pour cinquante personnes. Dans les périodes de surpeuplement, il n’y avait qu’une latrine et une douche disponibles pour cent cinquante personnes. L’engorgement des toilettes et des douches inondait parfois une partie du sol sur lequel des matelas étaient empilés. Les nouveau-nés et les enfants étaient souvent malades, avec des symptômes tels qu’infection des voies respiratoires, fièvre et problèmes dermatologiques. Ceci était une source d’inquiétude constante pour leurs mères qui se plaignaient des conditions sanitaires, du surpeuplement et de l’absence de soins médicaux pour leurs enfants (page 10 du rapport). Les adolescents qui voyageaient avec leur famille étaient séparés de leurs parents et placés dans une salle avec des mineurs non- accompagnés (page 12 du rapport).

48. Selon le rapport, les détenus, à l’exception des femmes et des enfants, n’étaient pas autorisés à sortir dans la cour extérieure du centre, et ce pendant des semaines. Selon la police, les mesures étaient imposées pour des raisons de sécurité.

49. Plusieurs femmes enceintes, aux derniers mois de leur grossesse, étaient détenues dans des conditions inhumaines dans des cellules surpeuplées. En plus de la souffrance provoquée par l’impact émotionnel et psychologique de la détention, les femmes n’étaient pas examinées souvent par un médecin. Le fait de ne pas savoir où elles allaient accoucher et ce qui leur arriverait, à elles et à leurs enfants, augmentait leur anxiété. Pendant les mois d’août et septembre 2009, des centaines d’enfants, dont la majorité avaient moins de cinq ans, étaient détenus pour des périodes pouvant aller jusqu’à six semaines. Pendant cette période, le seul traitement de faveur dont ils bénéficiaient par rapport aux adultes consistait dans le fait qu’ils étaient autorisés à rester plus longtemps dans la cour du centre. Ils étaient cependant confrontés aux mêmes conditions inhumaines et au même manque de soins médicaux que les autres détenus (page 23 du rapport). En octobre 2009, le centre de rétention de Pagani a été fermé (page 13 du rapport).

3. L’attestation du Programme œcuménique pour les réfugiés établi au sein de l’Eglise orthodoxe de Grèce

50. Cette attestation a été rédigée par la responsable du projet du Programme œcuménique pour les réfugiés pour l’île de Lesbos, à la demande de l’association française « CIMADE » et afin d’être utilisée devant les juridictions administratives françaises dans le cadre d’un appel contre la décision de transférer une famille de migrants de France en Grèce, en vertu du règlement « Dublin II». L’attestation soulignait ce qui suit :

« Les conditions de vie et d’hygiène au centre de Pagani étaient inacceptables. Il est caractéristique qu’à l’intérieur du centre, l’entrepôt (local unique) qui hébergeait les femmes et leurs enfants était surpeuplé, avec 350 personnes – y compris les femmes enceintes – dans 70 m². Les femmes et les enfants étaient entassés dans cette pièce, les uns à côté des autres, marchant et dormant sur des matelas posés à même le sol, sur du béton. Telle était la situation fin octobre 2009 quand le nouveau ministre de la Protection du citoyen, [M.V.], a visité le centre, qu’il a qualifié dans un entretien public d’enfer, et de place indigne pour la civilisation humaine. Pendant l’été 2009, il y a eu de graves troubles au centre de Pagani, à cause des conditions de vie mais surtout à cause de la prolongation de la durée de détention qui, sous ces conditions « inacceptables », pouvait dépasser dans plusieurs cas les trois mois. Les mineurs ont commencé une grève de la faim (la prolongation de la durée de détention de mineurs non accompagnés était due au fait de l’absence de structures d’hébergement et de problèmes dans le système du tutorat légal) tandis que dans certains locaux les détenus ont mis le feu pour protester. Au cours de ces émeutes, certains ont été blessés. »

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION DU FAIT DES CONDITIONS DE DÉTENTION

