QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ASSOCIATED SOCIETY OF LOCOMOTIVE ENGINEERS & FIREMEN (ASLEF) c. ROYAUME-UNI
(Requête no 11002/05)
ARRÊT
STRASBOURG
27 février 2007
DÉFINITIF
27/05/2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Associated Society of Locomotive Engineers & Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président, Nicolas Bratza, Stanislav Pavlovschi, Lech Garlicki, Ljiljana Mijović, Ján Šikuta, Päivi Hirvelä, juges, et de Lawrence Early, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 11002/05) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont l'Associated Society of Locomotive Engineers & Firemen, ASLEF, (« le syndicat requérant »), a saisi la Cour le 24 mars 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le syndicat requérant a été représenté par le cabinet de solicitors Thompsons, établi à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme K. McCleery, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth (Londres).
3. Invoquant l'article 11 de la Convention, le syndicat requérant se plaignait de n'avoir pas pu exclure l'un de ses membres pour appartenance de celui-ci au British National Party, parti politique prônant des thèses antinomiques avec les siennes.
4. Le 7 décembre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. En vertu des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a résolu d'examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est un syndicat indépendant, qui représente principalement les conducteurs de train des chemins de fer britanniques. Fondé en 1880, il compte environ 18 000 membres ; la plupart des conducteurs de train y sont affiliés. Les entreprises du réseau ferroviaire britannique ne pratiquent pas le closed shop, et les employés du rail, y compris les conducteurs, sont libres d'adhérer ou non à l'ASLEF ou à un autre syndicat.
6. Les statuts de l'ASLEF prévoient qu'il a pour objet, outre la réglementation des relations entre les travailleurs et les employeurs et la protection des conditions de travail de ses membres et des employés du secteur, de « contribuer à la progression du mouvement syndical en général vers une société socialiste (article 3.1 vii) et de « promouvoir, élaborer et adopter des politiques positives en matière d'égalité de traitement dans nos industries et au sein de l'ASLEF, sans distinction fondée sur le sexe, l'orientation sexuelle, la situation matrimoniale, la religion, les croyances, la couleur, la race ou l'origine ethnique » (article 3.1 viii).
7. En 1978, l'assemblée annuelle des délégués (« AAD ») de l'ASLEF, qui en est l'organe directeur, adopta en vertu de l'article 14 a) des statuts une résolution dans laquelle elle se déclarait « préoccupée par la montée des groupes et militants fascistes » et demandait au comité exécutif du syndicat « de mener une campagne vigoureuse de dénonciation des thèses odieuses des partis politiques tels que le Front national. »
8. En février 2002, un certain M. Lee, membre du parti (légal) d'extrême droite British National Party (le « BNP »), précédemment dénommé le « Front national », sollicita et obtint son adhésion à l'ASLEF. En avril 2002, M. Lee se présenta aux élections locales à Bexley pour le BNP.
9. Le 17 avril 2002, un responsable de l'ASLEF fit parvenir au secrétaire général du syndicat un rapport relatif à M. Lee dans lequel il indiquait que celui-ci militait au BNP, avait, habillé en prêtre, distribué des tracts antimusulmans et s'était présenté aux élections de 1998 sous les couleurs du BNP à Newham. Le rapport comprenait un article écrit par M. Lee pour Spearhead (la revue du BNP) et une télécopie émanant du Conseil pour l'égalité raciale de Bexley, qui affirmait que M. Lee avait sérieusement harcelé des pamphlétistes de la ligue antinazie : il les aurait notamment photographiés, aurait relevé le numéro de leurs plaques minéralogiques, se serait passé le doigt sur le cou pour suggérer l'égorgement, et aurait suivi une femme en voiture jusqu'à chez elle et noté ostensiblement l'adresse de son domicile, faits qui avaient été signalés à la police.
10. Le 19 avril 2002, le comité exécutif de l'ASLEF tint une réunion où il fut décidé à l'unanimité d'exclure M. Lee, qui en fut informé par une lettre du 24 avril 2002 lui signifiant que son appartenance au BNP était incompatible avec son affiliation à l'ASLEF, qu'il risquait de nuire à l'image du syndicat, et que ses convictions étaient contraires aux buts de l'ASLEF.
11. Ayant contesté son exclusion, M. Lee fut informé qu'une audience se tiendrait le 13 mars 2003. Le 20 février 2003, il déclara qu'il n'y assisterait pas. La commission de recours de l'ASLEF, réunie le 13 mars 2003, rejeta le recours de M. Lee.
