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22/05/2012 | CEDH | N°001-110928

CEDH | CEDH, AFFAIRE BORGHESI c. ITALIE, 2012, 001-110928


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BORGHESI c. ITALIE

(Requête no 60890/00)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mai 2012

DÉFINITIF

22/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Borghesi c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
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Helen Keller, juges,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó, juges suppléants,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BORGHESI c. ITALIE

(Requête no 60890/00)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mai 2012

DÉFINITIF

22/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Borghesi c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó, juges suppléants,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er novembre 2010 et le 17 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60890/00) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Me M. Borghesi (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») le 11 juin 1998 en vertu de l’article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») en vigueur avant le 1er novembre 1998.

2 La requérante est représentée par Me C. Ventura, avocat à Bari. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, MM. I.M. Braguglia, R. Adam et Mme E. Spatafora et par son coagent, M. F. Crisafulli.

3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11). Elle a été communiquée au Gouvernement défendeur le 6 mai 2003.

4. Par une décision du 18 janvier 2005, l’ancienne Quatrième Section a déclaré la requête recevable.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante était propriétaire d’un terrain constructible d’environ 14 297 mètres carrés sis à Turi (Bari).

7. Par un arrêté du 15 mars 1983, l’administration de Turi autorisa l’occupation d’urgence de 2 500 mètres carrés (« terrain A »), pour une période maximale de deux ans, en vue de son expropriation pour la construction d’une école.

8. Le 23 avril 1983, l’administration de Turi procéda à l’occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction.

9. A une date non précisée, deux parcelles supplémentaires de terrain (« terrain B ») furent occupées, respectivement de 390,15 mètres carrés (« première partie ») et 971,85 mètres carrés (« deuxième partie »), en vue de la construction d’une route. Cette occupation ne fut jamais autorisée.

10. Entre-temps, le 26 juin 1980, la mère de la requérante avait signé une déclaration par laquelle elle donnait son accord à l’occupation de la deuxième partie du terrain B, à condition que l’occupant construise un mur d’enceinte à ses propres frais.

11. Par un acte notifié le 10 septembre 1987, la requérante assigna la municipalité de Turi devant le tribunal civil de Bari, en demandant des dommages-intérêts.

12. Après avoir précisé que les ouvrages publiques avaient été achevés le 26 mars 1985, l’expert commis d’office calcula la valeur du terrain A en 1985 (361 880 330 ITL) et du terrain B (128 148 608 ITL). S’agissant de ce dernier terrain, l’expert estima que la municipalité de Turi s’était appropriée celui-ci sine titulo.

13. Par un jugement du 15 février 1994, le tribunal de Bari accueillit le recours de la requérante et déclara que l’occupation du terrain A était devenue sans titre à compter de mars 1985 ; quant au terrain B, il avait fait l’objet d’occupation illégale depuis le début.

S’appuyant sur les conclusions de l’expert, le tribunal condamna la municipalité de Turi à payer une somme au titre de dommages-intérêts, et notamment 361 880 330 ITL (soit 186 896 EUR) correspondant à la valeur vénale du terrain A, et 128 148 608 ITL (soit 66 183 EUR) correspondant à la valeur vénale du terrain B. Ces sommes devaient être indexées et assorties d’intérêts à compter du 26 mars 1985.

14. Le 14 septembre 1995, l’administration de Turi saisit la cour d’appel de Bari.

15. Par une ordonnance du 5 juillet 1997, la cour d’appel ordonna une nouvelle expertise afin de recalculer la somme à octroyer en fonction de la loi no 662 de 1996, entre-temps entrée en vigueur.

16. Par un arrêt déposé au greffe le 24 mai 2002, la cour d’appel fixa à 151 040 966 ITL (soit 78 006 EUR) l’indemnité due pour la perte du terrain A. Quant au terrain B, la cour d’appel estima que la requérante n’avait pas droit au dédommagement, au motif que l’autorité s’étant appropriée celui-ci n’était pas la municipalité défenderesse mais l’administration provinciale de Bari.

17. Par un recours notifié le 8 novembre 2002, la requérante se pourvut en cassation ; par un arrêt déposé au greffe le 11 juin 2004, la Cour de cassation débouta la requérante.

18. Il ressort du dossier que la requérante a reçu, à une date non précisée, de la municipalité de Turi la somme de 314 664 EUR pour la perte de la propriété du terrain et à titre d’indemnité d’occupation.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

19. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l’arrêt Guiso‑Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, 22 décembre 2009.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

20. La requérante allègue avoir été privée de son terrain de manière incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

22. La requérante rappelle qu’elle a été privée de son bien en vertu du principe de l’expropriation indirecte, un mécanisme qui permet à l’autorité publique d’acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n’est pas admissible dans un État de droit. En outre, l’application de la loi no 662 de 1996 l’aurait privée de toute « réparation » du préjudice subi.

