DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 41861/98
présentée par Alain CLOEZ
contre la France
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en chambre le 27 avril 1999 en présence de
Sir Nicolas Bratza, président,
M. J.-P. Costa,
M. L. Loucaides,
M. P. Kūris,
Mme F. Tulkens,
M. K. Jungwiert,
Mme H.S. Greve, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section ;
Vu l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 16 avril 1997 par Alain CLOEZ contre la France et enregistrée le 23 juin 1998 sous le n° de dossier 41861/98 ;
Vu les rapports prévus à l’article 49 du règlement de la Cour ;
Vu les observations présentées par le gouvernement défendeur le 31 décembre 1998 et les observations en réponse présentées par le requérant le 27 janvier 1999 ;
Après en avoir délibéré ;
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant français, né en 1947. Il est sans profession et réside au Cannet (Alpes-Maritimes). Devant la Cour, il est représenté par Maître Richard Alvarez, avocat au barreau d'Aix-en-Provence.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A. Circonstances particulières de l’affaire
Depuis 1972, le requérant était employé au casino de Cannes en tant que croupier.
En mai 1989, la direction du Casino, alertée par plusieurs courriers anonymes dénonçant des malversations commises dans les salles de jeux, décida d’installer discrètement cinq caméras de surveillance. Les enregistrements débutèrent le 27 mai 1989 et, après exploitation, ont mis en évidence des opérations frauduleuses aux tables, réalisées par des employés et des clients. Le 21 septembre 1989, fut ouverte une information pénale contre X des chefs de vols, escroqueries et recel. Plusieurs personnes furent inculpées par la suite.
Le 16 novembre 1989, le requérant fut inculpé d'escroqueries et placé sous contrôle judiciaire. Par la suite, son employeur procéda à son congédiement pour faute lourde. Interrogé une première fois lors de son inculpation, le requérant fut entendu une seconde fois par le juge d’instruction, le 24 septembre 1991.
L’instruction de l’affaire se poursuivit jusqu’au 28 août 1992. Au cours de celle-ci, trente-huit personnes furent inculpées. L’affaire fut alors renvoyée devant le tribunal de grande instance de Grasse.
Le 29 juillet 1994, le tribunal de grande instance de Grasse relaxa le requérant des fins de la poursuite sans peine ni dépens.
Le 5 août 1994, le ministère public et le casino de Cannes interjetèrent appel de cette décision.
Le 19 février 1997, la cour d'appel d'Aix-en-Provence confirma la relaxe du requérant.
B. Droit et pratique internes pertinents
a. Aux termes de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice. Cette responsabilité n'est engagée que pour faute lourde ou déni de justice.
b. Tribunal de grande instance de Paris (5 novembre 1997, Gauthier c. Agent Judiciaire du Trésor) octroyant 50.000 F de dommages et intérêts pour préjudice moral à un salarié, dans le cadre d'un litige prud’homal pendant, qui avait reçu du greffe de la cour d'appel d'Aix-en-Provence un avis l'informant de ce que son appel ne pourrait être examiné que quarante mois après la saisine de la cour, aux motifs suivants :
« Attendu qu'il faut entendre par déni de justice, non seulement le refus de répondre aux requêtes ou le fait de négliger de juger les affaires en état de l'être, mais aussi, plus largement, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l'individu qui comprend le droit pour tout justiciable de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable ;
Attendu par ailleurs que les dispositions de l'article 6 de la CEDH imposent aux juridictions étatiques de statuer dans un délai raisonnable ;
Attendu que ne peut être considéré comme tel, en l'espèce, le délai résultant de l'avis selon lequel une procédure engagée devant une cour d'appel ne pourra être examinée qu'à l'issue d'un délai de quarante mois suivant la date de la saisine ; qu'un tel délai n'est justifié, ni par des motifs inhérents à l'affaire elle-même qui, de plus, par nature, s'agissant d'un litige du travail, appelle une décision rapide, ni par un encombrement passager ou transitoire du rôle de la juridiction en cause, tant il est constant que les moyens mis en œuvre par les autorités compétentes, notamment depuis 1994, à une époque bien antérieure aux faits de l'espèce, sont impuissants à porter remède à un encombrement dont l'importance ne diminue pas au fil des années ; que ce délai anormal imposé dès le début de la procédure par un acte insusceptible de recours et qui est révélateur d'un fonctionnement défectueux du service de la justice, équivaut à un déni de justice en ce qu'il prive le justiciable de la protection juridictionnelle qu'il revient à l’État de lui assurer (...) »
Cette décision a été frappée d'appel par l'agent judiciaire du Trésor, représentant l’État.