12. Le 18 mai 2002, l'AAD adopta une résolution dans laquelle elle déclarait : « [...] l'appartenance au BNP ou à une organisation fasciste analogue est incompatible avec la qualité de membre de l'ASLEF telle que définie à l'article 5 des statuts (Buts). En conséquence, tout membre du BNP ayant adhéré à l'ASLEF ou souhaitant y adhérer se verra retirer ou refuser la qualité de membre du syndicat. » Les statuts furent modifiés pour tenir compte de cette résolution et le nouvel article 4.1 d) fut ainsi libellé :
« L'adhésion à l'ASLEF est refusée à quiconque a choisi d'être membre, défenseur ou sympathisant d'une organisation dont les vues sont diamétralement opposées aux buts du syndicat, par exemple une organisation fasciste. »
13. Entre-temps, M. Lee avait engagé une procédure devant le tribunal du travail (Employment Tribunals – « ET ») pour contester son exclusion, sur le fondement de l'article 174 de la loi de 1992 codifiant les dispositions relatives aux syndicats et aux relations du travail (Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992 – « l'article 174 »), qui interdit aux syndicats de refuser ou d'exclure un adhérent en raison de son affiliation à un parti politique, que ce soit le seul motif ou un motif parmi d'autres. Le 21 mai 2003, le tribunal statua en faveur de M. Lee. Le requérant attaqua ce jugement devant la cour d'appel du travail (Employment Appeal Tribunal – « EAT »). Le 10 mars 2004, celle-ci conclut que le tribunal avait commis de graves erreurs de droit, annula le jugement et renvoya l'affaire devant un autre tribunal du travail.
14. La cour d'appel considéra qu'elle pouvait interpréter l'article 174 sans avoir besoin de recourir à l'article 11 de la Convention. Elle prit note des arguments des parties, y compris de la référence faite par le requérant à la décision de la Commission dans l'affaire Cheall c. Royaume-Uni (no 10550/83, décision de la Commission du 13 mai 1985, Décisions et rapports, (DR) 42, p. 178), et poursuivit :
« Comme nous l'avons indiqué, [l'avocat du requérant] admet, tout d'abord, que nous ne sommes pas en mesure de prononcer une déclaration d'incompatibilité (...) Cependant, il nous apparaît clairement que du fait même de l'existence de prétentions concurrentes au titre de l'article 11 (même s'il nous semblerait, d'après la jurisprudence, que, en l'absence d'atteinte aux moyens de subsistance, le droit d'association négatif du syndicat [le requérant] et de ses membres en l'espèce l'emporterait probablement sur le droit d'association positif de [M. Lee]), il est plus judicieux de s'efforcer d'interpréter la loi sans se fonder sur l'un ou l'autre de ces droits concurrents. [L'avocat du requérant], s'il réserve sa position, ne s'oppose pas à cette approche, et [l'avocat de M. Lee] a déclaré comprendre et reconnaître qu'ainsi on présumait [en sa faveur] qu'il existait comme il l'affirme un droit, pour le moins défendable, au regard de l'article 11. »
15. La cour d'appel du travail conclut, quant au sens à donner à l'article 174, qu'un syndicat pouvait légitimement invoquer la conduite de l'un de ses membres pour l'exclure dès lors que cette conduite ne se limitait pas à son appartenance à un parti politique. Elle précisa, au paragraphe 29 de son arrêt, que le syndicat ne pouvait pas se fonder sur un comportement qui constituait « un acte nécessaire pour être ou rester membre » d'un parti. Elle rejeta expressément, au paragraphe 28.5, la thèse du requérant qui englobait dans la notion d'appartenance (dont les éléments constitutifs ne pouvaient être invoqués par le syndicat) le comportement en tant que membre d'un parti politique ou en cette qualité.
16. Le deuxième tribunal du travail statua à son tour en faveur de M. Lee, par un jugement rendu le 6 octobre 2004. Il repoussa l'argument du requérant selon lequel l'exclusion de M. Lee était entièrement attribuable à la conduite de celui-ci (abstraction faite de son appartenance au BNP) aux fins de l'article 174, et conclut que cette mesure était « motivée avant tout par son appartenance au BNP » (paragraphe 25 du jugement).
17. Le requérant n'introduisit pas de nouvel appel.
18. En conséquence du jugement du deuxième tribunal du travail, il dut réintégrer M. Lee, ce qui allait à l'encontre de ses propres statuts. S'il ne l'avait pas fait, il aurait dû verser à M. Lee l'indemnité que le tribunal du travail aurait estimée juste et équitable (la loi fixant pour cette indemnisation un minimum alors légèrement supérieur à 8 600 euros (EUR), mais aucune limite supérieure). Il reste cependant exposé, malgré la réintégration de M. Lee, à une demande d'indemnisation de celui-ci, pour laquelle le tribunal du travail pourrait octroyer une somme qu'il estimerait juste et équitable, dans la limite toutefois de 94 200 EUR environ. M. Lee n'a, semble-t-il, pas déposé une telle demande.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. L'article 174 de la loi de 1992 codifiant les dispositions relatives aux syndicats et aux relations du travail disposait en ses parties pertinentes en l'espèce :
« 1. Un individu ne peut être refusé dans un syndicat ou en être exclu que si ce refus ou cette exclusion sont permis par le présent article.
2. Le refus ou l'exclusion d'un individu par un syndicat sont permis par le présent article si (et seulement si) :
d) le refus ou l'exclusion sont entièrement imputables à la conduite de l'intéressé.