51. Les requérants dénoncent leurs conditions de détention au camp de rétention de Pagani et le fait que l’ordre juridique grec ne prévoit pas de recours pour se plaindre des conditions de détention des étrangers en voie d’expulsion. Ils se plaignent aussi de leur séparation pendant la durée de leur détention, leur séparation d’avec leurs enfants, de l’impossibilité de communiquer entre eux. Ils allèguent une violation des articles 3 (tant dans son volet matériel que procédural), 8 et 13 de la Convention. Ces articles se lisent ainsi :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

52. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il souligne que le 24 septembre 2009, un mois après avoir quitté l’île de Lesbos, ceux-ci ont désigné une avocate, Me I.-M. Tzeferakou, dont la seule démarche était de saisir la Cour. En dépit du fait que les requérants alléguaient dans leur requête qu’ils avaient l’intention de déposer une demande d’asile, ils ne l’ont pas fait. Ils n’ont pas non plus introduit de recours en annulation de la décision d’expulsion.

53. Les requérants allèguent que l’ordre juridique grec n’offre aucune voie de recours par laquelle un migrant en rétention pourrait contester les conditions de sa détention. Le chef de la police n’offre aucune des garanties de confidentialité, d’objectivité et d’indépendance nécessaires à l’efficacité d’un tel recours. A supposer qu’une telle voie de recours existât, il aurait été pratiquement impossible de l’exercer car l’action aurait dû être écrite en grec et remise au chef de la police par l’intermédiaire des gardiens du centre de rétention. Même si les requérants et l’ensemble des détenus au centre de Pagani étaient parvenus à se plaindre de leurs conditions de détention, aucun changement ne serait intervenu : non seulement les autorités étaient conscientes de la situation qui y régnait mais celle-ci était le résultat d’une pratique administrative et d’une volonté politique.

54. La Cour souligne qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 § 1 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant (Aksoy c. Turquie, 8 décembre 1996, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI ; İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 59, CEDH 2000‑VII ; D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 116, CEDH 2007-IV).

55. La Cour rappelle également que dans l’arrêt Rahimi c. Grèce (no 8687/08, §§ 76-80, 5 avril 2011), elle a rejeté pour ce motif une exception identique du Gouvernement que celui-ci avait soulevée dans un contexte similaire à celui de la présente affaire.

56. En outre, même si le Gouvernement ne le soulève pas expressément dans son exception par rapport aux conditions de détention dans le centre de Pagani, la Cour estime d’abord utile de rappeler qu’elle a déjà constaté que les tribunaux ne sont pas habilités par la loi no 3386/2005 à examiner les conditions de vie dans les centres de détention pour étrangers clandestins et à ordonner la libération d’un détenu sous cet angle (voir A.A. c. Grèce, no 12186/08, § 47, 22 juillet 2010). Elle a à plusieurs reprises affirmé qu’il n’existe dans l’ordre juridique grec aucun recours effectif permettant à un étranger détenu dans un centre de rétention de se plaindre de ses conditions de détention, notamment lorsqu’il ne se plaint pas spécifiquement de sa situation personnelle dans le centre mais expose plutôt qu’il est victime des conditions prévalant dans l’enceinte du centre et qui sont identiques pour l’ensemble des détenus (R.U. c. Grèce, no 2237/08, §§ 59-61, 7 juin 2011).

57. Les requérants ayant été et restant dans l’impossibilité matérielle d’exercer une quelconque action en justice pour mettre en cause leurs conditions de détention à Pagani, la Cour estime devoir rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes sur ce point.

58. La Cour constate par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Rappelant les considérations développées aux paragraphes 57-59 ci-dessus, la Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

59. Le Gouvernement soutient que dans la présente affaire, en raison d’un flux continu de migrants clandestins, des conditions de surpopulation se sont créées dans le centre de Pagani. Parmi les requérants, quatre sont restés dans ce centre pendant vingt jours. La deuxième requérante y a séjourné quinze jours, et cinq jours à l’hôpital de Lesbos. Pendant leur séjour, ils recevaient une alimentation et des soins médicaux et pharmaceutiques suffisants. Compte tenu de cet élément et de la durée de leur détention, on ne saurait affirmer que le seuil de gravité exigé par l’article 3 pour qu’un traitement soit considéré comme inhumain ou dégradant a été dépassé.

