La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

03/04/2012 | CEDH | N°001-110173

CEDH | CEDH, AFFAIRE FRANCESCO SESSA c. ITALIE , 2012, 001-110173


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FRANCESCO SESSA c. ITALIE

(Requête no 28790/08)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

24/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Francesco Sessa c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,

Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FRANCESCO SESSA c. ITALIE

(Requête no 28790/08)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

DÉFINITIF

24/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Francesco Sessa c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28790/08) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Francesco Sessa (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me M. Cozza, avocate à Salerne. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora.

3. L’intéressé se plaint notamment d’une violation de sa liberté de manifester sa religion.

4. Le 6 juillet 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Naples.

6. De confession juive, l’intéressé est avocat. Le 7 juin 2005, il participa à une audience portant sur la production immédiate d’un moyen de preuve (« incidente probatorio ») devant le juge des investigations préliminaires (GIP) de Forlì en qualité de représentant de l’un des deux plaignants à l’origine d’une procédure pénale dirigée contre plusieurs banques. Siégeant à la place du GIP en charge de l’affaire, qui était empêché, son remplaçant invita les parties à choisir l’une des deux dates de renvoi que celui-ci avait déjà retenues, à savoir le 13 ou le 18 octobre 2005.

7. Le requérant fit observer que ces deux dates correspondaient à deux fêtes juives – Yom Kippour et Souccot – et déclara être dans l’incapacité de participer à l’audience de renvoi en raison de ses obligations religieuses. Il précisa qu’il était membre de la communauté juive de Naples et dénonça une violation des articles 4 et 5 de la loi no 101 du 8 mars 1989 régissant les rapports entre l’Etat et l’Union des communautés juives italiennes.

8. Le GIP fixa la date de l’audience au 13 octobre 2005.

9. Le même jour, le requérant déposa une demande de renvoi de l’audience à l’attention du GIP en charge de l’affaire. Le 20 juin 2005, après avoir examiné la demande en question, le GIP décida de la verser au dossier sans statuer.

10. Le 11 juillet 2005, l’intéressé porta plainte contre le GIP en charge de l’affaire et le remplaçant de celui-ci, leur reprochant d’avoir violé l’article 2 de la loi no 101 de 1989. Le même jour, le requérant en informa le Conseil supérieur de la magistrature.

11. A l’audience du 13 octobre 2005, le GIP releva que l’intéressé était absent pour « raisons personnelles » et demanda aux parties de prendre position sur la demande de renvoi du 7 juin. Le ministère public et les avocats des prévenus se déclarèrent opposés à cette demande, faisant notamment valoir que celle-ci n’était pas fondée sur un motif de renvoi reconnu par la loi. A l’inverse, l’avocat de l’autre plaignant appuya la demande du requérant.

12. Par une ordonnance du même jour, le GIP rejeta la demande de renvoi de l’intéressé. Pour se prononcer ainsi, il releva d’abord que, selon l’article 401 du code de procédure pénale, seule la présence du ministère public et celle de l’avocat du prévenu étaient requises aux audiences portant sur la production immédiate d’un moyen de preuve, celle de l’avocat du plaignant n’étant que facultative. Il observa ensuite que le code de procédure pénale n’imposait pas au juge d’ajourner l’audience en cas d’empêchement légitime de comparaître du défenseur du plaignant. Il souligna enfin que de nombreux intervenants (accusés, plaignants, experts commis d’office, experts désignés par les parties) participaient à la procédure et que, « compte tenu de la surcharge de travail de ce bureau, qui [aurait conduit] à reporter l’audience à 2006, le principe du délai raisonnable de la procédure impos[ait] le rejet de cette demande, introduite par une personne n’ayant pas de motif légitime pour solliciter un renvoi ».

13. Le 23 janvier 2006, le Conseil supérieur de la magistrature informa le requérant qu’il n’était pas compétent pour connaître des faits litigieux, les griefs de l’intéressé ayant trait à l’exercice de l’activité juridictionnelle.

14. Entre-temps, le 9 janvier 2006, le parquet d’Ancône avait demandé le classement sans suite de la plainte déposée par le requérant. Ce dernier s’y opposa par un acte du 28 janvier 2006.

