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22/05/2012 | CEDH | N°001-110974

CEDH | CEDH, AFFAIRE FİKRİ YAKAR c. TURQUIE, 2012, 001-110974


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FİKRİ YAKAR c. TURQUIE

(Requête no 23639/10)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mai 2012

DÉFINITIF

22/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Fikri Yakar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
A

ndrás Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 avril 2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FİKRİ YAKAR c. TURQUIE

(Requête no 23639/10)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mai 2012

DÉFINITIF

22/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fikri Yakar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23639/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Fikri Yakar (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes D.M. Beştaş et M. Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint en particulier de la durée de sa garde à vue et de celle de sa détention provisoire ainsi que de l’absence d’un recours qui lui aurait permis de contester cette dernière.

4. Le 26 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1992 et réside à Diyarbakır.

6. Le 25 octobre 2009, une attaque au cocktail Molotov eut lieu contre un commerce et un bureau de poste.

7. Le 29 novembre 2009, à 18 h 20, au terme d’une perquisition conduite à son domicile, le requérant, soupçonné d’avoir participé à une attaque au cocktail Molotov pour le compte de l’organisation armée illégale PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), fut arrêté et placé en garde à vue. A l’issue de son examen médical à l’hôpital civil de Diyarbakır, il fut déféré au bureau pour les mineurs de la direction de la sûreté de Diyarbakır. La famille du requérant fut informée de son placement en garde à vue, comme en témoigne le procès-verbal du même jour, signé à 20 h 40 par le père du jeune homme. Le requérant était alors âgé de dix-sept ans.

8. Le procès-verbal du 29 novembre 2009, signé par le requérant, indique que le procureur de la République avait fixé la durée de la garde à vue de l’intéressé à quarante-huit heures.

9. Le 30 novembre 2009, lors de la séance d’identification organisée par la police à partir de photographies, le requérant fut reconnu par une tierce personne comme étant l’un des auteurs de l’attaque.

10. Le procès-verbal du 30 novembre 2009, signé par le requérant et son avocat, indique qu’ils s’étaient entretenus seuls dans une pièce, en dehors de toute présence policière, et que cet entretien n’avait pas été écouté.

11. Le 2 décembre 2009, le procureur de la République prolongea de vingt-quatre heures la garde à vue du requérant.

12. Durant sa garde à vue, le requérant se vit remettre les repas et les médicaments apportés par sa famille. Chaque jour, il fut examiné à l’hôpital civil de Diyarbakır.

13. Le 3 décembre 2009, un expert des services sociaux s’entretint avec l’intéressé en raison du fait que celui-ci était mineur.

14. Le même jour, le requérant fut entendu par le procureur de la République puis traduit devant un juge de la cour d’assises spéciale de Diyarbakır, qui ordonna son placement en détention provisoire.

15. Le 14 décembre 2009, la cour d’assises spéciale de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision du 3 décembre 2009 et ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, et du fait qu’il s’agissait d’une infraction contre l’ordre constitutionnel, visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale. La cour d’assises procéda à l’examen du recours sans tenir d’audience et recueillit à cette occasion l’avis du procureur de la République, qui ne fut notifié ni au requérant ni à son avocat.

16. Le 22 décembre 2009, le procureur de la République reprocha au requérant d’avoir commis plusieurs infractions au nom de l’organisation illégale PKK, notamment la possession et l’utilisation de produits interdits et la dégradation de biens. Il l’inculpa sur le fondement de l’article 314 § 2 du code pénal, réprimant l’appartenance à une organisation armée, des articles 151 et 152 du code pénal, réprimant les infractions contre les biens, de l’article 174 du code, réprimant la possession d’objets illicites, et enfin de l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.

17. Le 31 décembre 2009, la cour d’assises spéciale de Diyarbakır rejeta une demande d’élargissement formée par le requérant et ordonna son maintien en détention provisoire compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, du recueil incomplet des preuves, du risque de fuite, de l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et enfin du fait qu’il s’agissait d’une infraction contre l’ordre constitutionnel, visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.

18. Le 23 février 2010, la cour d’assises de Diyarbakır rejeta une nouvelle demande d’élargissement formée par le requérant et ordonna son maintien en détention provisoire compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, des risques de fuite, d’altération des preuves et de subornation des victimes et des témoins, et enfin du fait qu’il s’agissait d’une infraction visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.