Par arrêt du 20 janvier 1999, la cour d’appel de Paris confirma le jugement attaqué mais réduisit l’indemnité à allouer à M. Gauthier à la somme de 20 000 FRF.
GRIEF
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure.
PROCÉDURE
La requête a été introduite le 16 avril 1997 et enregistrée le 23 juin 1998.
Le 21 octobre 1998, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement défendeur, en l’invitant à présenter par écrit ses observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 31 décembre 1998, et le requérant y a répondu le 27 janvier 1999.
A compter du 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention, et en vertu de l'article 5 § 2 de celui-ci, la requête est examinée par la Cour conformément aux dispositions dudit Protocole.
EN DROIT
Le requérant se plaint de la durée de la procédure et invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes disposent :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »
Le gouvernement défendeur affirme, à titre principal, que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et, à titre subsidiaire, que la durée globale de la procédure ne présente pas de caractère déraisonnable.
En particulier, le Gouvernement considère que le requérant aurait dû engager une action contre l’État, sur le fondement de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire. A cet égard, le Gouvernement affirme ne pas ignorer que, selon la jurisprudence habituelle des organes de la Convention en la matière, le recours en question est considéré comme un recours inefficace contre la durée excessive d'une procédure. Il mentionne cependant un jugement du tribunal de grande instance de Paris, en date du 5 novembre 1997, qui entend très largement la notion de déni de justice et octroie au demandeur la somme de 50 000 FRF au seul titre du préjudice moral résultant de la durée excessive de la procédure. [Entre-temps, ledit jugement ayant été frappé d’appel, cette somme a été réduit à 20 000 FRF].
Quant au fond, le Gouvernement note tout d'abord que la complexité de l'affaire résultait du très grand nombre de personnes impliquées dans les escroqueries, ainsi que de l'importance de celles-ci. A cet égard, le Gouvernement relève que, compte tenu des liens existant nécessairement entre les différents protagonistes eu égard au mode opératoire des escroqueries, de très nombreuses confrontations entre les inculpés, ainsi qu'entre ceux-ci et les parties civiles, se sont révélées indispensables. Le Gouvernement ajoute que c'est précisément l'existence d'une entente frauduleuse entre les différentes personnes mises en cause qui a été particulièrement difficile à mettre à jour.
Le Gouvernement note, par ailleurs, que bien que le requérant ne soit pas personnellement à l’origine de certaines latences dans le déroulement de la procédure, il convient néanmoins de prendre en considération le comportement de l’ensemble des inculpés, qui se sont rejetés la responsabilité des faits les uns sur les autres et ont varié dans leurs déclarations tant sur le montant des sommes détournées que sur les personnes impliquées. Le Gouvernement relève en outre l’existence de manœuvres d’intimidation et de menaces tout au long de l’enquête.
S'agissant du comportement des autorités judiciaires, le Gouvernement relève l’ampleur de la tâche effectuée par le juge d’instruction et souligne la rapidité du délibéré devant le tribunal correctionnel de Grasse. Le Gouvernement note en outre que s'il ne saurait contester un ralentissement de la procédure au stade de l’audiencement du dossier devant le tribunal de grande instance de Grasse et aussi devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, il estime cependant que ces phases de latente doivent être appréciées à l'aune de la complexité de l'affaire, de la situation des prévenus qui étaient tous libres, et de la nécessité de les citer à comparaître devant les juridictions saisies.