15. Par une ordonnance du 21 septembre 2006, le GIP d’Ancône classa la plainte du requérant, relevant que celui-ci n’avait pas formé opposition à la demande de classement formulée par le parquet.

16. Le 19 janvier 2007, l’intéressé se pourvut en cassation, reprochant au GIP de ne pas avoir tenu compte de l’opposition qu’il avait formée le 28 janvier 2006. Estimant que le défaut de prise en compte de l’opposition du requérant était probablement dû à une erreur du greffe, la Cour de cassation annula l’ordonnance du 21 septembre 2006 et renvoya le dossier devant le tribunal d’Ancône.

17. Le 12 février 2008, l’intéressé et le parquet participèrent à une audience devant le GIP d’Ancône. Par une ordonnance du 15 février 2008, ce dernier classa l’affaire. Pour se prononcer ainsi, il releva qu’aucun élément du dossier ne démontrait que le GIP en charge de l’affaire ou celui qui l’avait remplacé à l’audience du 7 juin 2005 avaient eu l’intention de violer le droit du requérant d’exercer librement le culte juif ou d’attenter à la dignité de l’intéressé en raison de sa confession.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

18. La loi no 101 du 8 mars 1989 contient des dispositions régissant les rapports entre l’Etat et l’Union des communautés juives italiennes. L’article 2 de cette loi reconnaît le droit de manifester et d’exercer librement la religion juive. Aux termes de l’article 4, l’Italie accorde aux juifs qui le demandent le droit d’observer le Sabbat, dans le cadre de la flexibilité de l’organisation du travail et sans préjudice des exigences des services essentiels prévus par le système juridique étatique.

L’article 5 de la loi no 101 assimile au Sabbat Yom Kippour, Souccot et d’autres fêtes juives.

19. Selon l’alinéa 5 de l’article 2 de la loi, les manifestations d’intolérance et de préjugé religieux sont passibles des sanctions prévues par l’article 3 de la loi no 654 de 1975, qui est la loi de ratification de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Selon cette dernière disposition, quiconque diffuse des idées fondées sur la supériorité ou sur la haine raciale ou ethnique, ou incite à commettre des actes de discrimination pour des raisons raciales, ethniques, nationales ou religieuses, est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an et six mois.

20. Le premier alinéa de l’article 401 du code de procédure pénale, qui régit la procédure tendant à la production immédiate d’un moyen de preuve (« incidente probatorio »), se lit ainsi :

« L’audience se déroule en chambre du conseil avec la participation nécessaire du ministère public et du défenseur de la personne mise en cause par les investigations. Le défenseur de la partie lésée a également la faculté d’y participer ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

21. Le requérant allègue que le refus de l’autorité judiciaire de reporter l’audience litigieuse, fixée à une date correspondant à une fête juive, l’a empêché d’y participer en sa qualité de représentant de l’un des plaignants et a porté atteinte à son droit de manifester librement sa religion. Il invoque l’article 9 §§ 1 et 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

22. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement excipe tout d’abord de la tardivité de la requête. Il considère que le requérant aurait dû introduire sa requête dans le délai de six mois à compter du 13 octobre 2005, date de la décision du GIP rejetant la demande de renvoi de l’audience formulée par l’intéressé.

24. Le requérant s’oppose à cette thèse et invite la Cour à dire que la décision interne définitive à prendre en considération pour le calcul du délai de six mois est l’ordonnance du 15 février 2008 par laquelle sa plainte contre les magistrats responsables du choix de la date d’audience a été classée sans suite.

25. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie d’une affaire que « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive » c’est-à-dire de l’acte clôturant le processus d’« épuisement des voies de recours internes », au sens de la même disposition (voir, entre autres, Kadiÿis c. Lettonie (no 2) (déc.), no 62393/00, 25 septembre 2003). Elle rappelle également que, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour permettre d’obtenir la réparation des violations alléguées (voir, entre autres, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 127, CEDH 2004‑II).

