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19/06/2012 | CEDH | N°001-111574

CEDH | CEDH, AFFAIRE PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE ET AUTRES c. RUSSIE [Extraits], 2012, 001-111574


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE

ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 29400/05)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

19 juin 2012

DÉFINITIF

19/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Parti communiste de Russie et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,


Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren N...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE

ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 29400/05)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

19 juin 2012

DÉFINITIF

19/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Parti communiste de Russie et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Nina Vajić, présidente,
Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29400/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont la Cour a été saisie le 1er août 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») par huit requérants. Les deux premiers requérants sont des partis politiques constitués en droit russe : le « Parti communiste de la Fédération de Russie » (« le Parti communiste » ou « le premier requérant ») et le « Parti démocratique russe Yabloko » (« le parti Yabloko », « Yabloko » ou « le deuxième requérant »). Les six autres requérants sont des ressortissants russes : M. Sergey Viktorovich Ivanenko, né en 1959 (« le troisième requérant »), M. Yevgeniy Alekseyevich Kiselyev, né en 1956 (« le quatrième requérant »), M. Dmitriy Andreyevich Muratov, né en 1961 (« le cinquième requérant »), M. Vladimir Aleksandrovich Ryzhkov, né en 1966 (« le sixième requérant »), M. Vadim Georgiyevich Solovyev, né en 1958 (« le septième requérant ») et Mme Irina Mutsuovna Khakamada, née en 1955 (« la huitième requérante »). Ces six requérants ont été représentés devant la Cour par M. Garry Kasparov, politicien et ancien champion du monde d’échecs.

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Les requérants alléguaient en particulier que la couverture médiatique qu’avaient faite les grandes chaînes de télévision de la campagne des élections législatives de 2003 avait été partiale. Ils s’estimaient victimes d’une violation du droit à des élections libres garanti par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention, ils se plaignaient également d’avoir subi une discrimination en tant que candidats de l’opposition et de ne pas avoir disposé de recours effectif à cet égard. Enfin, ils estimaient que la procédure dans le cadre de laquelle leurs griefs avaient été examinés n’avait pas été « équitable » au sens de l’article 6 de la Convention.

4. Le 1er octobre 2010, la présidente de la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Il a en outre été décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond des requêtes (article 29 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le contexte général des élections de 2003

5. Le 3 septembre 2003, le président russe décida que l’élection des membres de la Douma (la chambre basse du parlement fédéral russe) aurait lieu le 7 décembre 2003. vingt-trois groupes électoraux (partis ou blocs) furent enregistrés comme candidats à l’élection. Les forces pro‑gouvernementales étaient représentées essentiellement par le parti Russie unie. La liste des candidats de ce parti comprenait plusieurs responsables publics fédéraux de haut rang et plusieurs gouverneurs régionaux.

6. Le Parti communiste et le parti Yabloko présentèrent leurs listes respectives de candidats. Le troisième requérant se présenta sur la liste de Yabloko. Le sixième requérant se présenta en tant que candidat indépendant dans une circonscription à mandat unique. La huitième requérante se présenta sur la liste du parti politique Soyuz Pravykh Sil (SPS), elle aussi dans une circonscription à mandat unique. Chacun des six requérants personnes physiques participa également à l’élection de 2003 en tant qu’électeur. En tant que candidats, les requérants avaient tous des programmes politiques différents, mais tous se trouvaient dans l’opposition.

7. Le processus électoral fut administré par la Commission électorale centrale (la CEC). Des commissions électorales furent également mises en place au niveau régional. La CEC avait notamment pour rôle d’examiner les allégations des candidats ou des électeurs qui se plaindraient de violations du droit électoral et de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ces violations ou y mettre fin. Elle était aussi chargée de compter les voix le jour du scrutin et d’annoncer les résultats officiels. En septembre 2003, elle créa un Groupe de travail sur les litiges en matière d’information. Cet organe consultatif devait l’aider à contrôler le respect des règles relatives à l’attribution du temps d’antenne gratuit, à la publication des sondages d’opinion et aux activités de campagne illégales.

8. L’élection se tint à bulletin secret le 7 décembre 2003. Le 19 décembre, la CEC confirma officiellement les résultats du scrutin par le décret no 72/620-4. Selon les chiffres officiels, 60 712 000 personnes avaient voté, ce qui portait le niveau de participation à 55,75 % des inscrits. Le parti Russie unie avait recueilli la majorité des voix (plus de 37 %) et constituait le groupe le plus important à la Douma avec 224 sièges. Au lendemain des élections, 37 députés élus au nom de Russie unie renoncèrent à leur mandat, tout en conservant leur place officielle, et cédèrent leur siège à la Douma à d’autres candidats (qui n’avaient pas été élus) de la même liste. Le 24 décembre 2003, la CEC approuva le désistement des 37 candidats de Russie unie en faveur d’autres membres de leur parti.

9. Le Parti communiste recueillit 12,6 % des voix et obtint 52 sièges, constituant ainsi le groupe le plus important après Russie unie à la Douma. Yabloko recueillit 4,3 % des voix. Ce chiffre étant inférieur au seuil légal de 5 %, il n’obtint aucun siège. M. Ryzhkov (le sixième requérant) recueillit 35,1 % des voix dans sa circonscription et fut élu à titre individuel à la Douma. M. Ivanenko et Mme Khakamada (le troisième requérant et la huitième requérante), eux aussi candidats individuels, soutenus respectivement par le parti Yabloko et le parti SPS, ne furent pas élus.

B. La campagne électorale et la couverture médiatique des élections de 2003

10. Toutes les grandes chaînes de télévision russes couvrirent les élections. Parmi elles, les cinq plus grands groupes de radiodiffusion nationale étaient Channel One, VGTRK (Compagnie d’État panrusse de télévision et de radiodiffusion), TV Centre, NTV et REN TV. Les trois premiers étaient contrôlés directement par l’État : celui-ci détenait plus de 50 % des parts de Channel One, VGTRK était une entreprise unitaire fédérale d’État, et la ville de Moscou détenait 90 % des parts de TV Centre. Les deux autres (NTV et REN TV) étaient des sociétés anonymes qui n’appartenaient pas directement à l’État mais qui comptaient parmi leurs actionnaires majoritaires des sociétés affiliées à l’État.

11. Ces cinq chaînes recueillaient une large audience et couvraient toutes les zones géographiques. Ainsi, Channel One émettait sur presque tout le territoire russe, VGTRK sur 97,4 % du territoire et TV Centre sur plus de 70 %. NTV émettait sur 91 % du territoire. Les requérants n’ont pas indiqué quelle était la zone de diffusion de REN TV à l’époque des faits.

12. Pendant la campagne électorale, les partis candidats se voyaient attribuer un temps d’antenne gratuit sur les chaînes de télévision aux fins de « faire campagne », c’est-à-dire pour faire de la publicité politique directe. Ainsi, toutes les entreprises de radiodiffusion de l’État devaient allouer à chaque parti candidat une heure de temps d’antenne gratuit par jour ouvré sur chacune des chaînes de télévision et de radio qu’elles contrôlaient. Au total, les partis bénéficièrent de 160 heures de temps d’antenne, soit sept heures et demie par parti. La répartition des plages d’antenne entre les partis et les candidats fut déterminée par tirage au sort le 4 novembre 2003. Les candidats devaient utiliser la moitié de ce temps pour des « émissions de campagne collectives » (par exemple des débats), et pouvaient utiliser l’autre moitié comme ils le souhaitaient. Tous les partis utilisèrent le temps d’antenne gratuit que leur avaient fourni les entreprises de radiodiffusion.

13. De plus, les partis et les candidats pouvaient acheter une certaine durée de temps d’antenne payant pour pouvoir faire campagne sur un pied d’égalité avec leurs concurrents. Les entreprises de radiodiffusion devaient réserver du temps d’antenne payant pour les candidats. Toutefois, la loi prévoyait que le temps d’antenne affecté aux annonces politiques payantes ne devait pas dépasser 200 % du temps d’antenne gratuit. Par ailleurs, au niveau régional, toutes les entreprises régionales publiques de radiodiffusion allouaient aussi aux candidats du temps d’antenne gratuit et du temps d’antenne payant selon les mêmes principes que ceux appliqués au niveau fédéral.

14. Selon le Gouvernement, le Parti communiste de Russie n’acheta pas de temps d’antenne auprès des entreprises fédérales de radiodiffusion, alors qu’il disposait de suffisamment de ressources financières pour le faire. Au niveau régional, le Parti communiste n’aurait acheté du temps d’antenne qu’occasionnellement, et dans certaines régions seulement. Le parti politique Yabloko aurait acheté du temps d’antenne auprès de Channel One pour diffuser deux clips vidéo durant chacun une minute. Tous les partis et tous les candidats auraient aussi acheté de l’espace publicitaire dans la presse écrite fédérale.

C. Les allégations d’inégalités dans la couverture médiatique

15. Mis à part les émissions de « campagne », toutes les chaînes couvraient les élections dans le cadre de différents programmes d’actualités, d’analyse, de débats, etc. (« la couverture médiatique »). Les requérants soutiennent que la couverture médiatique qu’ont faite de la campagne électorale de 2003 les cinq chaînes de télévision susmentionnées défavorisait les partis et candidats d’opposition et que, sous le prétexte d’assurer la couverture médiatique des élections, ces chaînes faisaient en fait campagne pour le parti au pouvoir, Russie unie.

16. Les requérants ont soumis à la Cour des éléments détaillés sur la teneur des grands flashes, programmes et émissions d’information diffusés sur les cinq chaînes de télévision en question pendant la campagne électorale de 2003. Selon eux, le temps d’antenne consacré par ces chaînes à la politique n’était pas réparti équitablement entre les candidats. Ainsi, le Parti communiste aurait bénéficié de 316 minutes et 58 secondes de temps d’antenne et Yabloko de 197 minutes et 21 secondes, alors que les reportages consacrés aux activités et aux personnalités associées à Russie unie auraient représenté 642 minutes et 37 secondes.