3. Aux fins de l'alinéa 2 d), la « conduite » d'un individu ne comprend pas :
a) le fait qu'il soit, cesse d'être, ait été ou ait cessé d'être
iii) membre d'un parti politique, ou (...) »
20. Après que le deuxième tribunal du travail eut rendu sa décision dans l'affaire de M. Lee, l'article 174 fut modifié (avec effet au 31 décembre 2004). Le nouvel article 174, en ses parties pertinentes en l'espèce, dispose :
« 1. Un individu ne peut être refusé dans un syndicat ou en être exclu que si ce refus ou cette exclusion sont permis par le présent article.
2. Le refus ou l'exclusion d'un individu par un syndicat sont permis par le présent article si (et seulement si) :
d) le refus ou l'exclusion sont entièrement imputables à la conduite de l'intéressé (hormis les conduites exclues) et la conduite à laquelle ils sont totalement ou principalement imputables n'est pas une conduite protégée.
3. Aux fins de l'alinéa 2 d), sont « exclues » les conduites d'un individu
a) qui consistent à être, cesser d'être, avoir été ou avoir cessé d'être membre d'un autre syndicat ;
b) qui consistent à être, cesser d'être, avoir été ou avoir cessé d'être employé par un employeur particulier ou en un lieu particulier ; ou
c) auxquelles l'article 65 (conduite pour laquelle un individu ne peut être sanctionné par un syndicat) s'applique ou s'appliquerait si les références dans cet article au syndicat pertinent aux fins dudit article désignent n'importe quel syndicat.
4A. Aux fins de l'alinéa 2 d), une « conduite protégée » s'entend d'une conduite qui consiste pour l'individu à être, cesser d'être, avoir été ou avoir cessé d'être membre d'un parti politique.
4B. La conduite qui consiste pour un individu à mener des activités en tant que membre d'un parti politique ne relève pas de l'alinéa 4A. (...) »
21. L'article 177 § 1 b) dispose que « la « conduite » englobe les déclarations, actions et omissions. »
III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le Conseil de l'Europe
22. L'article 5 de la Charte sociale européenne de 1961 garantit le « droit d'adhérer à un syndicat ». Il est ainsi libellé :
« En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d'adhérer à ces organisations, les Parties contractantes s'engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s'appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l'application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s'appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. »
23. Dans ce contexte, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l'Europe (anciennement le « Comité d'experts indépendants »), qui est l'organe de contrôle de la Charte sociale européenne de 1961, a porté son attention en plusieurs occasions sur les articles 174 à 177 de la loi de 1992. Il a exprimé certaines préoccupations quant à l'ingérence que constituait l'article 174 dans le droit des syndicats de fixer leurs propres règles et de choisir leurs membres dans ses Conclusions XIII-3, p. 109 ; XV-1, p. 629 ; et, en novembre 2002, dans ses Conclusions XVI-1, p. 684, où il a déclaré :
« L'article 174 de la loi de 1992 limite les motifs pour lesquels quelqu'un peut se voir refuser l'adhésion à un syndicat ou peut en être exclu, au point que cela peut représenter une restriction excessive du droit des syndicats de fixer leurs conditions d'affiliation et va au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir le droit individuel d'adhérer à un syndicat (...) Le Comité conclut que, compte tenu des dispositions de la loi de 1992 [codifiant les dispositions relatives aux syndicats et aux relations du travail] évoquées ci-dessus (articles 15, 65, 174 et 226A), la situation du Royaume-Uni n'est pas conforme à l'article 5 de la Charte. »
24. Dans ses Conclusions XVII-1 (2004), le Comité a de nouveau conclu que la législation du Royaume-Uni n'était pas en conformité avec l'article 5 de la Charte, estimant que l'article 174 constituait une restriction excessive du droit des syndicats de fixer leurs conditions d'affiliation.
B. L'Organisation internationale du travail (OIT)
25. La Convention de l'OIT de 1948 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (Convention no 87) prévoit notamment :
« Partie I. Liberté syndicale
Article 2
Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s'affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières. »
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT ET LA RECEVABILITÉ
A. Les observations des parties
26. Le Gouvernement soutient que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes : si le requérant a invoqué l'article 11 de la Convention devant la cour d'appel du travail, il n'aurait pas insisté pour que ce point fût examiné à l'audience, il aurait accepté que la cour interprétât l'article 174 sans examiner ses droits au regard de l'article 11 et il n'aurait donc pas pu ensuite contester la décision de la cour d'appel du travail au motif qu'elle avait ignoré cet argument ; en particulier, le requérant n'aurait pas demandé à la cour d'appel d'appliquer l'article 3 de la loi de 1998 sur les droits de l'homme en s'efforçant d'interpréter la législation de manière à la rendre compatible avec son droit garanti par la Convention, et n'aurait pas proposé une interprétation de l'article 174 compatible avec sa thèse devant la Cour, à savoir qu'il avait le droit en vertu de l'article 11 de choisir ses membres. Sa seule préoccupation aurait en effet été de s'appuyer sur les différentes activités de M. Lee pour l'exclure. Les conditions posées à l'article 35 § 1 ne seraient pas remplies lorsqu'un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, invoque un autre moyen pour contester une mesure litigieuse (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004-III). Si l'ASLEF avait maintenu son argument selon lequel l'article 11 lui conférait le droit de choisir ses membres hormis les cas où le refus ou l'exclusion auraient causé une perte des moyens de subsistance et si cette thèse avait été retenue, il aurait été tout à fait possible d'adopter une interprétation créative de l'article 174 de manière à appliquer cette conclusion, et notamment de considérer qu'existait une clause implicite prévoyant une exception dans les cas où cela serait nécessaire pour éviter qu'il ne soit porté atteinte aux droits garantis par la Convention.