60. Les requérants soulignent que la version du Gouvernement concernant les conditions de vie à Pagani, telles qu’exposées aux paragraphes 33 et suivants ci-dessus, est en contradiction totale avec les constats et les critiques exprimés par le CPT et les différentes organisations non-gouvernementales qui ont établi des rapports à cet égard. Ils fournissent à l’appui de leurs allégations plusieurs photos de l’intérieur du centre et des vidéos prises pendant leur détention.

61. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé un traitement «inhumain» au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI).

62. La Cour observe que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur impose de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, et A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998-VI). Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3. Cette disposition impose néanmoins à l’Etat de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne, précité, §§ 92-94 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

63. Si les Etats sont autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 41, Recueil 1996‑III), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, CEDH 2005-XIII). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008).

64. En l’espèce, la Cour renvoie aux circonstances de fait (paragraphes 14-32 ci-dessus) pour plus de détails concernant les conditions dans lesquelles les requérants affirment avoir été hébergés pendant la durée de leur rétention. Outre la reconnaissance par le Gouvernement de la surpopulation créée dans le centre de Pagani en cette période là, les requérants ont fourni, à l’appui de leurs allégations photos et vidéos.

65. La Cour a encore à sa disposition dans la présente affaire divers rapports établis à des dates concomitantes aux faits de l’espèce qui démontrent que la situation au centre de Pagani ont au fil du temps empiré plutôt que s’améliorer comme semble le soutenir le Gouvernement.

66. Ainsi la Cour relève la situation décrite dans le rapport, publié en juin 2010, par Médecins sans frontières : en se référant à la période allant d’août à octobre 2009, soit précisément la période durant laquelle les requérants y furent détenus, le rapport constatait que le nombre de détenus dépassait 1 200, et était quatre fois supérieur à la capacité d’hébergement du centre et que l’engorgement des toilettes et des douches provoquait l’inondation partielle du sol sur lequel des matelas étaient empilés. Selon le rapport, les détenus, à l’exception des femmes et des enfants, n’étaient pas autorisés à sortir dans la cour extérieure du centre, et ce pendant des semaines. Le rapport affirmait que le centre de Pagani consistait en des entrepôts qui n’étaient pas à même de servir de lieux de détention pour des êtres humains.

67. Suite à sa visite en Grèce, du 17 au 29 septembre 2009, soit moins de trois semaines après que les requérants aient quitté Pagani, le CPT notait dans son rapport publié le 17 novembre 2010 que le centre était insalubre au-delà de toute description et que les conditions de détention pour certains, sinon pour l’ensemble des migrants en situation irrégulière présents, pourraient sans conteste être qualifiées d’inhumaines et dégradantes. Le CPT soulignait qu’en dépit du fait que dans son rapport de 2008 il avait qualifié les conditions de détention à Pagani d’ « abominables » et avait fait appel à la nécessité de prendre des mesures d’urgence, il constatait avec regret lors de sa visite en 2009 qu’aucune mesure n’avait été appliquée pour améliorer la situation.

68. Or, tous ces éléments suffisent amplement pour donner une idée exhaustive des conditions régnant à Pagani. La Cour note d’ailleurs que suite au tollé général suscité par les conditions de vie dans ce centre, les autorités grecques ont informé le CPT, par lettre datée du 26 février 2010, que le centre de Pagani avait été fermé et qu’il serait remplacé par un centre de rétention plus approprié.

69. Reste à examiner le laps de temps pendant lequel les requérants y ont séjourné. La Cour note que les requérants et le Gouvernement ne sont pas d’accord sur la date à laquelle ceux-ci furent mis en liberté : le 25 août selon le Gouvernement, le 27 août selon les requérants, qui soutiennent que l’ordre d’élargissement était antidaté.