23. Selon le Gouvernement, bien qu’aucun arrêté d’expropriation n’ait été adopté et que le terrain ait été transformé de manière irréversible par la construction des deux ouvrages d’utilité publique, de façon que sa restitution n’est plus possible, l’occupation litigieuse a été faite dans le cadre d’une procédure administrative reposant sur une déclaration d’utilité publique. L’application au cas d’espèce du critère d’évaluation du dédommagement introduit par la loi no 662 de 1996 n’aurait pas constitué une entrave à l’exigence de garantir un juste équilibre entre le sacrifice imposé au particulier et la compensation octroyée.

24. La Cour note tout d’abord que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu « privation de la propriété ».

25. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d’expropriation indirecte (voir, parmi d’autres, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI ; Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005 ; Velocci c. Italie, no 1717/03, 18 mars 2008) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence en la matière.

26. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions internes ont considéré la requérante privée de son bien à compter de la date de la réalisation des ouvrages d’utilité public. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n’est que par la décision judiciaire définitive que l’on peut considérer le principe de l’expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition du terrain par les pouvoirs publics a été consacrée. Par conséquent, la requérante n’a eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain qu’au plus tard le 11 juin 2004, date du dépôt de l’arrêt de la Cour de cassation.

27. La Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens de la requérante, entraînant la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses passages pertinents, dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

29. Eu égard aux motifs l’ayant amenée à constater la violation de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 (voir Rivera et di Bonaventura c. Italie, no 63869/00, § 30, 14 juin 2011; Macrì et autres c. Italie, no 14130/02, § 49, 12 juillet 2011).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

30. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel

31. La requérante sollicite une somme correspondant à la différence entre la valeur vénale du terrain et le montant du dédommagement accordé au niveau national. Lors du dépôt de sa demande de satisfaction équitable en 2005, il chiffrait ce préjudice à 585 063 EUR (somme qui, réévalué et majorée des intérêts, correspondrait à environ 1 300 000 EUR).

32. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

33. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], nº 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).

34. Elle rappelle que dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nº 58858/00, 22 décembre 2009), la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères d’indemnisation dans les affaires d’expropriation indirecte. En particulier, elle a décidé d’écarter les prétentions des requérants dans la mesure où elles étaient fondées sur la valeur des terrains à la date de l’arrêt de la Cour et de ne plus tenir compte, pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles bâtis par l’État sur les terrains.

35. L’indemnisation doit donc correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne. Ensuite, une fois que l’on aura déduit la somme éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains.

36. En l’espèce, la requérante a perdu la propriété des toutes les parties de son terrain (A et B) (paragraphe 7 et 9 ci-dessus) le 26 mars 1985. Il ressort de l’expertise ordonnée par la cour d’appel au cours de la procédure nationale que la valeur du terrain à ladite date était de 253 079 EUR (paragraphe 13 ci-dessus).

37. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante 667 000 EUR pour le préjudice matériel.

38. Reste à évaluer la perte de chances subie à la suite de l’expropriation litigieuse (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC] précité, § 107). La Cour juge qu’il y a lieu de prendre en considération le préjudice découlant de l’indisponibilité du terrain pendant la période allant du début de l’occupation légitime (23 avril 1983) jusqu’au moment de la perte de propriété (26 mars 1985). Statuant en équité, la Cour alloue à la requérante 28 000 EUR.

B. Dommage moral

39. La requérante réclame 195 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

40. Le Gouvernement fait valoir que la somme demandée est excessive.

41. La Cour estime que le sentiment d’impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de son bien a causé à la requérante un préjudice moral important, qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate.

42. Statuant en équité, elle lui accorde 15 000 EUR à ce titre.

C. Frais et dépens

43. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 160 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions nationales et devant la Cour.

44. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions.

45. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

46. La Cour ne doute pas de la nécessité d’engager des frais, mais elle trouve excessifs les honoraires totaux revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu’il y a lieu de les rembourser en partie seulement. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour juge raisonnable d’allouer un montant de 20 000 EUR pour l’ensemble des frais exposés.

D. Intérêts moratoires

47. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:

i) 695 000 EUR (six cent quatre vingt quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii) 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii) 20 000 EUR (vingt-mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithFrannçoise Tulkens
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110928
Date de la décision : 22/05/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : BORGHESI
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VENTURA C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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