26. En l’espèce, le requérant allègue que deux juges du tribunal de Forlì, mus par un sentiment d’intolérance religieuse dans l’exercice de leurs fonctions, ont violé son droit de manifester et d’exercer librement la religion juive protégé au niveau interne par la loi no 101 de 1989, laquelle punit de sanctions pénales les personnes responsables de manifestations d’intolérance et de préjugé religieux.

27. De l’avis de la Cour, le Gouvernement ne saurait reprocher au requérant d’avoir essayé d’obtenir la réparation de la violation alléguée en saisissant le juge pénal – voie de recours ouverte par la loi nationale – et d’avoir attendu l’issue de sa plainte avant de saisir la Cour. Il s’ensuit que la « décision interne définitive », au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, est l’ordonnance de classement sans suite de la plainte de l’intéressé prise le 15 février 2008 par le GIP. En conséquence, il y a lieu d’écarter l’exception de tardivité soulevée par le Gouvernement.

28. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

29. Le requérant soutient que les magistrats ayant connu de son affaire ont agi dans l’intention de porter atteinte à son droit de manifester librement sa religion.

30. Selon lui, la loi no 101 de 1989 l’autorisait à s’absenter de son travail à l’occasion des fêtes officielles juives pour pouvoir exercer librement son culte. Par ailleurs, aucune exigence de service inéluctable ne pouvait être invoquée en l’espèce pour limiter ce droit car l’audience du 13 octobre 2005 aurait pu être reportée à une autre date sans nuire au bon déroulement de la procédure et aux droits des autres participants au procès. Faute de porter sur une mesure privative de liberté ou sur les droits d’une personne détenue, l’audience litigieuse n’aurait eu aucun caractère d’urgence. Le report de l’audience ayant été demandé avec un préavis de quatre mois, les autorités auraient eu tout le loisir d’organiser le calendrier des audiences de manière à garantir le respect des différents droits en présence.

31. Le Gouvernement soutient pour sa part qu’il n’y a eu aucune ingérence dans le droit du requérant de manifester librement sa religion puisque celui-ci n’a jamais été empêché de participer aux fêtes juives et d’exercer librement son culte. Il avance que les autorités se sont bornées à veiller à ce que l’intéressé n’entrave pas le fonctionnement des services publics essentiels de l’Etat en exerçant son droit de solliciter le report de l’audience.

32. Selon lui, le droit invoqué par le requérant ne revêtirait pas un caractère absolu. Quand bien même la loi no 101 de 1989 concernerait les relations de travail entre un avocat et un tribunal, force serait de constater que l’alinéa 2 de l’article 4 de ce texte prévoit expressément que les exigences liées aux services essentiels l’emportent sur le droit de l’individu d’exercer librement son culte. Or l’administration de la justice serait un service essentiel de l’Etat devant primer en toutes circonstances.

En outre, la participation de l’avocat de la partie lésée à l’audience portant sur la production immédiate d’un moyen de preuve ne serait pas obligatoire. En tout état de cause, un avocat empêché de participer à une audience pour des raisons personnelles aurait la possibilité de désigner un remplaçant dans les conditions prévues par l’article 102 du code de procédure pénale. En choisissant de ne pas se prévaloir de cette possibilité, le requérant aurait renoncé à concilier les obligations religieuses liées à son culte avec les exigences de la bonne administration de la justice.

33. Enfin, le renvoi de l’audience litigieuse aurait pu porter atteinte au bon déroulement de la procédure et au droit des vingt et un prévenus à un procès d’une durée raisonnable car, s’il avait été accepté, il aurait fallu notifier une nouvelle date d’audience aux nombreuses personnes intervenant au procès à différents titres.

2. Appréciation de la Cour

34. La Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir individuellement et en privé (Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A). L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Néanmoins, il ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV ; Kosteski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 55170/00, § 37, 13 avril 2006).