19. A la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6008 du 22 juillet 2010, les mineurs ne pouvaient plus être jugés par des cours d’assises spéciales.

20. Le 27 juillet 2010, le requérant fut mis en liberté provisoire.

21. Le 28 juillet 2010, le dossier du requérant fut transmis de la cour d’assises spéciale de Diyarbakır à la cour d’assises pour mineurs de la même ville.

22. Le 6 octobre 2010, la cour d’assises pour mineurs de Diyarbakır rendit une ordonnance d’incompétence et renvoya l’affaire devant le tribunal pour mineurs de Diyarbakır.

23. A une date inconnue, la Cour de cassation renvoya le dossier du requérant devant la cour d’assises pour mineurs de Diyarbakır. D’après les éléments contenus dans le dossier, la procédure pénale demeure pendante devant cette dernière.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

24. Selon l’article 100 du code de procédure pénale, le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons quant à la commission par elle de l’infraction reprochée et s’il existe un motif de détention, à savoir le risque de fuite ou d’altération des preuves. Cela étant, pour certains délits particulièrement graves, parmi lesquels figure celui reproché au requérant, l’article 100 § 3 du code indique que l’on peut présumer l’existence des motifs de détention (risque de fuite et/ou d’altération des preuves) lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction en question.

25. L’article 18 du règlement relatif aux arrestations, gardes à vue et interrogatoires prévoit un régime spécial pour les mineurs. Selon cette disposition, l’enquête préliminaire relative à des mineurs est conduite par le procureur de la République lui-même. Un mineur arrêté doit ainsi être transféré immédiatement devant le procureur et bénéficier d’office de l’assistance d’un avocat. Il ne peut pas être détenu avec des personnes majeures.

26. Selon l’article 8 de la loi no 6008 du 22 juillet 2010, modifiant l’article 250 du code pénal, les mineurs ne peuvent pas être jugés par des cours d’assises spéciales.

27. Selon l’article 4 § 1 j) de la loi no 5395 du 3 juillet 2005 relative à la protection de l’enfant, la détention d’un mineur doit être une mesure de dernier ressort.

28. D’après l’article 104 du code de procédure pénale, le suspect ou le prévenu peut demander sa mise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès. La décision de rejet est susceptible d’opposition. D’après l’article 270 du même code, l’autorité compétente qui examine le recours peut communiquer la demande au procureur de la République ou à l’autre partie pour qu’il présente ses observations écrites.

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

29. La Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant (« la Convention des Nations unies »), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, est contraignante en droit international pour les Etats qui y sont parties – ce qui est le cas de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.

L’article premier de la Convention des Nations unies est ainsi libellé :

« Au sens de la présente Convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. »

L’article 3 § 1 de cette convention se lit ainsi :

« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »

L’article 37 prévoit ceci :

« Les Etats parties veillent à ce que :

(...)

b) Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible ;

c) Tout enfant privé de liberté soit traité avec humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine, et d’une manière tenant compte des besoins des personnes de son âge. En particulier, tout enfant privé de liberté sera séparé des adultes, à moins que l’on estime préférable de ne pas le faire dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et il a le droit de rester en contact avec sa famille par la correspondance et par les visites, sauf circonstances exceptionnelles ;

d) Les enfants privés de liberté aient le droit d’avoir rapidement accès à l’assistance juridique ou à toute autre assistance appropriée, ainsi que le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale, et à ce qu’une décision rapide soit prise en la matière. »

(...)

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Sur le grief tiré de la garde à vue du requérant

30. Invoquant les articles 3 et 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été gardé à vue pendant cinq jours, du 29 novembre 2009 au 3 décembre 2009, avant d’être entendu par le procureur de la République. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention.

31. La Cour constate que le requérant a été placé en garde à vue le 29 novembre 2009 et à l’issue de sa garde à vue, le 3 décembre 2009, le requérant a été placé en détention provisoire.

32. La durée totale de sa garde à vue n’est donc pas de cinq jours, comme le requérant l’affirme, mais de moins de quatre jours. De par sa durée, cette mesure n’est pas allée au-delà des strictes limites de temps fixées par l’article 5 § 3 de la Convention (Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1988, § 62, série A no 145-B).