27. En réponse à l'argument du requérant selon lequel il ne pouvait contester la décision de la cour d'appel du travail puisqu'elle lui avait donné raison, le Gouvernement soutient que la Cour d'appel (Court of Appeal) peut quand même connaître de tels recours dans des « circonstances exceptionnelles ». En outre, le requérant aurait pu solliciter auprès de la Cour d'appel une déclaration d'incompatibilité en vertu de l'article 4 de la loi sur les droits de l'homme, ce qui aurait pu constituer un recours effectif, ainsi que la Cour l'a conclu dans l'affaire Upton c. Royaume-Uni (no 28900/04, décision du 11 avril 2006), car si une telle demande avait été retenue, l'Etat aurait été tenu de modifier la loi pour permettre l'exclusion d'un syndicat au motif de l'appartenance au BNP.
28. Le requérant affirme que son avocat a présenté une argumentation complète fondée sur l'article 11 devant la cour d'appel du travail et soutient qu'il est absolument faux de dire qu'il a accepté que cette juridiction ne se prononçât pas relativement à l'article 11. Son avocat aurait bien invoqué l'article 3 en soutenant qu'il fallait interpréter l'article 174 dans la mesure du possible en tenant compte de l'article 11, de manière à donner à l'expression « membre d'un parti politique » l'interprétation la plus stricte possible pour ne désigner que l'appartenance en elle-même et ainsi autoriser l'exclusion en raison d'activités autres que la simple appartenance, car il n'aurait pas été possible dans ce contexte d'interpréter l'expression « membre d'un parti politique » de façon à permettre au syndicat d'exclure l'un de ses membres au simple motif qu'il appartenait à un parti politique. Le requérant aurait simplement renoncé à réitérer ces thèses oralement après que la cour d'appel du travail eut clairement indiqué qu'elle n'était pas disposée à trancher cette question et eut laissé entendre qu'en tout état de cause elle ne donnerait probablement pas gain de cause à l'ASLEF sur ce point. En outre, la cour d'appel du travail ayant statué en sa faveur, il n'aurait pas pu contester la décision rendue devant la Cour d'appel et, de toute façon, un tel recours aurait été voué à l'échec, car il n'aurait pas été possible d'écarter complètement les termes de l'article 174. Le Gouvernement aurait admis qu'une fois que le deuxième tribunal du travail eut rendu sa décision l'ASLEF ne pouvait plus exercer aucune voie de recours interne avec la moindre perspective d'obtenir gain de cause.
B. L'appréciation de la Cour
29. La Cour rappelle que la règle de l'épuisement des voies de recours internes énoncée à l'article 35 § 1 de la Convention impose à un requérant l'obligation d'utiliser auparavant les recours normalement disponibles et suffisants dans l'ordre juridique interne pour lui permettre d'obtenir réparation des violations qu'il allègue. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues. L'article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l'organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite devant la Cour, mais il n'impose pas d'user de recours qui sont inadéquats ou ineffectifs (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 51-52, CEDH 1996-VI, et Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, §§ 65-67, CEDH 1996-IV,).
30. En l'espèce, la Cour observe que le syndicat requérant a formulé au cours de la procédure des griefs fondés sur l'article 11, soutenant qu'il avait le droit de choisir ses membres. Le Gouvernement reconnaît que cet argument a été présenté à la cour d'appel du travail ; la Cour ne peut toutefois rejoindre le Gouvernement lorsqu'il soutient que le requérant a en quelque sorte renoncé à cette thèse ou l'a abandonnée. Il ressort plutôt de l'arrêt de la cour d'appel du travail que l'avocat du requérant a réservé sa position, les juges ayant exprimé l'opinion que l'article 11 n'était pas pertinent et qu'il serait plus judicieux de s'efforcer d'interpréter la loi sans se fonder sur l'un ou l'autre des droits concurrents découlant de cette disposition. Ces questions ayant donc été clairement soulevées devant la cour d'appel du travail, qui y a même répondu, la Cour ne peut dire que le requérant n'a pas, à cet égard, épuisé les voies de recours internes. Elle n'est pas persuadée non plus qu'il aurait pu contester la décision de la cour d'appel du travail devant la Cour d'appel et solliciter en outre une déclaration d'incompatibilité, la cour d'appel du travail ayant statué en sa faveur pour d'autres motifs : en effet, il se trouvait ainsi être la partie gagnante, et les recours portent sur des décisions, non sur leurs motifs ou constats. D'après le Gouvernement, la Cour d'appel peut dans certaines circonstances exceptionnelles admettre des recours de parties gagnantes, mais rien n'indique que ces circonstances se trouvaient réunies dans la présente affaire. Le Gouvernement ne dit pas que le requérant aurait dû faire appel du jugement du second tribunal du travail, qui lui donnait tort, et la Cour ne voit pas de raison d'adopter un autre point de vue à cet égard, compte tenu de la position antérieure de la cour d'appel du travail et des constatations de la juridiction de première instance.