35. Ainsi, ne relèvent pas de la protection de l’article 9 la révocation d’un agent du service public n’ayant pas respecté ses horaires de travail au motif que l’Eglise adventiste du septième jour, à laquelle il appartenait, interdisait à ses membres de travailler le vendredi après le coucher du soleil (Konttinen c. Finlande, no 24949/94, déc. 3 décembre 1996, Décisions et rapports (DR) 87, p. 69), ou la mise en retraite d’office, à titre disciplinaire, d’un militaire ayant des opinions intégristes (Kalaç, précité ; voir également Stedman c. Royaume Uni (déc.), no 29107/95, décision de la Commission du 9 avril 1997, DR 89, p. 104, concernant le licenciement d’une salariée par un employeur du secteur privé à la suite du refus de l’intéressée de travailler le dimanche). Dans ces affaires, la Commission et la Cour ont considéré que les mesures prises à l’encontre des requérants par les autorités n’étaient pas motivées par leurs convictions religieuses mais justifiées par les obligations contractuelles spécifiques liant les intéressés à leurs employeurs respectifs.

36. En l’espèce, la Cour observe que le rejet par le juge des investigations préliminaires de la demande de renvoi formulée par le requérant était fondé sur des dispositions du code de procédure pénale d’où il ressort que le renvoi d’une audience portant sur la production immédiate d’un moyen de preuve ne se justifie qu’en cas d’absence du ministère public et du conseil du prévenu, la présence à l’audience du conseil du plaignant n’étant pas nécessaire.

37. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour n’est pas convaincue que la fixation de l’audience litigieuse à une date correspondant à une fête juive et le refus de la reporter à une autre date puissent s’analyser en une restriction au droit du requérant d’exercer librement son culte. En effet, il n’est pas contesté que l’intéressé a pu s’acquitter de ses devoirs religieux. En outre, celui-ci devait s’attendre à ce que sa demande de renvoi soit rejetée conformément aux dispositions de la loi en vigueur et aurait pu se faire remplacer à l’audience litigieuse afin de satisfaire à ses obligations professionnelles.

La Cour note enfin que le requérant n’a pas démontré avoir subi des pressions visant à le faire changer de conviction religieuse ou à l’empêcher de manifester sa religion ou sa conviction (Knudsen c. Norvège, no 11045/84, décision de la Commission du 8 mars 1985, DR 42, p. 258 ; Kottninen, précité).

38. Quoi qu’il en soit, même à supposer qu’il y ait eu ingérence dans le droit du requérant au titre l’article 9 § 1, la Cour estime que cette ingérence était prévue par la loi, qu’elle se justifiait par la protection des droits et libertés d’autrui – notamment le droit des justiciables à bénéficier d’un bon fonctionnement de l’administration de la justice et à voir respecter le principe du délai raisonnable de la procédure (paragraphe 12 ci-dessus) – et qu’elle présentait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, mutatis mutandis, Casimiro et Ferreira c. Luxembourg (dec.), no 44888/98, 27 avril 1999).

39. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

40. Invoquant l’article 13, le requérant allègue que le classement sans suite de sa plainte l’a privé d’une décision de justice effective. En outre, il se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention.

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

41. La Cour rappelle tout d’abord que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI). Cela étant, le droit à un recours effectif au sens de la Convention ne saurait être interprété comme donnant droit à ce qu’une demande soit accueillie dans le sens souhaité par l’intéressé (Surmeli c. Allemagne, précité, § 98). En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément susceptible de mettre en cause l’effectivité de la procédure pénale diligentée devant les juridictions internes.

42. Quant au grief du requérant tiré de l’article 14 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, §§ 81 et 82, 18 février 2009). Elle observe que le requérant n’a nullement démontré avoir fait l’objet d’une discrimination par rapport à des personnes se trouvant dans une situation analogue à la sienne.

43. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés comme étant manifestement mal fondés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 9 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosFrançoise Tulkens
Greffière adjointePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune aux juges Tulkens, Popocić et Keller.

F.T.
F.E.P.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TULKENS, POPOVIĆ ET KELLER

Nous ne partageons pas la position de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 9 de la Convention et nous en expliquons ici les raisons.