70. La Cour constate que les durées de séjour diffèrent selon les requérants. Il y a d’abord un séjour d’une durée de dix-huit ou vingt jours pour les premier, troisième, quatrième et cinquième requérants. Même une durée de dix-huit jours, dans des conditions décrites aux paragraphes précédents, suffit à conclure que le seuil minimum de gravité exigé par l’article 3 pour qualifier le traitement d’inhumain et dégradant a été atteint. Il y a ensuite le séjour de la seconde requérante (qui a dû être hospitalisée pendant quelques jours en raison de son accouchement) qui a duré treize ou quinze jours. Compte tenu de la situation particulière de cette requérante, un séjour limité à treize jours suffit également à conclure que le seuil minimum de gravité exigé par l’article 3 pour qualifier le traitement d’inhumain et dégradant a été atteint. Selon le rapport de l’organisation Médecins sans frontières de 2010 rapportant la situation d’août à octobre 2009, plusieurs femmes enceintes, aux derniers mois de leur grossesse, étaient détenues dans des conditions inhumaines dans des cellules surpeuplées. Ce rapport constatait qu’en plus de la souffrance provoquée par l’impact émotionnel et psychologique de la détention, les femmes n’étaient pas examinées souvent par un médecin. Le fait de ne pas savoir où elles allaient accoucher et ce qui leur arriverait, à elles et à leurs enfants, augmentait leur anxiété (voir aussi paragraphe 50 ci-dessus).

71. La Cour constate que la souffrance du premier requérant et des seconde et quatrième requérantes était aggravée du fait de la présence dans le camp de leurs enfants mineurs.

72. S’agissant des deux enfants détenus séparément, la Cour rappelle le constat auquel elle est parvenue dans l’affaire Rahimi précitée en se fondant sur les rapports établis par de nombreuses organisations non‑gouvernementales ainsi que par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT). En l’espèce, la Cour note que, d’après les requérants, les enfants de la quatrième requérante furent placés dans une pièce destinée aux mineurs, mais dans laquelle il y aurait eu néanmoins d’après les requérants aussi des adultes. Ces mineurs âgés respectivement de quatorze ans ne faisaient l’objet d’aucune attention et leur cellule contenait seulement quelques lits et matelas sales. Pendant la durée de leur détention, les enfants se sont promenés dans la cour trois fois en tout pour une durée allant de quinze à trente minutes. En outre, les conditions de détention des enfants des deux premières requérants, telles que ceux-ci les ont décrites, sont corroborées par les constats de différentes organisations non‑gouvernementales concernant la situation des enfants dans le centre.

73. La Cour observe que les autorités n’étaient pas totalement ignorantes de la situation familiale des requérants, puisque des mesures ont été prises pour assurer une présence familiale aux deux enfants de la seconde requérante lorsque celle-ci a été hospitalisée en vue de son accouchement (paragraphe 21 ci-dessus).

74. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les conditions de détention auxquelles les requérants ont été soumis au sein du centre de Pagani équivalent à un traitement inhumain et dégradant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

75. Dans la mesure où il se confond avec les circonstances examinées sous l’article 3, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner le grief présenté au titre de l’article 8 sous l’angle de la vie familiale.

76. En outre, compte tenu des considérations ci-dessus (paragraphe 57) au regard de la question de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour conclut que l’Etat a aussi manqué à ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

77. Les requérants se plaignent de la violation de l’article 5 §§ 1 et 2 en raison du caractère arbitraire de leur détention et de l’absence d’information sur la raison de leur détention, ainsi que de la violation de l’article 5 § 4 du fait de l’impossibilité d’obtenir une décision judiciaire sur la légalité de leur détention.

78. Les parties pertinentes de l’article 5 se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

(...)

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

(...) »

A. Sur la recevabilité

79. Le Gouvernement soutient que les requérants ont également omis d’épuiser les voies de recours internes à cet égard, relevant notamment que s’ils avaient introduit un recours en annulation en invoquant le fait qu’ils n’avaient pas été informés dans une langue qu’ils comprenaient des voies de recours existantes, leur recours aurait été déclaré recevable. Les requérants s’opposent à cette thèse.