33. La Cour rappelle que dans l’affaire İpek et autres c. Turquie, (nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), la durée de la garde à vue des requérants était trois jours et neuf heures et était, prima facie, compatible avec l’article 5 § 3 de la Convention. Toutefois, la Cour avait conclu à la violation de cet article en raison de l’absence des garanties effectives durant la garde à vue des requérants, mineurs à l’époque des faits (İpek et autres c. Turquie, précité, §§ 36-38). Or, dans la présente affaire, à la suite de sa garde à vue, le requérant a été aussitôt déféré au bureau pour les mineurs de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Deux heures après sa garde vue, sa famille a été informée. Durant sa garde à vue, le requérant a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat, sa déposition n’a été recueillie que par le procureur de la République, il a été examiné chaque jour à l’hôpital civil et a été vu par un expert du service social. Les organes d’enquête ont entendu d’autres suspects et ils ont organisé une séance d’identification à partir de photographies. En l’absence d’autres arguments plausibles de la part du requérant, la Cour estime que rien ne permet de présumer que la garde à vue litigieuse eût contrevenu à la loi ou à la Convention. Dans ces conditions, la durée de détention écoulée avant la comparution du requérant devant le juge d’instruction doit passer pour être conforme aux exigences inscrites à l’article 5 § 3.

34. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4.

B. Sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention

35. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été jugé devant une cour d’assises spéciale. Il remet en question l’indépendance et l’impartialité de pareilles cours et affirme que le jugement de mineurs devant elles se heurte aux règles de Beijing adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1985 et concernant l’administration de la justice pour mineurs.

36. La Cour observe que la procédure pénale ouverte à l’encontre du requérant est pendante devant les juridictions nationales et estime nécessaire de connaître l’issue de cette dernière en droit interne pour pouvoir statuer sur ce grief.

37. Il s’ensuit que ce grief est prématuré et qu’il doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

C. Sur le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1

38. Le requérant soutient que son droit à l’instruction, prévu par l’article 2 du Protocole no 1, a été atteint dans la mesure où son arrestation aurait interrompu sa scolarité.

39. Au vu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour relève que le requérant formule ses allégations de manière très générale, sans étayer son grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

D. Sur les autres griefs

40. La Cour constate qu’aucun des griefs restant à examiner n’est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer le restant de la requête recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

41. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant allègue qu’il a été placé en détention en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions reprochées et se plaint également de la durée de sa détention. Il dénonce en outre une violation de l’article 8 de la Convention en raison de sa détention. La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont rédigés comme suit :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

42. Le Gouvernement combat les thèses du requérant. Il soutient que la durée de la détention en cause est raisonnable compte tenu de la gravité, de la nature et de la qualification des infractions reprochées. Il fait observer que l’intéressé était accusé de s’être livré à des activités criminelles au nom d’une organisation terroriste.

43. Le requérant souligne qu’il a été détenu – pour une durée selon lui excessive – alors qu’il était mineur et il allègue que les décisions relatives à son maintien en détention provisoire n’ont jamais pris en considération le fait qu’il était mineur.

44. La Cour rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par les intéressés dans leurs recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Cependant, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 153, CEDH 2000‑IV).

45. La Cour rappelle ensuite que, dans plusieurs affaires contre la Turquie, elle a exprimé son inquiétude face à la pratique consistant à placer des mineurs en détention provisoire et conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Selçuk c. Turquie, no 21768/02, §§ 26-37, 10 janvier 2006, Güveç c. Turquie, no 70337/01, §§ 106-110, 29 janvier 2009, et Nart c. Turquie, no 20817/04, §§ 28-35, 6 mai 2008). Dans l’affaire Nart, prenant en considération la richesse des textes internationaux pertinents en matière de protection de l’enfance, la Cour a énoncé que la détention provisoire des mineurs devait être envisagée comme une mesure de dernier ressort et qu’elle devait être la moins longue possible (Nart, précité, § 31).