17. Les requérants ajoutent que la plupart des informations diffusées dans le cadre des programmes d’actualité et des programmes d’informations et d’analyse n’étaient pas neutres. Le temps de couverture médiatique « positive » reçue par le Parti communiste pendant la campagne électorale n’aurait pas dépassé 7 minutes et 13 secondes. À cela s’ajouterait une couverture relativement positive découlant de la participation de membres éminents du Parti communiste à des débats diffusés sur NTV, qui représenterait 74 minutes et 45 secondes. Au total, la couverture positive dont aurait bénéficié le Parti communiste représenterait 81 minutes et 58 secondes. En revanche, la couverture négative, présente surtout dans les flashes d’information, s’élèverait à 331 minutes et 22 secondes. Au contraire, la couverture médiatique positive de Russie unie représenterait 529 minutes et 9 secondes, contre 6 minutes et 2 secondes de couverture négative. La couverture positive de Yabloko s’élèverait à 209 minutes et 40 secondes, contre 8 minutes et 53 secondes de couverture négative. Les deux chaînes nationales privées qui n’étaient pas directement contrôlées par l’État (NTV et REN TV) auraient fait une couverture médiatique de la campagne plus équilibrée que les trois chaînes directement contrôlées par l’État (Channel One, VGTRK et TV Centre).

18. Les requérants allèguent aussi qu’en plusieurs occasions, différents responsables gouvernementaux de haut niveau, dont le président de l’époque, Vladimir Poutine, ont tacitement fait campagne pour Russie unie. Ainsi, le 19 septembre 2003, M. Poutine aurait assisté au congrès de Russie unie, qui était couvert par Channel One, VGTRK et NTV. Il y aurait prononcé une allocution dans laquelle il aurait dit notamment ceci :

« Votre rassemblement se tient à un moment important pour notre pays, car la campagne électorale vient de commencer. Je ne cacherai pas que j’ai voté pour votre parti il y a quatre ans. Je crois que j’ai eu raison. »

19. Le 7 décembre 2003 (jour du scrutin), alors qu’aucune campagne n’était autorisée, Channel One, VGTRK, TV Centre et REN TV diffusèrent une courte interview que leur avait accordée le président Poutine au bureau de vote :

« Journaliste : Pour qui avez-vous voté ?

M. Poutine : Je crois que si je répondais, cela pourrait être considéré comme un acte de campagne supplémentaire, je ferais donc mieux de me taire. Mais je pense que chacun connaît mes préférences. »

Cette séquence fut diffusée huit fois dans la journée, ce qui représenta au total un temps d’antenne de 14 minutes et 15 secondes. De plus, toutes les chaînes diffusèrent les informations relatives à la participation au vote des dirigeants de Russie unie, ce qui représenta 14 diffusions dans la journée, d’une longueur cumulée de 16 minutes et 38 secondes.

D. L’appréciation portée par l’OSCE et Transparency International sur la couverture médiatique des élections de 2003

20. Après les élections législatives de 2003, plusieurs organisations internationales ou non gouvernementales critiquèrent dans des rapports ou des déclarations publiques l’inégalité d’accès des candidats aux médias pendant la période électorale. Ainsi, dans le rapport final de sa mission d’observation électorale publié le 27 janvier 2004, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (« BIDDH ») de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (« OSCE ») nota que « les principaux diffuseurs publics du pays [avaient] fait preuve de favoritisme envers Russie unie et, ainsi, méconnu leur obligation juridique de traiter sur un pied d’égalité les participants aux élections, autre principe fondamental des élections démocratiques ». Le rapport contenait les passages suivants :

« Les chaînes de télévision publiques ont pleinement respecté les dispositions légales relatives à l’attribution de temps d’antenne gratuit à tous les candidats. Les trois chaînes de télévision contrôlées par l’État ont diffusé régulièrement des débats entre partis ou bloc politiques ; c’est là une évolution positive qui a aidé les électeurs à se forger une opinion sur les différents candidats (...) Cependant, hors du temps d’antenne gratuit, les diffuseurs publics qu’a suivis [la mission d’observation électorale du BIDDH de l’OSCE] faisaient ouvertement la promotion de Russie unie (...) les diffuseurs financés par l’État ont aussi produit plusieurs actualités diffusées en « prime-time » qui discréditaient [le premier requérant] (...) En comparaison, les diffuseurs privés (...) ont réalisé une couverture plus équilibrée de la campagne, présentant une plus grande diversité de points de vue (...) La presse écrite a aussi présenté une pluralité d’opinions, mais elle a soutenu ouvertement certains partis ou blocs politiques. Ainsi, les électeurs ne pouvaient se former une opinion objective qu’en lisant plusieurs publications différentes. Les journaux financés par l’État ont respecté les obligations légales relatives à l’attribution d’espace gratuit pour chaque parti ou bloc, mais leur couverture de l’actualité politique et de la campagne était orientée en faveur de Russie unie et contre [le premier requérant] ».

21. En 2004, un partenaire de recherche basé à Moscou de l’ONG Transparency International a publié un rapport sur l’« abus de ressources administratives » pendant la campagne électorale de 2003 établi à partir d’une observation des médias réalisée de manière indépendante. Il y faisait état de 518 cas d’abus, et concluait que « les ressources médiatiques [avaient] systématiquement fait l’objet pendant toute la campagne d’un usage inapproprié pour le compte de Russie unie », et que « l’observation [avait] clairement montré que le nombre d’actualités partiales diffusées révélait un parti pris en faveur de Russie unie ».

E. Les recours formés par les requérants devant les instances administratives et judiciaires pendant la campagne électorale

22. Le 10 septembre 2003, M. Mitrokhin, alors vice-président du deuxième requérant (Yabloko), adressa au président de la CEC une plainte dans laquelle il dénonçait le caractère selon lui inéquitable de la couverture médiatique de la campagne. Le 29 septembre, le président de la CEC lui répondit par une lettre dans laquelle il reconnaissait que plusieurs reportages et émissions de télévision contenaient des éléments constitutifs d’actes de campagne électorale illicite contre Yabloko.

23. Le 23 septembre 2003, M. Zyuganov (dirigeant du premier requérant, le Parti communiste) se plaignit auprès de la CEC de l’allocution prononcée par M. Poutine le 19 septembre (paragraphe 18 ci‑dessus). Le 26 septembre, le groupe de travail de la CEC sur les litiges en matière d’information examina cette plainte et établit un rapport. Le 29 septembre, sur la base de ce rapport, le président de la CEC adressa à M. Zyuganov une lettre dans laquelle il expliquait que cette allocution n’avait rien d’illicite, que les médias pouvaient rapporter les propos officiels des responsables publics, et que pareille couverture médiatique ne pouvait être considérée comme un « acte de campagne ». La Cour suprême de la Fédération de Russie confirma ultérieurement cette position dans des arrêts du 16 décembre 2004 et du 7 février 2005. Un grief similaire fut porté devant le parquet sans plus de succès : le 10 octobre 2003, le procureur du district Tverskoy de Moscou refusa d’ouvrir une procédure administrative, au motif que la CEC avait conclu que dans son allocution, M. Poutine n’avait enfreint aucune règle électorale. La décision du procureur de district fut confirmée par le Procureur adjoint de Moscou le 24 novembre 2003 puis par le Procureur général adjoint le 11 décembre 2003.

24. Le 16 octobre 2003, M. Solovyev (le septième requérant, membre sans droit de vote de la CEC en 2003) se plaignit auprès de la CEC et du Parquet de Moscou d’un reportage télévisé diffusé sur Channel One le 12 octobre, où il avait été dit que Russie unie était « en tête [dans les intentions de vote] » et « distan[çait] ses concurrents de loin », et que le Parti communiste « perd[ait] le soutien des électeurs ». M. Solovyev estimait que ce reportage constituait un acte de campagne électorale illicite. Le 31 octobre, le procureur du district Ostankino de Moscou refusa d’ouvrir une procédure administrative à cet égard. Le 28 novembre, le Procureur adjoint de Moscou confirma cette décision.

25. Le 22 octobre 2003, M. Solovyev se plaignit auprès de la CEC d’émissions télévisées diffusées le 7 octobre et montrant une rencontre amicale entre le président de Russie unie et une vedette de la chanson. La CEC estima que ces émissions ne comportaient aucun élément de campagne électorale, ce dont elle informa le septième requérant par une lettre du 5 novembre.

26. À une date non précisée, M. Zyuganov, M. Solovyev et plusieurs autres membres du Parti communiste se plaignirent auprès du Groupe de travail sur les litiges en matière d’information de la couverture médiatique faite des élections par Channel One et VGTRK. Le 31 octobre 2003, le groupe de travail rendit un rapport dans lequel il estimait que VGTRK avait « tendance à diffuser délibérément et systématiquement des informations neutres, positives ou même élogieuses sur les actualités des activités du parti Russie unie, tout en couvrant de manière essentiellement négative les activités du Parti communiste » et que Channel One avait « tendance à diffuser délibérément et systématiquement des informations neutres ou positives sur les actualités des activités de Russie unie, tout en couvrant de manière essentiellement négative les activités du Parti communiste ou en accompagnant de commentaires négatifs les actualités le concernant ». Le groupe de travail appelait Channel One et VGTRK à respecter les dispositions de la loi sur les élections à la Douma, en particulier le principe de la couverture équitable et impartiale de la campagne électorale. Il rappelait également que les violations des règles relatives à la couverture médiatique des élections posées par la loi sur les élections à la Douma étaient passibles de sanctions en vertu de l’article 5 § 5 du code des infractions administratives.

27. Le 6 novembre 2003, la CEC adressa à Channel One, VGTRK, REN TV et TV Centre une lettre dans laquelle elle indiquait que certains contenus diffusés sur Channel One et VGTRK révélaient une tendance à la diffusion d’informations surtout positives ou au contraire surtout négatives sur les activités de « certains partis politiques et blocs électoraux » se présentant aux élections à la Douma et que les dirigeants des entreprises de médias publiques devaient respecter les dispositions de la loi sur les élections à la Douma relatives à la couverture médiatique des élections telles qu’interprétées par la Cour constitutionnelle.

28. À une date non précisée, M. Zyuganov se plaignit auprès du Parquet de Moscou de la couverture médiatique selon lui inéquitable faite de la campagne. Le 14 novembre 2003, le Procureur adjoint de Moscou lui répondit par une lettre où il l’informait que la direction de la principale chaîne de télévision nationale avait été réprimandée pour les irrégularités commises dans la publication des résultats du sondage d’opinions.