80. La Cour a considéré dans l’affaire Rahimi précitée que la brochure qui est remise aux détenus ne contenait pas des informations suffisantes quant aux possibilités de recours existants et à la procédure à suivre et que le contrôle que les tribunaux pourraient exercer dans le cadre de la loi no 3386/2005 était limité.

81. La Cour note que les requérants prétendent, sans être contredits par le Gouvernement sur ce point, que lors de leur séjour au centre de Pagani, ils n’avaient ni les moyens d’avoir accès à des avocats extérieurs de leur choix, ni la possibilité pratique d’avoir accès aux avocats présents dans le centre. Il apparaît en effet impossible pour seulement deux avocats présents dans le centre de fournir une assistance juridique effective à tous les étrangers qui s’y trouvaient au moment des faits et dont le nombre avoisinait 850 personnes (paragraphes 44 et 45 ci-dessus). Enfin, la Cour considère qu’à supposer même que les requérants aient pu prendre connaissance du contenu de la brochure qui leur avait été remise, on ne saurait légitimement attendre d’eux qu’ils aient, dans des conditions comme celles de l’espèce, agi par eux-mêmes et accompli seuls les démarches judiciaires et extrajudiciaires complexes que prévoit le système grec de la rétention administrative.

82. S’agissant des recours exercés après l’intervention de leurs avocat, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur la question de l’efficacité du contrôle juridictionnel selon le droit grec de la détention des personnes en vue de leur expulsion administrative (S.D. c. Grèce, no 53541/07, 11 juin 2009 ; Tabesh c. Grèce no 8256/07, 26 novembre 2009 ; Efremidze c. Grèce no 33225/08, 21 juin 2011 et les arrêts A.A. c. Grèce, Rahimi c. Grèce, et R.U. c. Grèce, précités). Elle a déjà constaté les insuffisances du droit interne applicable au moment des faits quant à l’efficacité du contrôle juridictionnel de la mise en détention aux fins d’expulsion et a conclu qu’elles ne pouvaient pas se concilier avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (A.A. c. Grèce, précité, § 71 et, pour un récapitulatif des conclusions de la Cour à cet égard, Rahimi, précité, §§ 116-119, et Efremidze, précité, §§ 64-66). En particulier, en ce qui concerne le troisième paragraphe de l’article 76 de la loi no 3386/2005, la Cour a déjà constaté que les objections qu’un étranger détenu peut former à l’encontre de la décision ordonnant sa détention n’accordent pas expressément au juge le pouvoir d’examiner la légalité de l’expulsion qui constitue, en droit grec, le fondement juridique de la détention. L’article 76 § 4 de cette loi, tel qu’il est rédigé, permet aux tribunaux d’examiner la décision de détention seulement sur le terrain du risque de fuite ou de la menace pour l’ordre public (Efremidze précité, § 64). La Cour n’estime pas nécessaire de réitérer dans le détail ces considérations générales.

83. La Cour estime donc devoir rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

84. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Se référant notamment au constat auquel elle vient de parvenir, la Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Article 5 § 2 et 5 § 4 de la Convention

85. Se prévalant des arrêts de la Cour S.D. c. Grèce (no 53541/07, 11 juin 2009), et Tabesh c. Grèce (no 8256/07, 26 novembre 2009), les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir une décision judiciaire quant à la légalité de leur détention.

86. Invoquant l’article 5 § 2 de la Convention, les requérants se plaignent aussi que la brochure contenant d’information qui leur a été remise à leur arrivée au centre de Pagani était rédigée en anglais, une langue incompréhensible pour eux. Ils ajoutent que l’enregistrement de leur identité n’a pu avoir lieu qu’avec l’assistance d’un compatriote qui parlait anglais. Ils soutiennent donc qu’ils n’ont pas été informés dans une langue qu’ils comprenaient de la raison de leur arrestation et de leur détention, de leurs droits, et de la durée de leur détention.

87. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime que le second grief se confond avec le premier et qu’il doit donc essentiellement être examiné sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.