Le requérant combat les thèses avancées par le Gouvernement. En particulier, il estime que l’article L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire n’ouvre pas une voie de recours efficace, d’autant que la décision citée par le Gouvernement a été frappée d’appel à l’initiative du représentant de l’État.
Quant au fond, le requérant estime que son affaire a connu une durée excessive. Il affirme qu’il n’a, en aucune manière, par son comportement, contribué à ralentir la procédure, et qu’il ne saurait se rendre responsable du comportement des autres inculpés pendant la phase de l’instruction. Il rappelle que la procédure pénale dont il a fait l’objet a eu de très graves conséquences pour lui, tant sur le plan moral, que sur le plan financier, et que, licencié suite à son inculpation, il n’a pu saisir la juridiction compétente pour contester cette décision de licenciement qu’après la fin de la procédure litigieuse.
La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. Il se pose donc en premier lieu la question de savoir si l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement se révèle fondée en l'espèce.
La Cour rappelle que la Commission avait considéré à de multiples reprises que l'action en responsabilité de l’État fondée sur l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire ne constituait pas un recours efficace contre la durée excessive d'une procédure (voir N° 10828/84, déc. 6.10.88, D.R. 57, p. 5 ; N° 12766/87, déc. 16.5.90, D.R. 65, p. 155). S'agissant d'une procédure pendante devant les juridictions nationales, la Cour estime qu'en tout état de cause une action en réparation ne saurait être considérée comme un recours susceptible de remédier à la violation alléguée en assurant une protection directe et rapide et non seulement détournée des droits garantis à l'article 6 § 1 de la Convention.
S'agissant d'une procédure terminée au plan interne, il est vrai que la Cour avait considéré que l'action en indemnité intentée sur le fondement de l'article L. 781-1 du Code de l'organisation judiciaire pouvait entrer en ligne de compte aux fins de l'article 26 de la Convention, mais à condition qu'il s'agisse d'un recours existant à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, ce qui n'était pas le cas en l'espèce (voir Cour eur. D.H., arrêt Vernillo c. France du 20 février 1991, série A n° 198, p. 11, § 27).
La Cour note que, dans la présente affaire, le Gouvernement se réfère à une nouvelle décision rendue par le tribunal de grande instance de Paris en date du 5 novembre 1997, pour démontrer que, depuis l'arrêt Vernillo de 1991, la jurisprudence interne a évolué et que cette voie de recours aurait désormais une efficacité renforcée.
La Cour considère toutefois que l’on ne saurait, à ce stade, parler d’une nouvelle jurisprudence établie visant non seulement à reconnaître mais encore à réparer la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, car le jugement du 5 novembre 1997 a été par la suite frappé d’appel à l’initiative du représentant de l’État, et donnera peut-être lieu à un pourvoi en cassation.
En tout état de cause, la Cour relève que ledit jugement fut rendu après la fin de la procédure litigieuse, et rappelle que l'article 35 § 1 de la Convention n'exige pas l'exercice préalable d'un recours interne dont l'efficacité n'est apparue qu'en raison d'une évolution de la jurisprudence postérieure aux faits (voir N° 8544/79, déc. 15.12.81, D.R. 26, p. 55).
Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
Quant au fond, la Cour note que la procédure litigieuse a débuté le 16 novembre 1989 et s'est terminée le 19 février 1997, soit une durée de sept ans et trois mois.
La Cour estime qu’à la lumière des critères dégagés par la jurisprudence des organes de la Convention en matière de « délai raisonnable » (complexité de l’affaire, comportement du requérant et des autorités compétentes), et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, ce grief doit faire l’objet d’un examen au fond.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
DÉCLARE LA REQUÊTE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.
S. Dollé N. Bratza
Greffière Président
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