29. Le 17 novembre 2003, M. Solovyev introduisit une nouvelle plainte devant la CEC. Il y joignait la transcription des émissions diffusées sur les principales chaînes de télévision nationales entre le 3 octobre et le 9 novembre. En réponse, le 28 novembre, un membre de la CEC conseilla par écrit à M. Solovyev d’engager une action en diffamation s’il le souhaitait. Le 1er décembre, M. Solovyev saisit la Cour suprême de recours contre cette lettre et contre le manquement de la CEC à donner suite à sa plainte du 17 novembre. Ces recours furent déclarés irrecevables le 3 et le 2 décembre respectivement, la Cour suprême s’estimant incompétente pour examiner le fond des griefs.

30. Le 25 novembre 2003, M. Zyuganov et M. Solovyev se plaignirent à nouveau auprès du groupe de travail d’une couverture médiatique partiale. Le lendemain, après avoir examiné les transcriptions des émissions télévisées, le groupe de travail rendit un rapport dans lequel il considérait que la situation s’était légèrement améliorée depuis le mois d’octobre. Après avoir reçu le rapport du groupe de travail, la CEC adressa au ministère des médias de masse une lettre dans laquelle, tout en indiquant que les faits révélés par le groupe de travail n’appelaient pas l’ouverture d’une procédure administrative, elle priait le ministère de mettre en place une surveillance du contenu des grands programmes d’information des cinq chaînes de télévision nationales.

31. Le 2 décembre 2003, M. Zyuganov tenta de contacter directement les directeurs de deux des principales chaînes de télévision nationales, mais ceux-ci lui répondirent qu’ils n’avaient rien à se reprocher quant au traitement de l’information. M. Zyuganov saisit alors la CEC de la question.

F. Les démarches engagées par les requérants aux fins d’obtenir l’invalidation des résultats de l’élection

32. Le 28 septembre 2004, les requérants saisirent la Cour suprême d’une demande d’invalidation des résultats des élections de 2003 certifiés par la décision de la CEC en date du 19 décembre 2003 (paragraphe 8 ci-dessus). La CEC était défenderesse à la procédure.

33. Dans leurs volumineuses observations, les requérants s’appuyaient sur les résultats de la surveillance du contenu diffusé sur les cinq chaînes de télévision nationales pratiquée de septembre à décembre 2003 pour arguer que les partis et les candidats d’opposition avaient reçu une couverture bien moindre que celle dont avait bénéficié Russie unie. Ils soutenaient également que le président avait fait campagne illicitement pour Russie unie. Ils ajoutaient que les cinq grandes chaînes de télévision nationales avaient largement dénigré le premier requérant. Ils produisaient les transcriptions de tous les programmes télévisés, ainsi que des enregistrements vidéo occupant 190 cassettes.

34. L’affaire fut jugée par le juge Zaytsev siégeant en formation de juge unique. La première audience se tint le 16 décembre 2004. Avant le début du procès et aux première audiences, les requérants déposèrent plusieurs motions de procédure, par lesquelles ils demandaient la collecte de nouveaux éléments de preuve, la convocation de témoins et d’experts supplémentaires, l’examen de certains éléments écrits ou enregistrements vidéo, etc. Ils affirment que le juge a rejeté pratiquement toutes leurs motions sans raison valable et/ou en violation des règles de procédure nationales. Le Gouvernement conteste cette allégation, affirmant qu’au contraire, le juge a fait droit à bon nombre des motions déposées par les requérants. Ceux-ci allèguent également qu’à la première audience, le juge a dit qu’en déposant autant de motions, ils s’efforçaient de retarder la procédure. En quatre occasions, ils demandèrent au juge de se déporter et essuyèrent un refus.

35. Le 16 décembre 2004, la Cour suprême rejeta l’action des requérants. Elle conclut qu’il n’y avait pas eu de violation du droit électoral de nature à faire obstacle à l’expression de la volonté réelle des électeurs. Elle s’exprima notamment ainsi :

« La Cour [suprême] ne peut admettre les arguments des [requérants] selon lesquels, dans le cadre du traitement qu’ils ont fait des informations relatives à [la campagne électorale de 2003], les journalistes ont fait bénéficier un parti politique et les candidats présentés par lui d’une couverture médiatique préférentielle et ainsi violé le droit électoral au point qu’il serait devenu impossible de déterminer la volonté réelle des électeurs.

Premièrement, le droit électoral ne pose pas de limite aux nombre d’événements organisés par les partis politiques dans le cadre de la campagne électorale ; ce sont les partis eux-mêmes qui décident du nombre d’événements qu’ils souhaitent organiser, la seule limite concernant les dépenses – celles-ci ne doivent pas dépasser un certain plafond, qui est le même pour tous les partis politiques participant à la campagne électorale et qui est fixé par la loi. Or l’ampleur de la couverture médiatique des événements de campagne des partis politiques dépend du nombre de ces événements.

Deuxièmement, [les requérants] ne tiennent pas compte de ce que la couverture en question a été le fait non seulement des cinq chaînes de télévision mais aussi d’autres médias de masse, dont les radios et la presse écrite.

Troisièmement, selon [l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie le 30 octobre 2003, voir la partie droit interne pertinent ci-dessous], il ne peut être fait inutilement ingérence dans [l’exercice du droit constitutionnel de rechercher, de recevoir, de transmettre, de produire et de diffuser librement des informations].

Quatrièmement, les arguments des requérants selon lesquels il y a un lien objectif entre le volume d’informations relatives à un parti politique diffusées par les chaînes de télévision et le nombre d’électeurs qui votent pour ce parti lors du scrutin reposent sur des présomptions et sont réfutés par les éléments qu’ils ont eux-mêmes produits.

Cinquièmement, après avoir examiné les transcriptions [communiquées par les requérants], la Cour [suprême] conclut que les requérants ont qualifié les reportages [télévisés] d’informations relatives à un parti politique donné sur la base de leur propre perception subjective, et en particulier de la présomption erronée que tous les électeurs savaient avec certitude que les personnes sur les activités desquelles portaient ces reportages appartenaient à un parti politique particulier (...) La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a expliqué dans son arrêt du 30 octobre 2003 que l’une des conditions sine qua non pour qu’une activité donnée soit un acte de campagne électoral était le dolus specialis, c’est-à-dire l’intention spéciale de persuader les électeurs de soutenir ou de rejeter tel ou tel candidat ou parti politique (...) Elle a jugé qu’une couverture médiatique ne présentant pas ce dolus specialis ne constituait pas un acte de campagne électorale (...) La Cour [suprême] a examiné les transcriptions des émissions d’actualités et d’analyse diffusées par cinq chaînes de télévision sur 13 jours entre le 3 septembre et le 7 décembre 2003. L’examen de ces contenus montre qu’il n’est pas possible d’admettre la thèse des requérants selon laquelle ces chaînes de télévision auraient diffusé pendant la campagne du contenu sur des candidats et des partis politiques qui relèverait de la qualification de campagne électorale (...) De même, il n’y a pas de données objectives confirmant que les chaînes de télévision aient eu l’intention spécifique de persuader les électeurs de voter pour Russie unie lorsqu’elles ont couvert les déplacements de campagne des dirigeants de ce parti. Il en va de même pour la couverture télévisuelle du discours du président Poutine au [rassemblement général tenu par Russie unie à Moscou en septembre 2009]. La Cour [suprême] estime également nécessaire de souligner que, en vertu de l’article 6 de la loi sur la couverture par les médias publics des activités des organes de l’État, les médias audiovisuels publics doivent inclure dans leurs programmes d’informations quotidiens des sujets sur les déclarations, communications et conférences de presse du président de la Fédération de Russie ainsi que sur d’autres activités des organes fédéraux revêtant une importance publique. La Cour [suprême] ne souscrit pas à la thèse des requérants selon laquelle le président de la Fédération de Russie aurait mené une campagne électorale illicite pour Russie unie.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu d’atteintes au droit électoral qui auraient fait obstacle à la détermination de la volonté réelle des électeurs (...) De même, [le rapport de la mission d’observation électorale du BIDDH de l’OSCE] ne renferme aucun [élément indiquant la présence de] telles atteintes (...) Il ne peut donc être fait droit à la demande d’invalidation du résultat du scrutin introduite par les requérants. »

Relativement au sujet du 7 décembre 2003 (reportage sur le vote de M. Poutine, voir le paragraphe 19 ci-dessus), la Cour suprême tint le raisonnement suivant :

« (...) La Cour suprême ne peut admettre la thèse des requérants selon laquelle le président de la Russie aurait fait acte de campagne illicite pour Russie unie le jour du scrutin.

Ainsi, après avoir examiné pendant l’audience un enregistrement vidéo des reportages de Channel One sur l’expression par M. Poutine de son suffrage aux élections à la Douma, la Cour suprême a établi que le président de la Russie avait refusé de dire au journaliste pour qui il avait voté. M. Poutine n’a mentionné aucun parti politique, ce qui aurait pu être qualifié d’acte de campagne.

Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu d’atteintes au droit électoral qui auraient fait obstacle à la détermination de la volonté réelle des électeurs (...) et qui pourraient constituer un motif d’invalidation de la décision de la CEC approuvant le résultat du scrutin (...) »

36. Les requérants contestèrent cette décision, arguant que la formation de première instance n’avait examiné qu’une infime partie des éléments qu’ils avaient produits, et notamment quelque cinq pourcents des transcriptions et moins d’un pourcent et demi des enregistrements. Ils estimaient que cette façon de procéder était contraire au principe de l’examen direct des preuves. Ils étaient par ailleurs en désaccord avec d’autres conclusions de la formation de première instance.

37. Le 7 février 2005, la Cour suprême, siégeant en une formation d’appel composée des juges Fedin, Potapenko et Tolcheyev, rejeta leur recours. Elle tint notamment le raisonnement suivant :

« Les arguments exposés dans le mémoire [des requérants] ne sont pas convaincants.

Après avoir examiné les transcriptions de quatre jours d’émissions (3, 5, 6 et 7 septembre 2009) et entendu les représentants des parties, la [formation de première instance] a rendu une décision sur la base de son appréciation des éléments de preuve produits. Elle a décidé d’examiner les transcriptions concernant les dates proposées par les parties [à la procédure] dans les limites qu’elle avait définies. Cette méthode d’examen des preuves n’a pas enfreint le principe de l’égalité entre les parties. Elle a permis à chacun de proposer à l’examen les principales transcriptions propres à prouver clairement, à son avis, la violation ou l’absence de violation du droit électoral. La [formation de première instance] a donc procédé à l’examen des transcriptions de huit jours d’émissions proposés par les requérants (20 septembre, 5, 20 et 31 octobre, 4, 18 et 28 novembre et 5 décembre) et de deux jours d’émissions proposés par les représentants de la CEC (27 septembre et 3 décembre). Elle a en outre examiné la transcription et l’enregistrement des émissions du jour du scrutin (7 décembre 2003). En tout, elle a examiné des enregistrements couvrant 14 jours d’émission des cinq principales chaînes de télévision, soit 13,4 % de ce qui avait été produit devant elle.