1. Les faits de la cause sont relativement simples. En sa qualité d’avocat, le requérant représentait une des deux parties civiles dans une procédure pénale à l’encontre de certaines banques. Le 7 juin 2005, il participa à une audience devant le juge des investigations préliminaires relative à la production d’un moyen de preuve. Le juge titulaire étant empêché, son remplaçant invita les parties à choisir la date de renvoi de l’audience parmi deux possibilités, à savoir les 13 et 18 octobre 2005, selon le calendrier déjà établi par le juge titulaire. Le requérant fit valoir que les deux dates proposées correspondaient à deux fêtes juives (Yom Kippour et Souccot). Le juge fixa néanmoins la date de l’audience au 13 octobre 2005.

2. Le même jour, à savoir le 7 juin 2005, le requérant déposa auprès du juge titulaire une demande de renvoi de l’audience. Le 20 juin 2005, ce dernier, sans statuer sur la demande, versa celle-ci au dossier.

3. A l’audience du 13 octobre 2005, le juge releva que le requérant était absent « pour des raisons personnelles ». Après avoir demandé l’avis du ministère public et des avocats des prévenus, le juge rejeta la demande de renvoi de l’affaire introduite par le requérant le 7 juin 2005, demande qui était pourtant appuyée par l’avocat de l’autre partie civile.

4. L’appréciation de la Cour repose sur un raisonnement assez bref qui, sous son double aspect (l’existence d’une ingérence et la proportionnalité), nous paraît problématique au regard de la liberté de religion qui « figure (...) parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais (...) est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents (...) [et] suppose, entre autres, [la liberté] d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non »[1].

L’existence d’une ingérence

5. Dans un premier temps, la majorité estime qu’il n’y a pas ingérence dans le droit du requérant protégé par l’article 9 de la Convention. Elle constate que la décision du juge des investigations préliminaires de ne pas faire droit à la demande de report du requérant se fonde sur les dispositions du code de procédure pénale aux termes desquelles l’audience visant la production immédiate d’un moyen de preuve se déroule en chambre du conseil avec la participation nécessaire du ministère public et du défendeur de la personne mise en cause par les investigations. La majorité en déduit que la présence du conseil du plaignant n’était donc pas nécessaire (paragraphe 36 de l’arrêt) et que, partant, la fixation de l’audience à une date correspondant à une festivité juive ainsi que le refus de la reporter à une autre date ne peuvent s’analyser en une restriction du droit du requérant à exercer librement son culte (paragraphe 37, al. 1, de l’arrêt).

6. Nous ne pouvons partager ce raisonnement. L’article 401 du code de procédure pénale prévoit certes la participation obligatoire du ministère public et de l’avocat du prévenu mais cette disposition précise aussi que « le défendeur de la partie lésée a la faculté d’y participer ». C’est donc à l’avocat et à lui seul que revient, en fonction des intérêts de son client, la décision d’utiliser ou non cette faculté qui lui est reconnue, sans que les autorités judiciaires ne puissent s’immiscer dans l’exercice des droits de la défense ni présumer l’absence de nécessité de sa participation.

7. A l’appui de son argumentation, la majorité note aussi, de manière singulière, que le requérant n’a pas démontré avoir subi des pressions visant à le faire changer de conviction religieuse ou à l’empêcher de manifester sa religion ou sa conviction (paragraphe 37, al. 2, de l’arrêt). Il nous semble contraire au droit à la jouissance de la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention que l’exercice de cette liberté, autant dans sa dimension intérieure qu’extérieure, soit subordonné, voire même conditionné à la preuve par le requérant de pressions qu’il aurait subies.

Un rapport de proportionnalité

8. Dans un second temps, même à supposer l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant protégé par l’article 9 § 1 de la Convention, la majorité estime que celle-ci est justifiée par la protection des droits et libertés d’autrui, à savoir le droit des justiciables de bénéficier d’un bon fonctionnement de l’administration de la justice, et qu’il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Nous ne le pensons pas.

9. Sur l’exigence de proportionnalité, qui permet de déterminer la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la jurisprudence de la Cour est très claire : le caractère proportionné d’une mesure suppose que, parmi plusieurs moyens permettant d’atteindre le but légitime poursuivi, les autorités choisissent celui qui est le moins attentatoire aux droits et libertés[2]. Dans cette perspective, la recherche d’un aménagement raisonnable de la situation litigieuse peut, dans certaines circonstances, constituer un moyen moins restrictif d’atteindre l’objet poursuivi[3].