46. En l’espèce, la période à considérer a débuté le 29 novembre 2009 avec l’arrestation du requérant et s’est terminée le 27 juillet 2010 avec sa mise en liberté provisoire. Pendant cette période, la question du maintien en détention provisoire du requérant a été examinée à plusieurs reprises. Les décisions des juges sur le maintien en détention se sont fondées sur la nature et la qualification des infractions reprochées, l’état des preuves, le recueil incomplet des preuves, le risque de fuite, l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions reprochées et le fait qu’il s’agissait d’infractions contre l’ordre constitutionnel, visées par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.

47. A la lecture du dossier, il apparaît que ni la décision de placement en détention provisoire ni les décisions ultérieures ne mentionnent une prise en considération de l’âge du requérant lors de l’appréciation de la durée de la détention. En outre, compte tenu de la motivation presque toujours identique employée par les autorités judiciaires, rien dans le dossier ne permet de penser que les juges aient dûment pris en considération ce fait lors de leurs décisions de placement ou de maintien en détention provisoire de l’intéressé et envisagé des mesures alternatives. La Cour estime que ces faits sont en soi suffisants pour l’amener à conclure à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

48. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la durée de la détention provisoire du requérant est excessive et qu’elle a emporté violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

49. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas disposer d’un recours effectif qui lui aurait permis de contester son placement et son maintien en détention provisoire. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

50. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il réitère que la voie de l’opposition est un recours effectif que le requérant aurait pu utiliser pour contester son maintien en détention provisoire.

51. Le requérant, quant à lui, affirme que le recours en question n’est pas effectif.

52. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) –, il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et le détenu (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Enfin, pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A).

53. En l’espèce, la Cour relève que, lors de l’examen de l’opposition faite par le requérant contre la décision de placement en détention provisoire du 3 décembre 2009, le juge du tribunal correctionnel a invité le procureur de la République à présenter son avis écrit conformément à l’article 270 du code de procédure pénale. Le procureur a déposé ses conclusions écrites tendant au rejet de la demande d’élargissement, conclusions qui n’ont pas été communiquées au requérant ou à son avocat. Ceux-ci n’ont donc pas eu la possibilité de répondre à cet avis. Le juge compétent pour examiner l’opposition a statué dans le sens de l’avis du procureur et a rejeté l’opposition formée par le requérant.

54. La Cour rappelle que l’article 270 du code de procédure pénale laisse à l’autorité compétente pour examiner l’opposition la possibilité de demander des conclusions écrites (paragraphe 28 ci-dessus). Cependant, cette disposition n’accorde pas à l’autre partie – en l’occurrence les détenus – le droit de réclamer la notification de l’avis du procureur ou de le recevoir d’office.

55. En l’espèce, dans le cadre des demandes qui étaient adressées par le juge compétent au procureur de la République pour examiner l’opposition, la Cour note que la mission de ce dernier consistait à suggérer au juge le maintien en détention ou l’élargissement de l’accusé (voir, en ce sens, Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, § 56, série A no 318‑B). La Cour souligne ici le droit des inculpés, en tant que parties à la procédure, de se voir communiquer ces conclusions afin de donner leur avis sur la détention dans les mêmes conditions que le parquet (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 59, 29 novembre 2011).

56. Dès lors, considérant que le requérant ou son avocat n’ont pas eu de notification de l’avis du procureur de la République ni de possibilité d’y répondre, la Cour estime que le recours prévu en droit interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention, faute de n’avoir pas respecté l’égalité des armes entre les parties.

57. Elle conclut donc à la violation de l’article 5 § 4 sur ce point.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. Le requérant réclame 40 000 livres turques (TRY) (environ 16 300 euros (EUR)) pour préjudice moral.

60. Le Gouvernement conteste ce montant.

61. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 900 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

62. Le requérant demande également 12 000 TRY (environ 4 890 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, dont 10 500 TRY au titre des honoraires d’avocat. A titre justificatif, le requérant fournit un décompte horaire ainsi que le tarif horaire établi par le barreau de Diyarbakır.

63. Le Gouvernement conteste ces montants.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Prenant en compte les documents en sa possession et les critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la durée de la détention provisoire et de l’absence d’un recours effectif permettant de contester cette mesure, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 900 EUR (neuf cents euros) pour dommage moral,

ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110974
Date de la décision : 22/05/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Durée de la détention provisoire);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales de contrôle)

Parties
Demandeurs : FİKRİ YAKAR
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BESTAS D. M. ; BESTAS M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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