Les circonstances [factuelles] telles qu’établies par la [formation de première instance] réfutent les allégations d’inégalité de traitement des partis politiques et de préférence manifeste pour l’un d’entre eux dans les médias de masse. »

La formation d’appel souscrivit également à d’autres conclusions de la formation de première instance.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

(...)

B. La législation applicable à la couverture médiatique des élections de 2003

38. Les élections de 2003 étaient régies d’une part par la loi relative aux principes fondamentaux en matière d’élections et de référendums (loi no 67‑FZ, « la loi sur les garanties fondamentales ») adoptée le 12 juin 2002 et modifiée le 27 septembre 2002 puis le 23 juin 2003 et, d’autre part, par la loi du 20 décembre 2002 relative aux élections à la Douma telle que modifiée le 23 juin 2003 (loi no 175-FZ, « la loi relative aux élections à la Douma »). La couverture médiatique des élections était régie par la loi relative à la couverture par les médias publics des activités des organes de l’État (loi fédérale no 7-FZ du 13 janvier 1995, « la loi sur la couverture médiatique »), dont certaines dispositions avaient été développées dans des documents de la CEC, en particulier dans la décision no 38/354-4, et interprétées par la Cour constitutionnelle de Russie dans l’arrêt no 15-P du 30 octobre 2003 (exposé plus en détail ci‑dessous).

39. En vertu de l’article 6 de la loi sur la couverture médiatique, les médias audiovisuels de masse détenus par l’État étaient tenus de diffuser des informations sur les activités des organes et représentants de l’État, et notamment de faire connaître les décisions et actes du président de la Fédération de Russie visés par la Constitution, les déclarations et annonces du président, ses conférences de presse ainsi que ses autres activités « d’importance publique ».

40. Les articles 59 et 60 de la loi relative aux élections à la Douma énonçaient le principe de l’égalité d’accès des candidats aux médias, y compris les médias audiovisuels. La loi établissait une distinction entre l’« information » de la population pendant la campagne électorale et les activités de « campagne électorale » (ou « communication », agitatsiya).

41. Étaient considérées comme des activités de « campagne électorale » celles qui visaient à inciter les électeurs à voter pour ou contre tel ou tel candidat. Elles étaient autorisées à la télévision entre le vingt-huitième jour précédant le scrutin et la veille du scrutin.

42. Les détenteurs de certaines hautes fonctions publiques (dont le président de la Fédération de Russie) et les journalistes n’étaient autorisés à pratiquer des activités de campagne électorale qu’à condition d’être officiellement candidats aux élections. En toute hypothèse, la loi leur interdisait d’utiliser à cette fin leurs fonctions officielles, sous peine d’amende administrative. Les montants maximum des dépenses de campagne étaient fixés par la loi. Si une publication – article, clip vidéo, etc. – relevait des activités de campagne électorale, cela devait être mentionné dans la publication, et la source de financement devait être indiquée.

43. La loi énumérait les activités pouvant être qualifiées d’acte de campagne. Relevaient de cette catégorie, notamment, la diffusion de documents contenant essentiellement des informations relatives à un candidat donné, accompagnées de commentaires positifs ou négatifs, l’analyse des conséquences de l’élection de tel ou tel candidat, ou encore la diffusion d’informations sur les activités d’un candidat qui n’étaient pas liées à l’exercice de ses fonctions officielles. La loi posait aussi un certain nombre d’exigences et de limites encadrant les activités de campagne.

44. À l’époque des faits, elle prévoyait que tous les candidats et tous les partis devaient avoir la même possibilité d’obtenir pour faire campagne un certain volume de temps d’antenne et d’espace dans les publications imprimées, d’une part gratuitement et d’autre part à titre onéreux. Les conditions d’obtention de temps d’antenne étaient identiques pour tous les candidats, et elles concernaient aussi bien les médias de masse publics que les médias de masse privés. Les partis politiques enregistrés au niveau fédéral avaient droit à un accès égal aux médias de masse nationaux, y compris les chaînes de télévision et de radio publiques. Tous les candidats avaient les mêmes droits quant à l’accès aux médias de masse régionaux, qu’ils soient ou non présentés par un parti politique.

45. La loi distinguait les activités de « campagne électorale » des activités d’« information ». Les activités d’information étaient exercées principalement par « les autorités nationales, les autorités municipales, les commissions électorales, les entreprises de médias, les personnes morales et les personnes physiques » (articles 54 § 1 de la loi relative aux élections à la Douma et 45 § 1 de la loi sur les garanties fondamentales). Les informations devaient être objectives et factuellement exactes et ne pas révéler de préférence pour l’un ou l’autre des candidats. Il s’agissait de rendre compte de façon neutre des actualités de la campagne électorale, des profils des candidats, de leurs programmes respectifs, etc., dans le cadre des « espaces d’information » (temps d’antenne ou espaces dans les publications imprimées consacrés à l’information). Ces « espaces d’information » ne devaient pas être alignés sur la position de l’un ou l’autre des candidats ni contenir de commentaires ou de jugements de valeur. Les médias de masse devaient séparer les informations objectives des expressions d’opinion. Pour autant, ils étaient libres de leur politique éditoriale (article 45 § 4 de la loi sur les garanties fondamentales) et pouvaient formuler des commentaires sur les événements politiques et les personnalités politiques hors des « espaces d’information ».

C. La position de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie quant à la distinction entre « information » et « acte de campagne »

46. La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie ne considère que les journalistes professionnels prennent part à des activités de campagne électorale que s’ils le font dans l’intention spécifique de favoriser ou de défavoriser un ou plusieurs candidats (arrêt no 15-P du 30 octobre 2003). Ainsi, pour distinguer les activités de campagne des activités d’information (c’est-à-dire des activités journalistiques normales), le juge doit déterminer si le journaliste visait le but spécifique d’influencer les électeurs (dolus specialis). Si tel n’est pas le cas (c’est‑à‑dire si le juge n’a pas établi l’existence du but spécifique), les documents, articles et autres publications du journaliste doivent être considérés comme de l’« information ». La Cour constitutionnelle a souligné par ailleurs que la loi exige certes que les espaces d’information à la télévision et à la radio soient neutres, mais qu’il n’est pas interdit aux médias de masse d’exprimer leur propre opinion sur les candidats ni d’émettre des commentaires à leur sujet hors des espaces d’information.

D. Les allégations de violation du droit électoral

47. En vertu de la loi sur les garanties fondamentales, l’organe central chargé de l’organisation et de la surveillance de la campagne électorale au niveau fédéral était la CEC. Celle-ci était également compétente pour examiner les allégations de violation du droit électoral (article 20 de la loi sur les garanties fondamentales). Elle était habilitée à transmettre ces allégations aux organes officiels compétents, notamment aux services d’application des lois, pour que ceux-ci les examinent plus avant et, éventuellement, y donnent suite. Les décisions qu’elle rendait dans le cadre de ses compétences s’imposaient aux commissions électorales de niveau inférieur, aux organes publics fédéraux et régionaux, aux autorités locales, aux candidats, aux partis, aux organisations et aux électeurs. Les entreprises de radiodiffusion publiques étaient tenues par la loi de fournir du temps d’antenne gratuit aux candidats et aux partis pendant la période électorale et de répondre aux demandes des commissions électorales dans un délai de cinq jours à compter de leur réception.

48. En son article 75, la loi sur les garanties fondamentales disposait que les actions et omissions illicites des autorités publiques et des responsables publics étaient susceptibles de contrôle juridictionnel et posait des règles de compétence quant aux demandes de contrôle juridictionnel des actions et omissions de la CEC et des commissions régionales. Elle prévoyait par ailleurs un recours contre les décisions des commissions électorales de niveau inférieur devant les commissions électorales de niveau supérieur. Enfin, la Cour suprême de la Fédération de Russie était compétente pour invalider le résultat des élections fédérales si les violations commises empêchaient de déterminer la volonté réelle des électeurs (articles 75 et 77 de la loi sur les garanties fondamentales).

49. Le code des infractions administratives du 30 décembre 2001 prévoyait des sanctions pour certaines violations du droit électoral. Ainsi, il réprimait notamment le non-respect par les médias de masse des règles relatives à la couverture médiatique des campagnes électorales (article 5 § 5), les actes de campagne électorale illicites d’un candidat dans les médias audiovisuels ou imprimés (article 5 § 8), les activités de campagne électorale réalisées par des personnes auxquelles elles étaient interdites en raison de leur position (article 5 § 11) et la production et la diffusion illicites de documents de campagne (article 5 § 12). Ces infractions étaient passibles d’amendes allant de 3 000 à 600 000 roubles (RUB), selon leur gravité et la qualité de leur auteur.

III. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

50. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise ») a adopté, à ses 51e (lignes directrices) et 52e (rapport explicatif) sessions, tenues les 5-6 juillet et 18-19 octobre 2002, le « Code de bonne conduite en matière électorale ». Elle a distingué deux obligations particulières pour les autorités relativement à la couverture médiatique des campagnes électorales : d’une part, celle de faire en sorte que les candidats et/ou les partis se voient accorder un temps d’antenne et/ou un espace de publicité suffisamment équilibré y compris sur les chaînes de télévision publiques (« obligation en matière d’accès aux médias ») et, d’autre part, celle de garantir une « attitude neutre » des autorités nationales, en particulier dans le cadre de la campagne électorale et de sa couverture par les médias et notamment par les médias publics (« obligation en matière d’impartialité » – § 2.3 du rapport explicatif sur le code de bonne conduite en matière électorale). Elle recommande aussi dans le Code de bonne conduite la création d’un système de recours efficace en matière électorale, permettant notamment de dénoncer un non-respect des règles d’accès aux médias (§ 3.3 du rapport explicatif).

51. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a de son côté élaboré des normes relatives aux émissions de service public dans l’annexe à sa Recommandation no R (96) 10 concernant la garantie de l’indépendance du service public de la radiodiffusion (1996), où il a indiqué que « [l]e cadre juridique régissant les organismes de radiodiffusion de service public devrait clairement affirmer leur indépendance éditoriale et leur autonomie institutionnelle », et que « [l]e cadre juridique régissant les organismes de radiodiffusion de service public devrait affirmer le principe selon lequel ces organismes veillent à ce que les journaux télévisés présentent loyalement les faits et les événements, et favorisent la libre formation des opinions », précisant que « [l]es cas dans lesquels les organismes de radiodiffusion de service public peuvent être astreints à diffuser des messages, des déclarations ou des communications officiels, ou à rendre compte d’actes ou de décisions des pouvoirs publics, ou à accorder un temps d’antenne à ceux‑ci devraient se limiter à des circonstances exceptionnelles et être expressément prévus par la voie législative ou réglementaire (...) ». Dans l’annexe à la Recommandation Rec(2000)23 concernant l’indépendance et les fonctions des autorités de régulation du secteur de la radiodiffusion, il a souligné à nouveau qu’il était important que les États définissent des règles précises régissant la composition et le fonctionnement des autorités de régulation de manière à protéger ces autorités contre toute ingérence et influence politiques.

52. Selon la Recommandation no R (99) 15 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à des mesures concernant la couverture des campagnes électorales par les médias, les cadres de régulation dans les États membres devraient prévoir l’obligation pour les télédiffuseurs tant privés que publics de couvrir les campagnes électorales de manière équitable, équilibrée et impartiale, en particulier dans leurs programmes d’information et d’actualités, y inclus les programmes de discussion tels que les interviews ou les débats ; et les États devraient examiner l’opportunité d’inclure dans leurs cadres de régulation des dispositions en vertu desquelles un temps d’antenne gratuit est accordé, en période électorale, aux candidats sur les services de radiodiffusion publics, « de manière équitable et non‑discriminatoire », et « sur la base de critères transparents et objectifs ».

53. Le Conseil interparlementaire (un organe de l’Union interparlementaire, sise à Genève) a adopté à sa 154e session, tenue à Paris le 26 mars 1994, la « Déclaration sur les critères pour des élections libres et régulières ». Selon cette déclaration, tout candidat à une élection doit avoir la possibilité d’accéder dans des conditions d’égalité aux médias, en particulier aux médias de communication de masse, pour faire connaître ses vues politiques (point 3 § 4) ; chacun a le droit de faire campagne dans les mêmes conditions que les autres partis politiques, y compris celui du gouvernement en place, et de rechercher, de recevoir et de transmettre des informations ainsi que de faire un choix éclairé (point 3 § 3) ; et l’État doit assurer une couverture non partisane de la campagne dans les médias officiels et les médias du service public et garantir l’égalité d’accès à ces médias (point 4).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION ET 13 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA COUVERTURE MÉDIATIQUE DES ÉLECTIONS

54. Les requérants se plaignent que la couverture médiatique des élections de 2003 ait été partiale, au détriment des partis et candidats d’opposition. Ils considèrent que ces élections n’ont pas été « libres » car elles ont été marquées par des inégalités de traitement dans la couverture médiatique, et que dès lors il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

55. Les requérants se plaignent aussi que les autorités n’aient pas apporté de réponse effective à leurs allégations selon lesquelles les élections n’avaient pas été « libres » ni, dès lors, conformes à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Ils invoquent à cet égard l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

56. Enfin, ils invoquent, en s’appuyant sur les mêmes faits et arguments, l’article 10 de la Convention, qui garantit la liberté d’expression. D’emblée, la Cour note à cet égard que le grief qu’ils formulent sur le terrain de cette disposition n’est qu’une répétition de leur grief principal tiré de l’article 3 du Protocole no 1. Eu égard aux circonstances de la cause, c’est sous l’angle de cette dernière disposition qu’elle examinera la requête. Cela étant, elle tiendra dûment compte dans son analyse de sa jurisprudence relative à l’article 10 pour autant que celle-ci sera applicable mutatis mutandis au contexte du processus électoral.

(...)

B. Sur le fond

1. Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention

57. La Cour rappelle (...) que « [l]a portée de l’obligation [que l’article 13] fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant ; (...) le recours requis par l’article 13 doit être effectif en pratique comme en droit, en ce sens qu’il doit être propre à empêcher la survenance de la violation alléguée, à remédier à la situation litigieuse ou à fournir un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite » (Petkov et autres c. Bulgarie, nos 77568/01, 178/02 et 505/02, § 74, 11 juin 2009). Elle rappelle également que « l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul » (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

58. La première question à trancher est celle de savoir quel type de recours pouvait être effectif compte tenu de « la nature du grief des requérants ». La Cour observe que ceux-ci se plaignent non pas d’un ou plusieurs cas isolés d’actes de campagne illicites, mais de l’ensemble de la politique médiatique de cinq radiodiffuseurs sur une période de trois mois. Eu égard à l’ampleur du problème dénoncé, elle n’est pas convaincue que les recours exercés par les intéressés pendant la campagne électorale aient été suffisants pour traiter la situation. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur ce point. Il lui faut en revanche déterminer si les autres recours existant en droit russe, en particulier les recours ex post facto, étaient propres à répondre aux griefs des requérants.

59. À cet égard, la Cour observe que les requérants ont tenté de faire invalider le résultat du scrutin en contestant devant la Cour suprême la décision no 72/620-4 de la CEC (paragraphes 32 et suivants ci-dessus). Le Gouvernement ne conteste pas que la Cour suprême était compétente pour annuler les résultats du scrutin dans l’hypothèse où elle aurait détecté de graves violations du droit électoral, notamment des faits de campagne illicite. Il cite même une affaire démontrant selon lui que ce recours existait en droit russe et qu’il a été utilisé avec succès au moins une fois (...) La Cour conclut que les requérants avaient accès à un recours juridique propre à répondre à leur grief, au moins en théorie.

60. Les requérants arguent qu’ils ont bien exercé ce recours, mais que celui-ci s’est en définitive révélé ineffectif, l’examen de leurs griefs ayant été entaché de vices de procédure. La Cour observe cependant que tous les manquements procéduraux ne rendent pas le recours correspondant « ineffectif ». L’article 13 de la Convention n’impose pas aux États les mêmes obligations que l’article 6. Considérer que tel est le cas reviendrait à étendre la portée de l’article 6 au-delà des litiges concernant les « droits et obligations de caractère civil » (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 33, Série A no 18, et Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 113, Série A no 61, avec les références citées).

61. En l’espèce, la Cour note que les allégations des requérants ont été examinées à deux degrés de juridiction par la Cour suprême de la Fédération de Russie, qui est la plus haute instance judiciaire en matière électorale, qui jouissait de la plénitude de juridiction sur l’affaire et qui pouvait notamment invalider les résultats du scrutin. L’indépendance de la Cour suprême en tant que telle n’a pas été remise en question. De même, la Cour ne décèle pas de questionnement majeur quant à son impartialité. Le fait que le juge Zaytsev ait rejeté plusieurs motions de procédure déposées par les requérants et les ait même estimées abusives (paragraphe 34 ci-dessus) ne signifie pas qu’il ait été partial ou prédéterminé à rejeter leur action. La Cour suprême était donc une instance appropriée pour examiner les griefs des requérants.

62. De plus, la Cour ne détecte aucun vice de procédure grave qui aurait rendu le recours devant la Cour suprême ineffectif. Les requérants étaient bien préparés aux audiences, ils avaient réuni et produit de nombreuses pièces à l’appui de leur thèse et ils ont pu présenter de longues observations orales et écrites. La méthode de sélection appliquée par la Cour suprême pour examiner les documents soumis par les requérants (paragraphe 37 ci‑dessus) ne paraît pas arbitraire ni manifestement déraisonnable. En particulier, la Cour note que la Cour suprême a examiné des enregistrements des cinq chaînes de télévision captés pendant 14 jours proposés par les requérants et la CEC, et qu’elle a entendu les requérants et rendu un arrêt motivé.

63. En bref, la procédure menée devant la Cour suprême a offert aux requérants les garanties fondamentales inhérentes à l’article 13 de la Convention. Le droit russe leur a permis de disposer d’un mécanisme de recours juridique propre à répondre aux griefs qu’ils tiraient de l’article 3 du Protocole no 1. Ils ont exercé ce recours et obtenu une décision définitive de la Cour suprême de la Fédération de Russie le 7 février 2005. La requête faisant l’objet de la présente affaire a été introduite devant la Cour le 1er août 2005, c’est-à-dire dans un délai de six mois à compter de la décision définitive interne. Partant, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, qu’elle avait jointe au fond du grief, et conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention en l’espèce.

2. Sur la violation alléguée de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention

64. La Cour en vient à présent au grief principal des requérants, selon lequel la couverture médiatique faite de la campagne électorale par les principales entreprises de télévision aurait rendu « inéquitables » les élections parlementaires de 2003, de sorte qu’il y aurait eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

a) Thèse du Gouvernement

i. Sur l’établissement des faits

65. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas dûment étayé devant la Cour suprême leur allégation selon laquelle la couverture médiatique des candidats avait favorisé Russie unie et prédéterminé le résultat du scrutin. Selon lui, leur appréciation de la couverture médiatique est subjective, trop abstraite et non justifiée par des données et des éléments de preuve appropriés. Ainsi, les requérants n’auraient pas expliqué les méthodes qu’ils avaient utilisées pour calculer le pourcentage de couverture médiatique positive du parti Russie unie et de couverture négative des partis d’opposition. Ils n’auraient pas distingué les « espaces d’information » des autres éléments d’information, notamment des commentaires faits par les analystes politiques. Les programmes télévisés présentant certains candidats sous un jour favorable et en critiquant d’autres ne pourraient pas être considérés comme des « actes de campagne » en l’absence d’éléments subjectifs visant spécifiquement le but de faire la promotion d’un programme politique. Les médias de masse seraient libres d’émettre les commentaires de leur choix sur les candidats et leurs programmes hors des « espaces d’information ». Les requérants n’auraient pas non plus expliqué comment ni sur la base de quels critères ils distinguaient les commentaires « positifs » des commentaires « négatifs ». En conséquence, il serait impossible de vérifier leurs affirmations à cet égard. Enfin, les requérants n’auraient pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre la couverture médiatique supposément inégalitaire des candidats et les résultats du scrutin : la télévision serait certes la principale source d’information de la population en Russie, mais les requérants n’en auraient pas moins disposé d’autres médias de masse (journaux, radio, Internet) pour faire passer leur message. Le fait que certains avis aient été exprimés sur les candidats et leurs programmes ne signifierait pas que la population ait été empêchée de voter pour ces candidats ou leur parti. Ainsi, le parti SPS aurait bénéficié d’une couverture médiatique plus favorable que le bloc politique Rodina (un autre mouvement candidat aux élections), et pourtant Rodina aurait recueilli plus de voix que SPS. Le Gouvernement conclut qu’il n’y a pas de corrélation directe entre l’ampleur de la visibilité dans les médias et la popularité des candidats.

ii. Sur la question de savoir si les élections ont été « libres » compte tenu de la couverture médiatique

66. Le Gouvernement soutient que le rôle de la Cour se borne à vérifier la compatibilité des systèmes électoraux nationaux avec l’article 3 du Protocole no 1. Il argue également que les garanties posées par l’article 3 du Protocole no 1 doivent être mises en balance avec celles découlant de l’article 10 de la Convention (liberté d’expression) et que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour ménager un juste équilibre entre les premières et les secondes.