31. En conséquence, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Par ailleurs, la requête n'est pas irrecevable pour d'autres motifs. Il y a donc lieu de la déclarer recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l'article 11 de la Convention :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat. »
A. Les observations des parties
1. Le Gouvernement
33. Le Gouvernement reconnaît que l'article 174 constitue une ingérence dans l'exercice des droits garantis par l'article 11 § 1 en ce qu'il porte atteinte à l'autonomie qu'un syndicat aurait par ailleurs pour choisir ses membres. Les restrictions imposées relativement à l'appartenance à un parti politique seraient cependant justifiées car nécessaires et proportionnées. Le Gouvernement invoque l'importance des droits concurrents qui entrent en jeu lorsqu'un syndicat souhaite exclure un individu, à savoir la liberté d'expression et la liberté d'association des membres effectifs et des membres potentiels du syndicat. Ces droits constitueraient le fondement même des sociétés démocratiques, en particulier s'agissant de sanctions pour l'appartenance à un parti politique. De plus, les syndicats conserveraient une grande latitude pour exclure ou refuser des adhérents en raison de leurs activités politiques, l'article 174 n'imposant qu'une restriction limitée à l'exclusion des personnes dont les opinions sont incompatibles avec les objectifs du syndicat ; le problème ne serait dû qu'à la mauvaise approche du requérant, M. Lee ayant fourni par son comportement de nombreux motifs, allant au-delà de sa simple appartenance au BNP, sur lesquels le syndicat aurait pu s'appuyer pour prendre une décision parfaitement légale de l'exclure.
34. En outre, les syndicats auraient un statut particulier qui les distinguerait des autres associations basées sur la libre participation, du fait du rôle très important qu'ils pourraient jouer dans la vie professionnelle des gens et de l'influence directe qu'ils exerceraient sur des questions telles que celles des salaires, des congés et des conditions de travail en général, de sorte qu'il serait justifié d'imposer certaines limites au pouvoir du requérant d'accorder ou de retirer les avantages considérables qu'octroie l'appartenance à un syndicat. Enfin, le Gouvernement invoque l'ample marge d'appréciation qui s'applique lorsqu'il s'agit de mettre en balance l'autonomie des syndicats et les droits, garantis par les articles 10 et 11, de leurs membres effectifs et potentiels.
2. Le requérant
35. Le requérant estime que rien ne justifie l'ingérence dans l'exercice de son droit de choisir ses membres. D'une part, il n'aurait pas été porté atteinte à la liberté d'expression de M. Lee dans la mesure où son exclusion ne restreindrait pas son droit d'exprimer ses opinions politiques et, d'autre part, à supposer que cette exclusion constitue une sanction, elle serait de toute façon minimale et ne prévaudrait pas sur le droit du syndicat et de ses membres d'exercer leur propre liberté d'association et d'expression. M. Lee n'aurait jamais dit avoir subi un quelconque préjudice du fait de son exclusion. Le syndicat requérant invoque l'article 17, soutenant que l'article 10 ne saurait être invoqué pour protéger les individus qui se livrent à des actes visant à la destruction d'autres droits ou libertés. Comme il serait déterminé à lutter contre la discrimination raciale, le forcer à accepter parmi ses membres une personne appartenant à une organisation d'extrême droite qui prône des idées telles que celles du BNP porterait atteinte à ses droits et à ceux de ses membres. La restriction imposée par l'article 174 ne serait pas limitée ; le requérant ne souhaiterait tout simplement pas s'associer avec des personnes qu'il considère comme fascistes ou qui sont membres, actifs ou non, de partis d'extrême droite. Le requérant aurait le droit de se dissocier de ceux dont l'appartenance politique lui fait horreur. Même si le statut de militant de M. Lee pourrait fournir de meilleures raisons de l'exclure, le nœud du problème ne serait/ne résiderait pas là, et il serait acceptable que l'article 174 vise à limiter les refus d'adhésion aux membres d'un parti dont les objectifs sont contraires à ceux du syndicat.
36. Le rôle du requérant en tant que syndicat ne serait pas aussi important que le Gouvernement le dit, dans la mesure où les conventions collectives qu'il négocie s'appliqueraient à tous, et non à ses seuls adhérents. Rien n'indiquerait que son exclusion de l'ASLEF ait fait perdre à M. Lee un quelconque avantage dans sa vie professionnelle. Enfin, l'Etat ne disposerait pas d'une ample marge d'appréciation dans ce domaine : le droit interne irait en l'occurrence à l'encontre de la liberté d'association, et rien n'empêcherait la Cour d'examiner la proportionnalité de la mesure et de veiller à ce qu'un juste équilibre soit ménagé entre les droits concurrents.
B. L'appréciation de la Cour
1. Principes généraux
37. L'article 11 a pour objectif essentiel de protéger l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice des droits qu'il consacre. Le droit de fonder des syndicats et de s'y affilier constitue un aspect particulier de la liberté d'association qui protège aussi, d'abord et avant tout, contre les agissements de l'Etat. Celui-ci ne peut pas s'immiscer dans la fondation des syndicats ni dans l'affiliation à ceux-ci, sauf sur la base de l'article 11 § 2 (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, rapport de la Commission du 14 décembre 1979, § 162, Cour eur. D.H., série B no 39, p .45).