88. Le Gouvernement souligne que les requérants n’ont à aucun moment déposé de demande d’asile en Grèce et qu’ils tombaient donc sous le coup des dispositions visant à empêcher l’entrée illégale sur le territoire grec. Il soutient que la voie de recours prévue par l’article 76 de la loi no 3386/2005 est effective au sens de l’article 5 § 4 de la Convention : lors de l’examen des objections qu’un étranger peut formuler contre sa détention, les autorités examinent si celui-ci a une résidence stable connue, un emploi, des liens familiaux, des raisons de santé ou des conditions de détention qui justifieraient la mise en liberté. Dans ce cas, elles mettent un terme à la détention et accordent à l’étranger un délai pour quitter le territoire.

89. Les requérants soulignent que la possibilité d’exercer un quelconque recours était uniquement théorique en raison de l’absence de toute information dans une langue qu’ils comprenaient, du manque de matériel d’écriture, de traducteurs, d’aide et d’assistance judiciaire et des conditions déplorables de détention.

90. La Cour rappelle que le concept de «lawfulness» («régularité», «légalité») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 61, CEDH 2001‑II).

91. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur la question de l’efficacité du contrôle juridictionnel selon le droit grec de la détention des personnes en vue de leur expulsion administrative (voir les arrêts S.D. c. Grèce, Tabesh, A.A. c. Grèce et Rahimi, tous précités). Elle a déjà constaté les insuffisances du droit interne quant à l’efficacité du contrôle juridictionnel de la mise en détention aux fins d’expulsion, tant à l’époque où les requérants ont été détenus qu’au moment où ils ont désigné un avocat, et conclu qu’elles ne pouvaient pas se concilier avec les exigences de l’article 5 § 4 (A.A. c. Grèce, précité, § 71 et, pour un récapitulatif des conclusions de la Cour à cet égard, Rahimi, précité, §§ 116-119). Le Gouvernement n’a rien fait valoir de neuf.

92. Au vu de ce qui précède, et compte tenu des conclusions de la Cour lors de l’examen de l’exception préliminaire soulevé par le Gouvernement au titre de l’article 5 (paragraphes 82-83 ci-dessus), la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Au vu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner le second grief présenté sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 5.

2. Article 5 § 1 de la Convention

93. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent que leur détention était arbitraire, d’une part, en raison de leurs conditions de détention, et d’autre part, parce que les autorités grecques n’ont pris aucune mesure pour assurer leur protection, alors que certains étaient vulnérables, ou pour exécuter la décision d’expulsion.

94. La Cour rappelle qu’il ressort de la jurisprudence relative à l’article 5 § 1 f) que pour ne pas être taxée d’arbitraire, la mise en œuvre d’une mesure de détention doit se faire de bonne foi ; elle doit aussi être étroitement liée au but consistant à empêcher une personne de pénétrer irrégulièrement sur le territoire ; en outre, les lieux et conditions de détention doivent être appropriés (Bizzotto c. Grèce, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V) ; enfin, la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi (Saadi c. Royaume‑Uni [GC], no 13229/03, § 74, 29 janvier 2008-...).

95. La Cour note que les requérants ont été détenus à partir du 8 août 2009, que la décision de suspension de la mesure d’expulsion est intervenue le 25 août 2009 et qu’ils ont été finalement libérés le 27 août 2009. Elle estime que la durée de vingt ou vingt-deux jours de détention ne saurait être considérée comme arbitraire. S’agissant du critère afférent aux lieux et conditions de détention, elle relève qu’elle a déjà examiné cet aspect de la requête sous l’angle de l’article 3 de la Convention et est d’avis qu’aucune question spécifique ne se pose sous l’angle de l’article 5 § 1.

96. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION DU FAIT DU NON ENREGISTREMENT DE L’ENFANT NÉ EN AOÛT 2009

97. Les premier et deuxième requérants se plaignent d’une atteinte à leur vie familiale, en raison et du non enregistrement du nouveau-né de la deuxième requérante à l’hôpital de Lesbos. A cet égard, ils font valoir qu’ils n’ont pas été informés de la procédure à suivre pour l’enregistrement et qu’ils n’ont eu copie du certificat de naissance qu’au moment même où ils étaient en train de rédiger leurs observations en réponse à celles du Gouvernement. Ils allèguent une violation des articles 8 et 14 combinés. L’article 14 est ainsi libellé :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

98. La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur l’exception que le Gouvernement semble soulever à cet égard en relevant que les requérants n’ont pas demandé l’enregistrement du nouveau-né de la deuxième requérante au service compétent de l’état civil de Lesbos, le grief devant être rejeté pour défaut manifeste de fondement.

99. La Cour note que dans ses observations initiales, le Gouvernement prétendait que le nouveau-né n’était pas enregistré et que ceci était dû à la négligence de ses parents, qui avaient omis de demander à l’hôpital, soit de leur propre initiative, soit par l’intermédiaire de leur avocat, de faire déclarer le nouveau-né à l’état civil. Le Gouvernement précisait que cet enregistrement, gratuit au moment de la naissance, était toujours possible moyennant le versement d’une somme de cinq euros jusqu’au 30 novembre 2009 et de quinze euros après cette date.

100. La Cour relève que le 17 juin 2011 le Gouvernement a envoyé à la Cour une lettre par laquelle il l’informait que l’hôpital Bostanio de Lesbos avait découvert en examinant plus attentivement ses archives qu’il avait en réalité envoyé un formulaire d’enregistrement concernant le nouveau-né le 27 août 2009 à l’état civil et qu’un certificat de naissance avait été établi le jour même par ce dernier. Il joignait copie du formulaire et du certificat.

101. La Cour estime que l’omission des autorités d’informer la deuxième requérante qu’elles avaient effectué les démarches en vue de l’enregistrement à l’état civil et la remise tardive du certificat de naissance du nouveau-né ne suffisent pas pour conclure que les autorités grecques ont porté atteinte au droit au respect de la vie familiale des deux premiers requérants en raison de leur race ou de leur nationalité. Du reste, la Cour note qu’à cette période les requérants étaient représentés par une avocate qui n’a pas entrepris les démarches nécessaires pour s’assurer que l’enregistrement avait eu lieu et en informer les requérants en conséquence.

102. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

103. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

104. Se prévalant de leur vulnérabilité en tant que famille avec des enfants et une femme enceinte, les requérants prétendent avoir subi un préjudice moral causé par le sentiment d’extrême angoisse et d’infériorité qu’ils ont ressenti pendant leur privation de liberté. Ils réclament 15 000 EUR chacun, y compris pour les mineurs membres de leur famille et qui ont été détenus avec eux.

105. Le Gouvernement considère que cette somme est excessive et que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

106. La Cour note que les trois enfants des deux premiers requérants et les deux enfants de la quatrième requérante ne font pas partie des requérants qui ont saisi la Cour. Seuls les requérants dont les noms figurent au paragraphe 1 du présent arrêt auraient donc droit à une éventuelle indemnité.

107. La Cour considère que les requérants ont souffert d’un préjudice moral, du fait notamment de l’humiliation et de la frustration que leur a causées la violation de leurs droits garantis par les articles 3, 13 et 5 § 4 de la Convention. Ce préjudice moral ne se trouve pas suffisamment compensé par les constats de violation. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants la somme de 12 000 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt à ce titre.

B. Frais et dépens

108. Les requérants demandent également 1 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

109. Le Gouvernement ne présente pas d’observations quant à cette prétention.

110. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession (les deux factures fournies par les avocats des requérants) et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme réclamée et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

111. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs relatifs aux conditions de détention et ceux tirés l’article 5 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer séparément sur le grief tiré de l’article 8 de la Convention au regard des conditions de détention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

6. Dit qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer séparément sur le grief tiré de l’article 5 § 2 de la Convention ;

7. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

8. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 12 000 EUR (douze mille euros) à chacun des cinq requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour le dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour les frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenNina Vajić
GreffierPrésidente


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