67. Il conteste par ailleurs l’argument des requérants consistant à dire que le principe de l’égalité d’accès aux médias est formulé en termes trop vagues dans la législation. Il soutient qu’il s’agit d’un principe général et que, par conséquent, il ne peut être énoncé en termes plus spécifiques. La législation électorale russe comprendrait d’autres dispositions plus détaillées qui ne laisseraient aucune place à l’interprétation. Il existerait plusieurs formes de publicité ouvertes aux candidats aux élections, depuis les programmes télévisés jusqu’aux prospectus et aux affiches. Les candidats auraient tous les mêmes droits d’accès aux chaînes de télévision publiques et privées. Toutes les grandes entreprises publiques de radiodiffusion seraient tenues par la loi de leur fournir un certain volume de temps d’antenne, sans accorder aucune préférence à quelque parti que ce soit. Au vu des déclarations financières des partis d’opposition, le Gouvernement estime que ces partis disposaient des ressources nécessaires pour acheter plus de temps d’antenne mais qu’ils ont préféré ne pas le faire et qu’ils ont dépensé autrement l’argent qu’ils avaient. Il conclut qu’ils ont disposé d’amples occasions d’accroître leur visibilité sur les chaînes de télévision mais qu’ils ont choisi de ne pas le faire pour des raisons tactiques. De même, la répartition des dépenses des fonds électoraux des requérants qui se sont portés candidats aux élections de 2003 à titre individuel montrerait que ces candidats ont dépensé plus d’argent pour des publicités politiques dans la presse qu’à la télévision.

68. Le Gouvernement explique la différence qu’il y a selon lui entre les activités de campagne électorale et les « espaces d’information » : les « espaces d’information » seraient censés être neutres, et leur contenu dépendrait du nombre et du type des « événements » générés par l’un ou l’autre candidat. Ainsi, les candidats et les partis qui organiseraient le plus d’événements d’intérêt médiatique recevraient une couverture plus importante dans les « espaces d’information ». Les requérants n’auraient d’ailleurs jamais prétendu que les chaînes de télévision aient refusé de rapporter un « événement » en particulier.

69. Le droit russe ménagerait un juste équilibre entre la liberté de la presse et l’exigence d’organiser des élections libres. L’État ne pourrait pas contrôler la politique éditoriale des médias de masse. Ainsi, les limitations garantissant la neutralité des espaces d’information ne s’étendraient pas à toute l’activité journalistique.

70. Le Gouvernement soutient que la Recommandation no R 99 (15) du Comité des Ministres (paragraphe 52 ci-dessus) n’exige pas que tous les candidats disposent du même temps d’antenne à la télévision mais que leurs positions soient portées à la connaissance des électeurs. Selon lui, les autorités de la Fédération de Russie ont donné à tous les candidats aux élections des possibilités égales d’accès aux médias et elles n’ont montré de préférence pour aucun parti ni aucun candidat.

b) Thèse des requérants

i. Sur l’établissement des faits

71. Les requérants estiment que la couverture médiatique des élections a été fortement orientée en faveur de Russie unie et qu’elle a ainsi influé sur le choix de l’électorat. Ils affirment que, pendant la campagne électorale, les chaînes de télévision fédérales ont diffusé en tant que simples informations des programmes s’inscrivant en fait dans une démarche de campagne (et non d’information), et qu’environ 75 % des actes de campagne illicites en faveur de Russie unie ont été le fait de chaînes de télévision et de radio publiques, ce qu’ils estiment révéler un détournement délibéré des ressources médiatiques publiques. Ils citent à titre d’exemple la diffusion de la déclaration faite par M. Poutine le 7 décembre 2003 : combinée à ses autres interviews et aux actualités diffusées auparavant, cette déclaration aurait clairement indiqué que le président soutenait Russie unie. Retransmise in extenso sur la chaîne de télévision contrôlée par l’État, elle aurait constitué de fait un acte de campagne. NTV (qui ne serait pas détenue par l’État, ou du moins pas directement) aurait rapporté la même actualité de manière plus appropriée, en indiquant que M. Poutine avait refusé de révéler son choix aux journalistes.

72. La présentation positive de Russie unie et négative du Parti communiste aurait été confirmée par les conclusions du Groupe de travail de la CEC sur les litiges en matière d’information. De plus, dans son rapport sur sa mission d’observation électorale, le BIDDH de l’OSCE aurait indiqué que pour l’essentiel, la couverture médiatique s’était caractérisée par une tendance écrasante des médias publics à afficher une partialité claire en faveur de Russie unie et contre le Parti communiste. En particulier, pendant toute la campagne, la couverture médiatique aurait été majoritairement consacrée à des reportages sur les activités de M. Poutine, ce que le BIDDH aurait considéré comme bénéficiant indirectement aux campagnes des partis politiques pro-présidentiels. On trouverait des conclusions analogues dans le rapport de Transparency International Russie.

73. Les requérants affirment que l’influence des programmes télévisés sur les préférences électorales de la population est indéniable. Ils estiment que le fait qu’ils aient disposé d’autres moyens d’information ne peut excuser la partialité de la couverture médiatique faite par les chaînes de télévision publiques, et arguent à cet égard que devant la Cour suprême, la CEC n’a apporté aucune preuve que l’inégalité de traitement des candidats dans les programmes d’information des chaînes de télévision publiques ait été suffisamment contrebalancée par une publicité pour les partis d’opposition dans d’autres médias de masse. Ils soutiennent que la télévision joue un rôle central dans la couverture médiatique des élections et qu’elle a forcément un effet sur le choix des électeurs, et ils attribuent la chute de popularité du Parti communiste constatée dans des sondages réalisés en 2003 à la campagne de dénigrement dont ils estiment qu’il a fait l’objet.

74. Les requérants considèrent que la Cour ne peut se fier aux constatations factuelles de la Cour suprême. Selon eux, ces constatations sont arbitraires : n’ayant pas enquêté sur leurs allégations ni pris les mesures qu’ils avaient proposées, la haute juridiction aurait méconnu les obligations positives qui lui incombaient en vertu de l’article 3 du Protocole no 1.

ii. Sur la question de savoir si les élections ont été « libres » compte tenu de la couverture médiatique

75. Les requérants soutiennent que le patrimoine électoral européen repose sur le principe que le suffrage doit avoir cinq qualités : être universel, égal, libre, secret et direct. Ils renvoient à la définition des « élections libres » donnée dans la Déclaration sur les critères pour des élections libres et régulières adoptée par le Conseil interparlementaire en 1994 (paragraphe 53 ci-dessus) et aux principes posés dans les documents de la Commission de Venise relatifs au droit électoral, notamment quant aux exigences en matière d’égalité des chances entre les candidats et d’impartialité de l’État et des médias publics (paragraphe 50 ci-dessus). Ils arguent que pour les élections de 2003, ces principes n’ont pas été respectés.

76. Les requérants arguent également qu’en vertu de la décision no 15‑P rendue le 30 octobre 2003 par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, les élections ne peuvent être considérées comme libres qu’à condition que soient garantis le droit à l’information et la liberté d’expression. Ils estiment qu’il incombe dès lors au législateur de garantir le droit individuel de recevoir et de diffuser des informations sur les élections, en ménageant un juste équilibre entre les deux valeurs protégées par la Constitution que seraient d’une part le droit à des élections libres et d’autre part la liberté d’expression et d’information et en évitant toute forme d’inégalité ou de restriction disproportionnée.

77. Les requérants soutiennent que les conditions imposées par la loi ne devraient pas restreindre le droit en cause au point de porter atteinte à son essence même et de le priver de toute effectivité. Ils arguent que l’État ne peut jouir d’une ample marge d’appréciation qu’en l’absence de consensus européen. Or, en matière électorale, il y aurait bel et bien un consensus, autour des principes suivants : 1) les autorités nationales devraient honorer leur obligation de traitement équitable des candidats pendant la campagne électorale ; 2) la couverture de la campagne électorale faite par les médias de masse devrait être objective et équilibrée ; et 3) l’État devrait garantir le respect du principe d’égalité dans l’information des électeurs sur les partis politiques.

78. En l’espèce, les requérants affirment qu’une propagande pro‑gouvernementale a empêché les électeurs de faire un choix éclairé. Ils sont certains que la campagne de dénigrement dont ils estiment avoir été l’objet sur les chaînes de télévision russes a été orchestrée par le gouvernement. Ainsi, le 28 juin 2006, M. Surkov, alors directeur adjoint du cabinet présidentiel en charge de la politique interne, aurait déclaré publiquement que la présidence soutenait Russie unie.

79. Les requérants ajoutent que l’article 3 du Protocole no 1 imposait implicitement au Gouvernement l’obligation d’adopter des mesures positives pour assurer la « libre expression de l’opinion du peuple » au moyen d’une couverture égale. Ils soutiennent que dans certaines circonstances, il peut être jugé nécessaire en période électorale d’imposer certaines restrictions à la liberté d’expression, afin d’assurer la « libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».

80. Les requérants estiment que, plutôt que la question des activités de campagne en elles-mêmes, leur grief soulève celle d’une couverture de la campagne (d’une « information » selon l’expression utilisée au niveau national) déséquilibrée. Le Gouvernement soutiendrait que la partialité des informations a été contrebalancée par les activités de campagne électorale, mais il n’avancerait aucun fait précis quant à la répartition du temps d’antenne entre les candidats et n’expliquerait pas comment les activités de campagne pourraient remplacer une couverture médiatique normale.