38. Le droit de fonder des syndicats comprend par exemple le droit pour les syndicats d'établir leurs statuts et d'administrer leurs affaires. Ces droits syndicaux sont expressément reconnus aux articles 3 et 5 de la Convention no 87 de l'OIT, dont les organes de la Convention ont tenu compte dans de précédentes affaires (voir, par exemple, Cheall c. Royaume-Uni, décision précitée, p. 178 ; Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 34, CEDH 2002-V). A priori, les syndicats sont libres d'établir leurs propres règles concernant les conditions d'adhésion, y compris les formalités administratives et le versement de cotisations, ainsi que d'autres critères matériels, tels que la profession ou le métier exercés par l'adhérent potentiel.
39. De même qu'un employé ou un travailleur doit être libre d'adhérer ou de ne pas adhérer à un syndicat sans être sanctionné ou faire l'objet de mesures de dissuasion (voir, par exemple, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, série A no 44, et, mutatis mutandis, Wilson, National Union of Journalists et autres, précité), de même, le syndicat doit de son côté être libre de choisir ses membres. L'article 11 ne saurait être interprété comme imposant aux associations ou aux organisations l'obligation d'admettre dans leurs rangs toute personne souhaitant adhérer. Lorsque des associations sont formées par des personnes qui, épousant certaines valeurs ou certains idéaux, ont l'intention de poursuivre des buts communs, il serait contraire à l'essence même de la liberté en jeu de les empêcher de choisir leurs membres. Ainsi, il ne prête pas à controverse que les organes religieux et les partis politiques peuvent de manière générale établir des conditions limitant les adhésions à ceux qui partagent leurs croyances et leurs idéaux. De la même façon, le droit d'adhérer à un syndicat « pour la défense de ses intérêts » ne saurait s'analyser comme un droit général d'adhérer au syndicat de son choix quelles qu'en soient les règles : dans l'exercice de leurs droits garantis par l'article 11 § 1, les syndicats doivent rester libres de décider, conformément à leurs statuts, des questions relatives à l'admission et à l'exclusion d'adhérents (Cheall, décision précitée ; voir également l'article 5 de la Charte sociale européenne et les Conclusions du Comité européen des droits sociaux, sous III. Les textes internationaux pertinents, paragraphes 22 à 24 ci-dessus).
40. Ce principe fondamental est valable lorsque l'association ou le syndicat est un organe privé et indépendant et qu'il ne se situe pas dans un contexte plus large, par exemple parce qu'il percevrait des fonds publics ou qu'il remplirait une mission publique, telle qu'aider l'Etat à garantir l'exercice des droits et libertés, auxquels cas d'autres considérations pourraient aussi entrer en ligne de compte (voir, par exemple, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 50, série A no 23 ; Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, §§ 26-27, série A no 247-C, dans lequel, parce qu'il assure l'éducation dans tout le pays, l'Etat a été jugé responsable aussi bien des écoles publiques que des écoles privées (§§ 26-27) ; ou encore, mutatis mutandis, Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, § 31, série A no 264, concernant les cadres organisationnels des métiers ou professions pour lesquels l'appartenance à une association professionnelle peut être obligatoire ou strictement encadrée, par exemple dans le cas des institutions de droit public, auxquelles l'article 11 § 1 ne s'applique pas du tout).
41. En conséquence, s'il peut effectivement arriver que l'Etat intervienne dans les affaires internes des syndicats, cette intervention doit respecter les exigences de l'article 11 § 2, c'est-à-dire être « prévue par la loi » et « nécessaire, dans une société démocratique », pour réaliser un ou plusieurs buts légitimes. Cela étant posé, il faut tenir compte des considérations ci-après.
42. Premièrement, le mot « nécessaire » n'a pas dans ce contexte la souplesse de termes tels qu'« utile » ou « opportun » (Young, James et Webster, précité, § 63).
43. Deuxièmement, pluralisme, tolérance et esprit d'ouverture caractérisent une « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24) : bien qu'il faille parfois subordonner les intérêts d'individus à ceux d'un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l'opinion d'une majorité mais commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus d'une position dominante. Pour que le droit individuel d'adhérer à un syndicat soit effectif, l'Etat doit néanmoins protéger l'individu contre tout abus d'une position dominante des syndicats (voir l'arrêt Young, James et Webster, précité, § 63). Un tel abus peut être constitué par exemple lorsque le refus d'adhésion ou l'exclusion d'un adhérent par le syndicat n'est pas conforme à ses propres statuts ou que ceux-ci sont totalement déraisonnables ou arbitraires, ou lorsque les conséquences du refus ou de l'exclusion font naître un préjudice exceptionnel (Cheall, décision précitée ; Johanssen c. Norvège, no 13537/88, décision de la Commission du 7 mai 1990).
44. Troisièmement, une restriction à un droit que consacre la Convention doit être proportionnée au but légitime poursuivi (voir, parmi maints autres arrêts, Handyside, précité, § 49).