10. Or, en l’espèce, nous pensons que les conditions étaient réunies pour tenter d’arriver à un aménagement et un aménagement raisonnable – c’est-à-dire qui n’entraîne pas pour les autorités judiciaires une charge disproportionnée – de la situation. Avec quelques concessions, celui-ci aurait permis d’éviter une ingérence dans la liberté religieuse du requérant, sans pour autant compromettre la réalisation du but légitime que constitue de toute évidence la bonne administration de la justice.

11. Tout d’abord, le requérant a immédiatement, dès le moment de la fixation de la date de l’audience, soulevé la difficulté qui était la sienne et demandé le report de celle-ci. Il a donc prévenu les autorités judiciaires quatre mois à l’avance, ce qui leur permettait raisonnablement d’organiser le calendrier des audiences afin de garantir le respect des différents droits en jeu.

12. A contrario, la décision S.H. et H.V. c. Autriche de la Commission du 13 janvier 1993 nous semble reconnaître la force de cet argument. Les requérants, qui étaient juifs pratiquants, critiquaient le refus d’un tribunal autrichien d’accéder à leur demande de report d’une audience en justice prévue dans une affaire les concernant, au motif que la date à laquelle elle était fixée correspondait à une fête juive importante. La Commission laisse entendre que, si les requérants, une fois avertis de la date de l’audience, avaient dûment informé le tribunal de son caractère problématique au regard de leur religion, celui-ci aurait dû établir une nouvelle date. Mais en l’espèce, les requérants ont réagi trop tard : alors qu’il leur a été notifié le 30 mai que l’audience aurait lieu le 4 octobre, ils n’ont écrit au tribunal que le 25 septembre pour en solliciter le report. Compte tenu de la complexité de l’affaire, qui impliquait un grand nombre de personnes, et de la tardiveté de la demande, la Commission considère que la décision du tribunal n’était pas déraisonnable.

13. Ensuite, il n’est pas démontré en l’espèce que la demande du requérant, si elle avait été acceptée, aurait provoqué une telle perturbation dans le fonctionnement du service public de la justice. C’est ce que l’on pourrait appeler le public service disturbance test. L’exigence du délai raisonnable invoquée par le juge italien pour rejeter la demande du requérant est certainement légitime mais, sans autre explication complémentaire, elle paraît ici plutôt de l’ordre du prétexte. Certes, le report demandé de l’audience pouvait entraîner certains inconvénients administratifs, comme par exemple la nécessité de renouveler la notification de la date d’audience aux parties impliquées. Mais ceux-ci nous paraissent minimes et constituent peut-être le modique prix à payer pour le respect de la liberté de religion dans une société multiculturelle[4].

14. Enfin, il n’apparaît pas davantage du dossier que l’audience en cause revêtait un caractère d’urgence car elle ne concernait pas des mesures privatives de liberté ou des personnes détenues. Si tel avait été le cas, le requérant à son tour aurait été appelé à faire des concessions, comme par exemple se faire remplacer à l’audience.

15. Dans ces conditions, à défaut pour les autorités d’apporter la preuve qu’elles ont développé les efforts raisonnables nécessaires pour permettre le respect du droit du requérant à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention, nous estimons qu’il y a eu violation de cette disposition.

* * *

[1] Cour eur. D.H. (GC), arrêt Bayatyan c. Arménie du 7 juillet 2011, § 118. Voy. également, entre autres, Cour eur. D.H., arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Buscarini et autres c. Saint-Marin du 19 février 1999, § 34.

[2] S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant-Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2001, pp. 190-219.

[3] E. Bribosia, J. Ringelheim et I. Rorive, « Aménager la diversité : le droit de l’égalité face à la pluralité religieuse », Rev. trim. dr. h., 2009, pp. 319 et s.

[4] Ibid., p. 342.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110173
Date de la décision : 03/04/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 9 - Liberté de pensée de conscience et de religion (Article 9-1 - Liberté de religion;Manifester sa religion ou sa conviction)

Parties
Demandeurs : FRANCESCO SESSA
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : COZZA M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award