81. La loi relative à la couverture médiatique des élections manquerait également de clarté. Tout en consacrant le principe de l’égalité de couverture de tous les candidats, elle le formulerait en termes insuffisamment précis, sans indiquer le type d’égalité requise, de sorte que les autorités en feraient une interprétation arbitraire. Ainsi, la liste fédérale des candidats présentés par Russie unie comprendrait au moins 37 candidats dirigeant des autorités exécutives fédérales ou des régions ; or la loi relative à la couverture médiatique des élections imposerait aux médias de couvrir les activités de ces candidats, et les médias respecteraient cette obligation. Les reportages sur ces activités ne constitueraient pas officiellement des actes de campagne électorale, pourtant ils feraient connaître au public les candidats en question, en les présentant généralement sous un jour positif. Ni les lois fédérales ni les lois locales n’auraient jamais prévu aucune procédure spéciale pour la couverture des activités des responsables publics pendant la campagne électorale, même lorsque les responsables en question seraient candidats à l’élection. Elles ne prévoiraient non plus aucune garantie de protection contre le détournement de ressources administratives ou la discrimination.

c) Appréciation de la Cour

i. Examen de la couverture médiatique des élections au regard de l’article 3 du Protocole no 1 : les principes généraux

82. L’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique. Il implique les droits subjectifs de vote et d’éligibilité (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 96, 6 janvier 2011). Il exige expressément des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». Dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (arrêt du 2 mars 1987, § 54, Série A no 113), la Cour a noté que ce membre de phrase « impliqu[ait] pour l’essentiel, outre la liberté d’expression (...), le principe de l’égalité de traitement de tous les citoyens (...) ». Ainsi, à ce moment-là déjà, elle reconnaissait que la « liberté d’expression » est une constituante importante de la « libre expression de l’opinion ». Elle a encore souligné le lien entre élections libres et liberté d’expression dans l’affaire Bowman c. Royaume-Uni (arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, § 42), où elle a dit qu’« il est particulièrement important, en période préélectorale, de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement ». Enfin, dans l’arrêt Yumak et Sadak (précité), elle a dit que l’État était tenu d’adopter des mesures positives pour organiser des élections démocratiques dans les « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».

83. La Cour n’ignore pas la position de la Commission de Venise selon laquelle tous les partis et candidats sans distinction doivent se voir accorder une « égalité de chances » impliquant une neutralité des autorités nationales, en particulier quant à la campagne électorale et à sa couverture par les médias (paragraphe 50 ci-dessus). Cela étant, elle observe que l’article 3 du Protocole no 1 n’a pas été conçu comme un code électoral destiné à régir tous les aspects du processus électoral. Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 103, CEDH 2006‑IV). Les États « jouissent d’une grande latitude pour déterminer, dans leurs ordres constitutionnels respectifs, les règles régissant les élections législatives et la composition de leurs parlements, les critères pertinents en la matière variant en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État » (Aziz c. Chypre, no 69949/01, § 28, CEDH 2004‑V).

84. La Cour rappelle que la présente affaire concerne principalement la participation des requérants aux élections en tant que candidats, c’est-à-dire le droit électoral passif. Or, comme elle l’a déjà dit, elle se montre « encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte [de l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1] que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est‑à‑dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 » (Yumak et Sadak, précité, § 109).

85. Si les États jouissent en la matière d’une ample marge d’appréciation, celle-ci n’est assurément pas sans limites : les règles régissant le système électoral « ne peuvent avoir pour effet d’interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays, notamment par la désignation des membres du corps législatif, droit garanti tant par la Convention que par les constitutions de tous les États contractants » (ibidem). Il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les limitations imposées ne contrecarrent pas la libre expression de l’opinion du peuple.

ii. Sur la manipulation alléguée des médias par le Gouvernement

86. Dans la plupart des affaires portées devant elle précédemment sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour a dû examiner une disposition législative précise ou une mesure administrative connue qui restreignaient d’une manière ou d’une autre les droits électoraux d’une partie de la population ou d’un candidat en particulier. Dans ces affaires, la mesure litigieuse relevait du champ juridique, et pouvait donc aisément être cernée et analysée (voir, par exemple, les affaires concernant les seuils électoraux (Yumak et Sadak, précité), le droit de vote des détenus (Hirst c. Royaume‑Uni, no 40787/98, 24 juillet 2001), les critères d’éligibilité des candidats à raison de leur affiliation politique ou d’une autre qualité (Ždanoka, précité, et Seyidzade c. Azerbaïdjan, no 37700/05, 3 décembre 2009), la composition des commissions électorales (Parti travailliste géorgien c. Géorgie, no 9103/04, CEDH 2008), des restrictions à la publication d’informations sur un mouvement politique précis (Purcell et autres c. Irlande, no 15404/89, 16 avril 1991), ou encore l’impossibilité pour les nationaux résidant à l’étranger de voter (Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, 15 mars 2012)).

87. La situation dénoncée en l’espèce est différente. Les requérants ne nient pas que le droit russe garantissait la neutralité des entreprises de radiodiffusion, ne faisait pas de distinction entre les partis pro‑gouvernementaux et les partis d’opposition, et affirmait le principe de l’indépendance éditoriale des entreprises de radiodiffusion. Ils se plaignent que la loi n’ait pas été respectée en pratique et que la neutralité de jure des cinq chaînes nationales n’ait pas existé de facto.

88. La position des requérants en l’espèce peut se résumer à trois affirmations factuelles. Premièrement, la couverture médiatique faite par les cinq chaînes de télévision aurait été essentiellement hostile aux partis et candidats d’opposition. Deuxièmement, elle aurait été le fruit d’une manipulation politique, les autorités exécutives et/ou Russie unie usant de leur influence pour imposer aux entreprises de télévision une politique contribuant à faire la promotion de Russie unie. Troisièmement, cette couverture télévisée partiale aurait eu sur l’opinion publique une incidence déterminante, ôtant ainsi aux élections leur caractère « libre ».

89. En ce qui concerne le premier point, la Cour observe que dans son arrêt du 16 décembre 2004, la Cour suprême a jugé que la couverture médiatique n’avait pas respecté l’égalité en tous points. Plusieurs observateurs (en particulier ceux de l’OSCE et les membres du groupe de travail de la CEC, voir les paragraphes 20 et 26 ci-dessus) ayant suivi les élections en cause ont estimé que la couverture médiatique télévisée avait été défavorable à l’opposition, mais la Cour suprême a quant à elle été plus prudente et nuancée dans ses conclusions : elle a jugé que la teneur de la couverture médiatique faite des élections à la télévision n’avait pas violé le droit électoral au point qu’il aurait été impossible de déterminer la volonté réelle des électeurs.

90. Si la Cour suprême a apporté au premier point des requérants une réponse plutôt insaisissable, elle a été plus claire à l’égard de leurs deux autres points : elle a conclu que les requérants n’avaient apporté aucune preuve d’une manipulation politique et qu’ils n’avaient pas démontré la présence d’un lien de causalité entre la couverture médiatique et l’issue du scrutin.

91. Les requérants estiment que les conclusions de la Cour suprême sur ces points sont arbitraires et doivent être écartées. La Cour rappelle qu’elle n’est pas une instance d’appel des juridictions nationales (Cornelis c. Pays‑Bas (déc.), no 994/03, CEDH 2004-V (extraits)) et qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). Néanmoins, le principe de subsidiarité ne l’empêche pas d’examiner les conclusions factuelles des juridictions internes si elles sont « arbitraires ou manifestement déraisonnables » (I.Z. c. Grèce, no 18997/91, décision de la Commission du 28 février 1994, Décisions et rapports (DR) 76‑B, p. 65 (p. 68), et Babenko c. Ukraine, (déc.), no 43476/98, 4 mai 1999 ; voir aussi Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, Camilleri c. Malte (déc.), no 51760/99, 16 mars 2000, et Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 189, 17 mai 2010). La première question à trancher est donc celle de savoir si les conclusions de la Cour suprême étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables.

92. Les requérants critiquent, d’une part, la procédure et la méthode appliquées par la Cour suprême et, d’autre part, le fond de ses conclusions. En ce qui concerne l’aspect procédural, la Cour renvoie à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 13, à savoir que la procédure menée devant la Cour suprême a respecté les garanties procédurales fondamentales. Quant aux conclusions factuelles auxquelles est parvenue la haute juridiction (paragraphe 35 ci-dessus), elle n’y détecte rien qui puisse passer pour « arbitraire ou manifestement déraisonnable ».

93. La Cour suprême a jugé que les requérants n’avaient pas démontré la présence d’un lien de causalité entre la couverture médiatique des élections et l’issue du scrutin. Cette conclusion est certes contestable – il est clair que la couverture médiatique a dû avoir au moins un certain effet sur les préférences des électeurs – mais il est vrai que l’incidence de la couverture médiatique est souvent très difficile à quantifier. La Cour rappelle à cet égard la conclusion à laquelle elle est elle-même parvenue dans la décision Partija Jaunie Demokrāti et Partija Mūsu Zeme c. Lettonie (nos 10547/07 et 34049/07, 29 novembre 2007), où elle a dit que, « aussi importante soit-elle, la propagande effectuée par un parti politique (...) n’est pas le seul facteur motivant le choix de ses électeurs potentiels. Ce choix est également affecté par d’autres facteurs (...), de sorte qu’il est très difficile, sinon impossible, de déterminer le lien de causalité exact et réel entre une publicité politique « excessive » et le nombre des suffrages obtenus par le parti ou le candidat en cause ». Le Gouvernement l’a démontré en l’espèce en citant l’exemple du parti SPS, qui a fait de manière générale l’objet d’une couverture médiatique positive mais n’a même pas obtenu le nombre minimum de voix requis tandis que le bloc politique Rodina a réalisé un score bien meilleur malgré une faible couverture médiatique. Le raisonnement de la Cour suprême à cet égard ne paraît donc pas « arbitraire ou manifestement déraisonnable ».

94. De plus, et surtout, les conclusions de la Cour suprême ne confirment pas l’allégation des requérants selon laquelle le gouvernement aurait manipulé les médias, or cette allégation constituait leur principal argument. La Cour suprême a conclu que les journalistes qui avaient couvert les élections et les événements politiques avaient choisi en toute indépendance les événements et les personnes sur lesquels avaient porté leurs reportages, qu’ils avaient le droit d’informer le public des événements auxquels participaient des personnages politiques, et qu’ils n’avaient pas eu l’intention de faire campagne pour le parti au pouvoir (paragraphe 35 ci‑dessus).