45. Quatrièmement, en cas de conflit entre plusieurs droits garantis par la Convention, l'Etat doit trouver un juste équilibre (no 11366/85, décision de la Commission du 16 octobre 1986, DR 50, p. 173 ; Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 42-44, série A no 160).
46. Enfin, lorsqu'il recherche un juste équilibre entre les intérêts concurrents, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d'assurer le respect de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres arrêts, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 98, CEDH 2003-VIII). Toutefois, étant donné qu'il ne s'agit pas en l'espèce de questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, et pour lesquelles il y a lieu d'accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, où la Cour avait estimé normal que le législateur « dispos[ât] d'une grande latitude pour mener une politique économique et sociale »), la marge d'appréciation est ici limitée.
2. Application en l'espèce des principes susmentionnés
47. La question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir à quel point l'Etat peut intervenir pour protéger le membre du syndicat, M. Lee, des mesures prises contre lui par son syndicat, c'est-à-dire le requérant.
48. Le Gouvernement convient qu'en l'espèce l'article 174 a eu pour effet d'empêcher le requérant d'exclure M. Lee puisqu'il interdisait aux syndicats de prendre de telles décisions lorsqu'elles étaient motivées, au moins en partie, par l'appartenance à un parti politique. Il y a ainsi eu une ingérence dans l'exercice par le requérant du droit à la liberté d'association garanti par le premier paragraphe de l'article 11, et il faut donc établir le caractère justifié ou non de cette ingérence conformément à ce qui précède.
49. Dans les circonstances de l'espèce, la légalité n'est pas en cause. Il n'est pas contesté non plus que la mesure avait pour but de protéger le droit des individus, et notamment de M. Lee, d'exercer sans entrave injustifiée leurs droits et libertés politiques. La question cruciale est celle de savoir si l'Etat a ménagé un juste équilibre entre les droits de M. Lee et ceux du syndicat requérant.
50. La Cour prend dûment en considération l'argument du Gouvernement relatif à l'importance qu'il y a à préserver les droits individuels fondamentaux, mais elle n'est pas persuadée que la mesure d'exclusion en question ait affecté de manière significative l'exercice par M. Lee de son droit à la liberté d'expression ou encore ses activités politiques légales. Il ne semble pas non plus que M. Lee ait subi un quelconque désavantage, si ce n'est la perte de sa qualité de membre du syndicat. Etant donné qu'il n'y avait pas par exemple d'accord de closed shop, M. Lee n'a, semble-t-il, pas souffert de préjudice relativement à ses moyens de subsistance ou à ses conditions de travail. La Cour tient compte du fait que l'appartenance à un syndicat est souvent considérée comme une garantie fondamentale pour les travailleurs face à d'éventuels abus de l'employeur, eu égard en particulier à l'histoire du mouvement syndical, et elle souscrit à l'idée que tout travailleur doit pouvoir adhérer à un syndicat (sous réserve des exceptions posées à l'article 11 § 2 in fine). Cependant, comme l'a souligné le requérant, l'ASLEF représente tous les travailleurs dans le cadre des négociations collectives, et rien n'indique en l'espèce que M. Lee coure un quelconque risque individuel ou qu'il soit sans protection face à une éventuelle action arbitraire ou illégale de son employeur. Le droit du requérant de choisir ses membres revêt ici un plus grand poids. Les syndicats britanniques, et les syndicats européens en général, ont de longue date été affiliés à des partis ou des mouvements politiques, en particulier ceux de gauche, même si c'est peut-être moins le cas aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'organes qui se consacreraient uniquement aux aspects politiquement neutres du bien-être de leurs membres : bien souvent, ils sont empreints d'une certaine idéologie et de convictions solidement ancrées en matière sociale et politique. La procédure interne ne donne pas à penser que le requérant avait tort de conclure que les valeurs et les idéaux politiques de M. Lee étaient fondamentalement opposés aux siens. Rien n'indique non plus que le requérant ait été investi d'une mission ou d'un rôle publics ou qu'il ait profité d'un financement de l'Etat, de sorte qu'il eût été raisonnable de lui imposer d'accepter un individu parmi ses membres pour répondre à de plus larges visées.
51. En ce qui concerne la thèse du Gouvernement selon laquelle le droit interne aurait permis l'exclusion de M. Lee si le requérant avait restreint les motifs de sa décision à la conduite de l'intéressé et ne s'était pas appuyé sur son appartenance au BNP, la Cour note que le tribunal du travail a estimé que le requérant reprochait principalement à M. Lee son appartenance au BNP. Elle ne juge pas raisonnable que l'on attendît du requérant qu'il prît prétexte de la seule conduite de M. Lee alors que celle-ci était en grande partie le fruit et le reflet de son adhésion aux objectifs du BNP.
52. Par conséquent, M. Lee n'ayant apparemment subi aucun préjudice et le requérant ne s'étant pas conduit de manière abusive ou déraisonnable, la Cour conclut que l'équilibre voulu n'a pas été ménagé et que l'Etat n'a pas agi dans le cadre d'une marge d'appréciation acceptable.