95. À cet égard, la Cour observe qu’en effet, les requérants n’ont apporté aucune preuve directe que le Gouvernement ait abusé de sa position dominante dans le capital ou la direction des entreprises de télévision concernées. À la différence de ceux de l’affaire Manole et autres c. Roumanie (no 13936/02, §§ 104 et suivants, CEDH 2009-(...) (extraits)), les journalistes de la télévision ne se sont pas plaints en l’espèce d’une pression indue de la part du Gouvernement ou de leurs supérieurs pendant les élections. La Cour rappelle que l’importance à accorder à un événement est une « décision [qui revient] en principe aux journalistes responsables » (Jörg Haider c. Autriche, no 25060/94, décision de la Commission du 18 octobre 1995, DR 83, p. 71), et que les journalistes et les rédacteurs en chef jouissent, en vertu de l’article 10 de la Convention, d’une grande latitude quant à la manière de commenter les événements politiques. Les requérants n’ont pas suffisamment expliqué comment il était possible, sur la base des éléments et des informations disponibles et alors que les journalistes eux‑mêmes ne se sont pas plaints d’une pression indue, de considérer que les reportages se soient inscrits dans le cadre d’une propagande d’origine gouvernementale plutôt que dans celui d’une véritable activité journalistique politique et/ou de sujets banals sur les activités des représentants de l’État (voir, a contrario, Saliyev c. Russie, no 35016/03, § 68, 21 octobre 2010).

96. Les autres conclusions des juges internes ne paraissent pas non plus « arbitraires ou manifestement déraisonnables ». Ainsi, même si les requérants n’ont pas la même interprétation que la Cour suprême de la déclaration publique faite par le président Poutine le jour du scrutin (paragraphe 19 ci-dessus), l’interprétation proposée par la Cour suprême n’était pas irrationnelle, même s’il aurait été possible d’interpréter différemment les paroles de M. Poutine compte tenu du compte politique prévalant à l’époque.

97. La Cour souligne une fois encore que son rôle est purement subsidiaire et qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et de réexaminer les éléments de preuve. Les requérants n’ont pas convaincu la Cour suprême que l’opposition ait été victime d’une manipulation politique. Au vu des documents produits par les parties, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour écarter la conclusion de la Cour suprême sur ce point. Il s’ensuit que les requérants n’ont pas suffisamment prouvé leurs allégations selon lesquelles le Gouvernement aurait commis des abus.

iii. Sur le manquement allégué de l’État à ses obligations positives

98. Cela étant, l’analyse de la Cour ne s’arrête pas là : « dans le domaine de l’article 3 du Protocole no 1, se trouve au premier plan non pas une obligation d’abstention ou de non-ingérence, comme pour la majorité des droits civils et politiques, mais celle, à la charge de l’État, d’adopter des mesures positives pour « organiser » des élections démocratiques » (Sitaropoulos et Giakoumopoulos, précité, § 67). Il reste donc à déterminer si l’État avait, en vertu de l’article 3 du Protocole no 1, l’obligation positive de faire en sorte que la couverture médiatique faite des élections par les médias de masse publics soit équilibrée et compatible avec l’esprit d’« élections libres », même s’il n’a été trouvé aucune preuve directe d’une manipulation délibérée. Pour examiner cette question, la Cour tiendra compte du fait que « les États jouissent d’une marge d’appréciation étendue en matière de législation électorale » (Soukhovetski c. Ukraine, no 13716/02, § 68, CEDH 2006‑VI), et ce a fortiori lorsque l’affaire concerne la portée des obligations positives de l’État et que celui‑ci n’est tenu que de prendre des « mesures raisonnables » (voir, mutatis mutandis, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 99, 26 novembre 2002).

99. La Cour rappelle qu’elle a considéré que l’article 3 du Protocole no 1 posait certaines obligations positives de nature procédurale, et en particulier qu’il exigeait la mise en place d’un « système interne permettant l’examen effectif des recours et griefs individuels en matière de droits électoraux » (Namat Aliyev c. Azerbaïdjan, no 18705/06, §§ 81 et suivants, 8 avril 2010 ; voir aussi, au paragraphe 50 ci-dessus, la recommandation faite par la Commission de Venise dans le rapport explicatif sur le code de bonne conduite en matière électorale quant à la création d’un système de recours efficace en matière électorale). Elle renvoie à la conclusion à laquelle elle est parvenue en l’espèce sur le terrain de l’article 13, à savoir que les requérants ont disposé d’au moins un recours effectif. Il n’est pas nécessaire qu’elle définisse in abstracto la relation exacte entre l’obligation positive que l’article 13 fait à l’État et les obligations procédurales découlant pour celui-ci de l’article 3 du Protocole no 1 : il lui suffit de constater que le grief formulé par les requérants quant à la couverture médiatique des élections, qu’ils estimaient inégalitaire, a été examiné par une instance indépendante dans le cadre d’une procédure offrant les garanties procédurales fondamentales, et que celle-ci a rendu une décision motivée. Les requérants n’ont pas expliqué quels autres recours ou outils juridiques auraient pu être plus effectifs que la situation qu’ils dénoncent. La Cour conclut que le système de recours en matière électorale mis en place en l’espèce était suffisant pour décharger l’État de son obligation positive de nature procédurale.

100. La Cour en vient à présent aux obligations positives matérielles de l’État relativement à la couverture médiatique des élections. Elle rappelle qu’il n’est pas de démocratie sans pluralisme (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 89 et suivants, 17 février 2004), et que celui-ci ne peut être assuré que par l’adoption de certaines mesures positives. En matière de radiodiffusion audiovisuelle, elle a déjà dit que « lorsque l’État décide de mettre en place un système public de radiotélédiffusion, (...) le droit et la pratique internes doivent garantir que ce système assure un service pluraliste » (Manole et autres, précité, §§ 100-101). Dans le contexte des élections, elle a aussi reconnu l’obligation pour l’État d’adopter certaines mesures positives pour garantir le pluralisme des opinions (voir, par exemple, Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54, et, mutatis mutandis, Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, arrêt du 24 novembre 1993, Série A no 276, § 38, et Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, §§ 71-72, 11 janvier 2007).

101. En l’espèce, la Cour note que l’État était tenu d’intervenir pour ouvrir les médias à différents points de vue. Cela étant, il est clair que le temps et les facilités techniques disponibles pour les émissions politiques n’étaient pas illimités. Comme le montre l’affaire, les requérants ont bien eu accès dans une certaine mesure aux chaînes de télévision nationales ; ainsi, ils ont bénéficié de temps d’antenne gratuit et de temps d’antenne payant, sans qu’il soit fait de distinction entre eux et les autres forces politiques. Le volume de temps d’antenne alloué aux candidats d’opposition n’était pas insignifiant, et les requérants n’ont pas allégué que la procédure de répartition du temps d’antenne ait été de quelque manière que ce fût inéquitable. Des dispositions analogues régissaient l’accès des partis et des candidats aux chaînes de télévision régionales et aux autres médias de masse. De plus, les partis et les candidats d’opposition avaient la possibilité de faire passer leur message politique auprès de l’électorat par l’intermédiaire des médias relevant de leur contrôle. À cet égard, la Cour note aussi qu’il ressort du rapport du BIDDH de l’OSCE – dans lequel il était constaté de manière générale que les principaux radiodiffuseurs nationaux bénéficiant de fonds publics dont le BIDDH avait vérifié les contenus soutenaient ouvertement Russie unie – que les électeurs qui recherchaient activement des informations pouvaient en obtenir de différentes sources (paragraphe 20 ci‑dessus). Elle considère que les dispositifs appliqués pendant les élections de 2003 garantissaient aux partis et candidats d’opposition au moins une visibilité minimale à la télévision.

102. Enfin, en ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle l’État aurait dû assurer la neutralité des médias audiovisuels, la Cour note que l’« obligation de neutralité » invoquée par les requérants a été citée par la Commission de Venise comme l’un des prérequis à l’égalité du suffrage (paragraphe 50 ci-dessus). La Cour a déjà admis que le pluralisme politique pouvait être considéré comme un « besoin social impérieux » légitimant certaines formes de restriction de la liberté d’expression (Bowman, précité). Cependant, elle a mis en garde à plusieurs reprises contre les restrictions préalables à la liberté d’expression (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 51, Série A no 217), et elle a souligné que dans le domaine du débat politique, les limites de la critique acceptable sont larges (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, Série A no 103, §§ 41 et 42). Il s’agit donc ici de savoir quelle sorte d’ingérence dans la liberté journalistique aurait été appropriée compte tenu des circonstances de l’espèce pour protéger les droits des requérants garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Les dispositions du droit interne en vigueur au moment des faits posaient que la neutralité et l’indépendance éditoriale étaient les principes fondamentaux selon lesquels les médias publics devaient fonctionner et elles interdisaient aux journalistes de participer à des campagnes politiques (paragraphes 42 et 45 ci-dessus). Les requérants soutiennent que ces dispositions sont restées sans effet. Eu égard aux éléments en sa possession, y compris les conclusions de la Cour suprême (paragraphes 35, 37, 87-88 et 114-117 ci‑dessus), la Cour estime qu’ils n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations à cet égard.

103. La Cour constate que l’État défendeur a pris certaines mesures pour garantir aux partis et candidats d’opposition une certaine visibilité à la télévision russe et assurer l’indépendance éditoriale et la neutralité des médias. Ces mesures n’ont peut-être pas permis d’obtenir en pratique une égale présence sur les écrans de télévision de toutes les forces politiques en compétition. Toutefois, au vu des circonstances propres à l’élection de 2003 telles qu’elles ont été présentées à la Cour et eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les États dans la mise en œuvre de l’article 3 du Protocole no 1, il ne peut être considéré comme établi que l’État ait en l’espèce manqué à ses obligations positives dans ce domaine au point de violer cette disposition.

iv. Conclusions

104. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la couverture médiatique des élections de 2003 n’a pas emporté violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Il n’y a donc pas lieu de statuer sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victime de certains des requérants.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

(...)

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention, et rejette en conséquence les exceptions soulevées par le Gouvernement pour non‑épuisement des voies de recours et non-respect de la règle des six mois ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention et qu’il n’y a pas lieu de statuer sur l’exception soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victime des requérants ;

(...)

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 19 juin 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenNina Vajić
GreffierPrésidente


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