53. Il y a donc eu violation de l'article 11 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Frais et dépens
55. Le requérant ne sollicite que le remboursement des frais et dépens engagés par lui devant les juridictions internes et devant la Cour pour obtenir réparation de la violation, soit 11 958,31 livres sterling (GBP) pour les deux audiences devant les tribunaux du travail et 12 799 GBP pour la procédure devant la cour d'appel du travail, ces deux sommes comprenant la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), et 17 343 GBP, TVA comprise également, pour la procédure à Strasbourg, à savoir 393 GBP pour les solicitors, 10 868,75 GBP pour l'avocat principal, et respectivement 4 993,75 et 1 057 GBP pour les deux avocats en second. Il demande également l'équivalent des sommes qu'il estime devoir engager pour les procédures futures.
56. Le Gouvernement argue que dans les affaires soumises aux juridictions du travail les dépens ne suivent pas le sort du principal et que le requérant aurait dû supporter les dépenses engagées par lui pour faire valoir ses droits même s'il avait obtenu gain de cause, si bien qu'il ne devrait donc pas pouvoir obtenir le remboursement de ces dépenses à Strasbourg. En outre, le requérant aurait disposé de motifs suffisants pour exclure M. Lee et aurait donc pu faire l'économie de toute la procédure ; il aurait librement choisi d'être représenté par un avocat, les parties à ce type de procédures moins formelles que les procédures devant les juridictions ordinaires décidant souvent de ne pas y être représentées, comme l'aurait d'ailleurs fait M. Lee et le ministère d'un Queen's Counsel aurait été disproportionné. L'argument tiré de l'article 11 n'ayant pas été maintenu et cet aspect de l'affaire n'ayant pas été soulevé devant le deuxième tribunal, l'Etat ne devrait pas avoir à rembourser ces dépenses.
57. En ce qui concerne les dépenses engagées pour la procédure à Strasbourg, le Gouvernement considère que les sommes réclamées par le requérant, qui a engagé trois avocats, sont excessives. Il estime qu'une somme représentant 50 % de celle demandée serait plus raisonnable. Il conteste également le montant des dépenses futures éventuelles.
58. La Cour rappelle que seuls peuvent être remboursés au titre de l'article 41 les frais et dépens dont il est établi qu'ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d'un montant raisonnable (voir, parmi d'autres arrêts, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, 25 mars 1999, et Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, § 28, CEDH 2000-IX). Cela comprend les frais et dépens répondant à une nécessité qui ont été effectivement engagés dans la procédure interne pour prévenir ou faire corriger une violation de la Convention (voir, par exemple, I.J.L, G.M.R. et A.K.P. c. Royaume-Uni (article 41), nos 29522/95, 30056/96 et 30574/96, § 18, 25 septembre 2001).
59. Pour ce qui est, tout d'abord, de la procédure interne, la Cour note que s'il n'est pas exceptionnel que les cours et tribunaux des Etats contractants n'appliquent pas l'attribution des dépens en fonction du sort du principal, elle a pour pratique, établie de longue date, lorsqu'un requérant, dans une telle procédure, a engagé des dépenses en vue d'obtenir réparation d'une violation de ses droits ou d'empêcher une telle violation, de considérer ces dépenses comme un préjudice matériel découlant de la violation et donc être comme recouvrables dans le cadre d'une procédure portée à Strasbourg, qu'elles se prêtent ou non à remboursement au niveau interne. La Cour a déjà rejeté plus haut l'argument du Gouvernement selon lequel le requérant serait dans une certaine mesure responsable de la procédure, qu'il aurait provoquée par sa conduite, et elle ne juge pas déraisonnable, pour une question d'une telle importance, que celui-ci ait chargé un conseil chevronné de le représenter. Les sommes demandées au titre des procédures internes ne sont pas non plus excessives. La Cour a également établi que le requérant n'avait pas manqué de soulever ses arguments tirés de la Convention devant les tribunaux, contrairement à ce qu'allègue le Gouvernement, et que même si, en vertu de la décision de la cour d'appel du travail, le deuxième tribunal n'a pas examiné le point relatif à l'article 11, c'est bien la décision de ce deuxième tribunal qui était la décision définitive. Or cette décision, qui concluait que le requérant avait enfreint l'article 174 en excluant M. Lee, a porté atteinte à ses droits garantis par l'article 11, ainsi que la Cour l'a constaté plus haut. La Cour octroie la somme demandée, soit 38 900 euros (EUR), TVA comprise.
60. En ce qui concerne les dépenses engagées pour la procédure à Strasbourg, eu égard à l'absence relative de complexité de l'affaire dont elle est saisie et aux montants octroyés dans des affaires comparables, la Cour, estimant comme le Gouvernement que l'engagement de trois avocats a donné lieu à un inutile chevauchement des tâches, alloue 15 000 EUR, TVA comprise.
B. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 53 900 EUR (cinquante-trois mille neuf cents euros) pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie nationale de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 février 2007, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early Josep Casadevall Greffier Président
ARRÊT ASSOCIATED SOCIETY OF LOCOMOTIVE ENGINEERS & FIREMEN (ASLEF) c. ROYAUME-UNI